La post-modernité est ce qui semble traduire l'esprit de notre temps, de notre Zeitgeist. On en a donné mille définitions, toutes subjectives, incomplètes ou superficielles. Dans la perspective philo-marxiste, la post-modernité est le prolongement de la “fausse conscience” qui inhibe les pulsions révolutionnaires. Selon les thèses philo-libérales, la post-modernité n'existe que comme mode. Elle serait donc passagère. Pourtant le phénomène ne manque pas d'importance car il caractérise une société fondée sur l'ambiguïté. La post-modernité recèle en elle tout le désenchantement à l'égard du système mais simultanément aussi, l'installation hédoniste en ce même système. Cette ambiguïté, qui est consubstantielle à la post-modernité, fait de celle-ci un sujet difficile à définir et à étudier. Ici, la post-modernité sera envisagée comme le contexte social dans lequel s'imbrique la nouvelle barbarie [allusion à une expression polémique, alors popularisée, de Michel Henry, librement empruntée à un aphorisme nietzschéen, désignant l'effondrement des valeurs de l’art, de l’éthique ou de la religion, traditionnellement associées au savoir, au sein des sociétés dites modernes et matérialistes au nom d'une véritable religion de la technique fondamentalement anti-humaniste]. Audacieusement, nous avançons la thèse que post-modernité et nouvelle barbarie sont les 2 faces d'un même phénomène : le désenchantement à l'égard du système. Et précisément parce qu'elle est ce désenchantement, la post-modernité peut devenir le creuset d'une formidable révolution culturelle.
La post-modernité est à la mode depuis une bonne décennie. Le terme “post-moderne” a été forgé par le philosophe français Jean-François Lyotard qui entendait exprimer un sentiment hyper-critique, généré par le désenchantement que suscitaient notre époque (in : La condition postmoderne, Minuit, 1979). Depuis lors, les interprétations du phénomène post-moderne se sont succédé pour être appliquées sans trop d'ordre ni de rigueur. On en est même venu à l'identifier à une mode musicale, ce qui, finalement, revient à ne percevoir que la partie d'un tout. La musique hyper-sophistiquée par la technique, les comics américains ou la bande dessinée européenne, la mode, le foisonnement des manifestations artistiques de coloration dionysiaque ne sont ni plus ni moins que des facettes de la post-modernité. Mais les facettes les plus visibles donc, a fortiori, les plus appréciées par la culture mass-médiatique. Avant toute chose, il convient de comprendre ce qui a précédé ces phénomènes pour éviter de nous fourvoyer dans une analyse trop fragmentaire de la post-modernité.
Présentisme et désenchantement
Quels sont les facteurs sociologiques qui définissent la post-modernité ? Pour Fernando Castello, journaliste à El País, il s'agit de la vogue post-industrielle, portée par l'actuelle révolution scientifique et technique qui implique l'abandon des fonctions intellectuelles à la machine et se manifeste dans l'univers social par une espèce de nihilisme inhibitoire, par un individualisme hédoniste et par le désenchantement (1). D'autres, tel Dionisio Cañas, nous décrivent l'ambiance émotionnelle de l'attitude post-moderne comme un déchantement par rapport au passé marqué par l'idéologie du “progrès”. Cette idéologie a donné naissance à la modernité et aujourd'hui, sa disparition engendre une désillusion face à un présent sans relief ainsi qu'une forte sensation de crainte face au futur immédiat. L'ensemble produit une vision apocalyptique et conservatrice, négatrice de la réalité, vision qui, selon Cañas, coïncide avec une esthétique “réhumanisante”, anti-moderne et, parfois, engagée. Une telle esthétique avait déjà été annoncée par Gimenez Caballero, dans son ouvrage Arte y Estado, publié en 1935 (2). Pour ces 2 auteurs, il s'agit, en définitive, d'un retour au conservatisme.
Entendons, bien sûr, que ce conservatisme ne saurait se réduire à un mental “droitier”. Guillaume Faye (3) parle, par ex., d'un néo-conservatisme des gauches, régressif mais toujours égalitaire, qui survient lorsque le progressisme se rétracte en un présent sans perspective, une fois coupées la mémoire et la dimension vivantes du passé. La post-modernité, l'attitude post-moderne, restent “progressistes” (du moins en paroles) et égalitaire, mais le progrès qu'elles évoquent est mis à l'écart lorsqu'il affronte, dans la réalité concrète, un futur incertain et critique. Le discours progressiste est, à l'épreuve des faits, freiné et immobilisé par la menace d'une crise mondiale. Mais s'il veut conserver sa valeur et sa légitimité, il doit continuer sa marche en avant tout en maintenant son utopie de normalisation du monde. Le résultat est que l'utopie progressiste commence à perdre sa crédibilité, faisant place à une forme élégante et sophistiquée de présentisme en laquelle le lyrisme technique de la modernité devient un snobisme technologique.
Le manque de perspectives que nous offre le futur crée un vide fatal, une sensation de désenchantement vis-à-vis du présent. Dans la modernité, le présent avait toujours été la préfiguration du futur, sa mise en perspective, qu'il s'agissait de la lutte des classes pour une société communiste ou de la normalisation légale pour aboutir au règne sans partage de la société marchande. Lorsque l'idéologie sociale, la modernité, n'a plus la possibilité de préfigurer quoi que ce soit, la post-modernité émerge. Mais pourquoi la modernité n'est-elle plus à même d'offrir un futur ? Pourquoi est-on arrivé au point final de la modernité ?
La mort du finalisme
L'idée de fin se trouve dans l'embryon même des idéologies de la modernité. Toutes partent d'un point de départ négatif (exploitation d'une classe prolétaire par une classe plus élevée, impossibilité de mener à bien les échanges naturels entre les individus, etc.) pour arriver à un point final positif (la société sans classes, le libre-échange, etc.). Dès lors, le finalisme est partie intégrante de la modernité en tant qu'idéologie.
Il est évident que la modernité n'est pas seulement une idéologie. La modernité est un phénomène ambigu parce qu'elle contient tant une idéologie homogénéisante et inorganique qu'un vitalisme transformateur de la nature organique. Ainsi, aux yeux d'Oswald Spengler, la modernité présente d'un côté la vitalité faustienne et aventurière qui est en grande partie à la base de la force d'impulsion du devenir historique européen, mais d'un autre côté, elle présente des tendances meurtrières qui prétendent normaliser (moderniser) la planète entière, en promouvant une vision inorganique. Une telle normalisation signifie pour Spengler la fin de l'âge des “hautes cultures” (Hochkulturen), la fin de l'ère des spiritualités et de la force vitale des peuples. Il existe donc un divorce entre la modernité comme vitalisme, comme aventure, comme “forme”. La première est la vision progressiste de l'histoire, la seconde est la vision tragique du monde et de la vie. La première est celle qui a prédominé.
Le souci d'homogénéiser et de normaliser le monde, pour qu'il accède enfin à la fin paradisiaque promise, trouve son cheval de bataille dans l'idéologie du progrès, véhiculant une vision du temps linéaire qui relie le monde réel négatif au monde idéal positif. Cette particularité rappelle ce que Nietzsche nommait l'inversion socratique : la césure du monde en 2 mondes, germe de toutes les utopies. Le progrès idéologique se perçoit comme matrice de la modernité. Mais ce progrès signifie aussi la certitude de l'existence d'un point final, puisqu'on ressent l'infinitude du progrès comme une hypocrisie et que, dans ce cas, il faudra un jour cesser de croire en lui. Nietzsche n'a-t-il pas écrit dans L'Antéchrist : « L'humanité ne représente pas une évolution vers quelques chose de meilleur ou de plus fort, ou de plus haut, comme on le croit aujourd'hui ; le progrès est purement une idée moderne ; c'est-à-dire une idée fausse ». Par sa propre nature, la notion de progrès implique la fin de l'histoire. C'est ce que pressentait sans doute Milán Kundera, lorsqu'il écrivait : « Jusqu'à présent, le progrès a été conçu comme la promesse d'un mieux incontestable. Aujourd'hui cependant, nous savons qu'il annonce également une fin » (4). Cette certitude qu'une fin surviendra est cela précisément qui produit le désenchantement. Tous les finalismes sont à présent morts parce qu'ils ne sont légitimes que dans la mesure où ils atteignent un but hic et nunc.
Régression et fin de l'histoire
Mais quid dans le cas où l'on affirmerait aucun finalisme ? Dans le cas où l'on ne prétendrait pas arriver à une fin de l'histoire, à la fin des antagonismes et des luttes entre volontés opposées ? Cette conclusion, consciemment ou inconsciemment, des milliers d'intellectuels l'ont déjà tirée. En se posant une question très simple : où se trouve ce fameux paradis annoncé par les progressistes ? La réponse est lapidaire : nulle part. Déduction : la seule possibilité qui reste pour sauver l'utopie, c'est de cultiver une idéologie de la régression. On passe de ce fait à un culte du “régrès” qui remplace la culte du “progrès” devenu désuet et sans objet.
Ce n'est pas un hasard si la gauche de notre époque vire au “vert” et à un certain passéisme idyllique. Pour la gauche actuelle, l'Arcadie pastoraliste s'est substituée à l'Utopie constructiviste. Cette mutation est dans la logique des choses. Le progrès avait été conçu selon une double optique : idéologique et technologique. Le progrès technologique, véhiculé par cet esprit faustien et aventurier (Spengler), qui donna toute son impulsion au développement de l'Europe, a, plutôt que de normaliser et de pacifier, créé plus de tensions et d'antagonismes. Prométhée, dit-on, est passé à droite… La gauche a réagi, consciente que le progrès technique était par définition sans fin et limitait ipso facto son “monde idéal” ; elle délaissa la technique, abandonna son prométhéisme (sauf, bien sûr en URSS où le technicisme marxiste se couple au mythe de Gengis Khan). La gauche a opéré un tour de passe passe conceptuel : elle n'a plus placé la fin de l'histoire, l'homogénéisation de la planète, dans un avenir hypothétique. Sur le plan des idées et de la praxis, elle a replacé cette fin dans l'actualité. Attitude clairement observable chez les idéologues de l'École de Francfort et leurs disciples.
Cette mutation s'est effectuée de manière relativement simple. Il s'agit, dans la perspective actuelle de la gauche, de vivre et de penser comme si la révolution et le paradis sans classes, idéaux impossibles à atteindre, existaient de manière intemporelle et pouvaient être potentialisés par l'éducation, le combat culturel et la création de mœurs sociales nouvelles. On constate que la gauche intellectuelle effectue cette mutation conceptuelle au moment où sociaux-démocrates et sociaux-libéraux affirment de fait la fin de l'histoire parce qu'ils estiment, sans doute avec raison, que leur société-marché a abouti. On croit et l'on estime qu'est arrivé le moment d'arrêter le mouvement qui a mis fin jadis à l'Ancien Régime et implanté l'ordre social-bourgeois.
Mais que faire si ce mouvement ne s'arrête pas partout, en tous les points de la planète ? Si le principe de révolution agite encore certains peuples sur la Terre ? En Occident, on a décrété que l'histoire était terminée et que les peuples devaient mettre leurs volontés au frigo. Et en ce bel Occident, c'est chose faite. Elles croupissent au frigidaire les volontés. Ailleurs dans le monde, la volonté révolutionnaire n'est pas extirpée. Le monde effervescent du politique, la Vie, les relations entre les peuples et les hommes n'obéissent pas partout à la règle de la fin des antagonismes. Croire à cette fiction, c'est se rendre aveugle aux motivations qui font bouger le monde. C'est déguiser la réalité effervescente de l'histoire et du politique avec les frusques de l'idéologie normalisatrice et finaliste.
Là nous percevons clairement la contradiction fondamentale de la société post-moderne.
Un doux nihilisme
Dans de telles conditions, nos sociétés ne peuvent que vivre en complet dysfonctionnement. D'un côté, nous avons un monde idéal, suggéré par les idéologies dominantes, conforme à ses présupposés moraux qu'il convient de mettre en pratique dans sa vie quotidienne pour ne pas se retrouver “marginal” (humanitarisme, égalitarisme, bien-être). D'un autre côté, nous voyons un monde réel qui, en aucun cas, n'obéit à l'idéologie morale moderne et qui nous menace constamment d'une crise finale, d'une apocalypse terrible.
