OU L'UNITÉ DE L'ESSENCE-CIEL
(Pour son 90ème anniversaire)
[Quêteur de sagesse (l'essentiel, c'est l'essence du ciel en “langue des oiseaux”), Schuon est aussi un peintre exceptionnel. Ci-contre : Indien Sioux lors de sa prière au soleil]
« Et telle que serait la folie d'un homme qui, ne sachant ce que c'est que la navigation, se mettrait sur mer sans pilote, telle est la folie d'une créature qui embrasse la vie religieuse sans avoir la volonté de Dieu pour son guide. » (Bossuet)
« Il est des hommes qui adorent le soleil parce qu'il est une manifestation de Dieu ; il en est d'autres qui refusent de l'adorer parce qu'il n'est pas Dieu, ce qu'il semble prouver par le fait qu'il se couche. Les adorateurs du soleil pourraient faire valoir à bon droit qu'il ne se couche pas, mais que c'est la rotation de la terre qui crée cette illusion ; et on pourrait comparer leur point de vue à celui de l'ésotérisme, qui, d'une part, a conscience du caractère théophanique et pour ainsi dire sacramentel des grands phénomènes du monde visible, et, d'autre part, connaît la nature réelle et totale des choses et non tel aspect ou telle apparence seulement.
Mais il faut mentionner aussi une troisième possibilité, celle de l'idolâtrie : il est des hommes qui adorent le soleil, non parce qu'il savent qu'il manifeste Dieu, ou que Dieu se manifeste par lui, ni parce qu'ils savent qu'il est immortel et que ce n'est pas lui qui se couche (le fait que le soleil se déplace à son tour, à ce qu'il paraît, n'entre pas en ligne de compte dans un symbolisme limité à notre système solaire), mais parce qu'ils s'imaginent que Dieu est le soleil ; dans ce cas, les contempteurs exotéristes du soleil ont beau jeu de crier au paganisme. Ils ont relativement raison, tout en ignorant que l'idolâtrie — ou plus précisément l'héliolâtrie — ne peut être qu'une dégénérescence d'une attitude légitime ; attitude non exclusive sans doute, mais en tout cas consciente de la situation réelle, au point de vue du sujet aussi bien qu'à celui de l'objet. » (Frithjof Schuon, L'Ésotérisme comme Principe et comme Voie, p. 216)
C'est le 18 juin 1997, que « le plus grand philosophe du XXe siècle » selon Jean Biès (1), a discrètement fêté ses 90 printemps, à la lisière des vastes forêts de l'Indiana, près de la petite cité universitaire de Bloomington, aux États-Unis, où il vit depuis 1980.
Quelques jalons biographiques
Près d'un siècle auparavant, la ville de Bâle en Suisse avait bercé les premières années de son enfance (2), quasiment au son du violon de son père, d'origine wurtembergeoise. Après un apprentissage de dessinateur d'art sur tissus dans une entreprise de Mulhouse, Frithjof Schuon qui est d'ascendance alsacienne par sa mère, effectue son service militaire dans l'armée française, tout en poursuivant des études d'Islamologie à l'Institut de la Mosquée de Paris. Il voyage au Maroc et en Algérie, approfondit ses connaissances des arts et métiers traditionnels d'Extrême-Orient, et rencontre en 1932 le Shaykh Ahmad al-Alawî, Maître d'une tariquah soufie, dont il deviendra le disciple. Lors d'une escale au Caire en 1938, Schuon rend une visite courtoise à René Guénon avec lequel il entretenait d'importantes relations épistolaires. Pendant plus de 20 ans il sera d'ailleurs le plus proche collaborateur de Guénon auprès de la revue Études Traditionnelles.
Indépendamment de son engagement au sein de l'Islam, Schuon se lie à quelques-unes des personnalités les plus remarquables des tribus sioux Lakota d'Amérique du Nord, et accomplit plusieurs séjours auprès d'elles durant les étés 1959 et 1963. Son journal, ainsi que maintes études d'une acuité exceptionnelle et de splendides fresques peintes témoigneront de son empathie à l'égard de la primordialité de cette civilisation qu'il désignera de l'épithète de “Rubérien” ou “Ruberindien”.
Cependant, la déclaration de guerre l'oblige à écourter un voyage en Égypte et en Inde pour servir sous le drapeau tricolore ; puis, la lueur des hostilités s'estompant, il gagne la Suisse où il s'établit à Pully, près de Lausanne sur les bords du Lac Léman. C'est sur ces coteaux paisibles que va se peaufiner, pendant près de 40 ans, les linéaments d'une œuvre qui sert l'arc-en-ciel divin de la Vérité parce qu'elle témoigne dans les labours du cœur humain de la Grâce de la Présence.
Une œuvre “essence-ciel”
Si l'on tente de ceindre — tant que faire se peut ! — d'un seul regard cette somme (3) spirituelle incomparable, l'éclat premier qui en rejaillit parait s'énoncer autour de trois principes fondamentaux : Le Beau, Le Vrai et Le Bien, qui, à l'instar des lois globales de la physique, mais avec une dimension — universelle — qui les implique, conditionne toute une hiérarchie des états d'être du microcosme au macrocosme. Platon dans sa célèbre formule “le beau est la splendeur du vrai” avait confirmé le lien indissoluble qui unit la beauté et la vérité. Ce qu'il convient de souligner, c'est que ces notions comme toutes celles présentes dans les différents livres de Schuon, doivent être appréhendées au plus intime de soi, (re)-vécues par chacun, comme une aventure intérieure.
