Max Scheler : l’homme dans le cosmos
Dans les premières années du XXe siècle, le mouvement phénoménologique s'est constitué. Ce mouvement tentait de dépouiller les choses de leurs oripeaux idéels ou idéologiques, provenant des sciences modernes et de les regarder sans médiation. Le philosophe doit dès lors se tourner vers l'objet lui-même, en mettant entre parenthèses toutes les théories relatives à cet objet, toutes les hypothèses et les démonstrations qui s'y rapportent, ainsi que tous les savoirs qui ont été acquis et accumulés à son propos. L'inessentiel est en quelque sorte débranché, remisé, et le philosophe analyse alors l'essence même de l'objet. À l'époque où Husserl avait choisi de se taire (1913-1929) et avant l'apparition de Martin Heidegger sur la scène philosophique, avec la publication de son Sein und Zeit (1927), Max Scheler (1874-1928) était le penseur pilote de ce courant philosophique qui garde encore toute son importance aujourd'hui.
Au départ, une philosophie du religieux
Au cours des 53 ans de sa vie, Scheler a forgé une œuvre de grande envergure. Dans la phase initiale, il publiait surtout des contributions sur la philosophie de la religion, qui ont trouvé leur point culminant et final dans son ouvrage principal Probleme der Religion : Religiöse Erneuerung (Problèmes de la religion : Renouveau religieux) [1921]. Le déclenchement de la première guerre mondiale a plongé Scheler dans une euphorie nationaliste, comme la plupart des Allemands. À cette époque mouvementée, de grands bouleversements, il a écrit des textes comme Der Genius des Krieges und der Deutsche Krieg (Le génie de la guerre et la guerre allemande) [1915], Der Krieg als Gesamterlebnis (La guerre comme vécu total) [1916], Soziologische Neuorientierung und die Aufgabe der deutschen Katholiken nach dem Krieg (Nouvelle orientation sociologique et la tâche des catholiques allemands après la guerre) [1916] et Die Ursachen des Deutschenhasses (Les origines de la germanophobie) [1917].
Par réaction à la situation de crise qui marquait la pensée au temps de la République de Weimar, où la nation était divisée en un camp idéologique de gauche et un camp idéologique de droite, on voit se constituer, dans les années 20, la Wissenssoziologie (la sociologie du savoir). C'est Max Scheler, avec son essai intitulé Wissensformen und die Gesellschaft (Les formes du savoir et la société) [1926], qui lui donnera l'impulsion. Il fixa les règles, énonça les types et les lois de la vie sociale et tenta de nommer les véritables facteurs d'influence de la compréhension (Verstehen) et de l'agir (Handeln) entre les hommes. Les positions les plus contradictoires peuvent coexister côte à côte puis trouver un équilibre ou un modus vivendi dans leurs relations, si du moins elles en viennent à reconnaître que leur points de vue différents sont toutefois, malgré tout, inclus dans un rapport de mutualité. Ces points de vue divergents ne peuvent conduire à une vision désidéologisée de la réalité qu'en entretenant une relation entre eux, ce qui, dans le chef de Max Scheler, était un vague espoir de conciliation nationale avant l'avènement de la rigueur et du néo-barbarisme national-socialiste. Karl Mannheim cultivait, lui aussi, des espoirs similaires, quand, en 1929, sa conception de la Wissenssoziologie s'est imposée comme la plus pratique.
La position de l'homme dans le cosmos
Dans la recherche sur le savoir quotidien, Scheler reste présent aujourd'hui, par l'intermédiaire des travaux de Peter Berger et de Thomas Luckmann. Qui plus est, sa Wissenssoziologie, du fait de son approche interdisciplinaire, rencontre à nouveau un intérêt toujours croissant. L'influence la plus persistante de Scheler est due à son dernier livre, qui est aussi le plus connu, et qui aborde l'anthropologie philosophique, Die Stellung des Menschen im Kosmos [1928] (tr. fr. : La situation de l'homme dans le monde, Aubier, 1951).
Des origines religieuses composites
Max Ferdinand Scheler est né le 22 aoüt 1874 à Munich. Son père, Gottlieb Scheler, était un propriétaire foncier, qui avait acquis les terres d'une famille de nobles chevaliers. Les parents Scheler n'ont pas donné à leur fils une orientation religieuse bien définie. La mère, Sophie, née Fürther, était certes une juive croyante, mais elle avait, au fil du temps, perdu toute connexion avec la religion de sa famille et sa judaïté n'a eu aucun effet sur l'évolution de son fils. Pour le père, les questions religieuses n'avaient aucune importance. Il s'était converti formellement au judaïsme, en abandonnant son protestantisme, pour pouvoir épouser Sophie.
