Poincaré, la France et la Ruhr
Maître de Conférences et d’Histoire contemporaine à l’Université de Paris IV-Sorbonne. Stanislas Jeannesson publie Poincaré, la France et la Ruhr (1922-1924) : Histoire d’une occupation. Il écrit en parlant des objectifs de R.Poincaré : « Ces objectifs sont à long terme. À la différence des plans d’avril 1921, qui visaient avant tout à faire céder l’Allemagne par une pression de tous les instants, ceux de 1922 s’inscrivent dans de biens plus larges perspectives. Faire payer l’Allemagne demeure, certes, le but affiché, mais les véritables desseins des Français sont ailleurs : exploiter les richesses de la Ruhr et de la rive gauche du Rhin, obtenir la propriété des mines pour assurer l’approvisionnement en coke de la sidérurgie nationale au-delà de 1930, résoudre la question fondamentale de la sécurité en favorisant en Rhénanie la création d’une entité politique autonome, détachée sinon du Reich, du moins de Berlin. Cette dimension rhénane, présente à l’origine de l’occupation, est essentielle, pensons-nous, à l’entière compréhension de la politique française. Ce n’est donc pas contrainte et forcée par les circonstances et la nécessité que la France se résout à occuper la Ruhr. La décision est prise en fonction des finalités, parce que la Ruhr est le seul et ultime moyen de trancher de façon définitive les deux questions laissées en suspens par le traité de Versailles et ses suites immédiates : celle des réparations et celle de la sécurité ».
• Stanislas JEANNESSON, Poincaré, la France et la Ruhr (1922-1924) : Histoire d’une occupation, Presses Universitaires de Strasbourg, 1998, 432 p.
► Pierre Monthélie, Nouvelles de Synergies Européennes n°40, 1999.
L'arrière-plan du “national-bolchevisme” :
Versailles et l'occupation de la Ruhr
[Ci-contre : Dame Europe à l’instar de Diogène cherche avec sa lanterne la Paix. Dessin paru dans le journal satirique berlinois Kladderadatsch, 1923]
• Recension : Klaus Schwabe (Hrsg), Die Ruhrkrise 1923, Wendepunkt der Internationalen Beziehungen nach dem Ersten Weltkrieg, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 1985, 111 p.
Le contexte du national-bolchevisme a essentiellement été celui de l’occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges. Cette occupation constitue indubitablement le point culminant des tensions qui secouèrent l’Europe occidentale après Versailles et se situe aussi dans le contexte des réparations que ce Traité exigeait de l’Allemagne vaincue. L’Allemagne tentera de répondre à l’occupation militaire par la résistance passive. La France maintiendra son occupation et cherchera même à détacher la rive gauche du Rhin de l’ensemble du Reich. La République de Weimar plonge alors dans l’hyper-inflation de 1923, ponctuée, en novembre, par le putsch avorté d’Hitler et Ludendorff.
La crise ne déclenchera pas une nouvelle guerre européenne mais marquera un tournant important dans les relations internationales. La crise rhénane provoque une véritable redistribution des cartes. Expliquer les tenants et aboutissants de cette redistribution des cartes : tel est l’objectif que s’est assigné un groupe d’historiens réunis autour de Klaus Schwabe. Le Français Jacques Bariety analyse la politique française à l’égard de la Rhénanie et sa volonté de prendre le contrôle des industries de la Ruhr. Werner Link esquisse les grandes lignes de la politique américaine d’alors et Schwabe celles de la politique britannique. Karl Dietrich Erdmann énumère les alternatives proposées par les différentes formations politiques allemandes de l’époque.
La politique américaine a consisté essentiellement à arbitrer les conflits entre Européens. La politique britannique visait à juguler l’expansion de la France en Europe, en jouant l’apaisement à l’égard de l’Allemagne. Jacques Bariety nous révèle le nœud du problème franco-allemand entre 1914 et 1925 (Locarno). Avant la Grande Guerre, Français et Britanniques s’inquiètent des progrès considérables de l’industrie métallurgique allemande. En effet, le Reich avait pris la deuxième place dans le monde en ce domaine, immédiatement derrière les États-Unis. La place de l’Allemagne est due, entre autres, à une judicieuse combinaison des bassins de la Ruhr et de la Lorraine (Luxembourg compris, pays faisant alors partie de la Zollunion). La solidité de cette structure industrielle allemande a permis au Reich de tenir le coup pendant quatre ans face à toutes les puissances liguées contre lui. La destruction de ce potentiel devenait ipso facto un objectif militaire. C’est cet objectif que cherchera à asseoir le Traité de Versailles, du moins dans l’optique française.
