Nicholas John Spykman, né en 1893 aux Pays-Bas, naturalisé américain en 1928, mort en 1943, est considéré comme l’un des pères de la « théorie géopolitique ». Éminent professeur de Yale, où il est en 1934-35 le fondateur du premier département de Relations internationales, il marque profondément le débat intellectuel à l’orée des années 40, en se faisant l’avocat de la géographie politique comme nouvelle méthode d’analyse de politique étrangère. Son influence est importante dans le domaine, nouveau pour l’époque, de la “sécurité nationale”, puisqu’il est considéré, à l’instar de George Kennan, comme l’inspirateur indirect de la théorie du containment [endiguement] de la doctrine Truman. Ses théories réalistes, débattues avec violence à partir de 1942 en raison de leur supposé “cynisme”, marquent une rupture avec l’idéalisme des années 20 et 30.
Heartland / Rimland : ces deux termes font référence à la théorie de Spykman. Dans ses ouvrages, Spykman critique la théorie de Mackinder, selon laquelle le Heartland (Europe de l’est et Russie) est le cœur de la puissance, et qui le contrôle domine le monde. Spkyman y oppose la notion de Rimland (Europe de l’Ouest, Proche, Moyen et Extrême Orient), qu’il faudrait contrôler pour « tenir la destinée du monde ». Toutefois, ces deux théories sont en réalité proches, puisque pour Spykman, maitriser le Rimland permettrait de dominer le Heartland et donc le monde. C’est en tout cas ce qu’il préconise à la diplomatie américaine. L’étude de Spykman garde toute son actualité.
Des principes de la géostratégie thalassocratique des États-Unis après 1945 :
N. J. Spykman, D. W. Meinig, W. Kirk
◘ Avertissement : En hommage à Carlo Terracciano, géopolitologue italien décédé en septembre 2005, cette traduction par Robert Steuckers de l’un de ses textes, pour la revue Vouloir en 1999. Cette étude, rédigée il y a 30 ans, indique la clairvoyance de cet ami italien disparu, et tant regretté par la communauté des géopolitologues.
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Pour les États-Unis, l’hégémonie mondiale maritime est étroitement liée à la possession d’îles et de péninsules importantes dans les deux océans que Washington entend transformer en “Mare Nostrum”, pour faire de ses citoyens les cives imperiales de l’Occident. L’Europe, dans cette stratégie impérialiste américaine, acquiert une position de première importance, comme le notait le vice-amiral Pierre Lacoste, commandant de la flotte française de la Méditerranée :
« Les grandes péninsules comme l’Europe sont soumises à la double influence du continent et de la mer ; elles sont l’objet des convoitises et détiennent le terrain d’affrontement entre les “patrons de la Terre” et les “patrons de la Mer”. Les nations qui se trouvent dans de telles zones ont toujours oscillé entre une politique continentale et une politique maritime. Les principales puissances terrestres ne se donnent pas de grandes flottes, sauf dans leurs phases d’expansion, et uniquement pour faire pièce à l’expansion des “patrons de la Mer” » (cf. Jean Schmitt, « Apocalisse blu », in : Panorama n°812, nov. 1981).
L’Europe est la clef du monde
Mais il n’y a pas que ce destin de péninsule. L’importance géopolitique de l’Europe est planétaire sur le plan stratégique. Car l’Europe est la clef du monde. Qui la possède détient la clef de la domination sur le globe tout entier.
« L’Europe occupe une position axiale : elle est le centre géographique des terres émergées. À l’époque des avions et des missiles à longue portée, l’Europe constitue une base de tir idéale : à partir de son territoire, on peut atteindre tous les points du globe. Mais notre continent est aussi et surtout le port du monde, avec ses 40.000 km de côtes. Il est une main qui s’ouvre sur la mer. Le posséder signifier posséder la puissance maritime. La densité de sa population, sa productivité agricole, ses capitales industrielles, son exceptionnelle main-d’œuvre, contribuent à faire de l’Europe la région la plus convoitée du globe. Notre continent est l’échiquier sur lequel deux joueurs se disputent l’histoire, l’un pour s’y maintenir, l’autre (l’Union Soviétique) pour le conquérir. Celui des deux systèmes — l’occidental-américain ou le soviétique — qui réussira à arracher à son adversaire la moitié de cet échiquier obtenu à Yalta bénéficiera d’un avantage incomparable pour attirer dans son orbite les continents périphériques » (F. Gugliemi, « All’alarmi, siam europei ! », in : Candido).
L’importance des côtes, des îles et des péninsules à la périphérie des grandes masses continentales est capitale pour les géostratèges des puissances maritimes. Cet état de choses nous oblige à étudier les géopolitologues anglo-saxons qui sont les héritiers directs de Mahan, fondateur de la Navy League et père des stratégies navales et thalassocratiques américaines. Parmi ces géopolitologues, citons d’abord Nicholas J. Spykman.
Les dix éléments de la puissance d’un État
Spykman est l’auteur d’America’s Strategy in World Politics (1942), ainsi que d’un manuel plus célèbre, Geography of Peace, qui fut écrit en pleine guerre en 1944. Selon Spykman, les éléments qui font la puissance d’un État sont :
Mises à part les considérations sur les facteurs non directement géographiques, Spykman était profondément influencé par Sir Halford John Mackinder, auteur de Democratic Ideals and Reality, qui dans ses derniers ouvrages avait considérablement réhabilité l’importance de l’aire atlantique, ce “Midland Ocean”, comprenant les États-Unis et l’Europe occidentale. En plein conflit mondial, Mackinder et son disciple Spykman réévaluent le Sea Power, qu’ils opposent à l’Heartland Power de la masse eurasiatique, surplombant l’Europe orientale et la Sibérie occidentale.
