La doctrine de la régulation
Enseignements et limites d’un paradigme économique
Courte présentation du thème :
Le mot anglais regulation est souvent traduit par réglementation et fait référence à un ensemble de règles et de comportements. En français, le mot englobe des formes d’interventions plus larges des pouvoirs publics. Par ex. dans la sphère monétaire et financière elle inclut notamment la politique monétaire des banques centrales et la supervision publique des établissements bancaires et financiers. Au niveau de l’ensemble du système économique, la régulation publique mobilise différentes politiques (budgétaires, sociales, …), l’intervention de l’État ou d’autres collectivités publiques comme acteur économique ou financier direct, etc.
Règles du jeu indispensables
Il y a un large accord pour considérer qu’il n’existe pas de marché qui fonctionne correctement sans que des règles du jeu soient mises en place pour encadrer le comportement des acteurs et sans qu’un arbitre les fassent respecter. Par ex., pour que le signal des prix fonctionne correctement, il faut empêcher les ententes entre producteurs, il faut favoriser l’entrée sur le marché de nouveaux producteurs, il faut que les consommateurs soient bien informés.
Toutefois, il n’y a pas de point de vue unique et constant sur la définition des objectifs et des moyens de la régulation. Comme le souligne l’économiste Roger Guesnerie (L’économie de marché, Poche le Pommier 2008) « le débat sur les rôles respectifs (du marché et de l’État dans la régulation économique) apparait en filigrane de toute la réflexion économique. Il est aussi présent, et d’une certaine manière plus que jamais, dans le débat politique ».
Pour certains économistes et politiques, l’intervention régulatrice des pouvoirs publics doit être la plus légère possible. Son but doit être essentiellement de permettre le libre jeu des forces du marché. Celle-ci est la meilleure régulation naturelle possible. La régulation publique doit seulement chercher à en réaliser les conditions. Cette position plonge ses racines au XVIIIe siècle lorsque l’économiste écossais Adam Smith évoque « la main invisible » du marché : « l’individu est dirigé par une main invisible vers un but qui n’entrait nullement dans ses intentions… En poursuivant ses propres intérêts, il sert souvent d’une manière plus efficace les intérêts de la société que lorsqu’il s’efforce de le faire consciemment » (Richesses des Nations...). Pour ceux qui s’inspirent de cette tradition, le libre jeu du marché mu par la recherche du profit personnel incite à la progression économique dans son ensemble. Il favorise l’innovation et le progrès de la productivité. Une régulation publique trop lourde qui aurait d’autres finalités risquerait de faire plus de mal que de bien.
D’autres économistes et politiques insistent sur les insuffisances de la régulation naturelle du marché. Dans le contexte de la grande dépression des années 1930, l’économiste anglais John Maynard Keynes a mis l’accent sur l’équilibre de sous-emploi durable auquel peut aboutir le fonctionnement de l’économie de marché. Dans cette situation, l’intervention régulatrice de l’État ne doit pas simplement permettre le fonctionnement de la main invisible, mais doit modifier le fonctionnement de certains marchés ou de l’ensemble du système économique, en fonction d’objectifs d’intérêt général (plein emploi, justice sociale, développement durable, lutte contre le réchauffement climatique, accélération ou ralentissement de la croissance, etc). Action qui peut donc être volontaire et transformatrice du fonctionnement de l’économie de marché, la régulation est cependant très différente de la « planification ». Elle vise à inciter les acteurs, à orienter leurs comportements tout en les laissant libres d’agir dans ce cadre.