Ces éléments donnés pour préciser en quoi dès que l'on aborde les religions, et plus généralement le champs de la transcendance, on ne saurait se passer d'une herméneutique des formes et de la substance symboliques dont sont constituées les Révélations. Faute de quoi les concepts ne véhiculent qu'une sorte de constructivisme intrinsèquement subjectif.
Devant l'efflorescence actuelle de groupes néo-païens et l'opacité que recèle l'expression même de paganisme, il convient de nous interroger sur ce phénomène. Comme l'atteste la citation de Schuon en exergue, nul mieux que lui n'est à même de clarifier et rectifier certaines dérives néo-païennes, à l'image de celle offerte dans une récente revue de la “nouvelle droite” française. Ainsi se confirmera l'impérieuse nécessité de la perspective schuonienne pour cette fin du second millénaire.
Le néo-paganisme selon la “nouvelle droite”
[Dans un entretien avec Charles Champetier publié dans la revue Éléments en juillet 1997 (couverture ci-contre) et repris en appendice de la nouvelle édition de son livre éponyme, l’auteur de L’Éclipse du sacré (La Table Ronde, 1986), répond à ceux qui assimilent paganisme et athéisme que pour lui « le paganisme est incompatible avec l’athéisme, entendu « comme négation radicale de toute forme de divin ou d’absolu ». Critique à l’égard du christianisme, il ne se définit pas « comme antichrétien, mais plutôt comme achrétien ». Il estime par ailleurs qu’on ne peut ignorer que nous avons « derrière nous deux siècles d’histoire non païenne (ou fort peu) » et qu’« on ne peut faire comme si cette histoire n’était pas advenue, en s’efforçant de renouer […] avec une tradition interrompue »]
Le n°89 de juillet 1997 d'éléments pour la civilisation européenne, s'ouvre sur un remarquable éditorial intitulé « sortir du nihilisme » dont le propos se poursuit en quelque sorte au sein d'un entretien avec Alain de Benoist, intitulé « Comment peut-on être païen ? ». Extrêmement synthétique et pleinement justifié dans son diagnostic, l'éditorial d'éléments souffre néanmoins d'une certaine incomplétude en ce qu'il ajourne la logique même qui le sous-tend. En effet, un tel constat ne devrait-il pas déboucher sur un rattachement à l'une des Voies authentiquement traditionnelles ? Dans le cas contraire ne demeurons-nous pas simple spectateur-sociologue, d'un discours au demeurant brillant ? Ce sont les premières questions que suscite cet éditorial comme l'entretien qu'a accordé A. de Benoist.
En page 11 de celui-ci, nous découvrons, on ne sait trop pourquoi, ce qui suit :
« Les groupes “néopaïens” extrêmement nombreux qui évoluent dans ce milieu échappent rarement à ce syncrétisme (c'est nous qui soulignons), en fait un patchwork de croyances et de thèmes de toutes sortes, où l'on voit se mêler les tarots et les “charmes” karmiques, l'interprétation des rêves et les invocations à la Grande Déesse, les traditions hermétiques égyptiennes et les Upanishads, Castañeda et le roi Arthur, Frithjof Schuon et la psychologie jungienne, le marteau de Thor et le Yi-King (…), etc. ».
Pour un lecteur peu ou non instruit des Doctrines Traditionnelles, et surtout qui ne dispose pas d'information précise sur F. Schuon, ce qui précède prête à diverses supputations qui ont en commun d'altérer l'image de ce dernier. En effet :
◊ M. Schuon pourrait passer pour l'un des dirigeants ou conseillers de ces “groupes néo-païens”.
◊ On pourrait penser que M. Schuon avalise une quelconque idée de néopaganisme, ou cautionnerait l'une des tendances ou formulations du courant New Age ou de l'un des auteurs ci-dessus cité.
Or tout ceci est contraire à la Vérité et l'œuvre inestimable de F. Schuon en apporte une éclatante réfutation. Mais il y a plus ennuyeux, ce sont les 2 termes de “syncrétisme” et de “patchwork” accolé à sa personne qui ne peuvent qu'induire que son propos correspondrait à un “syncrétisme” (sic) ou un “patchwork” (sic), ce qui est encore une fois l'exacte inverse de la réalité.
Il suffit pour s'en convaincre de se pénétrer des 2 citations suivantes :
◊ « le paganisme c'est la réduction de la religion à une sorte d'utilitarisme » (4) ;
◊ « Le paganisme, s'il ne se réduit pas à un culte des esprits — culte pratiquement athée qui n'exclut pas la notion théorique d'un Dieu —, est proprement un “angélothéisme” ; le fait que le culte s'adresse à Dieu dans sa “diversité”, si l'on peut dire, ne suffit pas pour empêcher la réduction du Divin — dans la pensée des hommes — au niveau des puissances créées. L'unité divine prime le caractère divin de la diversité : il est plus important de croire à Dieu — donc à l'Un — que de croire à la divinité de tel principe universel. L'Hindouisme ne perd pas de vue l'Unité ; il a tendance à voir l'Unité dans la diversité et dans chaque élément de celle-ci. On ne saurait donc sans grave erreur comparer les Hindous aux païens de l'antiquité, pour lesquels la diversité divine était quasiment quantitative » (5).