Spykman : une réévaluation des rimlands
Spykman va plus loin que son maître et renverse carrément le rapport d’importance que ce dernier accordait dans un premier temps aux concepts désignant le Vieux Continent : soit “l’Anneau” ou “Face marginale” : c’est l’Inner Crescent de Mackinder qui devient chez son disciple américain le “Rimland”. Chez Mackinder l’Inner Crescent était en permanence sous la menace, c’était un espace de civilisation certes brillant mais toujours prêt à tomber dans l’escarcelle des “barbares dynamiques” du Heartland. Pour Spykman, au contraire, ce sont les rimlands qui sont les atouts géopolitiques et géostratégiques majeurs : « Qui contrôle les rimlands contrôle l’Eurasie, qui domine l’Eurasie domine les destinées du monde ! ». L’Amérique, “Île du Monde”, est un concurrent direct des rimlands, elle doit les comprimer et réduire leur importance, en jouant tantôt de ses propres atouts de grande puissance maritime, tantôt des atouts de la puissance continentale qui fait face aux rimlands. Pour la nouvelle géopolitique américaine de Spykman, les rimlands ne sont plus périphéries mais centres de gravité géostratégique.
Fondamentalement, pour Spykman, la position des rimlands et donc de l’Europe est la suivante : « La position [des rimlands] par rapport à l’équateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit ; c’est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication ; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l’ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale » (N.J. Spykman, Geography of Peace, p. 5, cité par : Antonio Flamigni, « Introduzione alla geopolitica » in : Rivista Militare n°2/1986, p. 42). Cette sécurité nationale est bien entendu, pour Spykman, celle de l’Amérique.
USA + Canada : arrière stratégique
Spykman a donc corrigé Mackinder, en affirmant : « Il n’y a jamais eu de simple opposition entre puissance maritime et puissance terrestre. Les oppositions dans l’histoire ont toujours eu lieu entre un État appartenant à la “face marginale” et la Russie, ou entre la Grande-Bretagne et la Russie ensemble contre une quelconque puissance de la “face marginale” » (cf. Norman J. Pounds, Manuale di geografia politica, vol. II, Angeli ed., Milano, 1978, p. 232). Il suffit de se souvenir de la politique anglaise de monter les puissances européennes les unes contre les autres. Quant à l’Afrique et l’Australie, elles sont des “Offshore Continents”.
Les Amériques sont à l’abri d’un “Oceanic Belt” (ceinture océanique) atlantique et pacifique. De ce point de vue, qui fait de l’Amérique une plate-forme, la France n’est plus rien d’autre qu’une “tête de pont” sur la continent eurasiatique, et la Grande-Bretagne qu’un “moated aerodrome” (un “aérodrome défendu par des douves”, c’est-à-dire par la Manche). Tandis que le Canada et les États-Unis forment l’arrière stratégique fournissant main-d’œuvre, industrie et agriculture, etc. Avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont donc eu des vues très claires sur le rôle dévolu au Vieux Monde européen, en dépit de tous leurs discours et théorisations propagandistes, évoquant une bien hypothétique “défense de la démocratie” ou autre dérivatif sans relief.
« L’Atlantique-Nord est dès lors la mer intérieure du monde euro-américain et de sa périphérie géopolitique. Comme il n’y a pas de puissance maritime riveraine dans l’Atlantique $ud, cette zone reste essentiellement contrôlée par l’Europe et les États-Unis » (Cf. Atlas stratégique, Gérard Chaliand & Jean-Pierre Rageau, 1986) [rééd. augmentée ensuite]. Mais ce rôle dévolu à l’Europe par Chaliand et Rageau est bien mince : c’est plutôt une présence américaine que l’on constate dans l’Atlantique-Sud, flanquée de sa brillante seconde, l’Angleterre. La Guerre des Malouines en 1982 l’illustre amplement.
Cela saute aux yeux : la politique extérieure américaine, depuis la Seconde Guerre mondiale sur le théâtre européen jusqu’à nos jours, avec la création de l’OTAN et du défunt pacte de Bagdad, suit exactement les lignes directrices indiquées par la géopolitique de Spykman. Cette politique américaine vise à occuper tout le rimland et à encercler le cœur de l’Eurasie, représenté sur l’échiquier international par l’URSS et le Pacte de Varsovie (signé en mai 1955, après la création de l’OTAN). Les géopolitologues américains ont eu plus de chances d’être écoutés que leurs homologues européens. Ils ont été suivis par leurs gouvernants, au contraire des Européens. Les politiques atlantique, pacifique et globale suggérées par les géopolitologues américains ont été suivies d’effets.
La géopolitique du “pivot continental” de Mackinder et la variante “maritime” de Spykman ont connu le succès, la première dans la première moitié de notre siècle [XXe s.], la seconde dans la seconde moitié. Mais Spykman lui aussi a été réactualisé.
Les facteurs culturels selon Meinig
L’un des “réactualisateurs” de Spykman a été Donald W. Meinig, auteur de « Heartland and Rimland in Eurasian History » (in : Political Research Quarterly, IX/3, 1956, pp. 553-569). Meinig ne retient pas de critères purement géographiques, il adopte également des critères d’ordre culturel, voire “fonctionnels”. Meinig affirme :
« Nos critères doivent principalement s’appuyer sur une orientation effective et fonctionnelle de la population et de l’État et non sur une simple position géographique [statique] face à la mer ou au continent… Un cœur peut être plus stable et donc plus fonctionnel : on le voit dans cette zone qu’est la grande bande territoriale faite de steppes et de déserts en Eurasie, une bande qui est fermée à l’Ouest par le bassin de la Volga et la mer Caspienne, au Nord par les franges méridionales de la taïga, à l’Est par les montagnes qui ferment la cuvette intérieure où s’est déployée la culture chinoise, et au Sud par la bande territoriale montagneuse continue qui part du Sin-Kiang pour traverser l’Hindou Kouch et le Kopet-Dag pour aboutir aux marges méridionales de la Caspienne » (Pounds, op. cit., p. 233).
Mais c’est surtout la “bande marginale”, qui intéresse Meinig. Cette “bande marginale” est divisée en : 1) une bande marginale continentale, soit le rimland proprement dit, et 2) une bande marginale maritime. Cette dernière détermine l’orientation géopolitique des États qui la composent. Cette orientation, répétons-le, est plus “fonctionnelle-culturelle” que géostratégique. Il est intéressant de noter sur la carte combien les pays orientés vers l’extérieur sont plutôt atlantistes et pro-occidentaux, comme l’était l’Iran avant la chute du Shah. Ceux qui sont tournés vers l’intérieur des terres étaient plutôt inféodés au bloc communiste. La Yougoslavie faisait exception (vu sa fenêtre adriatique), les pays du pacte de Varsovie confirmaient la règle, de même que l’Afghanistan, y compris avant l’invasion soviétique de 1979. L’Indochine, sauf le Nord-Vietnam, était d’abord considérée comme neutre.