[extrait de la présentation définitionnelle du site lafinancepourtous.com - ill. : Le mauvais rouage par Benjamin Baret]
La théorie de la régulation cherche à comprendre la dynamique économique dans ses variations historiques et spatiales. Contre les analyses qui se veulent universelles et atemporelles, elle recherche une ouverture interdisciplinaire qui permette la fécondation réciproque de l’histoire, de la sociologie et de l’économie. Elle repose sur une combinaison de théories et de faits empiriques extraits de l’activité économique conçue comme un ensemble de transactions monétaires. Elle sélectionne 2 aspects :
Le terme régulation désigne le processus de coordination des activités de production et de consommation d’agents prenant leurs décisions de façon décentralisée. Le paradigme de la régulation combine donc des formes institutionnelles (règles de fonctionnement et organismes qui les appliquent), les procédures de régulation et la croissance. (1)
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◘ I - L’UNIVERS ÉCONOMIQUE POSTULÉ
L’univers économique comporte 3 acteurs : les Firmes, les États, les Ménages. Pour caractériser une économie nationale à une époque, cinq formes institutionnelles sont à décrire :
• a) La forme de la contrainte monétaire. Dans une économie monétaire, chaque agent est soumis à une contrainte de budget. Certains agents sont en déficit, d’autres en excédent. Les organismes de financement, les règles de création monétaire entrent dans cette première forme institutionnelle.
• b) La configuration du rapport salarial : Le rapport salarial désigne un ensemble de 5 composantes : l’organisation du travail ; la hiérarchie des qualifications ; la mobilisation et l’attachement des salariés à l’entreprise ; la part des salaires directs et de la couverture sociale ; le mode de vie des salariés.
• c) La forme de la concurrence entre entreprises sur le marché des biens et services. Car la concurrence sur le marché du travail est traitée dans le rapport salarial et celle en matière de crédit dans la forme monétaire.
• d) La forme de l’État. Types de dépenses publiques, poids et structure de la fiscalité, règlementations de l’activité économique permettent de connaître les rapports d’une époque entre l’État et l’économie.
• e) Modalités d’insertion d’une économie dans l’organisation économique internationale. Étude des règles qui organisent les échanges internationaux de marchandises, de capitaux et d’hommes. Analyse des stratégies de localisation des firmes et de financement des soldes extérieurs.
Pour chaque période historique et pour un ensemble de pays donné, la configuration particulière de ces formes institutionnelles caractérise le mode de régulation en vigueur. La crise actuelle n’est pas la répétition de la crise des années trente ou de la grande dépression de la fin du XIX° siècle (1873-1896). Pour l’école de la régulation, nous vivons la crise du fordisme auquel on dut les “trente glorieuses”.
♦ A - L’APPROCHE DE LA RÉGULATION
On qualifie d’approche le couple formé par une vision du capitalisme et une méthode pour en analyser la reproduction (régulation et croissance)
• LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME
Les institutions sont les règles du jeu. Les organisations désignent les acteurs de ce jeu. Une organisation contient des ressources particulières d’allocation alors qu’un réseau contient des ressources particulières d’autorité : chaque membre conserve ses propres ressources d’allocation. Dans un réseau celles-ci ne sont pas échangées mais mariées à d’autres.
Ainsi, toute structure est à la fois un ensemble de règles et un conteneur de ressources.
Dans le capitalisme, la monnaie précède le marché car elle est la condition de possibilité et la base d’évaluation (filiation keynésienne). Monnaie et droit sont des médiums de communication entre l’État et l’économie : la monnaie, au niveau de l’économie ; le droit, au niveau de la politique. Ainsi, l’économie est dans l’État et réciproquement.
Les rapports sociaux économiques se regroupent en rapports monétaires, rapports marchands et médiations sociales qui expriment la composante non marchande des rapports sociaux économiques (exemple : les conventions collectives). Ces médiations sociales résultent soit de luttes conduites ou exploitées par des organismes représentatifs de groupes, soit d’interventions des gouvernements. La régulation est concurrentielle tant que les médiations complètent les mécanismes marchands ; elle est monopoliste lorsqu’elles les supplantent.
L’école considère que la finance procède de la monnaie, du rapport salarial, de la concurrence entre capitalistes. La finance transforme la monnaie en capital. L’analyse de Keynes est considérée comme pertinente. L’industriel est un producteur : il emprunte pour investir et devient débiteur. Le financier opère en bourse : il s’occupe de placements car il est le créancier de l’industriel.
La convention financière sépare la possession de l’argent de sa détention par l’intermédiaire de titres négociables. Le rapport financier met en relation émetteurs et détenteurs mais, surtout, joint les détenteurs entre eux. Le marché financier préside à l’évaluation des titres : il manifeste un aspect marchand.