[ci-contre : dessin de Werner Sahmann, paru dans le journal satirique berlinois Kladderadatsch, 1920 et intitulé “le Samson germanique”. Samson, représentant ici le Reich, va se redresser et renverser les piliers qui soutiennent l’édifice construit lors de la "paix ignominieuse" (Schmachfrieden) de Versailles. Le monde en fête de l’Occident va alors s’effondrer et mériter ce sort]
Bariety nous signale en outre que, pendant la durée des hostilités, aucun plan précis n’existait en France, prévoyant l’autonomisation de la Rhénanie ou son annexion déguisée. Foch sera le premier à suggérer cette politique, en constatant que la Rhénanie constituait une “place d’armes” des puissances centre-européennes, où se sont toujours rassemblées les armées prêtes à envahir la France. Le groupe réuni autour de Foch exercera une pression constante sur les gouvernements français et alliés pour influencer dans ce sens la rédaction définitive du Traité de Versailles. Cette stratégie se heurtera à un refus de la part de Wilson, président des États-Unis, et de Lloyd George, Premier ministre britannique. Clemenceau fera machine arrière de crainte de perdre l’appui de ses alliés anglo-saxons.
En 1923, quand Poincaré décide d’occuper la Ruhr, cherche-t-il à faire respecter les clauses du Traité de Versailles qui visent expressément l’affaiblissement de l’industrie allemande ou poursuit-il un projet plus vaste, la satellisation de la rive gauche du Rhin ? La question reste ouverte. Pour Bariety, il faut savoir que la France demeure seule à vouloir faire respecter les clauses les plus dures de Versailles, que les États-Unis se désintéressent de la question et que les Britanniques craignent que ne se constitue une hégémonie continentale en Europe sous l’égide de la France. De 1919 à janvier 1923, la diplomatie française hésitera entre les sanctions et les compromis (comme entre Rathenau et Loucheur en 1921). Fin 1922, la France doit admettre l’échec de sa tentative d’annihiler le potentiel industriel rhénan. Les firmes de la Ruhr, qui avalent reçu des dédommagements pour la confiscation de leurs avoirs en Lorraine et au Luxembourg, investissent ces fonds dans de nouvelles industries sises généralement en Westphalie et en Allemagne du Nord. Dès 1922, le Reich devenu républicain produit la même quantité d’acier, sur le sol allemand, qu’en 1913, où il possédait encore la Haute-Silésie et la Lorraine et où le Luxembourg appartenait à la Zollverein [Union douanière de 1834 à 1919]. La tactique suivie par les industriels allemands a été simple : ils sont allés se fournir en minerais en Suède et en Espagne. Conclusion : l’industrie allemande a pu conserver intacte son autonomie par rapport à la France et à la Belgique. La France traverse de ce fait une crise économique grave, pour avoir trop parié sur les réparations. Les mines lorraines ne travaillent plus qu’entre 50 et 30% de leurs capacités réelles. Si l’Allemagne conserve son niveau de production d’acier, la France, malgré le retour des bassins lorrains, tombe à 48% de sa production de 1913.
[Ci-contre les 8 territoires perdus par l'Allemagne : le Nord-Schleswig par le Danemark, l’ouest de la Haute-Silésie et la province de Posnanie par la Pologne, le Hultschin par la Tchécoslovaquie, le Territoire de Memel par la Lituanie, l’Alsace-Lorraine par la France, les villes d’Eupen et de Malmedy à la Belgique. La ville de Dantzig, enclavée en Pologne, est mise sous protection de la SDN]
C’est ce désastre économique qui a conduit la France dans l’aventure de la Ruhr. Mais il y avait, selon Bariety, une autre raison, moins avouée : la terreur qu’inspirait à la France la conclusion des Accords germano-soviétiques de Rapallo (avril 1922). Le Reich faisait implicitement savoir qu’il n’était plus seul et que les Alliés occidentaux avaient intérêt à réviser Versailles ou, du moins, à l’édulcorer. Londres interprète Rapallo dans le même sens et les partisans britanniques de l’apaisement estiment qu’il faut procéder à une révision de façon à ancrer l’Allemagne dans l’Occident. Paris réagira plus passionnément : on y imagine l’alliance du potentiel industriel et technologique allemand avec la puissance révolutionnaire que déploie la nouvelle Russie et avec sa démographie galopante… La structure globale des relations internationales, favorable à la France, s’effondrerait si un axe Berlin/Moscou voyait le jour. L’État-major français et le ministre de la Défense, Maginot, font aussitôt pression sur Poincaré pour qu’il réagisse face à ce danger.