Meinig note, entre autres faits, que les îles n’étaient pas nécessairement tournées vers le pouvoir maritime (Japon, Angleterre, Irlande). Une île pouvait parfaitement être repliée sur elle-même ou amorcer une expansion extérieure (intra-archipelique ou extra-insulaire), selon les besoins du temps et les choix politiques et culturels du pays. Meinig reprochait à Mackinder d’avoir été trop déterministe et de ne s’être borné qu’aux facteurs géographiques. Meinig « se limitait à tracer un schéma analytique, à l’intérieur duquel on pouvait étudier les inter-relations entre le noyau central et la bande marginale » (Pounds, op. cit., p. 236).
Les grandes civilisations naissent dans les “bandes marginales”
William Kirk, dans un ouvrage ultérieur, Geographical pivots of history (1965), a voulu renverser complètement la perspective de Mackinder, en utilisant justement la méthodologie culturaliste-fonctionnaliste de Meinig. Kirk explique que c’est dans les “bandes marginales” que les grandes civilisations de l’histoire sont nées, alors que le centre eurasiatique demeurait arriéré, restait l’habitat de hordes de rudes envahisseurs nomades et cavaliers, que les civilisations assimilaient bien vite et absorbaient dans leurs populations nombreuses, vivant sur le littoral. Kirk procédait là à une remise à jour de la mentalité eurocentrique, au profit du pouvoir occidental américain.
“Bandes discontinues” et “zones de fragmentation”
La synthèse la plus intéressante de toutes ces remises à jour des thèses géopolitiques de Mackinder est celle de Saul Bernard Cohen, auteur de Geography and Politics in a Divided World (1963), qui décrit la géographie politique mondiale comme le jeu complexe des interrelations entre des “noyaux” et des “bandes discontinues” (déjà en 1915 Fairgraive avait utilisé le terme de “zone de fragmentation” pour désigner les petits États éparpillés entre le noyau central continental et la puissance maritime). Cohen décèle une quinzaine de régions relevant de ces divers types, qu’il regroupe en quatre catégories :
Ce schéma subit toutes sortes de modifications continues, dues aux différents choix politiques du temps. La Russie a été à la fin de l’ère soviétique une puissance à la fois continentale et navale de premier plan, juste derrière sa concurrente américaine (voir l’étude du Pentagone, Soviet Military Power parue en trad. it. dans Rivista italiana de difesa, mai 1986).
Effet domino et “arc de crise”
Comme nous avons déjà pu le noter, les études les plus récentes tendent toujours davantage à limiter le champ proprement géographique pour aborder des thématiques historiques, culturelles ou politiques. Dans les “zones de fragmentation”, donc dans les “bandes de discontinuités”, nous assistons à “l’effet domino”, terme utilisé pour la première fois par l’Amiral Arthur Radford en 1953. Kissinger parlait, lui, de “linkage” [Doctrine Nixon]. À l’époque de Reagan, on utilisait des concepts comme celui de la “chaîne globale” ou de “l’arc de crise”.
Toutes ces conceptions de l’impérialisme militaire global des États-Unis répondent à la définition que donnait le géographe américain Hans Werner Weigert à la géopolitique : « l’application des principes géographiques aux jeux que provoque la fringale de puissance ». Ou encore à la définition de Taylor, qui parlait d’une « géographie politique qui renonce à la rigueur scientifique et contient implicitement ou explicitement une invitation à l’action ». De telles considérations péjoratives s’adressaient à la géopolitique allemande de Karl Haushofer !
► Carlo Terracciano, Vouloir n°137/141, 1997. (extrait d’une étude parue dans Orion n°26, 1986)
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➜ Ressources documentaires téléchargeables sur Spykman.
Le dilemme géopolitique américain selon Spykman : soit la fin de l’isolationnisme, une projection de puissance externe et la participation aux équilibres régionaux dans les rimlands eurasiatiques ; soit « l'encerclement » par le potentiel supérieur de l'Eurasie (The Geography of the Peace, 1944, p. 59)
pièces-jointes :
Nicholas Spykman — Le père de la géopolitique américaine
♦ Entretien avec Olivier Zajec, directeur du cours de géopolitique de l’École de guerre, maître de conférences en science politique à l’Université Jean Moulin Lyon III.
Nicholas Spykman (1893-1943) a beau être l’un des plus grands noms de la géopolitique états-unienne — inspirateur de la stratégie d’endiguement sous la guerre froide —, un certain mystère entoure le personnage parti des Pays-Bas dans les années 1920 pour accoster outre-Atlantique. Nulle biographie n’était venue éclairer les contours de ce destin intellectuel. Une lacune qu’Olivier Zajec, maître de conférences à Lyon III, a brillamment comblée.
[Ci-contre : couverture de la biographie consacrée à Nicholas J. Spykman qui a développé la théorie géopolitique du rimland censée garantir les équilibres du monde d’après-guerre. Cet ouvrahe, issu de sa thèse de doctorat, rappelle qu'au-delà de quelques topoï, peu de choses sont néanmoins approfondies le concernant. Une recherche bibliographique systématique permet d’établir que 80% de ses écrits n’ont pas été étudiés ; à la vérité, ils ne sont pas même connus. Il n’existe aucune biographie de Spykman à ce jour, même aux États-Unis, ce qui peut être regardé comme une anomalie, s’il est vraiment l’inspirateur du containment. Ce travail de recherche permet de combler une lacune de l’historiographie américaine, en réévaluant la place d’un théoricien central mais mal connu, à l’aide de nombreuses archives inédites. Cette thèse éclaire l’histoire de la formalisation de la théorie des Relations internationales aux États-Unis, et des rapports fonctionnels qu’entretient depuis ses origines la puissance américaine avec la notion polysémique de la “sécurité nationale”]
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• En plus d’être passionnante, votre biographie intellectuelle du géopoliticien Spykman aborde son caractère, sa carrière d’agent secret, vous décrivez le dandy, l’aventurier, un homme à l’image des « Pikkendorff des romans de Jean Raspail ». Qui était-il réellement ?