Les interprétations limitatives d'Alain de Benoist
[Pour AdB, il s'agit de « se référer à la “mémoire” du paganisme, non d’une façon chronologique, pour en revenir à “l’antérieur”, mais d’une façon mythologique pour rechercher ce qui, au travers du temps, dépasse le temps et nous parle encore d’aujourd’hui ». Il n’est donc pas question d’un retour mais d’un recours au paganisme, comme « point de départ d’une nouvelle aventure de l’esprit, une nouvelle aventure de l’âme faustienne ». Être païen, c’est adhérer à une certaine conception du sacré, de la spiritualité. Ce n’est pas adorer Apollon ou vénérer Odin, même si l’on peut se rendre à Delphes et méditer sur le mythe apollinien, ou visiter Gamla Uppsala et se recueillir sur les tertres funéraires des divinités nordiques. Ce qui importe aux yeux d’AdB c’est de saisir quelle forme d’appréhension du monde représente le paganisme, de comprendre à quel univers intérieur il renvoie. Le paganisme pose entre l’homme et l’univers une relation fondamentalement religieuse, il sacralise le monde et le célèbre quand le christianisme le sanctifie et l’en détache]
Il est manifeste qu'A. de Benoist, sans doute par tempérament, n'a malheureusement jamais étudié (6) les écrits de Frithjof Schuon. C'est regrettable, particulièrement, dans l'optique de cet article, l'ouvrage Regards sur les Mondes anciens (7) et le chapitre (pp. 9-35) qui lui donne son titre, de même que le chapitre du même livre « Dialogue entre Hellénistes et Chrétiens » (pp. 71-89) qui répond à notre sens bien mieux que ne le fait Heidegger de ce que fut la relation amphibologique mais véritable entre les anciens Grecs et les premiers Chrétiens.
Ceci exprimé, il convient d'éclaircir les points suivants :
◊ Maîtrisant à la perfection les catégories de la Métaphysique Universelle (8), M. Schuon ne saurait de ce fait en aucun cas être suspecté de syncrétisme ou de toute autre idée du même genre. Rappelons que Guénon a plus d'une fois montré la différence entre synthèse et syncrétisme d'une part, et la nécessité d'un rattachement à une tradition religieuse avérée d'autre part. En l'occurrence et comme pour M. Schuon, ce fut le Soufisme au sein de l'Islam Traditionnel.
◊ Quant à la psychologie jungienne et à Jung en particulier (9), nous citerons ce judicieux commentaire de Schuon (10) à propos de l'exigence d'une “vigilance implacable” quant à “la réduction du spirituel au psychique” : « D'après C.G. Jung, l'émersion figurative de certains contenus du “subconscient collectif” s'accompagne empiriquement, à titre de complément psychique, d'une sensation nouménale d'éternité et d'infinitude ; c'est ruiner insidieusement toute transcendance et toute intellection. Selon cette théorie, c'est l'inconscient — ou subconscient — collectif qui est à l'origine de la conscience “individuée”, l'intelligence humaine ayant 2 composants, à savoir les reflets du subconscient d'une part et l'expérience du monde externe d'autre part ; mais comme l'expérience n'est pas en soi de l'intelligence, celle-ci a nécessairement pour substance le subconscient, et on en vient alors à vouloir définir le subconscient à partir de sa ramification. C'est la contradiction classique de toute philosophie subjectiviste et relativiste ». Il est difficile d'être plus clair quant à la dénonciation des erreurs de la “psychologie” jungienne, comme des dérives farfelues de groupes néo-païens !
D'autre part, on ne saurait, sans fausser ce qui est présupposé dans toute Révélation ou Tradition authentique, parler des écrits de M. Schuon (11) — ou de tout autre représentant qualifié de la Sophia perennis (12) — de la même façon que ceux des philosophes des XIXe et XXe siècle. Dans le cas contraire, on retomberait dans un relativisme (13) n'autorisant pas un acte de foi plénier.
Métaphysique et philosophie ne sont pas synonymes !
On s'interroge sur l'existence distincte de ces 2 termes dès lors que quasi toutes les sciences “dures” (sic) ou “humaines” (re-sic) les emploient alternativement et sans se préoccuper un seul instant du sens que ceux-ci avaient à l'origine. Ce confusionnisme (14) est assez grave car il fausse toute tentative d'interprétation du fait religieux. René Guénon a pourtant définitivement établit la distinction radicale qu'il y a lieu de retenir entre philosophie et Métaphysique (15), et la démarche “quelque peu honteuse et confuse” (16) de Heidegger se trouve renvoyée à sa juste place.
Quoique nous estimons beaucoup la pertinence de certaines analyses critiques d'Heidegger sur le sens de la technique dans le monde moderne, nous ne pouvons acquiescer à l'engouement disproportionné que certains lui voue à l'instar du “gourou” de la psychanalyse Jacques Lacan (17). F. Schuon a bien circonscrit les confins de la pensée d'Heidegger, lorsqu'il relève dans Les Stations de la Sagesse :
« Pour Heidegger, la question de l'Être “a tenu en haleine l'investigation de Platon et d'Aristote”, et : “ce qui a été arraché jadis, dans un suprême effort de pensée, aux phénomènes, bien que d'une manière fragmentaire et par tâtonnements (im ersten Anlaufen) est rendu trivial depuis longtemps” (Sein und Zeit). Or il est exclu a priori que Platon et Aristote aient “découvert” leur ontologie à force de “penser” ; ils étaient tout au plus les premiers, dans le monde grec, à estimer utile de formuler par écrit une ontologie » (18).