La technique qui nous permet de survivre dans cette contradiction est simple : c'est la politique de l'autruche. Le divorce entre les 2 réalités crée une formidable schizophrénie sociale. Selon les termes de Baudrillard : Perte du rôle social, déperdition du politique… De toutes parts, on assiste à une perte du secret, de la distance et à l'envahissement du domaine de l'illusion… Personne n'est actuellement capable de s'assumer en tant que sujet de pouvoir, de savoir, d'histoire (5). Le spectateur a supplanté l'acteur. Quand les hommes, les citoyens avaient un rôle, le jeu social détenait un sens. N'étant plus que des spectateurs impuissants, tout sens s'évanouit. Et derrière le spectacle, en coulisses, se déploie un monde qui n'a rien à voir avec celui qui nous est offert, suggéré, vanté. Le système cherche à ce que nous vivions comme si la fin de l'histoire, du politique, du social était déjà survenue. Autrement dit, le système simule la disparition du sens que nous évoquions.
Il ne reste plus aux hommes qu'à s'adonner au nihilisme “soft” d'un monde sans valeurs. Mais le sens des valeurs a-t-il réellement disparu ? Non. Il se cache. Il est imperceptible dans les sociétés de consommation de masse d'Europe mais reste vivace là où se manifeste une volonté collective d'affirmation. Du point de vue de l'idéologie occidentale dominante, les signes d'un tel sens restent cachés comme un visage derrière un masque. Pourtant, ce visage est celui d'un être bien vivant. C'est ce qui explique pourquoi l'homo occidentalis ne mesure les phénomènes nationalistes du Tiers-Monde que sous l'angle de folies individuelles alors qu'en réalité, il s'agit de volontés nationales d'échapper à la déprédation américaine ou soviétique. Dans nos sociétés, au contraire, il n'y a déjà plus de volonté collective mais il règne un individualisme englouti dans l'indifférence généralisée de la massification. C'est un univers où chacun vit et pense comme tous sans pour autant sortir de son petit monde individuel. C'est là une autre forme de nihilisme et l'on ne détecte rien qui puisse affirmer une quelconque volonté.
Cet individualisme a déteint sur toute la société post-moderne. Il a suscité tous les phénomènes qui caractérisent ce post-modernisme, y compris ce nihilisme hédoniste, né de la disparition du sens. Gilles Lipovetsky confirme cet individualisme intrinsèque de la société post-moderne en énumérant les traits qui la caractérisent : recherche de la “qualité de la vie”, passion pour la personnalité, sensibilité “écolo”, désaffection pour les grands systèmes qui exigent la motivation, culte de la participation et de l'expression, mode rétro, … (6).
Arrêtons nous un moment à ce culte de la participation et de l'expression qui sont symptômes supplémentaires de la schizophrénie sociale et, par là, facteurs de nihilisme. Il existe dans nos sociétés une impulsion de type moral qui appelle constamment à la participation dans la vie publique et à l'expression de la volition individuelle par le biais de la communication. Ainsi, l'on prétend que nos sociétés sont des sociétés de communication, thème que l'on retrouve chez des auteurs aussi éloignés l'un de l'autre que Habermas, Marshall McLuhan ou Alvin Toffler. Mais où participer, où s'exprimer quand les institutions qui avaient traditionnellement la fonction de canaliser ces pulsions et ces nécessités ont cessé de posséder un sens, ont succombé aux impulsions commerciales de la communication de masse ? Comme l'a vu justement Baudrillard (7), le système appelle sans cesse à la participation, il veut sortir la masse de sa léthargie, mais la masse ne réagit pas : elle est trop bien occupée à assurer son bien-être individuel. La participation et l'expression jouent aujourd'hui le même rôle de norme sociale que l'idée que le souverain était l'incarnation d'un pouvoir divin. Actuellement, les normes morales — déjà non politiques — du système social-démocratique ne sont qu'un simple vernis, comme le fut, à la fin du XVIIe siècle, l'idée du souverain comme principe incarnateur. Cela signifierait-il que nous sommes à la fin d'un cycle ? En termes clairs : le silence des masses, l'impossibilité des dogmes fondamentaux du système démocratique signifieraient-ils le terme, la mort de l'idée démocratique de participation du peuple, laissant cette participation à une simple fiction juridique, comme le pense Jürgen Habermas (8) ?
Ainsi, l'impossibilité de réaliser ce qui paraît le plus important dans toute société démocratique qui se respecte pourrait donner naissance à un nouveau facteur de nihilisme qui s'ajouterait à ceux déjà énumérés. D'autre part, à la vision apocalyptique inhérente à tout finalisme, se joignent actuellement divers paramètres de crise : économiques, écologiques, géostratégiques… Tous pourraient, à un moment donné, converger. En réalité, la crise est l'état habituel du monde depuis que l'homme existe sur cette planète. Le sens que l'on donnait à la vie était celui qui réduisait l'acuité des crises ; il y avait alors quelque chose à leur opposer. Aujourd'hui, en revanche, la crise se profile avec netteté et le consensus a disparu. L'appareil macroéconomique transnational qui régit actuellement l'Occident est occupé à régulariser un système de crise. Mais cette crise ne peut être régularisée indéfiniment. Après la crise viendra inéluctablement la guerre… ou une autre situation conflictuelle qui ne prendra pas nécessairement le visage de la confrontation militaire directe ; Songeons aux guerres économiques et culturelles qui affaiblissent déjà l'Europe, avec parfois la frappe chirurgicale et précise d'un terrorisme manipulé…
Parier pour l'interrègne
[La fin de la modernité, c'est le désenchantement à l'encontre des dogmes progressistes. La mort du progressisme est la mort de la modernité. Et la naissance de la post-modernité. Ci-dessous image tirée du film Ghost Dog de Jim Jarmusch]
Le nihilisme de notre actuelle quotidienneté n'a rien à voir avec le nihilisme classique, exprimé par le terrorisme urbain et le chaos social. Le nihilisme actuel est un nihilisme doux, “soft”, accepté comme tel par le système en tant que rouage de son mécanisme complexe. Un nihilisme qui peut se présenter comme inhibiteur, c'est-à-dire comme une acception des normes politiques et morales du système couplée à un refus d'avaliser son fonctionnement et les hiérarchies qu'il implique. Mais un nihilisme qui peut aussi se présenter comme nihilisme “exhibé”, comme c'est le cas pour les “nouveaux barbares”. Finalement, aucun des 2 modèles n'est réellement nocif pour le système. Ce flou est précisément ce qui fait de la post-modernité une époque potentiellement décisive, dans la mesure où on peut franchement la définir comme un interrègne. Interrègne obscur, chargé d'ivresse dionysiaque sourde, comme nous l'a décelé Guillaume Faye (9). Interrègne qui est prémisse de quelque chose d'encore incertain. Quelque chose qui pourrait rendre à notre monde son enthousiasme, son sens de l'aventure, la nécessité du risque et la volonté de prendre à nouveau des décisions. Tel est le pari de tout interrègne.
Giorgio Locchi écrit que les représentants les plus autorisés de la Révolution conservatrice allemande du temps de Weimar, de Jünger à Heidegger, ont appelé “interrègne” cette période d'attente durant laquelle le destin bascule entre 2 possibilités : 1) achever le triomphe de la conception du monde égalitaire avec sa “fin de l'histoire” ou 2) promouvoir une régénération de l'histoire (10). La post-modernité actuelle est un interrègne. Pour cela elle peut être le creuset d'une nouvelle révolution culturelle comme celles qu'a connues l'Europe tout au long de son histoire. En dernière instance, la balance penchera de l'un ou de l'autre côté…
Dès lors, nous pouvons affirmer qu'il existe 4 attitudes fondamentales en jeu actuellement. L'une de ces attitudes est proprement post-moderne, elle est hédoniste, éclectique, dionysiaque, indécise. Cette attitude-là est celle du pari pour les mutations superficielles mais contestatrices. Une deuxième attitude est également conforme au système ; elle intériorise les présupposés “progressistes” et prône l'aveuglement face à l'histoire en marche, face au devenir du réel ; elle fuit tout espèce de pari. Une troisième attitude pourrait être celle de nouveaux barbares, citadins ou ruraux. Elle consiste à sortir du système, à en sortir psychiquement pour les premiers, physiquement pour les secondes. Il s'agit de tuer les parieurs en “cassant le jeu”. Enfin, la quatrième attitude est l'attitude faustienne et aventurière : miser et gagner. Mais pour quel enjeu ? La régénération de l'histoire européenne. La décision de miser constitue alors un moment-clef. Telle pourrait être l'attitude d'une Nouvelle Révolution, inspirée de la Révolution conservatrice allemande des années 20. Tous les révolutionnaires conservateurs, écrit Louis Dupeux (12), se définissent comme résolument modernes… Loin de la peur et des tourments qu'engendre le pessimisme conservateur traditionnel, la Révolution conservatrice dégage une modernité contre le modernisme ou le progressisme, une contre-modernité. Il s'agit, en clair de se décider pour le côté organique de la modernité et d'abandonner les chimères inorganiques. Accepter et assumer la modernité comme forme vitale, comme impulsion et non comme sens orienté vers un finalisme inéluctable (et finalement misérabiliste) qu'on n'atteindra en fin de compte jamais. Rappelons-nous l'expression de Jünger : fondre passé et futur en un présent vivant, ardent.
Il faut que dès maintenant, ceux qui ont décidé de parier pour cette nouvelle révolution spirituelle prennent conscience que le destin de notre culture et de notre continent se trouve entre leurs mains. Il serait toutefois assez ingénu de rejeter simplement les manifestations sociales et esthétiques de la post-modernité au nom d'un “conservatisme” qui, au bout du compte, ne pourrait conduire à rien. Il s'agit de savoir ce que peut donner comme résultat “l'orgiasme” en lequel se plonge la post-modernité. Faye a écrit que dans les orgies romaines, seul l'amphitryon reste sobre : parce que le “climax” [point d'acmé], l'apogée du dionysisme n'est autre que le signal du prochain retour d'Apollon. Dans la perspective de cette nouvelle révolution culturelle, notre nouvelle révolution culturelle, la post-modernité ne peut être que la certitude, esthétique et mobilisatrice, que Dionysos sait ce qu'il fait même si ses serviteurs ignorent ses desseins.
► Javier Esparza, Vouloir n°27, 1986.
(tr. fr. Rogelio Pete, article extrait de Punto y Coma n°2, déc. 1985).
◘ Notes :
La postmodernité est une révolution conservatrice !
Quel corpus idéologique succédera à la droite ? Affinons notre question : comme jamais la droite ne gagne les élections, sauf en Angleterre, comme elle connaît la défaite depuis plus d'un demi-siècle en Italie, sera-t-elle éliminée à tout jamais des prochains chapitres des livres d'histoire ? Cette question, nombreuses sont les revues les plus autorisées de l'établissement culturel et politique du monde occidental : depuis Foreign Affairs aux États-Unis, très écouté au “département d'État”, en passant par Theory, Culture and Society en Grande-Bretagne, l'une des revues les plus attentives aux phénomènes dits “postmodernes”, jusqu'au Monde Diplomatique de Paris, qui se pose comme l'observateur classique de la gauche en matières de politique internationale.
Le Monde Diplomatique se préoccupe surtout de “la droite à la conquête des âmes”, dont la gauche semble avoir oublié de s'occuper, parce qu'elle se concentre obsessionnellement sur sa propre survie après l'écroulement du marxisme. Cette droite qui inquiète le Monde Diplomatique est une droite dont la vitalité ne se mesure pas tant (ou pas seulement) en termes de suffrages, mais surtout en termes d'adhésions individuelles ou d'élites intellectuelles ou, plus particulièrement, de jeunes. De ce point de vue, la victoire récente des listes de droite lors des dernières élections universitaires italiennes — même si l'on décrète dans les rangs mêmes des droites qu'il ne s'agit que d'un phénomène “qualunquiste”, “quelconque”, purement réactif, dépourvu de signification — je crois, personnellement, qu'il s'agit d'un signal de plus, annonciateur d'une situation en mutation rapide.
Mais ce qui inquiète un bon nombre de politologues de gauche, ce sont les curieuses affinités qui relient la réflexion sur la postmodernité dans son ensemble au mouvement qui s'était développé dans l'Allemagne de la République de Weimar et que l'on appelle la Révolution conservatrice, dont les principaux exposants furent Ernst Jünger, Martin Heidegger et le juriste Carl Schmitt.
Quels sont les indices qui nous permettent de dire que la Révolution conservatrice est de retour ? Goran Dahl, professeur de sociologie à l'Université de Lund en Suède, vient de consacrer un long essai sur cette question dans la revue Theory, Culture and Society. L'un des principaux indices permettant de poser l'analogie “Révolution conservatrice” / “postmodernité” est la valorisation accordée à la technologie, perçue comme l'instrument parfait pour se libérer du “vieil ordre”, ainsi que des classes dirigeantes incapables et corrompues qui l'expriment. Du temps de la Révolution conservatrice, Ernst Jünger avait fait du “Travailleur” le héros des nouvelles technologies destinées à changer le monde. Cette option “technique” avait grandement irrité les proto-nazis (on a trouvé la phrase suivante dans l'une de leurs publications mineures : « Jünger se rapproche de la zone des balles dans la nuque »), tout comme les sociaux-démocrates, désorientés par cette figure d'un “Travailleur” si peu marxiste, plus passionné par la guerre que par l'économie.