Le grand-oncle de Max Scheler, Hermann Fürther, exerça une influence religieuse sur son petit-neveu en lui apprenant les prières chrétiennes et en lui donnant une éducation religieuse. Max Scheler a donc été influencé par la tradition chrétienne et non pas par la tradition juive. C'est la raison pour laquelle il adhéra au catholicisme en 1899. La même année, Scheler épouse Amélie Ottilie Wollmann. Un enfant est né de ce mariage. En 1900, le jeune marié devient enseignant (Privatdozent) en philosophie à l'Université d'Iéna. Pour le public cultivé d'Allemagne, Scheler devient rapidement le penseur le plus influent du “catholicisme ouvert au monde”, dans l'esprit de l'idée d'amour platonicienne et augustinienne. Quand, en 1922, il prend publiquement distance avec le catholicisme, il suscite un émoi et du scandale chez les catholiques engagés, d'autant plus qu'il annonce son divorce avec sa deuxième épouse et se remarie, pour la troisième fois, en 1924.
Abandon du catholicisme et valorisation de l'homme dans le cosmos
Dans les dernières années de sa vie, avant sa mort en mai 1928, Scheler ne s'est plus intéressé qu'à la Wissenssoziologie et se moquait même de la phase religieuse de son œuvre. « Le “premier Scheler” n'est plus une autorité », lance-t-il un jour à la tête d'un prêtre. Et tous ceux qui se réclament de cet homme, comme cela se fait encore à Rome, risquent de devenir objet de moquerie pour la postérité.
Il n'est donc quasiment rien resté de la phase religieuse de Scheler dans les dernières années de sa vie. Mais il ne semblait toutefois pas accepter complètement la mort de Dieu, qu'avait proclamée son contemporain Friedrich Nietzsche. Le cœur troublé, Scheler évoquait un “Dieu faible” (ou “affaibli”) et tentait de sauver, en philosophie, le dogme de l'homme comme couronnement de la création, dans la mesure où il accordait à l'homme une position particulière et unique dans le cosmos. Lorsqu'il accordait également à l'homme le statut d'un “bloc typique” (Typenblock) face au règne végétal et au règne animal, il arrachait de fait, mais un peu à la dérobée, l'homme du règne animal. Si je me permettais un brin d'ironie, en utilisant le langage de la fable, je parlerais d'une fourmi qui aurait tout d'un coup l'idée de classer les êtres vivants de la terre en plantes, en animaux et en fourmis…
S'ouvrir au monde de manière illimitée…
La position particulière de l'homme, concrètement, est celle-ci : l'homme est un X indéterminé, qui, comportementalement, peut s'ouvrir au monde de manière illimitée. En revanche, l'animal est déterminé définitivement pour vivre dans un monde préétabli et restreint. Cette idée centrale de l'anthropologie philosophique de Max Scheler donnera une impulsion plus tard à l'œuvre de Helmut Plessner et d’Arnold Gehlen, qui entendaient tous deux expliciter la position particulière de l'homme en le posant strictement en dehors de la nature.
Si l'on jette un regard critique sur cette anthropologie philosophique, l'homme, de par son ouverture au monde, n'occupe pas une position particulière dans le cosmos, mais déploie une stratégie de survie qui lui est spécifique, qui s'avère rentable, tout comme la capacité de la fourmi à pouvoir transporter des charges plusieurs fois plus pesantes que son propre poids. Si je me montrais caustique une fois de plus, je dirais qu'il n'est pas plus légitime d'écrire un livre sur la position particulière de l'homme dans le cosmos que sur celle de la fourmi, elle aussi originale. Il n'y a pas de motif rationnel pour ne pas écrire une “formicologie” ou une “chimpanzéologie”.
Définir l'homme par ce qu'il a créé
Comme il n'y a pas d'instance divine qui a un jour hissé l'homme au sommet de la création, sommet d'où il regarderait avec condescendance les animaux et les végétaux, l'homme ne peut être défini philosophiquement que par ce qu'il a créé. L'ancien assistant de Scheler, Günther Anders, a souligné dans un exposé la nécessité de fonder une anthropologie philosophique devant des personnalités du monde philosophique comme Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Hannah Arendt et d'autres. La position de l'homme dans le cosmos, après le décès précoce de Max Scheler, est devenue la position de l'homme dans le monde des choses et des marchandises, mais aussi dans le monde des idées. Ainsi c'est l'homme qui transforme d'autres hommes en moyens pour écouler des marchandises, c'est l'homme qui décrète, selon les idées qu'il professe et/ou auxquelles il adhère, que telle ou telle race ou telle ou telle espèce est inférieure, etc.
La figure de Scheler a été un éclair dans la pensée du XXe siècle, un impulseur incontournable. C'est en ce sens que Martin Heidegger a dit de lui en 1928, qu'il était la “plus puissante force philosophique” des années 20.
► Volker Kempf, Nouvelles de Synergies Européennes n°44, 2000.
(article tiré de Junge Freiheit n°34/1999)