Comme tous les philosophes modernes, Heidegger est loin d'avoir conscience du rôle tout “indicatif” et “provisoire” de la pensée en métaphysique ; aussi n'est-il pas étonnant que cet auteur conclue, en vrai “penseur” méconnaissant la fonction normale de toute pensée :
« Il s'agit de trouver et de suivre un chemin qui permette d'arriver à l'éclaircissement de la question fondamentale de l'ontologie. Quant à savoir si ce chemin est le seul chemin, ou s'il est le bon chemin, c'est ce qui ne pourra être décidé qu'après coup » (ibid.).
Il est difficile de concevoir attitude plus antimétaphysique ; c'est toujours le même parti pris de soumettre l'Intellect, qui est qualitatif par essence (19), aux vicissitudes de la quantité, ou en d'autres termes, de réduire toute qualité d'absolu à du relatif. C'est la contradiction classique des philosophes : on décrète que la connaissance est relative, mais au nom de quoi le décrète-t-on ?
L'estimation d'Evola et celle d'Henry Corbin
Julius Evola rejoint là-dessus Schuon lorsqu'il note que « le sens de l'existentialisme de Heidegger [est] sans ouverture franchement religieuse », et que lorsque le philosophe de la Forêt Noire « parle du courage qu'il y a à éprouver de l'angoisse devant la mort » (20), nous sommes aux antipodes du type humain que toute religion bâtit dans la tourbe du temps.
L'anecdote sympathique d'Heidegger procédant à une génuflexion « lorsqu'il entrait dans une chapelle ou une église » (p. 17) (21), dévoile une signification dont le caractère “historique” précisément, est à comprendre dans la perspective que nous avons jusqu'à présent essayé de présenter et qui se trouve également au cœur du retournement, de la transmutation qu'effectua Henry Corbin lorsqu'il délaissa Heidegger pour l'étude approfondie de Sohrawardî, Shaykh al-Ishrâq. Daryush Shayegan écrit à cet effet :
« Ce que Corbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre “climat de l'Être” (eqlîm-e wojûd, Hâfez), un autre niveau de présence, niveau qui était exclu pour ainsi dire du programme de l'analytique heidegerienne. Le “retour aux choses mêmes” que préconisait Husserl, les mises entre parenthèses, le retrait hors des croyances admises que prônaient les adeptes de la phénoménologie, ne débouchaient pas sur le continent perdu de l'âme pas plus que Heidegger, analysant les existentiaux du Dasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat ou le monde de l'imaginal. Ainsi le passage de Heidegger à Sohrawardî n'était pas uniquement un parcours ordinaire, encore moins une évolution mais une rupture, une rupture qui marquait l'accès à un autre climat de l'être (…) » (22).
C'est avec la publication de la traduction française du livre du sage safavide Sadr al-Dîn Shîrâzî (Mullâ Sadrâ) intitulé Kitâb al-mashâ'ir (Le livre des pénétrations métaphysiques), qu'Henry Corbin mis « en parallèle, écrit Seyyed Hossein Nasr, le destin de l'étude de l'être en Occident et en Orient (…) [et] montra (…) dans sa magistrale comparaison entre l'ontologie de celui-ci et celle de Heidegger, que la découverte d'une métaphysique authentique révèle la limitation et l'insuffisance des débats qui occupent les principaux courants de la philosophie occidentale » (23).
Ce “climat” ne s'accomplit pleinement dans les tréfonds de l'homme que par le guéret des rites qui le rétablit dans sa verticalité chaque fois qu'il y déchoît. Or ceux-ci pour rassasier l'être de l'eau du symbole — étoile fixe — et générer toute leur efficience, reçoivent leur légitimité seulement de la radicale Transcendance du Tout Autre qui, nous affirme Le Saint Coran « est plus près de lui que sa veine jugulaire » (24), mais il est dans son évanescence que l'homme ne cesse de l'oublier. C'est pour cette juste mesure que Jean Borella remarque encore :
« Un simple regard sur le Parménide ou le Sophiste aurait dû suffire cependant à leur faire comprendre (parlant de Heidegger et de Derrida) qu'il ne peut y avoir de compréhension (à tous les sens de ce terme) de l'être que du point de vue, qui n'est pas un point de vue, du sur-ontologique. À défaut de s'établir dans le surontologique (on y est ou on n'y est pas), on ne peut jamais parler de l'être, mais seulement à partir de l'être, et bien que la parole elle-même soit alors tout simplement impossible. C'est ici que se trouve la réponse à la question que Derrida pose à Foucault : y a-t-il un “autre” du Logos et quel est-il ? Ou bien n'y en a-t-il pas ? Et cette réponse est la suivante : c'est le Logos lui-même qui est l'autre (que l'être), contrairement à ce qu'affirme Parménide qui ne le conçoit que comme parole-de-l'être (ontologos) ; sinon, comment serait-il possible de dire ce qui n'est pas ? » (25).