La convention marchande désigne la séparation du prix des caractéristiques des offreurs et des demandeurs. Le prix est un prix de marché.
Le rapport salarial traite du rapport entre les employeurs et les salariés. Il est avant tout non marchand et repose sur une convention, empruntée à Marx et Keynes : la séparation du travailleur du produit de son travail. Simultanément, le rapport salarial intègre le classement des salariés selon leurs qualifications et les catégories d’emplois. Toute forme stabilisée du rapport salarial suppose un couplage cohérent entre le système technique et le système de formation. Les règles dont se compose l’institution “rapport salarial” dans sa dimension non-marchande sont celles qui qualifient ces ressources et en codifient l’usage et la rémunération.
Le rapport commercial moderne dissocie la production de la consommation et l’entreprise de la famille (ou ménage). Une première composante du rapport commercial met en relation les familles avec n’importe quelle entreprise (normes de consommation). La seconde composante est la mise en rapport des entreprises avec n’importe quelle famille (la nomenclature d’activités).
• FORMES INSTITUTIONNELLES ET COMPORTEMENTS
La proposition centrale de l’école de la régulation est que les institutions du capitalisme déterminent (canalisent) les comportements. Puisque toute forme institutionnelle est un système de règles concrètes, on doit répondre aux questions suivantes :
• 1 - À qui s’appliquent les règles ? Situation et compétence des individus.
Les règles s’appliquent à des individus situés socialement. Ils parlent et agissent au nom d’institutions dans lesquelles ils exercent des fonctions.
L’école s’approprie la thèse du sociologue Pierre Bourdieu : l’individu est doté d’un sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée. Ce sens pratique, c’est l’habitus de l’agent. On analyse alors les conduites stratégiques : comment les acteurs contrôlent ce qu’ils font en tenant des rôles. Puis, l’école accepte l’idée que chaque individu a son style propre pour tenir son rôle. Les individus ne sont pas des machines à suivre des règles, mais des agents compétents utilisant des règles dans la constitution de leur interaction.
• 2 - Comment opèrent les règles ? Diversité et ambivalence des règles.
L’école accepte le point de vue de Durkheim et refuse celui de Tarde : le social ne se fonde pas sur l’imitation, mais suppose que quelque chose s’impose aux individus.
Pour comprendre comment les règles s’imposent à un individu en situation, il faut prendre en compte la diversité des règles constituant une forme institutionnelle et leur ambivalence. Les groupes sociaux dont on peut faire état en économie sont ceux qui s’identifient à travers les règles par lesquelles ils prélèvent leur part du revenu national. Les conflits sont à la fois d’opposition (employeurs/salariés ; industriels/financiers, etc.) et de différenciation (au sein du salariat, entre employeurs, entre industriels, …).
Les règles sociales sont des règles communes ou conjointes qui rendent manifeste l’existence d’une institution temporairement ou plus durablement stabilisée dans une forme précise. L’école distingue la contrainte que représente la loi ou la règle (ou le règlement) du principe de négociation avec les compromis, et de la routine, expression de la communauté d’un système de valeurs ou de représentations.
• 3 - Est-il rationnel, pour un individu, de suivre des règles ?
La séparation entre l’homo œconomicus et l’homo sociologicus est réduite par l’école de la régulation. La théorie standard de l’homo œconomicus se limite à la rationalité utilitariste substantive : l’homme cherche à maximiser sa satisfaction et ne coopère que si tel est son intérêt bien compris. En ce sens il est rationnel. Cette rationalité est substantive parce qu’elle est définie au seul regard de ce but, ce qui implique en principe qu’il puisse être atteint.
Il existe 4 solutions pour élargir l’approche standard :
• 4 - À quoi tient la précarité des règles ? Qui justifie qu’elles puissent changer ?
Trois niveaux de réflexion sont proposés :
♦ B - TROIS NIVEAUX DE RÉGULATION
L’école de la régulation affirme qu’un préalable factuel est nécessaire à toute théorisation. Une théorie est située, construite en partant des formes institutionnelles observées. Après avoir caractérisé chacune d’elles, l’hypothèse retenue est que les règles ainsi délimitées sont suivies, qu’elles commandent les pratiques des individus ou des groupes.