Aujourd'hui, à l'âge postmoderne, c'est quelque chose de très semblable qui se passe : la technologie et l'informatique constituent la grande ligne de partage entre ceux qui parient sur les “temps nouveaux” et sont prêts à courir des risques et à se lancer dans l'aventure, d'une part, et ceux qui, à droite mais surtout à gauche, dressent haut la bannière de la “vieille” modernité contre la postmodernité hypertechnologique. Ces partisans conservateurs et frileux de la “vieille modernité” accusent par ex. Internet de tous les maux imaginables : la guerre, l'effondrement de la religion ou la prolifération des religiosités alternatives et irrationnelles, la pédophilie, etc. Mais Internet est surtout utilisé ouvertement comme instrument pour rassembler des informations sur les mouvements affirmant les identités traditionnelles (culturelles, religieuses, nationales) et, de ce fait, proches des principes qu'avait affirmés jadis la Révolution conservatrice.
Les différences contre l'égalitarisme hypocrite
Autre similitude entre postmodernité et Révolution conservatrice, qui a surpris beaucoup de monde : les 2 mouvements d'idées estiment que sont positives et fécondes les “différences” entre les peuples et les cultures, nées sur des territoires précis. Cette position conduit à une rupture voire à un choc frontal tant avec la gauche — qui prône l'universalisme et, en paroles du moins, l'égalité absolue — qu'avec la droite (du temps de la Révolution conservatrice, c'était Hitler) qui est toujours plus ou moins ouvertement raciste et pour laquelle le différent est toujours inférieur. Sur le terrain des “différences”, le réveil de la Révolution conservatrice acquiert une vitalité explosive face à l'égalitarisme hypocrite de la gauche car justement cet égalitarisme a été contesté en premier lieu par les peuples dominés par les empires coloniaux construits sur des fondements issus de l'idéologie progressiste ! Sur cette thématique, la version postmoderne de la Révolution conservatrice est bien vivante, non seulement parce qu'elle s'articule sur les notions dégagées par les principaux philosophes du siècle — de Derrida à Foucault et à Deleuze — mais surtout parce que ses thèses sont celles de tout le discours culturel et politique de l'ère post-coloniale, discours qui est sans doute la part la plus substantielle de la postmodernité.
Par l'effet de la globalisation, marque majeure de notre contemporéanité, cet héritage idéologique post-colonial trouve évidemment des alliés importants. Comme, par ex., Kishore Mahbubani, secrétaire du ministère des affaires étrangères de Singapour, qui se plaignait, dans les colonnes de la revue Foreign Affairs, que les Occidentaux avaient du mal à comprendre que l'Asie pouvait accepter la technologie avancée sans pour autant renoncer à ses propres traditions et à sa propre culture.
L'Occident, selon cet homme politique de Singapour, n'a pas vraiment accepté que « d'autres cultures ou d'autres formes d'organisation sociale pouvaient avoir une égale validité », justement parce que « la croyance en la valeur universelle de ses propres idées peut amener à l'incapacité de reconnaître le principe de la diversité ». La domination à l'ère coloniale de l'idéologie des Lumières et de ses dérivés idéologiques constitue d'ailleurs une thématique à la fois politique et morale que l'on ne peut plus esquiver. Thématique à laquelle un philosophe attentif et sensible comme Salvatore Veca, pour ne donner qu'un exemple, a consacré des réflexions très précises et pertinentes dans son dernier essai, Dell'incertezza (paru chez Feltrinelli). Pour Veca, la (re)-valorisation des différences induit que le lieu, le site, le topos d'une culture, puis la culture proprement dite ainsi que les traditions enracinées prennent le pas, dans l'ère postmoderne comme dans le corpus doctrinal de la Révolution conservatrice, la place qu'occupait le temps (plus ascétique) dans la modernité, et cela sous l'oripeau de l'idée de progrès, présente depuis le XVIIIe des Lumières jusqu'à nos jours.
Revalorisation du “topos”
Avec la (re)-valorisation du topos, on affirme également ipso facto la centralité de la géopolitique (comme l'a noté l'Allemand Joachim Weber), qui affirme les caractéristiques “organiques” (c'est-à-dire culturelles au sens anthropologique) des nations qui ne sont finalement que fort mal représentées par les ordres juridiques que sont les États classiques, issus des révolutions bourgeoises et aujourd'hui nettement en crise. Cette radicalité “révolutionnaire-conservatrice” se lie non seulement avec les exposants philosophiques de la postmodernité mais aussi avec les autres protagonistes de la pensée scientifique contemporaine tels Paul Feyerabend, dont l'idée centrale est que le savoir n'est jamais universel, mais toujours une “valeur locale, destinée à satisfaire des besoins locaux”, propres de nations, de peuples et de cultures particulières (ou de “tribus”, dirait Michel Maffesoli, autre brillant exposant de cette option particulariste suscitant tant de turbulences).
« Le conservatisme, pour être plus révolutionnaire que n'importe quelle forme d'“illuminisme” positiviste, n'a besoin de rien de plus que d'esprit, et de rien de moins qu'une révolution conservatrice », écrivait Thomas Mann en 1921. Voilà pourquoi, à l'ère postmoderne, qui est tout à la fois conservatrice et futuriste, on assiste au retour de la Révolution conservatrice, nous assure Goran Dahl. Du reste, on peut observer que cette Révolution conservatrice n'a jamais totalement disparu. Tant Jünger que Heidegger ou Schmitt ont survécu gaillardement à l'effondrement allemand de 1945 et n'ont jamais abandonné leurs idées. Immédiatement après la fin des hostilités, ils ont trouvé des disciples attentifs et des continuateurs féconds. Certes, la “modernité” est restée en selle, du moins officiellement, et continue à nier les différences, à manier sa notion de “progrès”, à imposer son mépris pour tout ce qui est “local”, pour les potentialités de la “terre”. La survivance du corpus des Jünger, Schmitt et Heidegger peut sembler marginale. Mais aujourd'hui, postmodernité et postcolonialisme ont revalorisé les traditions, les différences et les territoires et il me semble beaucoup plus difficile de faire machine arrière, alors que les plus brillants esprits du siècle ont bel et bien participé au mouvement. Mais il est vrai aussi que les tenants actuels du différencialisme sont fort différents de cette “nichée de dragons” qu'avait aimée Stephen Spender dans le Berlin qui basculait dans le nazisme et qu'il a décrite avec un esthétisme complaisant dans Un monde dans le monde. Les tenants contemporains ressemblent au contraire davantage à ces étudiants qui viennent, en Italie, de voter pour les listes de droite lors des élections universitaires. Car, comme nous l'a dit Sergio Ricossa, dans les colonnes d'Il Giornale, le 27 avril 1997, « ils veulent connaître le monde tel qu'il est ». Ils sont moins romantiques, moins grandiloquents, que leurs prédécesseurs. C'est mieux, car notre siècle en a trop vus, des dragons…
► Claudio Risé, Nouvelles de Synergies Européennes n°30/31, 1997.
(article paru dans Il Giornale, 6 mai 1997)
La genèse de la postmodernité
La post-modernité. On en parle beaucoup sans trop savoir ce que c'est. Le mot fascine et mobilise quantité de curiosités, tant dans notre microcosme “néo-droitiste/ gréciste” (le néologisme est d'Anne-Marie Duranton-Crabol) (1) que dans d'autres.
Le fait de nous être nommés “Nouvelle Droite” ou d'avoir accepté cette étiquette qu'on nous collait sur le dos, signale au moins une chose : le terme “nouveau” indique une volonté de rénovation, donc un rejet radical du vieux monde, des idéologies dominantes et, partant, des modes de gestion pratiques, économiques et juridiques qu'elles ont produits. Dans ces idéologies dominantes, nous avons répété et dénoncé les linéaments d'universalisme, la prétention à déployer une rationalité qui serait unique et exclusive, ses implications pratiques de facture jacobine et centralisatrice, les stratégies homogénéisantes de tous ordres, les ratés dus aux impossibilités physiques et psychologiques de construire pour l'éternité, pour les siècles des siècles, une cité rationnelle et mécanique, d'asseoir sans heurts et sans violence un droit individualiste, etc.
Les avatars récents de la philosophie universitaire, éloignés — à cause de leur jargon obscur au premier abord — des bricolages idéologiques usuels, du tam-tam médiatique et des équilibrismes politiciens, nous suggèrent précisément des stratégies de défense contre cette essence universaliste des idéologies dominantes, contre le monothéisme des valeurs qui caractérise l'Occident tant dans son illustration conservatrice et religieuse — la New Right fondamentaliste l'a montré aux États-Unis — que dans son illustration illuministe, rationaliste et laïque. L'erreur du mouvement néo-droitiste, dans son ensemble, c'est de ne pas s'être mis plus tôt à l'écoute de ces nouveaux discours, de ne pas en avoir vulgarisé le noyau profond et d'avoir ainsi, dans une certaine mesure, raté une bonne opportunité dans la bataille métapolitique.
“Konservative Revolution” et École de Francfort
Il nous faut confesser cette erreur tactique, sans pour autant sombrer dans l'amertume et le pessimisme et brûler ce que nous avons adoré. En effet, notre recours direct à Nietzsche — sans passer par les interprétations modernes de son œuvre — au monde allemand de la tradition romantique, aux philosophies et sociologies organicistes/vitalistes et à la Konservative Revolution du temps de Weimar, a fait vibrer une corde sensible : celle de l'intérêt pour l'histoire, la narration, l'esthétique, la nostalgie fructueuse des origines et des archétypes (ici, en l'occurrence, les origines immédiates d'une nouvelle tradition philosophique). L'effort n'a pas été vain : en se dégageant du carcan rationaliste/positiviste, l'espace linguistique francophone s'est enrichi d'apports germaniques — organicistes et vitalistes — considérables, tout comme, dans la sphère même des idéologies dominantes, il apprenait à maîtriser simultanément les textes de base de l'École de Francfort (Adorno, Horkheimer) et les démonstrations audacieuses de Habermas, parce qu'il a parfois fallu 40 ou 50 ans pour trouver des traductions françaises sur le marché du livre.
Explorer les univers de Wagner, de Jünger, de Thomas Mann, de Moeller van den Bruck, de Heidegger, de Carl Schmitt (2), a donné, à notre courant de pensée, des assises historiques solidissimes et, à terme, une maîtrise sans a priori des origines philosophiques de toutes les pensées identitaires, maîtrise que ne pourront jamais détenir ceux qui ont amorcé leurs démarches dans le cadre des universalismes/rationalismes occidentaux ou ceux qui restent paralysés par la crainte d'égratigner, d'une façon ou d'une autre, les vaches sacrées de ces universalismes/rationalismes. Une plus ou moins bonne maîtrise des origines, découlant de notre méthode archéologique, nous assure une position de force. Mais cette position est corollaire d'une faiblesse : celle de ne pas être plongé dans la systématique contemporaine, de ne pas être sur la même longueur d'onde que les pionniers de l'exploration philosophique, de ne pas être en même temps qu'eux à l'avant-garde des innovations conceptuelles. D'où notre flanc se prête assez facilement à la critique de nos adversaires qui disent, sans avoir tout à fait tort : “vous êtes des passéistes, germanolâtres de surcroît”.
Comment éviter cette critique et, surtout, comment dépasser les blocages, les facilités, les paresses qui suscitent ce type de critique ? Se référer à la tradition romantique, avec son recours aux identités, opérer une quête du Graal entre les arabesques de la Konservative Revolution (KR), sont des atouts majeurs autant qu'enrichissants dans notre démarche. Si enrichissants qu'on ne peut en faire l'économie. Les prémisses du romantisme/vitalisme philosophique (mis en exergue par Gusdorf) (3), les fulgurances littéraires de leur trajectoire, la carrière inépuisable qu'est la KR, avec son esthétisme et sa radicalité, s'avèrent indispensables — sans pour autant être suffisants — afin de marquer l'étape suivante dans le développement de notre vision du monde. Jetons maintenant un coup d'œil sur le fond-de-monde où s'opèrent ce glissement, cette rénovation du substrat philosophique romantique/vitaliste, cette rénovation de l'héritage de la KR. En Allemagne, matrice initiale de ce substrat, l'après-guerre a imposé un oubli obligatoire de tout romantisme/vitalisme et conforté une vénération officielle, quasiment imposée, de la tradition adverse, celle de l'Aufklärung, revue et corrigée par l'École de Francfort. Hors de cette tradition, toute pensée est désormais suspecte en Allemagne aujourd'hui.