Pour Bariety, comme pour les communistes et les nationaux-bolchévistes allemands de l’époque, c’est davantage la perspective d’une alliance germano-russe qui a amené Poincaré à occuper la Ruhr que la volonté de faire respecter certaines clauses de Versailles.
[Ci-contre : caricature, légendée “la vengeance d’une femme”, dénonçant le désarmement de l’armée allemande face à Marianne qui la nargue, parue dans Kladderadatsch, 1920]
Face à cette stratégie adoptée par la France, comment vont réagir les mondes politiques allemands ? La réponse nous est apportée, avec une remarquable concision, par Karl Dietrich Erdmann (Université de Kiel). Pour Erdmann, les réactions à l’occupation de la Ruhr sont au nombre de six :
De ces six positions, les plus antinomiques sont celles de Radek et d’Adenauer. Radek a appelé les nationalistes völkisch à se joindre au combat des communistes pour barrer la route à l’impérialisme français et pour briser le pouvoir du capitalisme allemand, jugé trop lâche pour s’opposer avec l’énergie voulue à l’occupation de la Ruhr. Géopolitiquement, cet appel s’inscrit dans la logique de Rapallo, celle qui effrayait le Quai d’Orsay. Comme les “conservateurs” Moeller van den Bruck ou Hielscher, Radek faisait miroiter une grande coalition des peuples de “l’Est”, sous la double houlette des Allemands et des Russes. Les flux d’échanges économiques se feraient désormais en autarcie du Rhin au Pacifique.
La stratégie préconisée par Radek échouera car elle fera appel simultanément à deux “mondes” politiques profondément différents, hostiles l’un à l’autre, inaptes à dialoguer. La diète “anti-fasciste” du 29 juillet 1923, à laquelle participa la KPD malgré l’appel de Radek, prouvera l’impossibilité du dialogue entre Völkische et communistes. Par ailleurs, considérablement affaiblie par sa guerre civile et par la guerre de 1920 contre la Pologne appuyée par la France, l’URSS [État fédéral institué fin 1922] avait signifié aux autorités allemandes qu’il lui était impossible de porter secours au Reich en cas d’invasion française et de guerre ouverte.
La position d’Adenauer
Adenauer, pour sa part, militait pour la constitution d’une république rhénane non entièrement détachée du Reich. Cette république, devant s’étendre du Palatinat à la Ruhr, garderait un droit de représentation à Berlin mais veillerait à combiner son réseau industriel avec ceux de la Belgique et de la France. Cette position “entre deux chaises” de la nouvelle république aurait, selon Adenauer, une fonction d’apaisement, ancrerait le Reich à l’Ouest et le détacherait de l’Est soviétisé. Adenauer ne pourra concrétiser son rêve qu’après 1945. L’opposition entre l’option Radek (ou Niekisch) et l’option Adenauer demeure d’actualité pour l’Allemagne et également pour la Belgique. L’avenir réside dans une reprise des échanges avec les industries d’Ukraine, de l’Oural, de l’Asie Centrale et non dans l’ancrage à l’Ouest atlantique, dans cet Occident qui patauge dans ses crises car les contradictions entre ses différents pôles sont trop fortes.
[ci-contre : caricature de Werner Sahmann, dénonçant l’occupation de la Ruhr, parue dans le journal satirique berlinois Kladderadatsch, 1923]
Les six contributions de l’ouvrage ne mentionnent pas les positions prises en Belgique, allant de l’hostilité résolue à l’aventure militaire (le Mouvement Flamand et les Socialistes de gauche, De Man compris) à l’enthousiasme d’une poignée de francophiles isolés. Le roi Albert Ier était franchement hostile à l’occupation, signale le professeur Willequet dans la biographie qu’il a consacré au souverain [Albert Ier, roi des Belges : un portrait politique et humain, Belgique Loisirs, 1979]. Bariety signale simplement la péripétie du “putsch d’Aix-la-Chapelle”, où quelques Allemands cherchent à proclamer une “république nord-rhénane”, très liée à la Belgique et peu liée à la France. Ce putsch, entrepris à l’instigation de quelques militaires comploteurs et des milieux de l’industrie métallurgique belge, visait à éviter l’encerclement de la Belgique par la France, via une république rhénane orientée exclusivement vers Paris. Bruxelles et le Quai d’Orsay s’affrontaient secrètement, sans que l’opinion publique ne soit au courant, pour la satellisation du Luxembourg. Au Grand-Duché, en effet, des agitateurs de diverses obédiences militaient pour l’annexion à la France ou pour une union dynastique avec la Couronne belge, impliquant une subordination des Grands-Ducs (ou Grandes-Duchesses) au Roi des Belges. Le roi Albert ne voudra rien entendre de pareilles élucubrations et proclamera qu’il veillera toujours à respecter la pleine souveraineté du peuple luxembourgeois. Le cauchemar qui hantait les milieux politiques belges, c’était de voir se constituer un Luxembourg et une Rhénanie entièrement sous contrôle français. D’autant plus qu’une large part de l’opinion publique critiquait avec véhémence les accords secrets pris entre les États-majors français et belge.
