♦ Recension : Josef Strzygowski, Aufgang des Nordens, Lebenskampf eines Kunstforschers um ein deutsches Weltbild, Faksimile-Verlag, Bremen, 1983 (reprint), 138 p., 20 ill.
Qui se souvient de Josef Strzygowski (1862-1941) ? Qui le connaît encore ? Originaire de la Galicie austro-hongroise, germanophone, Strzygowski est un spécialiste de l’histoire de l’art dans l’Antiquité. Sa thèse la plus originale a été de réfuter le « point de vue humaniste centré sur l’espace méditerranéen ». Professeur à Vienne, Strzygowski a eu l’occasion de défendre ses thèses en Grande-Bretagne, en Suède, en Finlande, aux États-Unis (à l’invitation de l’Université de Harvard) et à la Sorbonne à Paris, ou séminaires et conférences furent, par la suite, organisées sur la base de ses recherches.
La thèse principale de Strzygowski est celle des trois “zones d’art” qui se partagent la planète. Ces trois zones ne sauraient être confondues. Il y a d’abord la zone “méditerranéenne” qui avait été plus ou moins la seule, au temps de Strzygowski, à avoir été étudiée à fond. Ensuite, il y a la zone équatoriale, avec l’Afrique et l’art de ses tribus noires, l’Océanie et l’Amérique du Sud. L’étude de cet art-là, l’époque coloniale l’a laissée à l’ethnographie. La troisième zone est la zone septentrionale. C’est celle qui a été la plus négligée par l’érudition.
C’est la zone équatoriale, le “Sud” selon la terminologie adoptée par Strzygowski, qui est vraisemblablement la plus ancienne. Le climat tropical, équatorial, de cette région du globe n’a pas favorisé l’éclosion d’un habitat sophistiqué, protection contre les rigueurs du climat ailleurs dans le monde. L’habitat ne s’est pas révélé, là, nécessité de premier plan. En revanche, l’art plastique des populations africaines et équatoriales révèle une extraordinaire constance depuis le paléolithique et nous dévoile des scènes de chasse, des sujets animaliers et de remarquables figures féminines en état de grossesse.
La zone septentrionale, en Eurasie, part des Alpes et s’étend à toute la plaine eurasiatique jusqu’au pôle. Elle englobe également l’Amérique du Nord. Contrairement aux habitants du “Sud” tropical et équatorial, ceux du Nord doivent affronter un climat rigoureux qui exige le port de vêtements et la construction d’habitations de bois, matériel “organique" soumis aux vicissitudes destructrices du climat et laissant peu de traces pour l’archéologie. Strzygowski constate l’absence de représentations humaines dans cet art. Pour cette zone septentrionale, l’art n’est jamais une simple imitation de la nature mais une perpétuation de la création au départ d’une identité spécifique. L’art ne dévoile pas un monde fait de pure extériorité mais un monde issu de la représentation, passé par l’intermédiaire d’une intelligence qui reconnaît les lois du cosmos. De là découle une conception de la liberté où l’homme demeure créateur tant qu’aucune puissance coercitive n’intervient.
La zone du “milieu”, méditerranéenne, ne révèle pas un art qui est dialogue entre l’homme et la nature (ou, plutôt, le cosmos) ; elle est l’art de “l’homme de puissance” (Machtmensch). Un type humain qui exerce son autorité sur des serviteurs ou des croyants et croit pouvoir soumettre la nature à sa volonté. Dans toute l’histoire de l’art, seul cet art a été considéré comme “art supérieur”. C’est l’art de Rome, de l’Église catholique, etc.
Strzygowski veut découvrir cet art septentrional qu’il divise en trois grands courants (cf. carte). D’abord, le courant indo-européen (indogermanisch selon la terminologie allemande), où l’homme n’est pas le centre de la création mais en constitue une part infime et modeste. L’art du début du christianisme, écrit Strzygowski, montre encore ce souci d’inclure les scènes humaines et religieuses dans un décor animalier, fantasmagorique, géométrique ou végétal. L’art de l’Arménie et de l’Iran anciens constitue un exemple très frappant, presque idéal-typique, de cette attitude devant le cosmos. Le christianisme en tant que doctrine, que système philosophique, va encourager un abandon de cette harmonie cosmique. En revanche, l’Islam va puiser dans la tradition vieille-iranienne et produire, en dehors du domaine artistique, une pensée mystique, proche, en maints aspects, du mysticisme “panthéiste” d’un Meister Eckehart ou d’un Ruusbroec. Ensuite, il y a le courant atlantique qui, selon Strzygowski, aurait donné naissance, après quelques avatars, à la Machtkunst (l’art de puissance). Et, enfin, le courant amérasiatique.