Devant la mise au pas de la philosophie en RFA, la bouée de sauvetage est française
Mais le perpétuel rabâchage des idéologèmes francfortistes et des traditions hégéliennes, marxistes et freudiennes a conduit la pensée allemande à une impasse. On assiste depuis peu à un retour à Nietzsche, à Schopenhauer (notamment à l'occasion du 200ème anniversaire de sa naissance en 1988), aux divers vitalismes. Mais ce simple retour, malgré la bouffée d'air qu'il apporte, demeure intellectuellement insuffisant. Les défis contemporains exigent un aggiornamento, pas seulement un approfondissement. Mais, si tout aggiornamento d'un tel ordre postule une réinterprétation de l'œuvre de Nietzsche et une nouvelle exploration de “l'irrationalisme” prénietzschéen, il postule aussi et surtout un nouveau plongeon dans les eaux tumultueuses de la KR. Or un tel geste rencontrerait des interdits dans la RFA d'aujourd'hui. Les philosophes rénovateurs allemands, pour sortir de l'impasse et contourner ces interdits, ces Denkverbote francfortistes, font le détour par Paris. Ainsi, les animateurs des éditions Merve de Berlin, Gerd Bergfleth, à qui l'on doit de splendides exégèses de Bataille, Bernd Mattheus et Axel Matthes (4) sollicitent les critiques de Baudrillard, la démarche de Lyotard, les audaces de Virilio, le nietzschéisme particulier de Deleuze, etc. La bouée de sauvetage, dans l'océan soft du (post-)francfortisme, dans cette mer de bigoterie rationaliste/illuministe, est de fabrication française. Et l'on rencontre ici un curieux paradoxe : les Français, qui sont fatigués des platitudes néo-illuministes, recherchent des médicaments dans la vieille pharmacie fermée qu'est la KR ; les Allemands, qui ne peuvent plus respirer dans l'atmosphère poussiéreuse de l'Aufklärung revue et corrigée, trouvent leurs potions thérapeutiques dans les officines parisiennes d'avant-garde.
Dès lors, pourquoi ceux qui veulent rénover le débat en France, ne conjugueraient-ils pas Nietzsche, la KR, la “droite révolutionnaire” française (révélée par Sternhell, stigmatisée par Bernard-Henri Lévy dans L'idéologie française, Grasset, 1981), Péguy, l'héritage des non-conformistes des années 30 (5), Heidegger, leurs philosophes contemporains (Foucault, Deleuze, Guattari, Derrida, Baudrillard, Maffesoli, Virilio), pour en faire une synthèse révolutionnaire ?
La présence de ces recherches nouvelles désamorcerait ipso facto les critiques qui mettent en avant le “passéisme” et la “germanolâtrie” de ceux et celles qui refusent d'adorer encore et toujours les vieilles lunes de l'âge des Lumières. De plus, cette présence autorise d'emblée une participation active et directe dans le débat philosophique contemporain, auquel une intervention néo-droitiste, portée par le souci pédagogique qui lui est propre, aurait sans doute conféré un langage moins hermétique. L'hermétisme du langage a été, de toute évidence, l'obstacle à l'incorporation des philosophes français contemporains dans un projet de nature métapolitique.
Dépasser l'humanisme, penser le pluriel
Il conviendrait donc, pour reprendre pleinement pied dans l'arène philosophique contemporaine ; de concilier 2 langages : d'une part, celui, didactique, narratif et historique qu'avait fait sien la ND dans les colonnes du Figaro Magazine, de Magazine-Hebdo ou d'Éléments et, d'autre part, un langage pionnier, prospectif, innovateur, celui des corpus deleuzien, foucaldien, etc. J'entends déjà les objections : Deleuze et Foucault s'inscrivent dans le cadre de la gauche intellectuelle, militent dans les réseaux “anti-racistes”, se font les apologistes des marginalités les plus bizarres, etc. Entre les opinions personnelles amplifiées par les médias, les engouements légitimes pour telle ou telle marginalité, et une épistémologie, exprimée dans un vocabulaire spécialisé et ardu, il faut savoir faire la distinction.
L'idée du dépassement de l'humanisme mécaniciste/rationaliste et la vision du surhumanisme nietzschéen (6) ont pourtant plus d'un point commun, preuve que les intuitions et les aphorismes de Nietzsche, les visions et les proclamations des autres auteurs de la tradition “surhumaniste”, se sont capillarisées dans les circuits intellectuels européens et ne pourront plus jamais en être délogés, en dépit des efforts lancinants de leurs adversaires, accrochés désespérément à leurs vieilles chimères. Si la ND a ouvertement démasqué les hypocrisies des discours dominants, signalé les simulacres et déchiré les voiles, des philosophes comme Deleuze ont habilement camouflé leur travail de sape, si bien qu'il peut apparaître inattendu d'apprendre que, pour lui, le mouvement des droits de l'homme cherche naïvement à « reconstituer des transcendances ou des universaux ». Mais pour le philosophe de la “polytonalité” et des “multiplicités” — qui a pensé le pluriel de façon radicalement autre que la ND, mais a néanmoins aussi pensé le pluriel — est-ce si étonnant ?
Classer les courants post-modernes
Mais ces réflexions sur le destin de la ND et sur les philosophes français pourraient s'éterniser à l'infini, si l'on ne définit pas clairement un cadre historique et chronologique où elle s'inscriront, si l'on ne panoramise pas les faits post-modernes de philosophie et les virtualités qui en découlent. Il est en effet nécessaire de se doter d'un canevas didactique, afin de ne pas gloser dans le désordre et la confusion. Toutes les introductions à la pensée et aux philosophies postmodernes commencent par en souligner l'hétérogénéité, la diversité, l'absence de dénominateur commun : toutes caractéristiques qui, de prime abord, interdisent la clarté… Une chatte n'y retrouverait pas ses jeunes… Heureusement, un homme quasi providentiel est venu mettre de l'ordre dans ce désordre : Wolfgang Welsch, auteur d'un ouvrage “panoramique” sur la question, d'où ressort, limpide, une vision de l'histoire intellectuelle post-moderne (Unsere postmoderne Moderne, Acta Humaniora, Weinheim, 1987 ; en abrégé pour la suite du présent exposé : UPM).
Car c'est de cela qu'il s'agit : d'abord, montrer comment, progressivement, la philosophie s'est dégagée de la cangue rationaliste/moderniste/universaliste pour aborder le réel de façon moins étriquée, et, ensuite, indiquer à quel stade ce long cheminement est parvenu aujourd'hui, à quelles résistances têtues ce dégagement se heurte encore. Conseillant vivement une lecture de l'ouvrage de Welsch dans un article de Criticón, Armin Mohler, l'auteur de Die Konservative Revolution in Deutschland 1919-1933, explique combien proche de notre anti-universalisme est l'interprétation welschienne de la post-modemité. De plus, la chronologie et la vision “panoramique” de Welsch, dévoilent l'évolution des idées, un peu comme on montre un processus biologique ou chimique en accéléré dans les documentaires scientifiques.
Posthistoire, postmodernité, société postindustrielle, une seule et même chose ?
Premier souci de Welsch : se débarrasser d'une confusion usuelle, celle qui dit que “posthistoire”, postmodernité et société postindustrielle sont une seule et même chose. Pour la posthistoire, décrite par Baudrillard, plus aucune innovation n'est possible et toutes les virtualités historiques ont été déjà jouées ; le diagnostic suggère la passivité, I'amertume, le cynisme et la grisaille.
Le mouvement du monde serait arrivé à un stade final, que Baudrillard nomme “l'hypertélie”, où les possibilités se neutraliseraient mutuellement dans “l'indifférence”, transformant notre civilisation en une gigantesque machinerie (la “mégamachine” de Rudolf Bahro ?) à homogénéiser toutes les “différences” produites par la vie. De ce fait, la texture du monde, qui consiste à produire des “différences”, se mue en un mode de production d'indifférence. En d'autres mots, la dialectique de la différenciation renverse ses potentialités en produisant de l'indifférence. Tout s'est déjà passé : inutile de rêver à une utopie, un monde meilleur, des lendemains qui chantent. Il ne se produit plus qu'une chose : le clonage infini et/ou la prolifération cancériforme du même, sans nouveauté, dans une “obésité obscène”. Notre époque, celle du “transpolitique”, ne travaille plus ses contradictions internes (ne cherche ni ne crée plus de solutions), mais s'engloutit dans l'extase de son propre narcissisme.
Le bilan de Baudrillard est sombre, noir. Son amertume, pense Welsch, est le signe de son hypermodernisme et non celui d'une éventuelle postmodernité. La faillite des utopies désole Baudrillard, alors qu'elle fait sourire les postmodernes. Baudrillard déplore l'évanouissement des utopies et accuse la postmodernité de ne plus avoir de dimension utopique. La postmodernité, elle, est active, optimiste, bigarrée, offensive ; elle n'est pas utopique, mais elle n'est pas non plus résignée et ne se lamente pas. Toute lamentation quant à la disparition des projets utopiques/modernes est la preuve d'un attachement sentimental et désillusionné aux affects qui sous-tendent la modernité.
Postmodemité et société postindustrielle
Pour réfuter les arguments de ceux qui posent l'équation “postmodernité = société postindustrielle”, Welsch commence par rappeler le moment où, en sociologie, le terme “postmoderne” est apparu pour la première fois. C'était en 1968, dans un ouvrage d'Amitai Etzioni : The Active Society : A Theory of Societal and Political Processes (New York). Pour Etzioni, la postmodernité ne signifie ni résignation devant l'effondrement des grandes utopies sociales, ni répétition du même à l'infini, sur le mode de la “mégamachine”. La postmodernité, au contraire, signifie dynamisme, créativité et action. Sur bon nombre de plans, l'analyse d'Etzioni rejoint les diagnostics de David Riesman (La foule solitaire, Arthaud, 1964 ; l'éd. am. date de 1958), d'Alain Touraine et surtout de Daniel Bell (Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979 ; éd. am.: 1976). Mais, en dernière instance, les conclusions d'Etzioni et de Bell sont foncièrement différentes. Pour Bell, théoricien majeur de la société postindustrielle, le grand projet technocratique — faire le bonheur des masses par quantitativisme — demeure en place, même si l'on observe un passage des technologies machinistes aux technologies intellectuelles (informatique, p.ex.). Pour Etzioni, en revanche, les technologies les plus récentes relativisent le vieux projet technocratique. Pour Bell, nous sommes entrés dans un “stade final”, où il s'agit de mettre de l'ordre dans la société de masse, issue du “grand projet” technocratique. Pour Etzioni, nous glissons hors de la passivité technocratique pour entrer dans un âge “actif”, dans une société qui s'auto-définit et se transforme sans cesse.
Affronter efficacement le monde contemporain, pour Etzioni et Welsch, c'est savoir manier une pluralité de rationalités, de systèmes de valeurs, de projets sociaux et non se contenter d'une rationalité unique, d'un monothéisme des valeurs stérilisant et d'ériger en fétiche un et un seul modèle social. C'est face à cette offensive silencieuse d'un néo-pluralisme que Bell se trouve confronté à un dilemme qu'il ne peut résoudre : il sait que le projet technocratique, monolitihique dans son essence, ne peut satisfaire à long terme les aspirations démocratiques humaines, puisque celles-ci sont diverses ; mais, par ailleurs, on ne peut raisonnablement se débarrasser des acquis de l'ère technocratique, pense Bell, inquiet devant les nouveautés qui s'annoncent. Et face à ce complexe technocratique, composé de linéaments positifs et négatifs, indissociables et totalement imbriqués les uns dans les autres, s'est instaurée une sphère culturelle que Bell qualifie de “subversive”, car elle est hostile au projet technocratique et le sape. Le conflit majeur, qui risque de détruire la société capitaliste selon Bell, est celui qui oppose la sphère technique à la sphère culturelle. Cette opposition est, somme toute, assez manichéenne et ne perçoit pas qu'innovations sicentifiques/techniques et innovations culturelles/artistiques/littéraires surgissent d'un même fond de monde, d'une même révolution qui s'opère dans les mentalités. Arnold Gehlen, lui, avait bien vu que la culture (au sens où l'entend Bell), même hyper-critique à l'endroit de la mégamachine, n'était qu'épiphénomène et créatrice de gadgets, d'opportunités marchandes. La société marchande, la mégamachine bancaire et industrielle, récupèrent les velléités contestatrices et les transforment en marchandises consommables.