► Luc Nannens (pseud. RS), Orientations n°7, 1986.
Adenauer et le séparatisme rhénan (1918-1924)
• recension : Henning Köhler, Adenauer und die Rheinische Republik : Der erste Anlauf 1918-1924, Westdeutscher Verlag, Wiesbaden, 1986, 287 p.
Le débat autour de la personnalité et de l’œuvre politique d’Adenauer bat son plein en Allemagne Fédérale depuis quelques mois. Thèses, articles, analyses, pamphlets se succèdent. Parmi ceux-ci, nous avons tout spécialement remarqué un bel ouvrage du Dr. Henning Köhler, professeur d’histoire moderne à la Freie Universität de Berlin (FUB).
Sur la base de nouveaux documents, provenant des archives françaises et britanniques, Köhler soumet la légende d’Adenauer à une révision sévère. Pour le professeur berlinois, le nœud du problème se trouve dans les tractations secrètes qu’Adenauer a entamé avec les Français entre 1919 et 1923. Le contenu de ces tractations était resté largement méconnu jusqu’ici. En les analysant minutieusement, on s’aperçoit qu’Adenauer, devant les clauses du Traité de Versailles et la démonstration de force perpétrée par les Français dans la Ruhr en 1923, ne voyait qu’une échappatoire : suggérer au vainqueur la création d’une République ouest-allemande, jouissant d’une indépendance factice. Pareille république donnerait à la Rhénanie, sa province, une réelle chance d’échapper au chaos qui menaçait le Reich dans son ensemble et de conserver une prospérité économique, éventuellement à accroire par un afflux de capitaux étrangers. Adenauer, en posant cette suggestion, imaginait que la crise de l’automne 1923 n’allait pas se résoudre facilement et certainement pas en faveur des Allemands. Avec l’échec du coup de force français, les plans d’Adenauer devenaient ipso facto pure spéculation et s’avéraient projet avorté.
Après 1915, l’idée adénauerienne d’une Allemagne “occidentale”, détachée de la masse territoriale prussienne et brandebourgeoise, avec ses populations marquées par le protestantisme luthérien, reprendra du service et se concrétisera pour le grand malheur du continent européen, avec la bénédiction, cette fois, des Américains et non plus de la France, devenue puissance de seconde zone.
Le livre de Köhler décrit avec une extraordinaire clarté et les intrigues du bourgmestre de Cologne et les mécanismes mentaux qui l’animaient.
► Luc Nannens (pseud. RS), Orientations n°7, 1986.