L’apport propre des régulationnistes est la théorie du fordisme et de sa crise. L’élaboration théorique s’effectue en trois temps. Les deux premiers moment traitent de l’économie en régime : l’économie nationale puis les interactions avec les autres économies. Au troisième temps est analysée l’économie en période de crise.
L’univers économique des régulationnistes est donc hiérarchisé :
♦ a) À l’échelle de l’économie-monde, on observe une combinaison d’activités nationales interdépendantes. L’école étudie les actions des agents d’une économie qui influencent ceux d’une autre économie puis la contrainte extérieure s’imposant à chacune (le financement de la balance des paiements).
♦ b) Pour chaque économie nationale, l’activité d’ensemble résulte de la combinaison des activités particulières des agents qui y résident. Les tensions à l’œuvre sont de 2 types :
Dans chaque type, on est en présence d’une tension sociale lorsqu’un groupe d’agents la vit de façon identique. Elle est alors exprimée par un leader sorti du rang ou par un organisme représentatif. Le paradigme du thermostat est totalement inadapté puisque personne ne sait si les conséquences en chaîne qui vont se dérouler conduiront à accentuer les tensions ou à les résorber.
L’État est inséré dans l’économie par les dépenses et les recettes mais n’est pas considéré comme le chef d’orchestre de la régulation nationale.
♦ c) La régulation propre à un agent
L’école raisonne à partir des unités institutionnelles : entreprises, ménages. Chacune remplit une fonction principale et tient compte de paramètres particuliers :
Les niveaux de régulation s’articulent des unités institutionnelles à l’économie-monde selon trois conjectures (une conjecture est une hypothèse qu’il n’apparaît pas insolite de formuler à partir de constatations empiriques).
• Première conjecture : La régulation d’une économie commande sa croissance.
• Deuxième conjecture : Les formes d’organisation (ou formes institutionnelles) commandent le développement car elles déterminent la régulation.
Cette conjecture est en accord avec le paradigme historique de l’École des Annales qui considère que chaque pays a la conjoncture et les crises de sa structure. De plus, une forme d’organisation internationale stable détermine un régime international, c’est-à-dire la diffusion inégale à l’échelle mondiale d’un mode de développement.
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◘ II - ANALYSE D’UNE ÉCONOMIE NATIONALE
♦ A - FONDEMENTS DE LA RÉGULATION : APPORTS DE MARX ET KEYNES
Deux lois sont empruntées à Marx : la péréquation tendancielle des taux de profit entre industries ; la baisse tendancielle du taux de profit. Les deux doivent être articulées car elles conditionnent la reproduction du capital.
Cependant, au lieu d’insister sur les transformations de la concurrence, il convient de mettre l’accent sur la transformation du rapport capital / travail, c’est-à-dire sur le bouleversement des conditions d’existence du salariat. L’analyse de ces caractéristiques doit être reprise pour toute nouvelle forme historique de capitalisme.
Keynes a légué 2 grandes orientations : l’analyse en terme de circuit ; la description du processus d’ajustement réciproque entre la production et la demande.
♦ B - L’ÉCONOMIE EN RÉGIME : RÉGULATION ET CROISSANCE
Avec des formes institutionnelles stabilisées, l’économie est en régime. Le régime est décrit par le schéma ci-dessous, relatif à un horizon de moyen terme.
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Les 4 moments successifs de l’analyse sont donc à expliciter :
Cette analyse générale a été inférée du fordisme, principale réussite analytique de l’école de la régulation.
• LE FORDISME
Le terme “fordisme” est dérivé d’Henri Ford, ce capitaine d’industrie qui pensa conjointement l’offre et la demande. Les découvertes de Taylor permettaient l’accélération de la production en série. Mais si le salaire restait considéré par les capitalistes comme une ponction sur leurs profits, ces biens ne trouveraient pas preneur. Il paya donc bien mieux ses ouvriers. Au-delà de l’anecdote, le fordisme définit l’organisation capitaliste des Trente Glorieuses, époque durant laquelle deux grandeurs de nature antagoniste, l’offre et la demande, se développèrent harmonieusement.