Bien d'autres remarques seraient à formuler sur cet entretien qu'A. de Benoist à d'ailleurs renouvelé dans la revue Antaïos (26), ce qui justifie à nos yeux la présente mise au point. Ainsi à propos des nuances qu'il y aurait lieu de faire entre aimer et ne pas aimer le monde, dans la référence à la lère Épître de Jean (2, 15) [« N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde », formule jugée emblématique d'un « dire non » à la vie et au monde]) que donne A. de Benoist (p. 15), mais nous ouvririons alors un autre débat. Néanmoins nous ne poserons qu'une très simple question pour en dégager les prémisses : n'est-il jamais arrivé, dans toute son existence, à A. de Benoist de maudire, et de vouer aux gémonies la terre entière, même l'espace d'un instant ?
Pareillement nous ne pouvons pas nous accorder avec A. de Benoist lorsqu'il dit qu'« il n'est que trop évident que [l'ésotérisme] sert aisément de support à tous les délires » (p. 11), c'est un peu court ! (27) En l'occurence un certain néopaganisme véhicule autant sinon davantage de délires (sic), surtout lorsqu'il refuse de se présenter pour ce qu'il est. C'est pourtant grâce à l'apport guénonien que nous pouvons distinguer entre occultisme et Ésotérisme, surtout dans son sens doctrinal. Ne conviendrait-il pas mieux alors de parler de spiritisme (rebaptisé channeling, comme il est indiqué d'ailleurs) ou d'occultisme ?
Nous ne pouvons supposer qu'un livre de Sel et de vie — à la dimension impeccablement axiale, et véritable viatique pour l'homme moderne décentré comme l'est L'Esotérisme comme Principe et comme Voie, de F. Schuon, qui vient d'être réédité, véhiculerait un pareil “délire” (sic) ? Nous sommes persuadé que tel n'est pas le propos d'A. de Benoist, et que seul les nécessités de l'entretien lui ont obvié la possibilité de clarifier ce point.
Une lettre ridicule du rédacteur en chef d'“éléments”
À la fin des Actes du XXVIe Colloque national du GRECE, le 1er décembre 1996, intitulé « Les grandes peurs de l'an 2000 », A. de Benoist relève : « Je suis toujours un peu surpris de voir à quel point il est parfois difficile pour chacun d'entendre des points de vue avec lesquels ils ne sympathisent pas. Je suis un peu différent, (…) en général, j'aime bien entendre des gens qui disent des choses que je ne pense pas (…) » (28). Fort de cette belle profession de foi, nous souhaitons que le présent petit écrit soit lu en observant si possible le sens de cette dernière !
Suite à un échange de correspondance relativement à ce numéro, son rédacteur-en-chef m'a fait part de son refus de publier ma mise au point (29) et de quelques objections vaniteuses dénuée de toute pertinence. J'en relèverai 3 qui sont symptomatiques d'une clôture épistémologique :
• a) M. Champetier estime que l'on ne saurait s'autoriser à “déduire quoi que ce soit des limites évidentes de notre constitution humaine”. Mais il ne lui vient pas un seul instant à l'esprit que ces limites ne sont si évidentes que pour lui, et que c'est lui-même qui arbitrairement se les pose !
Nous sommes ici en présence de l'aporie kantienne-type qui induit obligatoirement une clôture épistémologique. Kant estimait en effet que « la philosophie est non un instrument pour étendre la connaissance mais une discipline pour la limiter » (30). Or cette limite réside ici dans l'aperception et la mission octroyée à la ratio. Autrement énoncé, c'est le serpent qui se mord la queue pour emprunter à l'un des épisodes ubuesques de Tintin au Congo l'image qui qualifie au plus près la réflexion du rédacteur d'éléments.
Sur un autre plan, M. Champetier en ne tenant aucun compte des remarques — plus haut — relatives à la fonction (31) des écrits schuoniens, entérine curieusement un égalitarisme méthodologique en ce qu'il prétend a priori récuser la pertinence de ceux-ci sans se soucier des conséquences que cela implique. En d'autres termes : M. Champetier a-t-il, oui ou non, suivi une Initiation authentique, quel est le degré et la qualité de réalisation de celle-ci, et enfin, maîtrise-t-il, oui ou non, tout ce qui découle — Métaphysique comprise — d'une Tradition donnée ? La réponse à ses diverses questions ne peut qu'être négative et il apparaît dès lors que nous sommes en présence d'un incroyable orgueil dû à une ratio mutilée.
• b) M. Champetier cite Wittgenstein, manifestement sans l'avoir vraiment lu. Il traduit quasi littéralement tout en la surinterprétant sa formule “sur ce dont on ne peut parler il vaut mieux se taire”. Outre que l'on peut également renvoyer Wittgenstein aux observations citées en a), celui-ci n'infére aucunement — contrairement aux positivistes du Cercle de Vienne — d'une impossibilité du langage à désigner une acception alors que son expression la proscrirait. Dans une étude importante (32), Jean-François Malherbe relève :
« Nul athéisme donc chez Wittgenstein qui s'en tient strictement à montrer qu'il n'y a pas de savoir sur Dieu, si du moins l'on entend par savoir ce qui peut faire l'objet d'un discours sensé, et à suggérer une possiblité (ineffable) de Dieu. Mais il n'en va pas de même chez les positivistes logiques qui se sont référés au Tractatus comme à une “Bible”. Ce que refusent obstinément les néo-positivistes — et qui les distingue radicalement de Wittgenstein —, c'est la possibilité que le langage montre des choses qu'il ne peut pas dire. Le problème de Dieu est donc, à leurs yeux, strictement dépourvu de sens, même de ce sens ineffable dont Wittgenstein pensait qu'il pouvait se montrer sans se dire ».