Hans Krebs : Kampf in Böhmen (Berlin, 1938, p. 108) [version néerlandaise]
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11 janvier 1923 : Cinq divisions, trois françaises et deux belges, traversent la zone démilitarisée et occupent la Ruhr, base de la puissance industrielle allemande. En Europe et aux États-Unis, l'émotion est profonde. Raymond Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, est à l'origine de ce geste fracassant, accompli en accord avec le président de la République, Millerand, la majorité de l'opinion et avec le soutien des Belges et des Italiens. En occupant la Ruhr, Poincaré veut obliger l'Allemagne à mettre fin à sa politique de "grignotage" du traité de Versailles et la contraindre à en exécuter toutes les charges, notamment en ce qui concerne les réparations. De fait, le Reich n'a ainsi remis que 78 % du charbon et 84 % du coke qu'il aurait dû donner. En envoyant des troupes dans la Ruhr, Poincaré ne vise pas, comme il l'affirme, "à étrangler l'Allemagne ou à la ruiner", mais simplement à "chercher du charbon, obtenir d'elle ce qu'elle peut raisonnablement nous verser". À peine déclenchée, l'opération provoque une explosion d'indignation en Allemagne et une immense réaction de "résistance passive" dans la Ruhr. Cheminots, ouvriers, fonctionnaires ripostent à l'entrée des troupes alliées par la grève générale. (Le Point)
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L’occupation de la Ruhr en 1923
Lorsque les Français sont entrés dans la Ruhr, les ouvriers ont déclenché la résistance passive et l’inflation a pris des proportions calamiteuses
En janvier 1923, les soldats français et belges occupent l’ensemble de la région de la Ruhr. Une vague d’indignation secoue alors toutes les couches de la population dans le Reich vaincu. Le Chancelier Cuno, en poste depuis le 22 novembre 1922, déclare qu’il faut organiser la résistance passive contre l’occupation. En France toutefois, les esprits se divisent pour juger l’entrée des troupes en territoire allemand, entrée justifiée par le retard d’une livraison de bois imposée par les clauses de réparation. Les socialistes tentent de démontrer les dangers d’une occupation. Clemenceau s’y opposait et le Maréchal Foch parlait d’un “terrible nid de guêpes” où la France avait mis la main.
Par l’appel à la résistance passive, toute la vie économique de la région occupée fut paralysée. Les hauts fourneaux furent éteints et les mines fermées. Les cheminots se mirent en grève et les fonctionnaires allemands s’en tinrent à la convention prise, d’éviter tous contacts avec les autorités occupantes. Pour transporter les minerais et le charbon de la Ruhr vers la France, des milliers de techniciens et de cheminots furent mobilisés pour travailler dans la région occupée. Mais dès que les transports se remirent à rouler, des vétérans allemands, dont d’anciens combattants des corps francs comme Heinz Oskar Hauenstein et Albert Leo Schlageter, passèrent à la résistance active et organisèrent des actions de sabotage. Ils firent sauter des ponts, des lignes de chemin de fer et des canaux pour empêcher le transport vers l’étranger des biens économiques allemands.
Les autorités occupantes réagirent avec dureté. La région occupée fut complètement verrouillée et la police allemande désarmée. Krupp et d’autres industriels furent condamnés à quinze ans de prison. Partout des confrontations sanglantes eurent lieu. En mars, quatorze ouvriers de chez Krupp furent abattus ; d’innombrables citoyens furent arrêtés ou expulsés. Lorsque les Français arrêtèrent Schlageter suite à une trahison, alors qu’il venait de faire sauter un pont près de Calkum, tous les recours en grâce furent inutiles, les Français voulant faire un exemple. L’officier de la Grande Guerre, âgé de 28 ans, fut fusillé le 26 mai. La résistance se poursuivit néanmoins sans discontinuer.
Fin mai, le parti communiste tente un coup de force et les soulèvements armés qu’il téléguidait furent anéantis par des volontaires armés. Au même moment, les attentats contre les occupants se multipliaient. Ainsi, le 10 juin à Dortmund, deux officiers français sont abattus en pleine rue. La réaction des Français a coûté la vie à sept civils.
Les tentatives françaises de détacher des régions rhénanes du Reich avec l’aide de mouvements séparatistes ne connurent aucun succès. Des attentats perpétrés contre des chefs séparatistes et la résistance de toute la population ruinèrent ces tentatives. Le 26 septembre, Stresemann, qui, le 13 août, avait remplacé Cuno au poste de Chancelier, déclare que la résistance passive doit se terminer. À ce moment-là, 132 Allemands avaient été tués ; onze d’entre eux avaient été condamnés à mort mais un seul avait été exécuté. 150.000 personnes avaient été expulsées de la région ; d’innombrables autres avaient écopé d’amendes ou avaient subi des peines de prison.
La République de Weimar était dans un état de désolation épouvantable. Non seulement elle avait dû renoncer au poids économique de la région de la Ruhr mais elle avait dû aussi payer pour entretenir la population paralysée par la résistance passive ordonnée par Cuno. L’inflation galopante ne pouvait plus être arrêtée. Le 1er juillet un dollar américain coûtait déjà 160.000 mark ; le 1er août, le dollar valait 1.100.000 mark ; le 1er novembre 130.000.000.000 mark et le 30 novembre 4.200.000.000.000 mark !