La postmodernité n'est ni le schéma catastrophiste de Bell ni le pessimisme de Gehlen et Baudrillard. Elle admet le caractère “radicalement disjonctif” des sociétés contemporaines. Elle admet, en d'autres mots, que les rationalités économiques, industrielles, politiques, culturelles et sociales sont différentes, parfois divergentes, et peuvent, très logiquement, mener à des conflits épineux. Mais la postmodernité, contrairement à la posthistoire ou à la société postindustrielle de Bell, n'évacue pas le conflit ni ne le déplore et accepte sa présence dans le monde, sans moralisme inutile.
Quelle modernité réfute la postmodernité ?
Si la postmodernité (PM) n'est ni la posthistoire ni la société postindustrielle, qu'est-elle et quelle modernité remplace-t-elle ? Les textes aussi nombreux que divers qui tentent de cerner l'essence de la PM, ne sont pas unanimes à désigner et définir cette modernité, qui, en toute logique, est chronologiquement antérieure à la PM. Plusieurs “modernités” sont concernées, nous explique Welsch ; d'abord celle de la Neuzeit (l'âge moderne, les Lumières, la “dialectique de la Raison”, etc.) ; Habermas s'insurge contre la PM, précisément parce qu'elle s'oppose au “grand projet de l'Aufklärung”, dans ses dimensions scientifiques comme dans ses dimensions morales. Karl Heinz Bohrer (7), pour sa part, estime que la PM réagit contre la modernité esthétique du XIXe. Pour Charles Jencks, le grand historien américain des mouvements en architecture (8), la PM (architecturale) est une réaction au rationalisme utilitariste et fonctionnaliste (Mies van der Rohe, École de Chicago) de l'architecture du XXe siècle. Mais Welsch préfère s'en tenir aux définitions de Jean-François Lyotard : la modernité, que dépasse la PM, a commencé avec le programme cartésien visant à soumettre la nature (les faits organiques) à un “projet géométrique”, pour se poursuivre, à un niveau philosophique et moral, dans les “grands récits” du XVIIIe et du XIXe (l'émancipation de l'Homme, la téléologie hégélienne de l'Esprit, etc.).
La définition de Lyotard
Cette perspective de Lyotard, qui enferme dans le concept “moderne” le cartésianisme, le newtonisme, les mécanicismes des XVIIe et XVIIIe siècles, les Lumières, l'hégélianisme et le marxisme, a été fructueuse ; on lui a donné des ancêtres, notamment l'augustinisme politique, cherchant à “construire” une Cité parfaite et attribué un dénominateur commun : le projet d'élaborer une mathesis universalis, de disséquer la nature (Bacon) et d'épouser le “pathos du renouveau radical”. Chez Descartes, la métaphore de la ville illustre parfaitement l'enjeu du projet de mathesis universalis et du pathos du renouveau ; les villes anciennes, dit Descartes, sont des enchevêtrements non coordonnés ; l'architecte moderne doit tout détruire, même les éléments qui, isolés, sont beaux, pour reconstruire tout selon un plan rationnel, afin de créer une cohérence rationnelle parfaite et à biffer les imperfections organiques. Résultat : l'uniformité atone des villes de béton contemporaines. La modernité à évacuer, dans les perspectives de Lyotard, de Welsch et des architectes postmodernes, c'est celle qui a prétendu, jadis, gommer toutes les particularités au bénéfice d'une méthode, d'un projet, d'une histoire (récapitulative de touteS les histoireS locales et particulières).
Une opposition deux fois centenaire au projet de “mathesis universalis”
Le cartésianisme universaliste a eu ses adversaires dès le XVIIIe siècle. Vico rejette l'image mobilisatrice du progrès au profit d'une conception cyclique de l'histoire ; vers 1750, année-clef, Rousseau, dans son Discours sur les Sciences et les Arts, critique le programme scientifique du cartésianisme et Baumgarten, dans son Aesthetica, réclame une « compensation esthétique » à la sécheresse rationaliste. Depuis, les critiques se sont succédé : Schlegel en appelle à une révolution esthétique ; Baudelaire, Nietzsche et Gottfried Benn, chacun à leur manière, célèbrent l'art comme « espace de survie dans des conditions invivables », comme réponse à l'aridité cartésienne/rationaliste/technocratique. Mais, les réponses de la Gegen-Neuzeit, de la contre-modernité qui se déploie de 1750 à nos jours, se veulent également exclusives, radicales et universelles. Le schéma unitaire et monolithique, sous-jacent à la modernité cartésienne n'est pas éliminé. Au contraire, les courants de la Gegen-Neuzeit ne font qu'ajouter un zeste d'esthétique à un monde qui ne cesse d'amplifier, d'accroître et de dynamiser les forces relevant de la Neuzeit cartésienne. Chez Vico et Rousseau, le salut ne peut provenir que d'un et un seul renversement radical de perspective ; ils ne comprennent pas que leur solution de rechange n'est qu'une possibilité parmi plusieurs possibilités et ils affirment détenir la clef de la seule voie de salut.
Le “saut qualitatif” de la physique du XXe siècle
La nécessité qui s'impose est donc de procéder à un “saut qualitatif”, de ne pas répondre au programme de la modernité par un programme aussi global et aussi fermé sur lui-même. Vico, Rousseau, les Romantiques, ont certes deviné intuitivement les pistes qu'il s'agissait d'emprunter pour échapper à l'enfermement de la modernité/Neuzeit, mais ils n'ont pas su exprimer leur volonté par un programme aussi radical et complet, aussi scientifique et concret, aussi clair et pragmatique, que celui de la dite modernité.
Leurs revendications apparaissaient trop littéraires, pas assez scientifiques (malgré l'impact des médecines romantiques, des recherches sur les maladies psychosomatiques, etc.). La réaction contre la Neuzeit semblait n'être qu'une réaction passionnelle et émotive contre les sciences pratiques et physiques, déterminées par les méthodes mécanicistes de Newton et de Descartes. Cela changera dès le début du XXe siècle. Grâce aux travaux des plus éminents phycisiens, les concepts de pluralité et de particularité ne sont plus catalogués comme des manies littéraires mais deviennent, dans le champ scientifique lui-même, des valeurs dominantes et incontournables. Partant des domaines des sciences physiques et biologiques, ces concepts glisseront petit à petit dans les domaines des sciences humaines, de la sociologie et de la philosophie.
La Neuzeit s'était prétendue scientifique : or voilà que le domaine scientifique, impulsé au départ par la modernité cartésienne, révise radicalement les a priori de la Neuzeit et adopte d'autres assises épistémologiques. Plus question de raisonner à partir de totalités fermées sur elle-mêmes, homogènes et universelles. Ouvertures, hétérogénéités et particularités expliquent désormais la trame complexe et multiple de l'univers. La théorie restreinte de la relativité chez Einstein induit les philosophes à admettre qu'il n'y a plus aucun concept de totalité qui soit acceptable ; il ne reste plus que des relations entre des systèmes indépendants les uns des autres dans la simultanéité ; l'action du temps, de surcroît, rend ces simultanéités caduques et éphémères. Heisenberg démontre, par sa théorie de la Unschärferelation (relation d'incertitude), que les grandeurs définies dans un même système de relations ne peuvent jamais être déterminées de façon figée et simultanée. Finalement, Gödel, par son axiome d'incomplétude, ruine définitivement le rêve de la modernité et des universalismes, celui de construire une mathesis universalis, puisque toute connaissance est limitée, par définition.
Une pluralité de modèles et de paradigmes
Cette révolution dans les sciences physiques se poursuit toujours actuellement : la théorie des fractales de Mandelbrot (fonctions discontinues en tous points), la théorie des catastrophes chez Thom, la théorie des structures dissipatives chez Prigogine, la théorie du chaos synergétique de Haken, etc., confirment que déterminisme et continuité n'ont de validité que dans des domaines limités, lesquels n'ont entre eux que des rapports de discontinuité et d'antagonisme. D'où le réel n'est pas agencé selon un modèle unique mais selon des modèles différents ; il est structuré de manière conflictuelle et dramatique ; nous dirions “tragique”, parce qu'il ne laisse plus de place désormais aux visions iréniques, bonheurisantes et paradisiaques que nous avaient proposées les sotériologies religieuses et laïques.
Il n'est plus possible de proposer sérieusement un programme valable pour tous les hommes en tous les lieux de la planète, puisque nous nous acheminons, sous l'impulsion de l'épistémologie physique en marche depuis le début du siècle, vers l'acception d'une pluralité de modèles et de paradigmes, en concurrence les uns avec les autres : les solutions simples, univoques, monopolistiques, universalistes, figées et exclusives relèvent dorénavant du rêve, non plus du possible. La philosophie postmoderne prend donc le relais des sciences physiques contemporaines et tente de transposer dans les consciences et dans le quotidien ce pluralisme méthodologique.
Postmodernité anonyme et postmodernité diffuse
Comme les “méta-récits”, critiqués par Lyotard, étaient monopolistiques et universalistes dans leur essence et dans leur projet, la physique du XXe siècle leur ôte le socle sur lequel ils reposaient. Mais, tout comme les réactions du XVIIIe et du XIXe, les réactions contemporaines à l'encontre des reliquats des méta-récits sont diverses et souvent imprécises. Pour Welsch, la stratégie postmoderne qui prend le relais de l'épistémologie scientifique est précise et solide. Face à cette précision et cette solidité, se positionnent d'autres stratégies postmodernes, nous explique Welsch, qui n'en ont ni la rigueur ni la force ; celle de la postmodernité anonyme qui englobe les théories et travaux qui ne se définissent pas proprement comme postmodernes mais se moulent, consciemment ou inconsciemment, sur l'épistémologie pluraliste induite par les sciences physiques ; la palette est large : on peut y inclure Wittgenstein, Kuhn (9), Feyerabend (10), l'herméneutique de Gadamer, le “post-structuralisme” de Derrida et de Deleuze, etc. Ensuite, il y a la postmodernité diffuse ; c'est celle que vulgarisent la grande presse et les “feuilletonistes”, qui profitent de l'effondrement de la modernité rigide pour parler de postmodernité sans avoir trop conscience de ses enjeux épistémologiques réels. C'est la postmodernité du pot-pourri, d'un Disneyland intellectuel ; c'est un irrationalisme contemporain qui ne va pas à l'essentiel comme n'allait pas à l'essentiel une quantité de romantiques réagissant contre le cartésianisme.
Pour Welsch, la postmodernité précise, scientifique, consciente de la rupture signalée par les sciences physiques, s'avérera efficiente, tandis que la PM anonyme demeurera imprécise et la PM diffuse, contre-productive. Seule la PM précise emporte son adhésion, car elle est systématique, cohérente, porteuse d'avenir. Pour Welsch, la “modernité du XXe siècle”, c'est la scientificité qui annonce la postmodernité, qui consomme la rupture avec la rigidité monopolistique et universaliste de la modernité/Neuzeit. La postmodernité qui prend le relais de la “modernité du XXe siècle” est ouverte à l'innovation, n'est pas strictement réactive à la mode rousseauiste ou romantique.
Or, on pourrait formuler une objection : les technologies modernes, phénomènes du XXe siècle, contribuent à uniformiser la planète , restant du coup dans la même logique que celle de la Neuzeit. Face à cet état de choses, il convient d'adopter le langage suivant, dit Welsch : quand les technologies s'avèrent uniformisantes, elles sont au service d'une logique politique issue de la Neuzeit et sont ipso facto contestées par les postmodernes conséquents ; quand, en revanche, elles fonctionnent dans le sens d'une pluralité, elles participent à la dissolution des pesanteurs modernes et sont dès lors acceptées par les postmodernes. Ce n'est pas une technologie en soi qui est bonne ou mauvaise, c'est la logique au service de laquelle elle fonctionne qui est soit obsolète soit grosse d'avenir. Welsch expose cette problématique de sang froid, sans dire — même si c'est implicite — qu'il est grand temps de se débarrasser des logiques politiques issues de la Neuzeit… La logique de la discontinuité, du tragique et de la dissipativité prigoginienne, etc., est passée de la science à la philosophie ; il faut maintenant qu'elle passe de la philosophie à la politique et au quotidien. Pour cela, il y aura bien des résistances à briser.
Un parallèle évident avec la “Nouvelle Droite”
Ce que propose Welsch dans son livre (UPM), et qui enchante Armin Mohler, c'est une chronologie de l'histoire intellectuelle occidentale et européenne, dans laquelle notre mouvement de pensée peut tout entier s'imbriquer. Dans divers articles de Nouvelle École, Giorgio Locchi a suggéré, lui aussi, une chronologie, marquée de « périodes axiales » (Jaspers, Mohler, etc.) (11), où les grandes idées motrices, dont le christianisme, passent par le stade initial du mythe, pour aboutir, via un stade idéologique, à un stade scientifique. L'incapacité du christianisme à accéder à un stade scientifique cohérent annonce l'avènement d'un autre mythe, incarné par de multiples linéaments diffusés et véhiculés par la musique européenne, par le romantisme et par Wagner, mythe qui devra se muer en idéologie et en science.