— OZ : Il y a deux Spykman. L’officiel, d’une part : un politiste de premier rang, éminent professeur de Yale, mentionné dans tous les manuels comme l’un des grands fondateurs anglo-saxons de la géopolitique, avec Mackinder et Mahan. Et puis il existe un Spykman inconnu, auquel personne ne s’était jamais intéressé, dont les traits sont extrêmement surprenants.
Ce que l’on retient généralement du géopoliticien, c’est la théorie du rimland, les « terres du bord du monde » qu’il s’agirait de contrôler pour empêcher que ne se réalise le cauchemar des stratèges anglo-saxons, de Mackinder à Brzezinski, à savoir l’accès du Heartland continental eurasiatique à « l’océan mondial ». À la formule de Mackinder — « Qui contrôle l’Europe de l’Est domine le Heartland ; qui contrôle le Heartland. domine l’Île mondiale ; quiconque domine l’Île mondiale domine le monde » — répond le supposé renversement de perspective de Spykman, à la fois contradictoire et complémentaire, exprimé en des termes tout aussi définitifs : « Qui contrôle le rimland domine l’Eurasie. Qui domine l’Eurasie contrôle les destinées du monde ». Cette dernière formule met l’accent sur l’importance du potentiel de puissance des marges eurasiatiques, et sur la nécessité pour les États-Unis d’empêcher leur unification sous la férule d’une seule puissance, sous peine d’un “encerclement” du Nouveau Monde.
Avec America’s Strategy in World Politics, livre publié en 1942 qui lui apporta la célébrité, Spykman a marqué le débat stratégique de manière profonde, en réfutant l’isolationnisme américain, et en se faisant l’avocat de la géographie politique comme nouvelle méthode d’analyse de politique étrangère. Dans ses écrits sur les origines de la guerre froide, Geoffrey R. Sloan juge que les enseignements de Spykman, mort en 1943, inspireraient le NSC 68, document d’orientation de la politique étrangère américaine rédigé en 1950 par Paul Nitze au National Security Council, et l’une des premières articulations militarisées du containment. La chute du Mur n’aurait pas mis fin à cette influence souterraine : l’importance des conceptions de Spykman a été rappelée lorsqu’il s’est agi pour les chercheurs d’analyser la vision géopolitique des intellectuels néo-conservateurs entre 2000 et 2008. On aurait tort de croire que les théories dites de “l’endiguement” appartiennent au temps révolu de la guerre froide. La crise ukrainienne de 2014, les déclarations d’Obama en avril 2016 à propos d’un “front” qui passerait de nouveau entre Europe de l’Est et la Russie, les manœuvres américaines actuelles de contention géo-économique aux extrémités du rimland eurasiatique (partenariats de libre-échange transpacifique et éventuellement transatlantique, destinés à bloquer Chine et Russie) donnent une actualité évidente à ce schéma géopolitique.
Quoi qu’il en soit, le deuxième Spykman, que je m’attache à faire apparaître, nuance très fortement le simplisme de ce premier portrait. C’est là que se justifie la comparaison avec les Pikkendorf des romans de Raspail, dont la devise est « Je suis d’abord mes propres pas ». Ancien journaliste, un temps agent de renseignement aux Indes néerlandaises, sociologue, polyglotte, globe-trotter, caustique et brillant, Spykman est, foncièrement, un original. C’est surtout un penseur profond. Pour le comprendre, il faut éclairer ce qui était resté dans l’ombre, c’est-à-dire la période inaugurale de sa vie, une parenthèse néerlandaise et cosmopolite de trois décennies qui s’étend de 1893 à 1928, date de sa naturalisation américaine. Avant d’aborder aux rivages de Californie, un matin de 1920, pour s’inscrire en thèse de sociologie à Berkeley, Spykman a arpenté le monde, de la Vieille Europe aux Indes néerlandaises en passant par l’Égypte. Cela lui donne une connaissance de la complexité du monde qui le placera en marge du milieu universitaire américain de l’entre-deux-guerres.
Contrairement à ce que l’on a pu écrire, Spykman ne correspond pas du tout au troisième âge de la géopolitique selon la classification de John Agnew, celui de l’ère idéologique. Mackinder et lui ne sont pas seulement différents ; ils sont opposés. La théorie de l’histoire de Mackinder repose sur une opposition métaphysique surplombante entre Terre et Mer, et tend vers la bipolarité. La théorie sociale de Spykman, issue de sa thèse de doctorat consacrée en 1923 au sociologue allemand Georg Simmel, s’apparente à une sociologie des relations internationales centrée sur l’équilibre des voisinages régionaux, et tend vers l’oligopolarité. Par ailleurs, Spykman est anti-messianique et opposé aux croisades exceptionnalistes américaines. Dans le domaine de la “géopolitique” comme de la théorie des relations internationales, tout se passe comme s’il proposait une vision anticipée, non de la parenthèse politico-idéologique que l’histoire baptisera “bipolarisme”, mais bien du multipolarisme actuel.
• Comment expliquez-vous qu’aucune biographie pas même aux États-Unis, n’a jamais été consacré à Nicholas Spykman, alors qu’il est considéré comme l’un des pères de la géopolitique américaine ?