Pour stabiliser l’état de la République, il a fallu procéder à une réforme monétaire et, simultanément, l’Allemagne accepte en août 1924 le Plan Dawes * lors de la Conférence de Londres, plan qui réglait le paiement des réparations sur des bases nouvelles. En juillet et en août 1925, les Français évacuent finalement une grande partie des régions occupées, sous pression de la Grande-Bretagne et des États-Unis. L’aventure de la Ruhr était terminée.
► Matthias Hellner, zur Zeit n°25/2013.
* : Le 1er septembre 1924 entre en vigueur le plan Dawes, du nom du banquier américain Charles Dawes qui l'a élaboré. Adopté à Londres par un comité d'experts, il fixe le montant des réparations dues par l'Allemagne au titre du traité de Versailles (269 milliards de mark-or) et prévoit leur paiement sous la forme d'un emprunt ainsi que d'impôts avec, pour les Alliés, des gages sur l'industrie et les chemins de fer allemands. Une Banque centrale allemande (Reischsbank) doit éviter le retour de l'inflation. Il est prévu une mise sous tutelle de l'économie allemande pendant cinq ans et l'évacuation progressive de la Ruhr par les troupes françaises et belges. Le plan Dawes va plutôt bien fonctionner jusqu'au plan Young qui prendra sa suite en 1929. L'Allemagne va payer l'essentiel des réparations mais la crise économique et la montée des tensions politiques enterreront définitivement le reliquat dès 1932.
Allemagne : 90 ans après, l’hyperinflation est encore dans tous les esprits
Le 15 novembre 1923, il fallait 2.500 milliards de marks pour un dollar. L’hyperinflation allemande est un phénomène structurant de la pensée outre Rhin, comme le décrypte aujourd’hui l’historien et écrivain britannique Frederik Taylor dans The Downfall of Money, paru en septembre aux éditions Bloomsbury.
[ci-contre : l'argent papier est empilé dans une banque berlinoise, 1923]
Voici 90 ans, le 15 novembre 1923, une nouvelle monnaie, le Rentenmark, était mise en circulation en Allemagne au cours incroyable d’un Rentenmark pour 1.000 milliards de marks. À ce moment-là, il fallait 2.500 milliards de marks pour obtenir un dollar, la seule monnaie du monde qui s’échangeât alors sans difficultés contre de l’or. À la veille du début de la Première Guerre mondiale, un peu plus de neuf ans plus tôt, le dollar valait 4,19 marks… Ce 15 novembre 1923 marque l’acmé de l’hyperinflation allemande, qui a débuté à l’été 1922 et s’est accélérée à la fin de l’été 1923, jusqu’à devenir folle. En août 1923, le dollar ne valait encore « que » 350.000 marks…
Un anniversaire passé inaperçu
Le 90ème anniversaire de cet événement est passé un peu inaperçu, y compris en Allemagne, dans une Europe qui, désormais, craint plus la déflation que son contraire. C’est pourtant l’occasion de se pencher sur un phénomène qui modèle encore une grande partie de la pensée économique et politique allemande, et, partant, européenne. Le lecteur francophone aura bien du mal à trouver, dans sa langue, une histoire détaillée et complète de l’hyperinflation allemande. Il pourra néanmoins, s’il lit l’anglais, se tourner avec profit vers l’ouvrage de Frederick Taylor. Il y trouvera un récit minutieux des causes qui ont conduit l’Allemagne à la catastrophe de 1923 et une réflexion très poussée sur ses conséquences.
L’illusion de la politique économique durant la guerre
Au chapitre des causes, l’auteur souligne la responsabilité de la politique économique allemande pendant la guerre. En Allemagne comme en France ou au Royaume-Uni, le conflit a été financé par la planche à billets. Mais, soumis à un blocus sévère, le Reich a dû faire un usage moins immodéré encore que ses adversaires de la création monétaire et de la dette publique. Frederick Taylor montre bien, en se fondant notamment la thèse développée dans les années 1960 par l’historien allemand Fritz Fischer, combien les responsables militaires et civils allemands ont compté sur la victoire pour payer leurs dettes. En France, on a longtemps blâmé l’illusion de « l’Allemagne paiera » qui a guidé la politique du pays dans les années 1920. Mais l’on ignore souvent que, de l’autre côté de la ligne bleue des Vosges, on se berçait, également, durant la guerre de l’illusion que « la France paiera ». « Si Dieu nous offre la victoire et la possibilité de construire la paix selon nos besoins et nos nécessités, nous entendons, et nous sommes légitimes pour cela, ne pas oublier la question des coûts du conflit », proclame dans un discours cité dans l’ouvrage le vice-chancelier Karl Helferich en août 1915 au Reichstag.