La thèse globale de Strzygowski est une sorte de théorie diffusionniste. Ce serait à partir de l’Iran que l’art de la Méditerranée (le vrai, pas celui qui exalte une puissance arrogante et illégitime) aurait été influencé. Mais l’Iran de Strzygowski combine les traditions les plus anciennes de la steppe et des Indo-Européens, héritiers d’immigrants anciens venus d’Europe après avoir transité dans la steppe. Mais cette matrice septentrionale s’est tarie en Occident depuis Charlemagne et depuis la Renaissance. Les élites ont été fascinées par la Machtkunst, par l’esprit autoritaire “anorganique” qui s’en dégageait.
Strzygowski nous propose donc une dynamique, une dialectique de l’histoire de l’art qui réhabilite l’art du Nord de l’Europe, celui de la steppe (Scythes, Sarmates, etc.) et celui de l’Iran Ancien, où le respect de la nature est omniprésent. Il y a là matière à réflexion.
► Guy Claes (pseud. RS), Vouloir n°8, 1984.
Cette carte, extraite du livre de Josef Strzygowski, Aufgang des Nordens (Leipzig, 1936) nous montre les trois grandes zones du globe où naissent trois types d’art bien différenciés : le Sud, le Milieu et le Nord. Négligé par la recherche, le Nord, que veut réhabiliter Strzygowski, se subdivise à son tour en trois courants : l’indo-européen, l’atlantique et l’amérasiatique.
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♦ De Josef Strzygowski en français :
♦ Études sur Josef Strzygowski :
◘ nota bene : Éric Michaud évoque JS dans le compte-rendu de son séminaire tenu à l’EHESS en 2009-2010 : « Le séminaire, réduit cette année à un semestre, a repris l’examen des grandes constructions qui, dans l’Europe des XIXe et XXe siècles, ont fait de l’histoire de l’art une discipline indissociablement nationaliste et raciste. Il fallait en effet rappeler d’abord la manière dont de très nombreux discours savants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe usent presque indifféremment des notions de “peuple”, de “race” et de “nation”, justifiant ces usages flottants par ce qu’ils présentent comme le “fait” d’une hérédité tout à la fois biologique et psychologique. Ainsi en France, l’Hérédité psychologique (1873) du très influent directeur de la Revue philosophique Théodule Ribot, les Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894) de Gustave Le Bon ou l’Esquisse psychologique des peuples européens (1903) d’Alfred Fouillée soulignent tous que de même qu’un peuple se perpétue par le moyen de la génération, le “caractère national” se conserve par l’hérédité. Ces mêmes thèses d’une mémoire collective nationale ou raciale, inscrite dans la chair même d’un peuple, inspirent la plupart des historiens de l’art s’efforçant d’abord de lire dans les objets artistiques le “caractère” du peuple ou de la “race” qui les a produits. Dans un second temps, le séminaire s’est attaché à l’examen des grandes oppositions entre “races latines” et “races germaniques” ou “nordiques” opérant dans l’histoire de l’art des XIXe et XXe siècles. Un exemple éclairant en est l’enquête sur « les origines du gothique » menée dans la revue Formes, en 1929-1930, par le critique et historien Waldemar George sollicitant huit historiens de l’art : quatre français (Émile Mâle, Louis Bréhier, Élie Faure, Henri Focillon) et quatre de langue allemande (Josef Strzygowski, Hans Karlinger, Konrad Escher et Albert Erich Brinckmann). Le point de départ de l’enquête était donné par la publication, en 1928, du livre de Wilhelm Uhde intitulé Picasso et la tradition française qui développait l’idée selon laquelle « l’esprit gothique » de Picasso était venu féconder la « tradition française » – incarnée notamment par Georges Braque – pour engendrer le cubisme en Île-de-France. Et c’était, selon Wilhelm Uhde, la seconde fois que le génie germanique, frère du génie grec, fécondait « l’âme romane-française » sur ce même sol d’Île-de-France (comme l’arrivée du sang germain des Francs avait jadis donné naissance au gothique). Le séminaire a cherché à montrer comment ces thèses se fondaient sur l’image (construite depuis et par Leibniz, Herder ou Wilhelm Schlegel) d’une Völkerwanderung ou « migration des peuples » germaniques qui, à partir du Ve siècle, aurait soudain fait basculer l’Occident de l’Antiquité méditerranéenne à une modernité nordique. » [source]