• c) M. Champetier estime que l'on « retrouverait paradoxalement dans l'humanisme moderne (…) [une] démarche d'absoluité propre à la métaphysique ». Ou est-il allé chercher pareille incongruité ? Primo, comment entend-il le terme “métaphysique” ? Secondo, lorsque nous lisons, — connivence de vue ? — comme allant de soi, chez A. de Benoist, l'expression “métaphysique de la subjectivité” (33), nous nous demandons ce qu'il faut comprendre exactement par là ? En réalité, l'humanisme moderne nous apparait d'abord marqué par un refus ou une ignorance manifeste de toute dimension de transcendance et a fortiori d'Absolu, ce qui ne l'empêche pas d'absolutiser des concepts purement relatifs, — le phénomène de la sécularisation — ce qui constitue sa principale aberration. F. Schuon souligne bien que « l'humanisme (…) exalte de facto l'homme déchu et non l'homme en soi. L'humanisme des modernes est pratiquement un utilitarisme pointé sur l'homme fragmentaire ; c'est la volonté de se rendre aussi utile que possible à une humanité aussi inutile que possible » (34), ajoute-t-il avec humour.
Présence de Frithjof Schuon à l'aube du 3ème millénaire
Michel Valsan signale qu'« il existe nécessairement un principe d'intelligibilité de l'ensemble, correspondant à la sagesse qui dispose cette multiplicité et cette diversité. Mais ce principe ne peut être que métaphysique » (35). Nous croyons que l'honneur revient à Schuon d'avoir livré, à tous ceux qui s'en montrent dignes, les clefs — le principe d'intelligibilité — inestimables des grandes sagesses incréées. Ce faisant, la responsabilité lui est dévolue d'un double écueil : celui d'une interprétation erronée par manque de qualification, et où même la sincérité peut s'avérer un piège, et celui de l'utilisation équivoque et délibérément altérée.
Or l'une des vertus proprement traditionnelle est de servir “La Tradition” et non de s'en servir (36). Dans cette configuration humaine se déclôt soit l'être transfiguré par l'appel intérieur à la verticalité, ou broyé par l'implosion d'une volonté qui le vampirise. Sur ce choix existentiel, comme sur bien d'autres, quels seraient les autres Métaphysiciens en cette fin du XXe siècle qui apporteraient dans un langage aussi cristallin les réponses aux questions légitimes que l'humain, parfois pétri d'angoisse, se pose légitimement ? C'est dans l'équilibre fragile où se dévoile les arcanes de la quête que se meut également le mystère de la rencontre de Dieu avec sa créature.
Dès lors pourra-t-on approcher, comprendre, notre insistance sur le service et la Grâce dont Schuon est investi pour ce prochain millénaire, alors que partout se généralisent des conflits qui trouvent leur sens originel et par là-même final au sein d'une incompréhension capitale de la relation de l'Un et du multiple ? Cette portée ontologique a entre autre été relevée par Jean Biès (37) à la fin des entretiens que F. Schuon lui avait accordé voici quelques années alors qu'il résidait encore en Suisse. À juste titre, J. Biès compare la fonction de Schuon avec le Prophète Élie. L'Universalité vraie — qui est l'exact contraire de l'universalisme dégénéré abstrait ou cosmopolitisme totalitaire — que Schuon incarne, constitue justement, en cette fin de siècle où se généralise le triomphe de la parodie (38), comme une sorte de miracle. Songe-t-on un instant que l'une des perspectives essentielles d'un livre tel que De l'unité transcendante des religions est d'offrir le socle inébranlable — par delà tous les confusionismes aberrants du New Age —, et la colonne vertébrale céleste sur laquelle s'édifient et puisent toutes les religions, et à travers cette Unité qui discerne, d'assécher jusqu'à une certaine limite le stérile jeu des conflits théologiques ?
Selon la doctrine bien connue de Saint Augustin qui est comme l'image inversée du discours d'A. de Benoist :
« En soi, la réalité qu'on appelle aujourd'hui religion chrétienne, existait même chez les anciens, et n'a pas manqué depuis le commencement du genre humain jusqu'à ce que le Christ vînt en la chair, à partir de quoi la religion vraie, qui existait déjà, commença de s'appeler chrétienne » (39).
De l'Islam au Christianisme, du Paganisme à l'Hindouisme ou au Bouddhisme, le vêtement de l'exotérique se dissout toujours devant la venue de l'Ineffable. Car comme le formule merveilleusement Schuon :
« les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore » (40).
N'entrons-nous alors pas dans le temps où il nous faudrait concevoir le paganisme non comme un unilatéralisme formel, toujours en opposition, ce qui est le propre d'une expectative qui résèque toute dimension métaphysique et spirituelle — mais plus simplement et plus véridiquement comme un simple moment de l'être, une goutte dans l'océan du divin ?
C'est dans ce sillon qu'à l'été de l'année 1980, Georges Gondinet, qui actuellement dirige les éditions Pardès, adressait une lettre ouverte à A. de Benoist, dont les termes nous semble toujours d'actualité :
« “Là où existe une volonté, existe un chemin”, déclarait Guillaume d'Orange. Malheureusement, si vous possédez une incontestable volonté, vous vous arrêtez en chemin. À l'imitation de Renan, vous proposez une “réforme intellectuelle et morale”, mais vous la proposez à une société qui appelle sourdement une révolution totale » (41).