Côté production, la société devint salariale. L’industrie adopte et généralise la discipline du travail, la hiérarchie, la dépendance, … Les gains de productivité sont affectés équitablement au travail et au capital. Le pouvoir d’achat salarial consolide l’augmentation de la demande pendant que les profits financent les investissements destinés à répondre à une demande croissante.
La Régulation F, régulation fordienne, se caractérise donc par les points suivants :
◘ La production est exogène à CT. Elle dépend de la demande anticipée, fonction de la demande constatée antérieurement. La forme fordiste F est une régulation monopoliste. Les prix d’offre des grandes entreprises sont rigides et adaptés à l’évolution des coûts de revient. L’objectif de chaque entreprise est que sa rentabilité ne s’écarte pas d’une norme déterminée par les conventions de financement bancaire (taux de base plus prime de risque). L’évolution du niveau général des prix est commandée par celle du niveau général des salaires nominaux, par celle de la productivité, par l’écart antérieur entre la norme des conventions de financement et la rentabilité effective des entreprises.
◘ La demande finale : Consommation (C) et Investissement (I). L’investissement est tiré par la demande anticipée à moyen terme. Il est financé par autofinancement et par endettement auprès des banques. La masse monétaire est endogène. Les crédits des banques aux entreprises accompagnent la production. La variable de commande de la politique monétaire est le taux de refinancement de la Banque centrale.
◘ Emploi et salaires : À court terme, la variable d’ajustement de la quantité de travail au volume de production est la durée du travail ou la cadence. Les négociations collectives fixent les hausses effectives de salaires dans les entreprises.
Le régime de croissance fordiste de moyen terme est une dynamique économique dans laquelle chacune des variables macroéconomiques évolue à taux constant à cet horizon, ce rythme étant différent d’une variable à l’autre. Un tel régime suppose au moins que deux conditions générales soient satisfaites :
Ces conditions sont assurées par la flexibilité de 2 paramètres : le taux d’intérêt d’intervention de la Banque centrale qui influence l’investissement et les prix ; l’impulsion de la consommation finale ajusté par les dépenses publiques.
Le régime de croissance résulte d’un couplage entre un régime de productivité et un régime de demande. Le premier retrace la façon dont l’évolution de la production commande l’évolution de la productivité du travail. Le second décrit la manière dont l’évolution de la demande finale est commandée par l’évolution de la productivité via la formation des revenus. La stabilité du modèle fordien repose sur les rétroactions favorables :
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◘ III - ÉCONOMIE-MONDE ET CRISES
L’économie-monde est fractionnée en espaces, caractérisés par une monnaie et des rapports sociaux particuliers liés à l’État. Des relations de domination sont à l’œuvre entre divers sous-ensembles de l’économie-monde, sans toutefois qu’ils puissent être simplifiés jusqu’à la théorie de la dépendance pour laquelle la domination impérialiste d’un État structure l’ensemble.
L’école affirme que l’intégration des économies nationales dans un ensemble cohérent est le fruit d’un équilibre de puissances. Certes, des coercitions peuvent exister, comme ce fut le cas autrefois dans le système colonial, mais l’analyse en termes d’asymétrie des forces en présence est jugée plus pertinente. L’économie-monde repose sur l’hégémonie d’une puissance particulière qui soit cherche à faire croire que ses intérêts sont ceux de tous, selon l’analyse de Wallerstein (2), soit sert les intérêts de l’ensemble des acteurs du système, selon le point de vue de Kindleberger.
Sans vouloir choisir entre ces deux conceptions, l’école de la régulation s’en tient à l’idée d’une interaction entre les initiatives des agents privés, celles qui sont déterminées par le caractère capitaliste du système-monde, et les relations entre États.