L'effondrement des fascismes quiritaires, au cœur aventureux, a provoqué, explique Locchi (12), la disparition du stade “idéologique”, tandis que la percée de nature scientifique poursuivait son chemin de Heisenberg à Prigogine, Haken, etc. Le surhumanisme — Locchi utilise ce vocable pour désigner les réactions idéologiques et littéraires contre la modernité — a donc son mythe, wagnérien et nietzschéen, et sa science, la physique contemporaine, mais pas son articulation politique. Si l'on procède à la fusion des chronologies suggérées par Locchi et par Welsch, on obtient un instrument critique d'orientation, qui est de grande valeur pour comprendre la dynamique de notre siècle, sans devoir retomber dans une paraphrase stérile des fascismes.
Or, pour les derniers défenseurs de la modernité, dont Habermas (chez qui Welsch perçoit tout de même d'importantes concessions à la postmodernité, parce que Habermas ne peut renoncer aux acquis de la science physique moderne, née pendant la Neuzeit, et parce que sa théorie de “l'agir communicationnel” implique tout de même un relâchement des rigidités monopolistiques), est “fascisme” ou “fascistoïde” tout ce qui critique la modernité et ses avatars ou s'en distancie. Georg Lukacs, dans Die Zerstörung der Vernunft, stigmatise comme “irrationalismes” toutes les philosophies, sociologies et nouveautés littéraires qui s'opposent au déterminisme rationaliste et matérialiste du grand récit marxiste (né des grands récits hégélien et anglo-libéral).
Notre vision du monde doit s'asseoir dans l'avenir sur 2 chronologies : celle de Locchi et celle de Welsch, tout en maîtrisant correctement celles, adverses, de l'École de Francfort et d'Habermas (cf. Horkheimer et Adorno, La dialectique de la Raison), ainsi que celle du marxisme particulier de Lukacs. Une attention spéciale doit également être réservée aux chronologies néolibérales (cf. Alain Laurent, L'individu et ses ennemis, LP/Pluriel, 1987), hostiles aux dimensions holistes de tous ordres. Le débat idéologique est certes la confrontation d'idées et de thématiques idéologiques différentes ; il est aussi et surtout confrontation entre des chronologies différentes, des visions de l'histoire où sont mises en exergue des valeurs précises, au moment où elles font irruption dans l'histoire : dans le cas de l'historiographie libérale/néo-marxiste, c'est le triomphe des stratégies de mathesis universalis, assorties d'un déterminisme physicaliste ; pour les néo-libéraux, c'est l'avènement de l'individu et des méthodologies individualistes en sociologie et en économie. Pour nous, ce sont les étapes d'une pensée plurielle, où l'ouverture d'esprit est due à la reconnaissance des innombrables possibilités en jachère dans la nature et dans l'histoire ; autant de différences, d'ordre somatique ou d'ordre culturel, autant de virtualités.
De l'épistémologie mécaniciste à l'épistémologie botaniciste
Si nous récapitulons l'histoire intellectuelle de l'Europe occidentale et germanique, nous constatons, entre 1750 et le milieu du XIXe siècle, l'émergence d'une quantité de réactions dans le désordre, contre les projets de mathesis universalis, contre la “volonté géométrique” de la modernité. À la logique mécanique et géométrique, le Sturm und Drang allemand, le romantisme, le Kant de la Critique de la faculté de juger, Schiller, Burke, les doctrinaires allemands de la vision organique de la politique et de l'histoire opposent une autre logique, une logique botaniciste, qui pose une analogie entre l'arbre (ou la plante vivante) et l'État (ou la Nation) au lieu de poser l'analogie cartésienne/newtonienne entre l'État et un système d'horlogerie, entre les lois du politique et les lois régissant les mouvements de la matière morte (13). La rupture épistémologique de la fin du XVIIIe, qui enclenche l'émergence de la pensée organiciste et vitaliste, amorce une pluralité, dans le sens où, désormais, 2 logiques, l'une organiciste/vitaliste, l'autre rationaliste/ mécaniciste, vont se juxtaposer. Mais la physique, perçue comme socle ultime du réel, demeure ancrée dans ses présupposés newtoniens ; aucune alternative sérieuse ne peut encore remplacer, sur le plan scientifique, les assises newtoniennes et cartésiennes de la physique. Georges Gusdorf, dans ses études sur le “savoir romantique”, montre comment le passage à une pensée “glandulaire” après l'impasse d'une pensée “cérébro-spinale”, a suscité un intérêt pour la biologie, la cénesthésie (14), la psychologie et les maladies psycho-somatiques, l'anthropocosmomorphisme de Carus et Oken (15), etc. Dénominateur commun de cette démarche : tout être vivant, homme, animal ou plante, possède un noyau identitaire propre, non interchangeable, unique ; au départ des noyaux identitaires, lieux d'irradiation du monde, un pluriversum, un monde pluriel, surgit, qui ne se laisse plus violenter par des schémas géométriques.
L'irruption de Nietzsche
À la fin du XIXe siècle, la scène philosophique européenne connaît l'irruption de Nietzsche. Celui-ci, se situant à la charnière entre la rupture épistémologique romantique/organiciste/vitaliste, magistralement étudiée par Gusdorf, et la rupture épistémologique provoquée par les découvertes de la physique au début du XXe, rejette les grands récits de l'Aufklärung et se moque, en stigmatisant le wagnérisme, des insuffisances des réponses romantiques. Mais son œuvre ne brise pas encore totalement le semblant d'évidence que revêtent les positivismes/rationalismes, détenteurs de la seule théorie physique qui tienne à l'époque. D'où, de la part des chrétiens et des positivistes, le reproche d'incohérence et de contradiction adressé à l'œuvre de Nietzsche ; pour ces perspectives, Nietzsche est fou ou Nietzsche est un philosophe incomplet ; il nous lègue une logique anarchique qui permet de tout casser (au marteau, pour reprendre son expression). Ce sont notamment les interprétations de Deleuze et de Kaulbach (16). Pour Reinhard Löw, cette interprétation du message nietzschéen est insuffisante, car s'il est vrai que Nietzsche souhaite “casser” au marteau certaines idoles philosophiques, son entreprise de démolition vise essentiellement les «psittacismes», c'est-à-dire les discours qui répètent le schéma eschatologique et providentialiste chrétien, en lui conférant des oripeaux idéalistes (chez Hegel) ou matérialistes (chez les marxistes et quelques darwiniens). L'avènement de l'esprit, du prolétariat, d'un homme moins “singe”, ne sont que des novismes calqués sur un même schéma. Schéma qu'il s'agit de dissoudre, afin qu'il ne puisse plus produire de “récits” aliénants parce que répétitifs et non innovateurs. La positivité de Nietzsche, différente de sa négativité de philosophe au marteau, consiste, écrit Löw (17), à nous éduquer, afin que nous ne continuions pas, à l'infini, à ajouter des psittacismes aux psittacismes qui nous ont précédés.
La logique du XIXe a donc été, dans une première phase, de rompre le psittacisme more geometrico du projet cartésien de mathesis universalis, puis, avec Nietzsche, de signaler le danger permanent du psittacisme pour, enfin, découvrir, avec les physiciens du début du XXe, que la trame la plus profonde du réel n'autorise, en fin de compte, aucune forme de psittacisme et que le mythe de la continuité linéaire est une illusion humaine. La post-modernité (la “précise” selon la classification de Welsch) prend acte de cette évolution et veut en être l'héritière. Mais franchir le cap d'une telle prise de conscience est dur : entre les fulgurances aphoristiques de Nietzsche et la révolution intellectuelle impulsée par la physique du XXe siècle, la littérature et la poésie de la fin du XIXe siècle a effectué un travail de deuil, le deuil des “totalités perdues”, des référentiels évanouis, sur fond d'angoisse et de nostalgie. Chez Musil, représentant emblématique de cette angoisse, on découvre le constat que la modernité, arrivée à terme au moment de la “Belle époque”, n'est pas le paradis escompté ; c'est, au contraire, le règne de la mort froide, de la rigidité cadavérique, laquelle s'abat sur une humanité victime d'une “épidémie géométrique”.
L'apport de Lyotard
Revenons à Welsch, disciple de Lyotard, philosophe français contemporain qui, en 1979, publie aux éditions de Minuit La condition postmoderne. Que pense Welsch de cet ouvrage qui indique clairement la thématique philosophique qu'il entend cerner ? Il en pense du bien, mais non exagérément. Le livre pose les bonnes questions, dit-il, mais ne les explicite guère. Pour Welsch, il faut “savoir faire quelque chose du livre”, en tirer l'essentiel, profiter de la perspective qu'il nous ouvre. Quant au reste de l'œuvre de Lyotard, il abonde dans le sens d'une postmodernité précise, héritière de la physique du XXe siècle. Chez Lyotard, la postmodernité n'apparaît pas comme un irrationalisme mais comme une rupture par rapport à la modernité qui critique la raison de la modernité avec les armes de la raison ; comme une rupture qui ne rejette pas la raison pour la remplacer par des instances diverses, posées arbitrairement comme moteur du monde et des choses. C'est ici que les démarches de Lyotard et de Welsch se distinguent de celle d'un Bergfleth, qui remplace la raison et la rationalité moderne/francfortiste par l'éros, la cruauté, la passion, l'amour, etc. tels que les envisagent Artaud, Bataille, Klages, etc.
Du point de vue plus directement (méta)politique, Lyotard nous enseigne que les totalités, et, partant, les universalismes, sont toujours les produits absoluisés de sentiments ou d'intérêts particuliers ; que ce que le groupe ou l'individu x proclame comme universel est l'absoluisation de ses intérêts particuliers. D'où être démocrate et tolérant, c'est refuser cette logique d'absoluisation, porté par un prosélytisme sourd aux particularités des autres. Refuser les totalités et les universalismes, c'est aller davantage au fond des choses, c'est respecter les particularités des peuples, des classes, des individus. Penser le pluriel, c'est être davantage “démocrate” que ceux qui uniformisent à outrance. Le monde est plurivers ; il est un pluriversum et ne saurait être saisi dans toute son amplitude par une et une seule logique.
L'apport de Gianni Vattimo
Gianni Vattimo, dans La fin de la modernité (Seuil, 1987), nous explique que la modernité, c'est le “novisme”, démarche dont s'était moqué Nietzsche, père de l'ère postmoderne. Le “novisme” est produit de l'historicisme ; il est répétition du même vieux schéma linéaire métaphysique et chrétien sous un travestissement tantôt idéaliste, tantôt matérialiste. À ces novismes d'essence providentialiste. Nietzsche a successivement répondu par 2 stratégies ; d'abord, celle qui consistait à affirmer des valeurs éternelles transcendant l'histoire, transcendant les prétentions des historicismes qui croyaient pouvoir les dépasser ou les contourner ; ensuite, en affirmant l'éternel retour, démenti définitif aux providentialismes. La postmodernité est donc l'absence de providentialisme, la disparition des réflexes mentaux et idéologiques dérivés des providentialismes métaphysiques et chrétiens. Après Nietzsche, Heidegger prend le relais, explique Vattimo, et nous enseigne de ne pas dépasser (überwinden) la modernité laïque/ métaphysique/providentialiste, mais de la contourner (verwinden) ; en effet, l'idée d'un dépassement garde quelque chose d'eschatologique, donc de métaphysique/chrétien/moderne. L'idée d'un contournement suggère au contraire le passage tranquille à une autre perspective, qui est plurielle et non plus monolithique, herméneutique (dans le sens où elle “interprète” le réel au départ de données diverses, dont les logiques intrinsèques sont hétérogènes sinon contradictoires) et non plus dogmatique. Le futurisme, en dépit de ses apparences “novistes”, est un phénomène postmoderne, affirme Vattimo, parce qu'il entremêle différents langages et codes, permettant ainsi une ouverture sur plusieurs univers culturels, développe une multiplicité de perspectives sans chercher à les synthétiser, à les soumettre à un idéal (violent ?) de conciliation. La modernité, chez Vattimo, n'est pas rejetée, elle est absorbée comme composante d'une postmodemité marquée du signe du pluriel.