Puissions-nous miser sur cette révolution du cœur flamboyant, qui se consume dans la fidélité inébranlable aux Principes de La Tradition.
► Frédéric d'Hölkelunn, Vouloir n°142/145, 1998.
[♦ nota bene : cet article peut être rapproché de la contribution d'Olivier Dard, « Paradoxes et masques de la misosophie » aux Dossiers H (consacré à F. Schuon), L'Âge d'Homme, 2002. Du même auteur, une courte monographie sur Schuon sera bientôt disponible chez Pardès dans la coll. "Qui suis-je ?". Signalons aussi son site dédié à Schuon]
◘ Notes :
◘ Pistes de lecture
♦ De Patrick Laude :
Perspective schuonienne sur la religion des aborigènes d'Australie (KH Oldmeadow)
♦ Annexe :
Sortir du nihilisme
Depuis la Réforme, qui a brisé en deux l'Europe chrétienne, la religion a perdu sa capacité d'intégration sociale : mettre fin aux guerres de religion impliquait de faire de la croyance une affaire privée et, dans le même temps, d'ériger la raison commune en nouvelle base de l'existence collective. La modernité s'est ainsi constituée par la généralisation d'une rationalité pratique qui supprime toute épaisseur normative et sacrée, en transformant toute réalité, naturelle et sociale, en système hypothétique d'instrumentalité : fondamentalement, le moteur de la modernité est une rationalité instrumentale axiologiquement neutre, c'est-à-dire indifférente aux valeurs et aux fins, dont le corollaire est le rejet de toute conception normative du bien commun.
S'efforçant d'imposer une vision non spirituelle de la société, la modernité a tour à tour interprété la religion comme aliénation sociale, soumission à l'institution, produit consolateur de l'esprit humain, voire symptôme névrotique. Mais tous les concepts qu'elle a mis à sa place (progrès, nation, humanité, race, parti, etc.) ont été mis à mal les uns après les autres. Le sujet religieux a été dissous au profit du sujet politique, qui s'est dissous lui-même en sujet solitaire. La foi en l'homme a remplacé la foi en Dieu, mais en produisant plus d'incrédulité encore, car il n'y a pas de plus grand ennemi pour l'homme que l'homme lui-même. On n'a jamais pu durablement sacraliser le social, en le privant de ses ouvertures vers l'invisible. La modernité a ainsi échoué à répondre à la disposition qui pousse l'homme vers ce qui excède radicalement sa condition.
En rabattant la religion sur la sphère privée, c'est-à-dire en transformant toutes les croyances en autant d'opinions – la religion devient alors un moyen pour ceux qui ont des « préoccupations spirituelles », c'est-à-dire des problèmes avec l'absolu, de formuler des opinions systématiques permettant de les résoudre –, la modernité a poussé à son terme le désenchantement du monde et suscité un indifférentisme généralisé. Cet indifférentisme, qui n'est pas de l'athéisme au sens classique, mais plutôt du matérialisme pratique, est l'une des caractéristiques les plus évidentes d'un nihilisme contemporain dont l'extension produit un désarroi (la perte des « repères ») d'autant plus sensible que les structures sociales porteuses de sens disparaissent à leur tour.
Comment le monde actuel réagit-il à ce nihilisme ? Subissant de plein fouet les conséquences de l'individualisme, les Églises chrétiennes sont en perte de vitesse. Elles enregistrent une extraordinaire décrédibilisation du dogme, en même temps qu'un significatif report de l'exigence morale sur la société tout entière au détriment de l'obligation éthique individuelle. Les référents chrétiens ne font plus partie du paysage, alors qu'ils s'imposaient encore hier même aux athées. (Il n'y a plus un présentateur du journal télévisé qui sache ce qui se célèbre à la Pentecôte ou à l'Ascension). Face à cette situation, une minorité de « traditionalistes » se replie sur le dogme, au risque de se couper du monde, une autre tente de moderniser la foi en « rethéologisant » la sécularisation, une troisième d'inventer de nouvelles formes de ferveur associative (le pentencôtisme compte à lui seul plus de 40 millions de fidèles dans les 2 Amériques). Mais ces tentatives ne suffisent pas à redonner à la religion un rôle social : les actions des individus au sein de la société ne sont pratiquement plus déterminées par leurs croyances.
Parallèlement, on voit à la fois renaître des littéralismes, dits aussi « intégrismes » ou « fondamentalismes », et se multiplier des sectes et des « nouveaux mouvements religieux ». Les premiers sont autant de réactions de crispation vis-à-vis d'un monde jugé hostile, mais peuvent être aussi l'habillage religieux d'une volonté identitaire ou d'une revendication politique. Les seconds traduisent un renversement de l'individualisme en son contraire : on passe de la négation du social à la négation de soi, pour s'assurer de la chaleur d'un petit groupe organisé par un gourou.
Enfin, au-delà des sectes, on assiste à une sorte de demande spirituelle éclatée, où tout un chacun, refusant les dogmes et les formes institutionnelles établies, se compose une sorte de religion à la carte, faite d'emprunts les plus divers, censés contribuer au mieux-être individuel et au bonheur spirituel. Ce phénomène est peut-être aujourd'hui le plus répandu. La sécularisation, de ce point de vue, n'a pas tué la religion, mais en a fait renaître mille.