Quelle que soit la forme d’organisation de l’économie-monde, les économies nationales y sont à la fois complémentaires et concurrentes. Complémentaires, puisqu’il existe entre elles une division internationale du travail, manifestée par les échanges extérieurs ; concurrentes, car nombre d’activités peuvent être remises en cause. L’internationalisation, ouverture croissante des économies nationales les unes aux autres, avec renforcement de leurs complémentarités fondées sur la mise en rapport de toutes leurs relations socio-économiques, complétée par la mondialisation, dynamique d’intégration de l’espace marchand au-delà des frontières de chaque nation, débouche sur une globalisation qui porte en elle-même sa propre contradiction :
♦ A - LE RÉGIME INTERNATIONAL FORDIEN
La conjecture régulationniste décalque au niveau international le schéma du niveau national. Un régime international résulte de la diffusion internationale d’un mode de développement. Diffusion inégale, qui procède par adhésion, éviction, et délimite une aire au sein de laquelle fonctionnent les formes adéquates des institutions économiques internationales et les croissances nationales des économies arrimées à ce mode de développement.
La façon dont la contrainte extérieure pèse sur chaque économie nationale est un premier élément de la régulation internationale. Il s’agit de savoir comment s’effectue l’équilibre de la balance des paiements: régime de changes, système monétaire international. Les asymétries jouent à ce niveau entre l’économie dominante (Grande-Bretagne, États-Unis, …) et le reste.
Chaque économie voit sa croissance amplifiée ou freinée par ses exportations et importations, selon la spécialisation des industries et le rythme d’inflation. Compte tenu de la nécessité d’une stabilisation tendancielle des comptes extérieurs, une ou plusieurs économies sont, à tour de rôle, en croissance plus rapide. En quelque sorte, les locomotives se succèdent.
♦ B - INTERPRÉTATION DE LA CRISE
Selon les auteurs, la crise est placée en 1968-1969 ou en 1973-1974. L’accélération de l’inflation dans cette période, pour la France, serait due à des mouvements endogènes : la réorientation des investissements entre les secteurs, la déformation sectorielle du solde extérieur, la réduction de la durée du travail sans décélération parallèle de la croissance du salaire par tête, etc. Puis, à partir de 1974-1975 se conjuguent la dépression et l’inflation. La dépression provient d’un ralentissement sensible de la vitesse d’ajustement de l’emploi effectif à son niveau techniquement nécessaire. Cela diminue la productivité du travail, augmente les coûts unitaires de production et les prix. La sensibilité des profits aux variations de la production est faible. Les firmes ont la capacité d’utiliser leur pouvoir de marché pour maintenir leurs marges.
Au-delà de cette périodisation de la rupture, c’est l’ensemble du système fordien qui se détraque peu à peu :
• 1 - Altération de la demande : montée des coûts sociaux de reproduction de la population dans les villes. Certains coûts sont payés sous forme d’impôts qui augmentent plus vite que le revenu des ménages et ponctionnent donc leur pouvoir d’achat. Les dépenses publiques, par contraste, gonflent démesurément.
• 2 - Altération du régime de croissance : soit la stagnation des salaires réels est combinée avec l’équilibre des finances publiques et on s’oriente vers une stagnation durable ; soit les gains de productivité et l’indexation des salaires maintiennent la croissance, de sorte que la politique monétaire abaisse les taux d’intérêt pour maintenir le profit et l’investissement des entreprises.
• 3 - Dérive du régime international, conséquence de l’endettement du pays émetteur de monnaie internationale. L’impossibilité de posséder simultanément une forte intégration financière, une grande stabilité des changes et une autonomie suffisante de la politique monétaire conduit à des perturbations soit sur les marchés de changes soit sur les pays par le biais des politiques monétaires.
Plus l’internationalisation s’accroît, plus la part des exportations monte dans les ventes des grandes firmes et plus celles-ci disposent d’opportunités pour financer leur développement : marges obtenues sur le marché intérieur, puis délocalisations en fonction des nouvelles libertés offertes par la mondialisation, jusqu’à la dérèglementation financière qui assure la compatibilité entre les excédents de certains pays et les déficits des autres. On entre alors dans une période différente où le château de cartes s’écroule. Une déstabilisation en entraîne une autre. On passe d’un ensemble de difficultés à une crise globale du mode de développement.