L'apport de Michel Foucault
L'apport de Foucault à la pensée contemporaine, c'est surtout la suggestion d'une histoire intellectuelle nouvelle, d'une chronologie de la pensée qui bouleverse les conformismes. Foucault voit la succession de diverses ruptures dans l'histoire intellectuelle européenne depuis la Renaissance ; au XVIIe, l'Europe passe de la tradition au classicisme ; au XIXe, du classicisme au modernisme (et ici le terme “moderne” prend une autre acception que chez Welsch et Lyotard, où la notion de “modernité” recouvre plus ou moins la notion foucaldienne de “classicisme”). Il est très intéressant de noter, dit Welsch, que Foucault oppose la “doctrine des ordres” de Pascal au projet de mathesis universalis de Descartes. Chez Pascal, en effet, l'ordre de l'Amour, l'ordre de l'Esprit et l'ordre de la Chair ont chacun leur propre “rationalité” ; la logique de la foi n'est pas la logique de la raison ni la logique de l'action. D'où la pensée de Pascal postule des “différences” et non une unique mathesis universalis ; elle est donc foncièrement différente de la tradition monolithique de Descartes qui a eu le dessus en France. Foucault nous indique que Pascal représente une potentialité de la pensée française qui est demeurée inexploitée.
Outre Pascal, Gaston Bachelard influence Foucault dans son élaboration d'une histoire intellectuelle de l'Occident. Pour Bachelard, l'évolution des sciences et du savoir ne procède pas de façon continue (linéaire), mais plutôt par crises et par “coupures épistémologiques”, par fulgurances. Chacune de ces coupures ou fulgurances provoque un renversement du système du savoir ; elles induisent de brèves “périodes axiales”, où les institutions, les coutumes, les pratiques politiques doivent (ou devraient) s'adapter aux innovations scientifiques. Foucault a retenu cette vision rupturaliste de Bachelard, où des “différences” fulgurent dans l'histoire, et sa pensée est ainsi passée d'une phase structuraliste à une phase potentialiste (18). Le structural structuralisme, avec Lévy-Strauss, avait tenté de trouver Le Code universel, l'invariant immuable (lui se cachait quelque part derrière la prolixité des faits et des phénomènes. En cela, le structuralisme était en quelque sorte le couronnement de la modernité. Foucault, dans la première partie de son œuvre, a souscrit à ce projet structuraliste, pour découvrir, finalement, que rien ne peut biffer, supplanter, régir ou surplomber l'hétérogénéité fondamentale des choses. Aucune “différence” ne se laisse reconduire à une unité quelconque qui serait LA dernière instance. Une telle unité, hypothétique, baptisée tantôt mathesis universalis, tantôt “Code”, participe d'une logique de l'en l'enfermement, refus têtu et obstiné du divers et du pluriel.
L'apport de Gilles Deleuze
[Ci-contre : dessin de Béatrice Cleeve, montrant bien la complicité qui unit les co-auteurs de L'Anti-Œdipe et de Mille plateaux]
Gilles Deleuze entend affirmer une philosophie de la “libre différence”. Son interprétation de Nietzsche (19) révèle clairement cette intention : « … car il appartient essentiellement à l'affirmation d'être elle-même multiple, pluraliste, et à la négation d'être une, ou lourdement moniste » (p. 21). « Et dans l'affirmation du multiple, il y a la joie pratique du divers. La joie surgit, comme le seul mobile à philosopher. La valorisation des sentiments négatifs ou des passions tristes, voilà la mystification sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir » (p. 30). Affirmer, c'est donc démolir gaillardement les rigidités lourdement monistes au marteau, c'est briser à jamais la prétention des unités, des totalités, des instances décrétées immuables par les “faibles”. Une “différence” n'indique pas une unité sous-jacente mais au contraire des autres différences. D'où, pour Deleuze comme pour Foucault, il n'y a pas de Code mais bien un chaos informel, qu'il s'agit d'accepter joyeusement. Ce chaos prend, chez Deleuze, le visage du rhizome. Métaphore organiciste, le rhizome [filament racinaire en réseau] se distingue de l'arbre des traditions romantiques, dans le sens où il ne constitue pas une sorte d'unité séparée d'autres unités semblables ; le rhizome est un grouillement en croissance ou en décroissance perpétuelle, qui s'empare des chaînes évolutives étrangères et suscite des liaisons transversales entre des lignes de développement divergentes ; c'est un fondu enchaîné, un dégradé de couleur qui se mixe à un autre dégradé. Deleuze, bon connaisseur de Leibniz, prend congé ici de la philosophie des monades pour affirmer une philosophie nomade ; une philosophie des rhizomes nomades qui produisent des différences non systématiques et inattendues, qui fragmentent et ouvrent, abandonnent et relient, différencient et synthétisent simultanément (UPM, p. 142).
L'apport de Jacques Derrida
L'apport de Derrida démarre avec un texte de 1968, « La fin de l'Homme », repris dans une anthologie intitulée Marges de la philosophie. Derrida y explique que la pluralité est la clef de l'au-delà de la métaphysique. La pluralité, c'est savoir parler plusieurs langages à la fois, solliciter conjointement plusieurs textes. Le parallèle est aisé à tracer avec la “physiologie” de Nietzsche, qui prend acte des multiplicités du monde sans vouloir les réduire à un dénominateur commun mutilant (20). Le réel, ce sont des pistes qui traversent des champs différents, ce sont des enchevêtrements. Différentiste et non rupturaliste, Derrida voit la trame du monde comme un processus de différAnce, de dissémination, producteur de différEnces. Derrida nous impose cette subtilité lexicographique (le A et le E) non sans raison. La différAnce implique un principe actif de différentiation par dissémination, tandis que parler de différEnce(s) peut laisser suggérer que le monde, le réel, soit une juxtaposition sans dynamisme et sans interaction de différEnces non enchevêtrées. Derrida veut ainsi échapper à une pensée musa musaïque où les différEnces seraient exposées les unes à côté des autres comme des pièces dans une vitrine de musée. Mais le souci de montrer l'enchevêtrement de toutes choses — avec, pour corollaire leur non-réductibilité à quelqu'unum que ce soit — conduit Derrida à affirmer que la différAnce productrice de différEnces finit par produire une panade d'indifférEnce, comparable à l'hypertélie obèse de Baudrillard. Dans cette panade peuvent s'engouffrer les vulgarisateurs de la “PM diffuse”, critiquée par Welsch (cf. supra).
Mais même si Derrida se rétracte quelque peu avec sa théorie de la « panade d'indifférEnce » (qui a forcément des relents d'universalisme, puisque les différEnces y sont malaxées), même si, par ailleurs, il évoque la “mystique juive” pour se mettre au diapason de la farce qu'est le “réarmement théologique” du “nouveau philosophe” BHL, nous n'oublions pas qu'il a dit un jour qu'« est chimère tout projet de langage universel ». Mieux : il a posé l'équation Apocalypse = mort = vérité. L'Apocalypse, prélude à un monde meilleur, est la mort parce qu'elle prétend être la vérité et que la vérité n'est qu'un euphémisme pour désigner la mort. La vérité, c'est le vœu, l'utopie, de la présence accomplie, du présentisme où tout devenir est enrayé, stoppé, où la différAnce cesse d'être productrice de différEnces. Pour Derrida, comme pour Pierre Chassard, analyste néo-droitiste de la pensée nietzschéenne (21), il faut déconstruire le complexe “apocalypse”, le providentialisme producteur de psittacismes, dérivé des vulgates platonicienne et chrétienne.
Postmodernité “soft” et postmodernité “hard”
On peut dire que Lyotard et Derrida partagent une conception commune : pour l'un comme pour l'autre, la postmodernité n'est pas une époque nouvelle, ce n'est pas l'avènement d'une espèce de parousie de nouvelle mouture, survenue après une rupture/catastrophe, mais le passage, le contournement (Heidegger/Vattimo) inéluctable qui nous mène vers une attitude de l'esprit et des sentiments, qui a toujours déjà été là, qui a toujours été virtualité, mais qui, aujourd'hui, se généralise, malgré les tentatives “réactionnaires” que sont le “réarmement théologique”, assorti de son culte de la “Loi” et corroboré par les démarches anti-68 de Ferry et Renaut. La postmodernité, ce sont des ouvertures aux pluralités, aux diversifications.
Peut-on parler de postmodernité soft et de postmodernité hard ? La distinction peut paraître oiseuse voire mutilante mais, par commodité, on pourrait qualifier de soft la PM différentiste de Deleuze et de Derrida, avec sa pensée nomade et son indifférence finale, et de hard la PM rupturiste de Lyotard. Dans ce cas, cette double qualification désignerait, d'une part, un différentialisme qui s'enliserait dans l'indifférence, dans la purée, la panade du “tout vaut tout” et retournerait subrepticement au Code, un Code non plus intégrateur, rassembleur et totalisant, mais un Code négatif, discret, non intégrant et non agonal. Pour un Lyotard, une rupture signale toujours l'incommensurabilité d'une différEnce, même si cette différEnce n'est pas éternelle, immuable. Les ruptures signalent toujours une densité particulière, laquelle se recompose sans cesse par télescopage avec des faits nouveaux. L'hypertélie de Baudrillard n'estelle pas analogue, sur certains points, avec la chute dans l'indifférence (Derrida) et la nomadisation deleuzienne ? La fin est là, nous explique Baudrillard dans Amérique (Grasset, 1986), comme quand la différAnce, à être trop féconde, ne produit plus que de l'indifférEnce, de la métastabilité.
Une dynamique de la transgression
[Leibniz, philosophe des monades, a été réinterprété récemment par G. Deleuze. Celui-ci voit en lui le philosophe des “plis” et des “replis”, lesquels recèleraient des potentialités en jachère, prêtes à intervenir sur la trame du réel puis à se retirer ou se disperser]
Contre l'ennui sécrété par la juxtaposition de métastabilités ou par le règne d'une grande et unique métastabilité, il faut instrumentaliser une logique transversale, qui brise les homogénéités fermées et force leurs séquelles à se recomposer de manières diverses et infinies. Sur le plan idéologique et politique, c'est pour une logique de la transgression qu'il faut opter, une logique qui refuse de tenir compte des enfermements imposés par les idéologies dominantes et par les pratiques politiciennes ; Marco Tarchi, leader de la ND italienne, a théorisé la « dynamique de la transgression » (22), laquelle part du constat de l'hétérogénéité fondamentale des discours politiques ; en effet, existe-t-il une gauche et une droite ou des gauches et des droites ? Toutes ces strates ne se combinent-elles pas à l'infini et n'est-on pas alors en droit de constater que la seule réalité qui soit en dernière instance, c'est un magma de desiderata complexes. La logique de la transgression va droit à ce magma et contourne les facilités dogmatiques, les totems idéologiques et partisans qui résument quelques bribes de ce magma et érigent leurs résumés en vérités intangibles et pérennes. La logique et la dynamique de la transgression postulent de ne rejeter aucun fait de monde, de combiner sans cesse des logiques décrétées antagonistes, d'agir en conciliant des desiderata divergents, sans pour autant mutiler et déforcer ces desiderata. La dynamique de la transgression prend le relais de la vision de la coincidentia oppositorum de Maître Eckhardt et de Nicolas de Cues.
Des traductions politiques du défi postmodeme sont-elles possibles ?
Notre mouvement de pensée, en constatant que le chaos synergétique des physiciens modernes s'est transposé du domaine des sciences naturelles au domaine de la philosophie, doit se donner pour tâche de faire passer le message de la physique moderne dans l'opinion puis dans la sphère du politique. Ce serait répondre à sa vocation métapolitique. Passer dans le domaine du politique et de la politique, c'est travailler à substituer au droit individualiste moderne un droit adapté aux différences humaines, que celles-ci soient d'ordre social, ethnique, régional, etc. ; c'est travailler à ruiner les idéologies économiques modernes et à leur substituer une économie basée sur la « dynamique des structures » (François Perroux) ; c'est travailler à l'avènement de nouvelles formes de représentation politique, où les multiples facettes de l'agir humain seront mieux représentées (modèles : le Sénat des régions et des professions de De Gaulle ; les projets analogues du Professeur Willms, etc.).
Le travail à accomplir est énorme, mais lorsque l'on constate que les linéaments de notre vision tragique du monde et de l'univers sont présents partout, il n'y a nulle raison de désespérer…
♦ Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, VCH – Acta Humantora, Weinheim, 1987, 344 p.
► Robert Steuckeurs, Vouloir n°54/55, 1989.
◘ Notes :
◘ Bibliographie sur la post modernité
♦ Peter KOSLOWSKI, Robert SPAEMANN, Reinhard Löw (Hrsg.), Moderne oder Postmoderne ? Zur Signatur des gegenwärtigen Zeitalters, Acta Humaniora, Weinheim, 1986, 291 p.