Si Spykman est aussi important — ne serait-ce que par son lien avec le containment —, il est effectivement étonnant qu’en 70 ans, nul n’ait jamais fait le lien entre le parcours personnel, la structure intellectuelle et la formalisation progressive des théories de ce Néerlandais né en 1893 et naturalisé Américain en 1928 seulement. Cette situation incongrue s’explique par la sociologie de la recherche universitaire. Qu’est-ce qui rend souvent intéressante — ou du moins visible — une thèse d’histoire ? Le plus souvent, l’existence attestée d’un fond d’archive inédit. Le chercheur sait qu’en “plantant un drapeau” sur cette source, il s’assurera d’un intérêt de la part de ses pairs et — s’il a de la chance et un certain talent de conteur — d’un éditeur et de quelques lecteurs. Or, il n’existe aucun “fonds Spykman” répertorié en tant que tel. Ni à Yale. ou il enseigna durant dix-neuf années. ni à Berkeley ou il étudia et enseigna trois ans et passa son doctorat, ni à Chicago ou il fit publier sa thèse, ni dans aucune autre institution, ce que j’ai méthodiquement vérifié. Sa bibliothèque, confiée par sa veuve Elisabeth à l’université Yale, a été peu à peu dispersée. II faut sans doute imputer à ce manque cruel de sources primaires le fait que personne ne se soit jusqu’ici essaye à bâtir une biographie de Spykman, y compris aux États-Unis ou aux Pays-Bas, son pays d’origine. Tout simplement, le rapport coût-bénéfice aurait été trop défavorable. Il est assez épuisant de courir après les fantômes…
• Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous engagé dans cette entreprise ? Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
Il y a dix ans, alors que je travaillais dans un cabinet de conseil privé spécialisé dans le domaine de la défense, j’ai été amené à collaborer avec Hervé Coutau-Bégarie, directeur d’études à l’École pratique des hautes études dans le cadre de la revue Stratégique, puis à reprendre à sa demande une partie de ses cours de stratégie à l’École de guerre. C’était un plaisir permanent de discuter avec ce savant, qui est devenu un ami. Coutau-Bégarie joignait à une érudition époustouflante une réelle gentillesse et une vraie modestie, chose rare dans l’Université. Il s’était mis en tête que je réalise une thèse sous sa direction. Je n’avais de mon côté aucune intention de suivre la voie universitaire. J’ai éludé pendant plus de trois ans. Mais il pouvait être très insistant. Un jour, j’ai fini par céder, en me disant que cela m’occuperait — le conseil peut être monotone — mais je lui ai demandé de me donner un sujet “difficile”. Il a alors sorti de ses armoires un petit dossier froissé, extrêmement mince, timbré de l’étiquette “N. J. Spykman, 1893-1943”. Puis il m’a dit à peu près la chose suivante : « Vu le nombre de biographies “inédites” de Jeanne d’Arc, de Napoléon et de Louis XIV commises par nos collègues américains, il ne serait pas illogique de leur renvoyer la pareille concernant l’une de leurs figures majeures, en l’occurrence l’inspirateur du modèle géopolitique de l’endiguement ». Cette haute ambition, exprimée en des termes assurés, emporta mon adhésion. Mais après avoir accepté, mon étonnement fut sans borne lorsqu’à ma question de pure forme relative à la localisation des archives de ce Nicholas Spykman, il me répondit avec onction… qu’on les cherchait précisément depuis 50 ans. Et sans succès. Sur quoi, après m’avoir rappelé que Napoléon ne demandait qu’une seule chose à ses généraux — « qu’ils eussent de la chance » — il mit fin à l’entretien avec un petit sourire agaçant. C’était au printemps de 2000. Ce fut le début d’un engrenage à accélération rapide. En grec, histoire signifie “enquête”, on le sait depuis Hérodote. Mais jamais, jusqu’alors, je n’avais véritablement saisi à quel point cette étymologie est douloureusement réelle…
Pour ce qui est des sources, ma chance a été de retrouver, après un jeu de piste assez long, la trace de la famille de Nicholas Spykman, c’est-à-dire de ses deux filles, Angelica et Patricia, âgées de 6 et 8 ans lorsque leur père disparut en 1943. Elles ont bien voulu ne pas se laisser rebuter par la demande étrange d’un Français inconnu, et m’ont reçu extrêmement gentiment chez elles, près de New Haven dans le Connecticut. C’était la première fois qu’elles confiaient ainsi leurs souvenirs et leurs archives sur leur père, ce qui m’a permis de mettre en lumière des épisodes inconnus du parcours de Spykman, de sa jeunesse hollandaise à sa carrière de créateur et directeur du département des Relations internationales de l’université Yale. De mon côté, grâce à l’exploitation d’autres archives dispersées, j’en suis arrivé à révéler à ses filles un certain nombre d’épisodes de la vie de leur père qu’elles ignoraient à peu près complètement.
Mais l’aspect le plus étrange de cette recherche est d’ordre personnel. Car si j’ai littéralement eu l’impression de redonner vie à ce personnage, il se trouve qu’en contrepartie il a changé la mienne : en trois ans et demi, entraîné par mes recherches, j’ai passé l’agrégation externe d’histoire en candidat libre, soutenu ma thèse, démissionné du privé et suis devenu maître de conférences en science politique et relations internationales à l’université de Lyon III. Comme quoi, soutenir un pari intellectuel avec Hervé Coutau-Bégarie peut mener assez loin. Ce dernier est mort en 2012, sans avoir lu la fin de cette recherche, mais compte tenu du résultat, qui est que les Américains redécouvriront Spykman en français, il s’amuse sans doute là-haut…
• Vous écrivez que Spykman était beaucoup plus théoricien des relations internationales que géopoliticien et autant sociologue que politiste. Pourquoi ne pas vouloir définir comme un géopoliticien ? Pour le dédouaner de ses influences trop “allemandes” ?
Non. Il n’y a pas lieu de dédouaner qui que ce soit, et par ailleurs, le déterminisme que l’on prête à Haushofer et Ratzel a largement été surévalué. Spykman a bien été influencé par les Allemands… mais pas ceux qu’on croit ! La clé, c’est véritablement sa thèse de sociologie sur Georg Simmel, écrite en 1923. Spykman a été l’un des premiers à s’intéresser vraiment aux cinq propriétés spatiales spécifiques du chapitre IX de la grande œuvre de Simmel, Soziologie, publiée en 1907 : l’exclusivité, la limite ou frontière, la localisation, la distance et la mobilité. La question — centrale selon moi — est bien de comprendre comment, tout au long de sa carrière, le futur “géopoliticien” Spykman assimile cette intelligence des distances socio-spatiales. Et je pense montrer que dans son œuvre géopolitique, on ne cesse précisément de retrouver en filigrane les rémanences de cette imprégnation. Pour moi, la géopolitique de Spykman tendait donc, dès sa conception des années 1920, vers ce que l’on pourrait appeler une géo-sociologie, et non une géopolitique organiciste de type ratzélien. La géopolitique n’est pas pour lui une science, mais une méthode d’approche, un révélateur de régularités signifiantes dans la trame des interactions homme-environnement. Pour comprendre cette originalité, il fallait confronter le parcours du “premier Spykman” (le plus connu, celui de Yale, que l’on a associé un peu vite à l’endiguement) et celui d’Amsterdam et de Berkeley, le sociologue, qui était resté inconnu.