• LES MUTATIONS ENGAGÉES
Si la politique économique est nettement libérale, il n’en résulte pas un retour aux époques anciennes de concurrence. Une concurrence exacerbée a lieu uniquement autour des nouvelles technologies et de la mise en place du commerce électronique. Les règles dites de “flexibilité” s’imposent aux individus, aux firmes voire aux États. La dérèglementation financière crée un capitalisme patrimonial.
Le discours néo-libéral, s’il reprend les principes de responsabilisation individuelle (chacun est essentiellement responsable de ce qui lui arrive) a changé dans son aspect financier. L’économie de financement prélève l’épargne salariale au profit des investisseurs institutionnels qui désajustent l’offre de titres nouveaux de la demande. On observe aujourd’hui que la demande de titres est liée à la masse salariale, ce qui soutient les cours tant que l’emploi salarié augmente.
Le nouveau mode de croissance est plus instable, en raison de la demande globale, investissement et consommation. L’investissement dépend des cours boursiers. La consommation répond à l’effet de richesse pour les ménages détenteurs de titres. Les gains de productivité sont en partie affectés au profit et la part salariale a tendance à décroître. Les périodes d’expansion sont stoppées par l’éclatement des bulles financières. La gestion des créances dévalorisées est la principale activité des organismes financiers.
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◘ CONCLUSION
Les résultats indéniables de la théorie de la régulation sont-ils à la hauteur de l’ambition principale, fonder une alternative à la théorie économique dominante, celle de la Banque mondiale et du FMI.
L’analyse de la crise du fordisme conduit à en douter(3) :
La partie socio-historique peut avoir une certaine validité. Mais la partie économique ne constitue pas une alternative globale au discours économique dominant. Elle reste prisonnière des contraintes épistémologiques et méthodologiques des économistes. En conséquence, elle ne contextualise pas fondamentalement l’économie et demeure à la remorque de la théorie dominante. En particulier, l’idée que le capital donne du pouvoir d’achat aux travailleurs suppose une entente patronale générale ou du moins assez large et peut-être avec l’aide du gouvernement. Hypothèse qu’il faut vérifier, à différentes époques et sous diverses latitudes. Avec la montée du rôle des organismes financiers, d’autres alternatives semblent possibles. Les patrons qui souhaitent verser moins de salaires ne proposent-ils pas des stock-options ? Or, la théorie de la régulation ne développe pas cela.
Accomplissant la prophétie des économistes libéraux, l’économie fonctionne aujourd’hui en entretenant peu de relations avec le reste de la société. La question est donc celle des limites que la fonction politique assignerait à l’autonomie économique. Cette question n’est pas posée par la théorie de la régulation… Or, en mettant l’accent sur le système de “régulation” du système, l’école a touché quelque chose d’essentiel. Comment peut-elle négliger la responsabilité des politiques publiques dans la paupérisation croissante de certaines classes, dans la hausse des coûts sociaux, dans la chute de la croissance ?
L’école de la régulation incarne-t-elle les pavés de l’enfer ? Nous suivrons le grand économiste Serge-Christophe Kolm lorsqu’il écrit : « On peut apprécier cette littérature pour ses descriptions historiques ou politiques parfois chiffrées, ou pour son sentiment et son engagement politiques et éthiques, mais il ne semble pas que l’on puisse dire qu’elle présente des explications de la crise qui passent le test logique minimal et réponde à un sens tant soit peu strict de cette expression » (4).
► Frédéric Valentin, Nouvelles de Synergies Européennes n°52, 2001.
[Intervention à la IXe Université d'été de Synergies Européennes, Basse-Saxe, août 2001]
◘ Notes :
(1) Bernard BILLAUDOT : Régulation et croissance : Une macroéconomie historique et institutionnelle, L’Harmattan, coll. Théorie sociale contemporaine, 2001.
(2) I. WALLERSTEIN : Le capitalisme historique, La Découverte, 1996.
(3) Pascal COMBEMALE : « L’hétérodoxie : une stratégie vouée à l’échec ? », in : L’économie dévoilée, Autrement n°159, nov. 1995, p.163-176.
(4) Serge-Christophe KOLM : Philosophie de l’économie, Seuil, 1986, p. 276.