Un “mur de la dette“
Après sa défaite, l’Allemagne s’est naturellement retrouvée face à un « mur de la dette » impossible à franchir sans avoir encore recours à la création monétaire. Un recours qui s’est rapidement auto-entretenu : pour rembourser les dettes, on en contractait de nouvelles et l’on payait le tout avec de l’argent fraîchement imprimé. La Reichsbank, encore aux mains de responsables nommées par la monarchie, a alors poursuivi, malgré la défaite et Versailles, la politique menée durant la guerre. Et c’est ce qui a conduit à l’hyperinflation.
L’incapacité des gouvernants à briser le cercle vicieux de l’inflation
Mais – et ce n’est pas le moindre des intérêts de l’ouvrage de Frederick Taylor de le montrer – l’hyperinflation allemande n’est pas qu’un phénomène économique. Si la hausse des prix et l’endettement public a échappé à tout contrôle, c’est aussi parce que les gouvernements issus de la défaite ont été incapables de prendre des mesures sévères pour contrer cette spirale. Pourquoi ? Parce que le régime républicain est d’emblée un régime faible, pris en étau entre la gauche révolutionnaire et l’extrême-droite revancharde. Les années 1919-1923, pendant lesquelles l’Allemagne prend le chemin de l’hyperinflation, sont aussi celles d’une instabilité politique profonde où les coups d’Etat monarchistes et les assassinats politiques succèdent aux tentatives révolutionnaires.
“Les considérations économiques ne sont jamais venues qu’en deuxième lieu“
Comme le résume Frederick Taylor : « Les politiciens de la république de Weimar, socialistes ou non, ont montré une tendance à prendre des décisions en termes de bénéfices sociaux et politiques perçus. Les considérations économiques, même les plus apparemment urgentes, ne sont jamais venues qu’en deuxième lieu ». Et d’ajouter : « le temps ne semblait jamais venu d’imposer à nouveau une chasteté financière potentiellement trop douloureuse ». Dans ces conditions, tenir une politique économique de réduction des dépenses et de contrôle de la masse monétaire tenait de la gageure. Frederick Taylor montre avec brio comment les gouvernements tentèrent alors « d’acheter » le ralliement populaire à la république par la dépense publique. Le seul homme, selon l’auteur, capable de faire cesser cette politique était Mathias Erzberger, assassiné par des nationalistes en août 1921.
Le jeu trouble du patronat
Frederick Taylor montre aussi le jeu trouble du patronat allemand dans cette période. Lui aussi a craint la « contagion révolutionnaire » russe et, pour arracher la paix sociale, va accorder des hausses sensibles de salaires qui vont alimenter la spirale inflationniste. D’autant que les exportateurs, comme Hugo Stinnes, un magnat de la sidérurgie dont l’auteur fait un portrait très complet, vont profiter de leurs accès aux marchés étrangers et donc aux devises pour gagner des sommes considérables. Régulièrement, les industriels vont freiner toute tentative gouvernementale pour ralentir la hausse des prix afin de bénéficier d’une compétitivité immense grâce à la dévaluation du mark. Frederick Taylor raconte ainsi que, jusqu’à l’été 1923 et à l’emballement de l’inflation, l’Allemagne affichait un quasi-plein emploi !
La responsabilité américaine mise en évidence
Enfin, de façon plus traditionnelle, Frederick Taylor pointe la responsabilité des alliés. Mais il la replace aussi à sa juste valeur et sans le simplisme habituel. Certes, le traité de Versailles imposait des conditions impossibles à une économie déjà à terre. Certes, la politique « jusqu’au-boutiste » de Raymond Poincaré en 1922-23, notamment l’occupation de la Ruhr en janvier 1923, est une des causes les plus directes de l’hyperinflation. Mais F. Taylor pointe aussi la mauvaise volonté allemande et, surtout, la responsabilité ultime des États-Unis. C’est parce que les Américains voulaient que les dettes de guerre de leurs alliés – et notamment des Français – fussent intégralement payées que ces derniers ont été si exigeants eux-mêmes avec l’Allemagne. « Les réparations, écrit F. Taylor, furent un moyen pour les alliés victorieux de rembourser leurs propres dettes de guerre » aux Américains.