• “Immoral”, “défaitiste”, les noms d’oiseaux n’ont pas manqué à la parution, en 1942, de La stratégie de l’Amérique dans la politique mondiale. Pourquoi cette hostilité ?
En proposant ses analyses géopolitiques fondées sur la nécessité d’un équilibre régionalisé des puissances mondiales, Spykman a été très imprudent, parce qu’il a sous-évalué la passion du manichéisme moral propre à sa nouvelle patrie. C’est ce que montre par exemple la condamnation sans appel de Ladis Kristof, professeur à l’Université de Chicago, qui revient en 1960 sur les origines de la géopolitique : selon lui, America’s Strategy in World Politics « valut à son auteur le titre mérité de Haushofer américain — non tant à cause du sujet traité qu’en raison de l’esprit qui l’animait. De fait, Spykman pulvérise tous les records de Haushofer en matière d’immoralité ».
En réalité, Spykman est très différent des géopoliticiens allemands, mais son réalisme tranché suffira à rendre furieux certains analystes américains, qui retiendront surtout les passages où il dénonce le moralisme aveugle qui caractérise parfois la psyché stratégique américaine. L’agnostique Néerlandais touchait à quelque chose de profondément enfoui dans l’inconscient politico-philosophique américain : la conviction d’une destinée manifeste, la bonne conscience morale et facilement moralisante justifiée par le “fardeau de guider le monde libre confié par Dieu aux États-Unis”, revendication entraînant une relative difficulté à comprendre en profondeur la complexité des cultures, de l’histoire et du réel chez les autres peuples. Ce crime de lèse-majesté, “unamerican”, de la part d’un naturalisé de fraîche date, lui vaudra un procès d’amoralisme foncier.
On lui reprochera d’acclimater aux États-Unis, sous couvert de géopolitique, la logique de la Machtpolitik bismarckienne et le pessimisme de Hobbes. En fait, le réalisme de Spykman doit moins à une théorie de la nature humaine — importée dans le nouveau Monde par les réfugiés des années 1930 — qu’à un empirisme tempéré par la sociologie historique, la longue durée et le sens du tragique. Spykman est un Néerlandais cosmopolite, un Européen universel, au sens quasi-XVIIIe de cette expression. Et il est arrive aux États-Unis en 1920 : il ne fuyait aucune persécution, contrairement à la vague plus tardive des intellectuels réfugiés aux États-Unis, de Morgenthau à Knorr en passant par Kissinger. Il faudrait sans doute différencier “émigrés” et “réfugiés” pour y voir plus clair. On peut admettre que Nicholas Spykman (le Spykman “réel”, et non l’avatar longtemps figé par l’historiographie du réalisme classique) représente une sensibilité très singulière à l’intérieur même du réalisme américain de l’entre-deux-guerres.
• Que reste-t-il aujourd’hui de ce “géant de la géopolitique” ?
Que reste-t-il de Spykman ? Pour moi, une synthèse extrêmement originale qui nous permet de mieux penser la politique étrangère et la notion de puissance. La vision de Spykman est en effet celle d’un équilibre entre société internationale et anarchie internationale. Selon lui, l’État, même dans le cadre d’une structure de coopération, ne doit jamais se placer volontairement à la merci d’autres acteurs : il faut être puissant pour être protégé, ou se résigner à être protégé par un puissant. S’il le faut, Spykman écrit et proclame qu’à la soumission il faut préférer la guerre, mais que cette dernière doit rester une option extrême.
C’est pourquoi la structure de coopération géopolitique qu’il recommande aux États-Unis en Eurasie doit s’organiser selon des configurations spatiales qui puissent déboucher sur une coalescence sociale suffisamment dense et fluide pour engendrer un équilibre pacificateur. Logiquement, il ancre son “régionalisme” dans ce rapport dialectique agi par les fonctions socio-spatiales de distance et de nombre, faisant écho au deuxième chapitre de Soziologie, où Simmel pose que la question des nombres dans un groupe détermine la solidité de ce dernier. Trop de membres, ou des membres trop distants géographiquement et culturellement, et l’affectio societatis s’affaiblit.
C’est ce que ne comprennent pas les thuriféraires des “élargissements” jumeaux de l’OTAN et de l’UE. En s’insinuant dans tous les débats européens, en divisant le continent entre Vieille et Nouvelle Europe par le biais d’une politique dépassée d’opposition et de provocation envers la Russie, les Américains ne se contentent pas de participer aux équilibres du rimland européen, comme le recommandait Spykman, mais organisent tout au contraire le déséquilibre du Vieux Monde, pour mieux y conforter une hégémonie dangereuse. Protestant contre le traitement hostile réservé à Spykman, John Chamberlain écrivait en 1942 :
« Le livre du professeur Spykman, qui aurait pu s’intituler L’Écologie des nations, suggère que la vraie sagesse en matière de plans de paix consiste à équilibrer les forces des membres de groupements régionaux. […] L’avantage le plus évident de ce livre est son rappel que les plans de paix à venir devront être fondés sur un modus vivendi qui devra satisfaire les aspirations diverses des Russes, des Chinois et des Indiens autant que celles des Anglo-Saxons. Tout ceci entraîne la nécessité d’un nouveau système de Metternich à l’échelle du globe, avec un équilibre de puissance de niveau régional comme fondement ».
La guerre froide gèlera la question. Mais en 1991, alors que cet équilibre général aurait pu être reforgé, les États-Unis, influencés par des penseurs comme Brzezinski, choisiront Mackinder plutôt que Spykman et tenteront, à l’encontre de toutes les leçons de ce dernier, de prolonger leur hégémonie en contenant Chine, Russie, et en continuant à confondre leur culture propre et le sens de l’Histoire.
Le New “World Order” est resté un “New World” Order : nous sommes encore prisonniers de ce schéma. L’étude et la découverte de Spykman peuvent permettre aux Européens d’aujourd’hui de comprendre qu’il existe d’autres voies géopolitiques d’équilibrage et de puissance. D’autres voies d’autonomie. À eux de les saisir. Ou d’autres le feront. L’actuel Premier ministre turc, Ahmet Davutoglü, passionné de géopolitique, a étudié et commenté Spykman. À la manière dont la Sublime Porte manœuvre les négociateurs européens, je me dis qu’il n’a pas oublié ses lectures.