Cet ouvrage collectif comprend un texte de définition, comme celui, introductif, de Peter Koslowski, où sont passés en revue tous les linéaments de la modernité et de la postmodernité. Ensuite, viennent une batterie de textes explorant la postmodernité dans ses aspects philosophiques : la fin de la modernité, la critique de la postmodernité assortie d'une défense de la modernité par Odo Marquard, la chassé-croisé de la raison scientifique et du mythe au sein même de la postmodemité (avec des contributions de Kurt Hübner et de Reinhard Löw). Giacomo Marramao explore le phénomène de la sécularisation que Max Weber avait déclaré constitutif de la modernité. Après la philosophie viennent les approches sociologiques de Claus Offe et de Peter Koslowski, où les 2 auteurs se demandent dans quelle mesure l'utopisme participe ou non de la modernité. Heinz-Günter Vester voit dans la postmodernité une disparition progressive de la centralité du sujet. Dans le monde des arts, l'Américain Charles Jencks définit les écoles artistiques qualifiables de “postmodernes”, tandis que Wolfgang Welsch trace les parallèles entre l'architecture et la philosophie. Le livre, avec ses approches multiples et pluridisciplinaires, nous permet de cerner les linéaments de la pensée après l'effondrement des grands récits, mais ne nous livre pas une image aussi claire que celle que nous donne Wolfgang Welsch dans son maître-ouvrage, recensé plus haut. Il servira toutefois de complément à la lecture de Welsch, car il nous révèle les approches de Marquard, critique des gnoses, et de Hübner, théoricien du mythe. Puis nous plonge dans le débat sur la rénovation de la démocratie, avec Claus Offe.
♦ Dietmar KAMPER & Willem van REIJEN, Die unvollendete Vernunft : Moderne versus Postmoderne, Suhrkamp (NF 358), Frankfurt, 1987, 573 p.
Ouvrage collectif, ce recueil de textes importants quant au débat sur la postmodernité, nous fournit bon nombre d'éléments pour reconstituer la généalogie du phénomène postmoderne. Ainsi, Hans Bertens étudie les rapports entre la postmodernité et le modernisme sur base d'une étude historique. Celle-ci débute à partir des premières utilisations du terme “postmoderne”, chez Frederico de Oníz (en 1934), Dudley Fitts (en 1942) et Toynbee (en 1947). Ensuite Bertens nous évoque les rapports entre la postmodernité et la contre-culture américaine des années 60 pour aboutir aux approches de Ihab Hassan (l'irruption d'une nouvelle épistémè) et de Lyotard. Manfred Frank brosse un tableau de 2 siècles de critiques à l'encontre de la rationalité, critiques qui ont débouché sur la postmodernité actuelle. Dans ce tableau, Frank consacre une place non négligeable à Nietzsche, à ses interprétations vitalistes et irrationalistes (Klages, Spengler et Bäumler) auxquelles il ajoute, dans un raccourci très contestable, celles de Gentile, d'Alfred Rosenberg et de la “Nouvelle Droite” (les 3 approches sont pourtant très hétérogènes). De “l'irrationalisme” nietzschéen, il passe à Heidegger, sans oublier Max Weber et Carl Schmitt.
Wayne Hudson situe le débat dans le cadre strict de la philosophie ; selon lui, une place de premier plan doit être réservée à Richard Rorty, lequel veut limiter l'action de la philosophie à l'immanent, au fini et à l'historistique, la dépouillant ainsi de ses prétentions à être omni-expliquante. Chez Rorty, comme chez Lyotard, on décèle une méfiance à l'encontre de toute méta-narration. Ihab Hassan, à qui l'on doit l'une des plus percutantes définitions de la postmodernité, nous apporte, dans sa contribution, unie classification très claire des principaux linéaments de la postmodernité : 1) Imprécisions (acceptation des ambiguïtés, césures et glissements) ; 2) Fragmentations ; 3) Décanonisation ; 4) Perte du moi et de l'intériorité ; 5) L'inprésentabilité, l'inreprésentabilité ; 6) L'ironie (issue du perspectivisme, lui même produit de la nuilti-valence) ; 7) L'hybridisation ; 8) La carnavalisation (laquelle rejoint l'hétéroglossie d'un Rabelais ou d'un Sterne, tous 2 qualifiés de pré-postmodernes, et est également polyphonie centrifuge, relativité joyeusement multicolorée ; 9) Performance et participation (énergie en mouvement) ; 10) Le constructionisme, ce qui signifie que le monde n'est plus donné une fois pour toute, unique, mais qu'il y a plutôt processus de génération continu d'une pluralité de “versions” en conflit ; 11) L'immanence, dans l'intertextualité de toute vie, avec porteurs de faisceaux de significations connexes.
Henk Manschot part de Nietzsche et de sa critique du concept de “vérité”. Manschot voit une analogie entre vérité et État, ce qui le conduit à énoncer une postmodernité nietzschéenne anarchisante, d'où ressort indubitablement l'influence de Derrida (dans le sens où, pour Derrida, “vérité” est un euphémisme pour la mort). Dans une dernière contribution, Willem van Reijen, après un excellent tableau récapitulatif, clair et concis, se moque de Jürgen Habermas, lequel « se gratterait là où cela ne chatouille pas ». Cet ouvrage collectif est indispensable pour faire le tour du problème.
♦ Walther Ch. ZIMMERLI (Hrsg.), Technologisches Zeitalter oder Postmoderne, Wilhelm Fink Verlag, München, 1988, 227 S., DM 32.
Ce troisième ouvrage collectif que nous recensons ici comprend une contribution de Walther Ch. Zimmerli sur la stratégie anti-platonicienne de la postmodernité technologique. Il entend par là que les figurations postmodernes ne sont plus des entités pures à la façon des idées platoniciennes mais des faits de monde hybrides, à composantes multiples. Wolfgang Welsch, dans une autre contribution, reprend ses principaux arguments tout en s'attardant davantage sur l'architecture et les arts, reprenant à son compte certaines thèses de Charles Jencks, dont celle de la « codification plurielle et multiple » de l'architecture postmoderne (la pluricodification), laquelle combine des codes traditionnels à des codes locaux, se posant ainsi comme inclusive de diversités, alors que la modernité était une stratégie de l'exclusion de tout ce qui était décrété non conforme ou dépassé. Welsch répète également que la postmodernité ne postule pas un primat de la technologie, mais que cette dernière entre dans les combinaisons à des degrés divers, sans recevoir aucune espèce de valorisation privilégiée. La contribution de Hans Lenk vise à clarifier le débat général en définissant successivement les termes “postmodernisme”, “postindustrialisme” et “postscientisme”. D'autres contributions abordent les questions de la technologie, de l'écologie et de la “fin de l'homme”, formant un jeu d'interrogations complet, apte à éclairer et le sage anonyme et l'homme politique.
♦ Rolf Günter RENNER, Die postmoderne Konstellation : Theorie, Text und Kunst im Ausgang der Moderne, Rombach Verlag, Freiburg i. B., 1988, 406 S.
Ouvrage plus récent que celui de Wolfgang Welsch, le livre de Renner revêt un intérêt considérable parce qu'il constitue, lui aussi, une rétrospective globale du phénomène. La postmodernité trouve son point de départ, pour Renner, dans la théorie de la littérature née dans les années 60 aux États-Unis. Ensuite les linéaments de postmodernité se sont cristallisés dans l'architecture, laquelle abandonnait ses critères universalistes monopolistiques pour se lancer dans les combinatoires pluricodées, ce qui impliquait ipso facto une déconstruction de l'idéologie monopolistique à la base de la modernité rationaliste du début du XXe siècle. En peinture, on a assisté à un recodage du même type, avec un mixage, toujours différemment dosé, de réel et de fantastique. En littérature, un précurseur du mixage combinatoire des genres fut Robert Musil ; Rolf Dieter Brinkmann a théorisé cette tendance de nos jours.
Dans le domaine de la philosophie, Renner mentionne l'importance d'Adorno dans la genèse de la postmodernité. Parti de la « dialectique de la Raison » et de la « dialectique négative », Adorno a débouché sur la « théorie esthétique », laquelle déplore la fin des intersubjectivités originelles, parie sur la connaissance mimétique et une rationalité esthétique afin de pallier les insuffisances de la connaissance conceptuelle et de la rationalité communicative. Le concept, monolithique, doit faire place à la constellation, plurielle. Le geste esthétique est seul capable d'offrir une résistance libératrice car « il nie cette négation qu'est la synthèse et se mue en principe de façonnement (Gestaltungsprinzip) ». L'irruption du pluriel, chez l'Adorno tardif, s'opère par la fulguration esthétique qui brise les rigidités conceptuelles et les enfermements.
La postmodernité est ensuite une “postmétaphysique”, explique Renner. En tant que telle, elle doit énormément à Heidegger. Elle est également «poststructuralisme», avec Lyotard, Foucault, Derrida, Lacan et Barthes. Elle est aussi “déconstruction”, avec Ernst Jünger, Alexander Kluge, Thomas Pynchon, Heiner Müller et Jorge Semprun. Avec Ernst Jünger, toutes les problématiques de la Konservative Revolution s'engouffrent dans le débat. Renner démontre que les récits de guerre de Jünger, où décision, tueries, souffrances, sang, poudre, mort, faune et flore se mêlent étroitement, constituent des écrits qui réfutent, au-delà de tout syllogisme, les désirs proprets de la modernité rationaliste et de l'agir communicationnel. L'élémentaire, que perçoit le guerrier dans ses peurs, ses sueurs, ses blessures, ses sauvageries, dément tout rêve utopique. Ordre et désordre se compénètrent aussi dans les romans ultérieurs de Jünger, où la guerre n'est plus présente. L'œuvre de Jünger est un démenti, en conséquence une déconstruction, de tout l'édifice bourgeois, rationaliste et iréniste.
L'enquête de Renner est plus littéraire que celle de Welsch. Elle complète le panorama de la postmodernité d'arguments solides et indispensables.
♦ Charles JENCKS, Die Postmoderne : Der neue Klassizismus in Kunst und Architektur, Klett-Cotta, Stuttgart, 1987, 360 p.
[Ci-contre : Le siège central new-yorkais de AT&T. C'est une réalisation architecturale post-moderne due à Philip Johnson et John Burgee et construite entre 1979 et 1984. La direction d'AT&T voulait prendre congé du fonctionnalisme sec qui avait dominé notre après-guerre. Les architectes sont emprunté à Nies van der Rohe, se montrant par là très postmodernes puisqu'ils ne ne rejettent pas pas toute la modernité, et ont voulu “nietzschéiser” leur œuvre en lui conférant à la fois monumentalité et élégance. Dommage cependant que le “nietzschéisation” ait été le fait d'une firme commerciale privée et non du politique… À l'intérieur, dans le hall d'entrée, se dresse une statue dorée du génie de l'électricité rappelant les Athéna de l'Antiquité grecque. Un ensemble grandiose qui constitue un démenti flagrant à à la soft-idéologie ambiante]
C'est le plus bel ouvrage illustré sur la postmodernité artistique, réalisé par l'un des plus éminents spécialistes de l'histoire de l'architecture moderne, à qui l'on devait déjà Modern Movements in Architecture (Penguin, Harmondsworth, 1973-77). Les superbes photos du livre s'accompagnent de commentaires et de démonstrations très pertinentes, d'une concision didactique remarquable. Jencks sait dire l'essentiel en quelques phrases sur la postmodernité : qu'elle a refoulé le positivisme et ses étroitesses, barré la route à la destruction de nos villes sans recourir à des visions passéistes en architecture, mêlé étroitement dans ses programmes passé et futurisme. La postmodernité n'est ni anti-moderne ni réactionnaire : elle reconnaît l'héritage de la modernité, sans en faire ni une religion ni une idéologie “indépassable”. Après un formidable panorama de toutes les écoles postmodernes et une analyse des plus belles réalisations artistiques de ce mouvement, Jencks énonce les règles principales du courant :
Un livre à posséder, à méditer, à consulter pour le plaisir des yeux. Pour ceux qui ne maîtrisent pas l'allemand, il en existe une version anglaise (voir références dans les notes de l'article précédent). Un grand merci aux éditions Klett-Cotta de nous en avoir envoyé un exemplaire…
◘ Autres livres à consulter :
♦ Dick VEERMAN, Christel Van BOHEEMEN, Post-modernism, politiek zonder vuilnisvat, Kok Agora, Kampen, 1988.
♦ Theory, Culture & Society n°2-3, vol. 5, dossier : “Postmodernism”, Sage Publications, London, 1988 : Un volume consacré à la PM, avec textes de Mike Featherstone, Zygmunt Bauman, Douglas Kellner, Dick Veerman, Willem van Reijen, Scott Lash, Richard Shusterman, Gillian Rose, Peter Carravetta, Gianni Vattimo, etc.
► Robert Steuckeurs, Vouloir n°54/55, 1989.
[Habillage musical : Amon Tobin - Ruthless Reprise / Aphex Twin - Windowlicker / Jivan Gasparyan - Qele, Lao]