On a sans doute parlé trop vite de « retour du religieux » pour caractériser des phénomènes aussi différents, auxquels il faudrait encore ajouter l'attrait pour les sagesses traditionnelles non occidentales (le bouddhisme est aujourd'hui la quatrième religion de France). Mais il n'en est pas moins symptomatique que cette quête spirituelle déborde largement les trois monothéismes et conduise parfois à des retrouvailles avec l'antérieur du christianisme, voire avec la volonté de faire renaître ce que celui-ci avait tenté de faire disparaître : l'esprit du paganisme.
La réapparition d'un référent païen, aujourd'hui multiforme, est bien entendu également ambiguë. (La Renaissance, qui vit se multiplier les références à l'Antiquité, fut aussi le moment où l'esprit européen s'affranchit le plus complètement de l'esprit du paganisme antique). Elle prend cependant tout son sens quand on réalise que le processus de désenchantement et de « neutralisation » du monde engendré par la modernité correspond aussi à la sécularisation d'une certaine vision chrétienne du monde. Il ne s'agit pas seulement ici de reconnaître que, comme l’a dit Carl Schmitt, « tous les concepts de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés », mais de bien voir que c'est le christianisme qui, à son corps défendant, « a produit la modernité séculière laïque par le déploiement de sa logique interne d'autonomisation du monde par rapport au divin » (Christophe Bourreux, in Esprit, juin 1997). Marcel Gauchet avait à cet égard parfaitement raison de présenter le christianisme comme la « religion de la sortie de la religion ». Le survol des deux millénaires écoulés montre que le christianisme était potentiellement porteur de nihilisme. Sortir du nihilisme, cela signifie donc sortir à la fois de la conception chrétienne du monde et de la sécularisation sur laquelle elle a débouché. Et d'abord rompre avec cette idée augustinienne d'une histoire universelle conçue comme maturation pédagogique de tout le genre humain, qui reste aujourd'hui le ressort implicite de l'idéologie du progrès.
Malraux n'a jamais dit que le « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », mais il a dit que « la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu'au connue l'humanité, va être d'y réintégrer les dieux ». La question spirituelle n'est pas à cet égard un « luxe » dont on pourrait faire l'économie, pour éviter des querelles oiseuses ou des divisions inutiles. Elle est au cœur même des interrogations présentes, pour la simple raison qu'on ne saurait sortir de l'idéologie dominante sans répudier la matrice dont elle est issue. Quant à l'avenir, on peut se demander si la possibilité d'un sens ne réside pas d'abord dans la détresse spirituelle elle-même, dans la façon dont à travers cette détresse se révèle la nature ambivalente du nihilisme, à la fois déchéance totale et passage obligé d'une renaissance. On connaît la parole de Hölderlin : « Il est proche et difficile à saisir le Dieu. Mais là où est le danger, croît aussi ce qui sauve ». Dans Type, nom, figure, Jünger écrit : « Le recours aux mythes ne suffit plus […] Nous devons remonter bien au-delà des types mythiques, et même des types tout court. Dieux et héros ne suffisent plus à détourner le Destin ».
► Robert de Herte, éditorial éléments n°89, 1997.
◘ Courte mise au point :
La polémique sur les rapports entre ND et Tradition est d'un intérêt assez faible. On pourra pour une rapide approche se référer à l'article du doxographe S. François « Un Usage politique de l’ésotérisme : l’exemple de la ND » (résumant, de manière plus nuancée, son travail scolaire de thèse). Comme le note pertinemment JP Lippi à ce sujet, « il y a bien plus ici un “évolisme de service” qu'une réelle convergence de vues. (...) La ND prend donc finalement dans la pensée évolienne et l'École de la Tradition ce qui lui convient dans le cadre de son projet [défini alors comme une ligne “métapolitique” fondée sur un “gramscisme de droite”] et rejette le reste. Les exemples d'opposition des deux visions du monde ne manquent pas, telle la mise en garde de de Benoist concernant la dimension potentiellement démobilisatrice de la conception cyclique du temps (cf. « Fondements d'une attitude nominaliste devant la vie », 1979) ou encore le rejet par le même de l'attitude réactionnaire (...) : “L'esprit réactionnaire est peut-être la chose au monde que j'exècre le plus” écrit-il [en] 1976 » (in J. Evola, métaphysicien et penseur politique, p. 216). Concernant AdB, reprenant le distinguo abellien il affirme simplement préférer l'attitude d'homme de connaissance à celle d'homme de puissance (aspiration habitant déjà son écriture pseudonymique à ses débuts) et se méfier des attitudes d'enfermement mental dont sont coutumières les querelles de chapelle entre guénolâtres, lui donnant parfois l'impression d'« un reportage sur un monde d'aliénés » note-t-il désabusé dans son journal (Dernière année, 2001). Plus sérieusement, si sa lecture critique se veut résolument une « réflexion sur les fondements éthiques et philosophiques d'une nouvelle attitude devant la vie », autrement dit propose une philosophie des valeurs (au nom d'un perspectivisme pluraliste), elle n'en laisse pas moins largement impensée, en dénonçant “l'idéologie de la césure”, la question complexe du processus de sécularisation, à l'instar des répliques polémiques dénonçant de manière caricaturale soit une prétendue “idolâtrie païenne” soit un crypto-scientisme (datant du cercle Ernest Renan) sous une toge de patricien.