♦ Olivier Zajec, Nicholas John Spykman, L’invention de la géopolitique américaine, PUPS (Presses de l’Université Paris-Sorbonne), 604 p., 29 €.
► Propos recueillis par Pascal Eysseric, éléments n°160, 2016.
[magazine bimestriel disponible en kiosque ou via leur site]
♦ Sur l'auteur : Olivier Zajec, 40 ans, est maître de conférences en science politique à l'université Jean Moulin Lyon III. Saint-cyrien, diplômé de Science-Po Paris, agrégé et docteur en histoire (Paris IV, 2013), il est directeur du Cours de géopolitique de l’École de guerre (Direction de l'enseignement militaire supérieur) depuis 2011, où il enseigne également la théorie de la stratégie.
Ses recherches portent sur la stratégie et la guerre, la transformation des appareils militaires des grandes puissances, les politiques et stratégies nucléaires, la géopolitique théorique, et le réalisme classique en théorie des relations internationales. Voir cette conférence filmée sur la défense française.
Il a notamment publié : Les secrets de la Géopolitique (Tempora, 2008) [recension] [consultation] [version numérique], La Nouvelle Impuissance américaine : Essai sur dix années d’autodissolution stratégique (Éd. de l’Œuvre, 2011) [recension 1 / recension 2], Introduction à l'analyse géopolitique (Argos, 2013) [recension].
Cf. aussi son article : « “Je ne crois pas que l’on puisse diviser le monde en bons et en méchants” : Nicholas Spykman et l’influence réelle du codage géopolitique sur la stratégie américaine de containment », in : Relations internationales n°162, 2015.Et la recension de Nicolas Paquet, in : Études internationales n°2/2018.
Pour le géopoliticien allemand Karl Haushofer, les Anglo-saxons pratiquent la politique de l’Anaconda, consistant à enserrer progressivement sa proie et à l’étouffer lentement.
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Dans Terre et Mer, Carl Schmitt rappelle que les cabalistes du Moyen-Âge interprétaient l’histoire du monde comme un combat entre un animal marin, une puissante baleine, le Léviathan, et un animal terrien, éléphant ou taureau, le Behemoth (1). Ce dernier essaie de déchirer le Léviathan avec ses défenses ou ses cornes, tandis que la baleine s’efforce de boucher avec ses nageoires la gueule du terrien pour l’affamer ou l’étouffer. Pour Schmitt, derrière cette allégorie mythologique se cache le blocus d’une puissance terrestre par une puissance maritime. Il ajoute : « l’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes » (2), axiome que reprendront les géopoliticiens anglo-saxons.
Le Sea Power de Mahan
Premier d’entre eux, l’amiral Alfred T. Mahan (1840-1914), qui estime que la puissance maritime (Sea Power) s’est révélée déterminante pour la prospérité des nations. Pour lui, la Mer peut agir contre la Terre – alors que l’inverse n’est pas vrai – et finit toujours par l’emporter. Profondément persuadé que la maîtrise des mers assure la domination des terres, il énonce : « L’Empire de la mer est sans nul doute l’Empire du monde » (3).
Dans The problem of Asia (1900), il applique à l’Eurasie son paradigme géopolitique, insistant sur la nécessité d’une coalition des puissances maritimes pour contenir la progression vers la haute mer de la grande puissance terrestre de l’époque, la Russie. En effet, sa position centrale confère un grand avantage stratégique à l’Empire russe car il peut s’étendre dans tous les sens et ses lignes intérieures ne peuvent être coupées. Par contre, et là réside sa faiblesse, ses accès à la mer sont limités, Mahan ne voyant que trois axes d’expansion possibles: en Europe, pour contourner le verrou des détroits turcs, vers le Golfe persique et sur la Mer de Chine. C’est pourquoi il préconise un endiguement de la tellurocratie russe passant par la création d’un vaste front des puissances maritimes, des thalassocraties, qui engloberait les USA, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon.
Heartland contre World Island
L’universitaire britannique Halford John Mackinder (1861-1947) s’inspirera de Mahan. Une idée fondamentale traverse toute son œuvre : la confrontation permanente entre la Terre du Milieu ou Heartland, c’est-à-dire la steppe centre-asiatique, et l’Île du Monde ou World Island, la masse continentale Asie-Afrique-Europe.
C’est dans sa célèbre communication de 1904, The geographical pivot of history (Le pivot géographique de l’histoire), qu’il formule sa théorie, que l’on peut résumer ainsi : 1) la Russie occupe la zone pivot inaccessible à la puissance maritime, à partir de laquelle elle peut entreprendre de conquérir et contrôler la masse continentale eurasienne ; 2) en face, la puissance maritime, à partir de ses bastions (Grande-Bretagne, États-Unis, Afrique du Sud, Australie et Japon) inaccessibles à la puissance terrestre, encercle cette dernière et lui interdit d’accéder librement à la haute mer.
Pour lui, la steppe asiatique, quasi déserte, est la Terre du Milieu (Heartland), entourée de deux croissants fortement peuplés : le croissant intérieur (inner crescent), regroupant l’Inde, la Chine, le Japon et l’Europe, qui jouxte la Terre du Milieu, et le croissant extérieur (outer crescent), constitué d’îles diverses. Le croissant intérieur est soumis régulièrement à la poussée des nomades cavaliers venus des steppes de la Terre du Milieu. L’ère « colombienne » voit l’affrontement de deux mobilités, celle de l’Angleterre qui amorce la conquête des mers, et celle de la Russie qui avance progressivement en Sibérie.
Avec le chemin de fer, la puissance terrestre est désormais capable de déployer ses forces aussi vite que la puissance océanique. Obnubilé par cette révolution des transports, qui permettra à la Russie de développer un espace industrialisé autonome et fermé au commerce des thalassocraties, Mackinder conclut à la supériorité de la puissance tellurique, résumant sa pensée dans un aphorisme saisissant : « Qui tient l’Europe continentale contrôle le Heartland. Qui tient le Heartland contrôle la World Island ». Effectivement, toute autonomisation économique de l’espace centre-asiatique conduit automatiquement à une réorganisation du flux des échanges, le croissant interne ayant alors intérêt à développer ses relations commerciales avec la Terre du Milieu, au détriment des thalassocraties anglo-saxonnes.