« Pour dégager des excédents, il faut que quelqu’un accuse un déficit »
Mais pour que les vœux américains et ceux des alliés fussent satisfaits, il eût fallu que les pays européens puissent dégager des excédents commerciaux suffisants pour obtenir l’or nécessaire aux remboursements de ces dettes de guerre. Toutefois, comme le souligne Frederick Taylor, « pour dégager des excédents, il faut que quelqu’un accuse un déficit ». Or, à ce moment même, les Américains (et les Britanniques) mènent une politique d’austérité budgétaire qui conduit à une récession de leurs économies. « À qui, alors, l’Allemagne était supposée vendre ses produits pour obtenir l’or nécessaire aux remboursement des réparations ? », s’interroge l’auteur. L’ouvrage de F. Taylor montre ainsi la responsabilité de la politique isolationniste américaine menée par les administrations républicaines arrivées au pouvoir à partir de 1920 dans l’escalade de la situation allemande. Bien loin de l’image d’Épinal d’une Amérique soucieuse de l’avenir de l’Allemagne s’opposant à une France aveuglée par la vengeance…
L’effet sur la classe moyenne intellectuelle
Pour finir, après voir décrit brillamment la folie de cet automne 1923 et – ce qui n’est pas le moins intéressant – son impact sur la société allemande et sur la psyché collective allemande, Frederick Taylor insiste sur l’effet « éthique » de l’inflation qui, en dévaluant l’argent dévalue également les repères de bien et de mal et les liens humains. « En 1923, toute l’Allemagne était devenue un vaste marché où tout était à vendre », souligne l’auteur. Les classes moyennes, notamment celles qui vivaient du travail intellectuel, la Bildungbürgertum, voient alors leurs valeurs s’effondrer. Par exemple, celle du mariage fondée sur un système de dot en échange de la virginité de l’épousée. « Quand l’argent est devenu sans valeur, le système s’est effondré », note ainsi une femme témoin de l’époque citée par l’auteur. Laquelle conclut : « Ce qui est arrivé avec l’inflation, c’est que la virginité a absolument cessé d’importer ».
La construction du mythe
Cet effondrement de la classe moyenne est un des arguments essentiels de Frederick Taylor pour expliquer un paradoxe. L’Allemagne n’a pas été le seul pays frappé par l’hyperinflation à cette époque. Quoique dans une mesure moindre, la France, l’Italie et l’Autriche ont connu aussi des périodes de ce type. À d’autres époques, la Grèce ou la Hongrie du lendemain de la Seconde guerre mondiale ont connu des périodes d’hyperinflation plus sévères que l’Allemagne des années 1920. Mais « aucun de ces pays n’a été aussi apeuré de façon permanente par cette expérience », souligne l’auteur.
Le triomphe d’Hitler est venu pendant la déflation
« Pourquoi ce traumatisme allemand ? » s’interroge-t-il à la fin du livre. Il y a évidemment l’horreur nazie. Mais le triomphe d’Hitler est venu pendant la déflation, non pendant l’inflation où, précisément, le putsch nazi de Munich de novembre 1923 a échoué. Frederick Taylor explique ce traumatisme par son impact sur les classes moyennes intellectuelles. Ces dernières avaient, sous l’Empire, un prestige social immense. Avec l’inflation, ces classes se sont muées en un nouveau prolétariat. Alors que les ouvriers ont plus ou moins pu couvrir la perte de valeur de la monnaie grâce aux hausses de salaires, la Bildungsbürgertum a subi une déchéance qui l’a rapprochée socialement de la classe ouvrière.
Les « ordolibéraux » sont les traumatisés de 1923
« Dans le cas de l’Allemagne, c’est en grande partie parce qu’une classe sociale relativement petite, mais jadis extraordinairement prestigieuse, a perdu plus que quiconque dans l’inflation » que le traumatisme allemand a été construit. Les victimes principales de l’inflation « sont devenues une grande force qui forgera l’opinion au cours des trois quarts de siècle suivants. ». C’est cette classe qui ira grossir les rangs des déçus de Weimar en 1930-1933 et c’est elle qui organisera la reconstruction du pays après 1945. Ceux que l’on a appelé les « ordolibéraux » sont les traumatisés de 1923. « Ce phénomène joue un rôle important, peut-être crucial, dans la transformation de l’expérience de l’inflation qui a été une expérience dure, mais supportable pour beaucoup – en une catastrophe nationale reconnue par tous », explique Frederick Taylor. La lecture de son ouvrage permet de comprendre une bonne partie du fossé qui sépare encore l’Allemagne du reste de l’Europe.
► Romaric Godin, La Tribune, 19/11/2013.
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L'Europe en 1923