Dans Democratic Ideals and Reality (1919), Mackinder rappelle l’importance de la masse continentale russe, que les thalassocraties ne peuvent ni contrôler depuis la mer ni envahir complètement. Concrètement, il faut selon lui impérativement séparer l’Allemagne de la Russie par un « cordon sanitaire », afin d’empêcher l’unité du continent eurasiatique. Politique prophylactique suivie par Lord Curzon, qui nomme l’universitaire Haut commissaire britannique en « Russie du Sud », où une mission militaire assiste les Blancs de Dénikine et obtient qu’ils reconnaissent de facto la nouvelle république d’Ukraine… Pour rendre impossible l’unification de l’Eurasie, Mackinder préconise la balkanisation de l’Europe orientale, l’amputation de la Russie de son glacis baltique et ukrainien, le « containment » des forces russes en Asie.
Le Rimland de Spykman
L’idée fondamentale posée par Mahan et Mackinder, interdire à la Russie l’accès à la haute mer, sera reformulée par Nicholas John Spykman (1893-1943), qui insiste sur l’impérieuse nécessité de contrôler l’anneau maritime ou Rimland, cette zone littorale bordant la Terre du Milieu et qui court de la Norvège à la Corée. Pour lui, « qui maîtrise l’anneau maritime tient l’Eurasie, qui tient l’Eurasie maîtrise la destinée du monde » (4). Alors que chez Mackinder le croissant intérieur est un espace de civilisation élevé mais fragile, car toujours menacé de tomber sous la coupe des « barbares dynamiques » du Heartland, chez Spykman le Rimland constitue un atout géopolitique majeur, non plus à la périphérie mais au centre de gravité géostratégique.
Pour lui, la position des territoires du Rimland « par rapport à l’Équateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit ; c’est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication ; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l’ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale » (5). Après 1945, la politique extérieure américaine va suivre exactement la géopolitique de Spykman en cherchant à occuper tout le Rimland et à encercler ainsi le cœur de l’Eurasie représenté désormais par l’URSS et ses satellites. Dès le déclenchement de la Guerre froide, les États-Unis tenteront, par une politique de « containment » de l’URSS, de contrôler le Rimland au moyen d’une longue chaîne de pactes régionaux : OTAN, Pacte de Bagdad puis Organisation du traité central du Moyen-Orient, OTASE et ANZUS.
Toutefois, dès 1963, le géopoliticien Saül B. Cohen proposera une politique plus ciblée visant à garder uniquement le contrôle des zones stratégiques vitales et à remplacer le réseau de pactes et de traités allant de la Turquie au Japon par une Maritime Asian Treaty Organization (MATO) (6).
Le Grand Échiquier
La géopolitique classique tenait l’Eurasie pour le pivot du monde. Avec la disparition de l’URSS en 1991, la superpuissance unique que constituent désormais les USA est devenu le pivot géopolitique mondial et l’arbitre du continent eurasiatique. L’on aurait pu s’attendre à un redéploiement stratégique de l’Amérique et à une rupture avec la vulgate mackindérienne. Il n’en a rien été.
À tel point qu’aujourd’hui encore, le conseiller officieux de politique étrangère le plus écouté du président Obama se révèle être un disciple zélé de Mackinder. Il s’agit de Zbigniew Brzezinski, ami de David Rockefeller avec qui il cofonda la Commission Trilatérale en 1973, et ex conseiller à la sécurité nationale du président Carter de 1977 à 1980. Son œuvre théorique majeure, Le Grand Echiquier (1997), reprend la doxa géopolitique anglo-saxonne. En prélude, Brzezinski rappelle que « l’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la primauté mondiale » (7).
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « On dénombre environ 75% de la population mondiale en eurasie, ainsi que la plus grande partie des ressources physiques, sous forme d’entreprises ou de gisements de matières premières. L’addition des produits nationaux bruts du continent compte pour quelque 60% du total mondial. Les trois quarts des ressources énergétiques connues y sont concentrées » (8).
Pour que la suprématie américaine perdure, il faut éviter qu’un État ou un groupe d’États ne puisse devenir hégémonique sur la masse eurasiatique. Considérant que la principale menace vient de la Russie, Brzezinski préconise son encerclement – toujours cette stratégie de l’Anaconda – par l’implantation de bases militaires, ou à défaut de régimes amis, dans les ex- républiques soviétiques. Selon Brzezinski, l’effort américain doit porter sur trois régions clés. D’abord l’Ukraine, car écrit-il « Sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire en Eurasie » (9).
Il ajoute : « Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l’Ukraine – un pays de cinquante-deux millions d’habitants doté de ressources nombreuses et d’un accès à la mer Noire -, c’est s’assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant » (10). Autre cible, l’Azerbaïdjan qui, « en dépit de ses faibles dimensions et de sa population limitée, recouvre une zone névralgique, car elle contrôle l’accès aux richesses du bassin de la Caspienne et de l’Asie centrale » (11). Brzezinski précise les enjeux : « Un Azerbaïdjan indépendant, relié aux marchés occidentaux par des pipelines qui évitent les territoires russes, permet la jonction entre les économies développées, fortes consommatrices d’énergie, et les gisements convoités des républiques d’Asie centrale » (12).
À ces deux pivots géopolitiques sensibles, il ajoute l’Asie centrale musulmane qu’il s’agit de désenclaver afin de transporter vers l’ouest et vers le sud le gaz et le pétrole du Turkménistan et du Kazakhstan sans passer par la Russie, l’État-clé de la région étant l’Ouzbékistan. Ce dernier, « le plus dynamique et le plus peuplé des pays d’Asie centrale serait l’obstacle majeur à une restauration du contrôle russe sur la région » (13). Il ne s’agit plus pour l’Amérique de pratiquer l’endiguement de la guerre froide mais le refoulement (roll back).
Conclusion de Brzezinski : « Pour la première fois dans l’histoire, la scène principale du monde, l’Eurasie, est dominée par une puissance non eurasienne » (14), l’Amérique. Cependant « un scénario présenterait un grand danger potentiel » pour le Grand Jeu américain, « la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran » (15). N’assiste-t-on pas à la naissance d’une telle coalition « anti-hégémonique » à l’occasion de la crise syrienne ?
► Édouard Rix, Réfléchir & Agir n°42, 2012.
Notes :