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Thiriart

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ThiriartHommage à Jean Thiriart (1922-1992)

Le 23 novembre 1992, Jean Thiriart, fondateur et animateur du mouvement politique Jeune Europe dans les années 60, s'est éteint brusquement, fauché en pleine santé et en pleine activité.

Après Jean van der Taelen, qui l'avait appris de leur notaire commun, Maître Jean-Pierre de Clippele, je fus le premier à l'apprendre. Jean m'a appelé tout de suite, vers 20 heures 30, alors que je travaillais à classer des vieux documents dans ma cave. Atterré, j'ai gravi les escaliers quatre à quatre : l'invincible, le sportif, l'incarnation de l'énergie, l'empereur romain, le persifleur, le vieux mécréant, venait d'être emporté par la “Grande Faucheuse”. On s'attendait à la disparition de beaucoup d'autres, plus souffrants, moins alertes, plus âgés, pas à la sienne. Aussitôt, le téléphone a fonctionné et j'ai entendu des voix consternées, des larmes, de Paris à Moscou en passant par Milan ou Marseille.

Par quelques idées bien articulées, Jean Thiriart avait donné une impulsion nouvelle à cette sphère que l'on qualifie de “nationale-révolutionnaire” et qui échappe à toutes les classifications simplistes, tant ses préoccupations, ses variantes sont vastes et différentes. Thiriart avait aussi énoncé des principes d'action qui gardent toute leur validité, non seulement pour ce microcosme NR, mais aussi pour tout praticien de la politique, quelle que soit l'orientation idéologique de son engagement.

Né en 1956, je n'ai pas pu observer Jeune Europe en action, dans la foulée de la décolonisation, immédiatement avant mai 68. Ayant acquis mes premières convictions politiques vers 14 / 15 ans, c'est-à-dire en 1970-71, en constatant très tôt les turpitudes du régime, ses fermetures qui empêchent le citoyen normal, sans liens partisans, confessionnels ou associatifs, de participer activement à la vie de la cité, j'ai cultivé mes idées en dehors de toute organisation ou association jusqu'à l'âge de 24 ans, où j'ai découvert les activités de la “Nouvelle Droite”.

Jeune Europe n'avait pas laissé de traces ni dans la société, noyée à l'époque dans la stupidité soixante-huitarde, “freudo-marxiste”, ni dans les sphères militantes qui, majoritairement gauchistes, faisaient dans l'exotisme angolais, bolivien ou vietnamien, sans plus se préoccuper des aliénations qui frappaient les peuples européens. A fortiori peu d'ouvrages faisait référence à l'action et aux écrits de Thiriart. Dans des torchons gauchistes, mal rédigés, vulgaires, bourrés de fautes de syntaxe et d'orthographe — comme il se doit en bonne logique égalitariste — son nom apparaissait quelque fois comme celui d'un “satan” et je n'y prêtais pas attention.

Dans un ouvrage qui préfigurait les monomanies de nos cinq dernières années, Le racisme dans le monde de Pierre Paraf, publié avec l'appui de la LICRA, « la revue Jeune Europe de Bruxelles » était décrite comme « anti-américaine et anti-gaulliste », et, bien entendu, comme « raciste ». Après en avoir acquis une collection chez un bouquiniste, dix ou douze ans plus tard, j'ai au contraire pu constater qu'elle contenait deux articles de Thiriart vitupérant la nocivité pratique du racisme ou le décrivant comme le camouflage de problèmes affectifs, souvent d'origine sexuelle. Les milieux qui font profession d’“anti-racisme” m'apparaissent depuis ce jour comme des cénacles d'exaltés hystériques qui, à l'instar des illuminés “racistes”, ont besoin de boucs émissaires pour assouvir leur mal de vivre. Racismes et anti-racismes ne sont que des variantes d'une même maladie, d'un déséquilibre psychique remontant sans doute à la petite enfance. Thiriart en était convaincu, le répétait à qui voulait l'entendre et appelait cela sa « psycho-pathologie des groupuscules politiques ».

C'est en découvrant un exemplaire de L'Europe, un empire de 400 millions d'hommes, sur l’étal d’un bouquiniste que j'ai appris qui était vraiment Jean Thiriart. La bonne tenue de ce livre, la clarté et la limpidité des arguments qu'il y développait, l’apport de cartes géopolitiques, m'ont tout de suite convaincu que Jean Thiriart n'était pas un agitateur exalté d'extrême-droite, comme tentaient de le faire accroire les foutriquets de la gauche post-soixante-huitarde, débraillés, mal dans leur peau, anti-politiques, dépourvus de tout sens historique, qui avaient alors pour lecture de base le très éphémère Hebdo 75, assorti de dessins de très mauvais goût, qui en disaient long sur la psycho-pathologie de leurs auteurs. Jean Thiriart n'apparaissait pas non plus comme un de ces polémistes de droite qui étalent, fort brillamment peut-être, leur rouspétance dans des feuilles populaires — et parfois populacières — sans jamais proposer rien de concret.

C'est ainsi que j'ai appris que Jeune Europe avait existé. Au même moment, dans un cahier du très officiel CRISP (Centre de recherche et d'information socio-politiques), paraissait une histoire de l’“extrême-droite” belge sous la plume d’Étienne Verhoeyen. Et c'est ainsi que j'ai découvert le contexte, dans lequel on fourrait un peu arbitrairement Jeune Europe. De tous les cénacles, groupuscules, partis ou associations qui avaient émaillé la chronique “droitiste” belge après 1945, incontestablement, Jeune Europe sortait du lot. Et pour les très jeunes gens que nous étions, vivant un âge d'or et d'abondance qui ne reviendra sans doute plus jamais, lecteurs des classiques latins, de La Rochefoucauld, de Nietzsche pour “embêter” les curés et les conformistes, de Marcuse — mai 68 oblige — des Lettres sur l’humanisme de Heidegger, parce qu'on nous les avait imposées, de Koestler, de Camus et d'Orwell, Jeune Europe apparaissait d'emblée comme un instrument possible du politique, mieux, comme quelque chose de naturel, de non-idéologique, de porteur d'histoire.

Jeune Europe ne nous apparaissait certes pas comme une organisation de gauche car, dans ce cas, nous ne l'aurions pas aimée puisque la gauche, déjà, était la coqueluche des professeurs qui se piquaient d'intellectualisme et puisque ces professeurs nous énervaient, nous prenions évidemment un malin plaisir à les contrarier. Mais Jeune Europe contenait des idées universelles qui convenaient aux jeunes lecteurs de Koestler et de Camus que nous étions : Jeune Europe était européenne et nous nous sentions tout naturellement “européens” ou “impériaux”, au-delà des frontières existantes ; Jeune Europe n'était pas nationaliste belge, ce qui nous plaisait car tout ce qui touchait à l’État belge, à ses hommes politiques, à ses institutions, nous apparaissait risible voire méprisable.

Nous avons décidé de retrouver des anciens de Jeune Europe. C'est ainsi qu'après une longue enquête, nous sommes tombés sur Bernard Garcet, un ancien animateur de la section de Louvain de Jeune Europe. Garcet avait conservé quelques papiers de cette époque mouvementée où il était militant étudiant. Nos questions l’amusaient et aussitôt, il décida de reformer, chez lui avec la complicité de sa charmante épouse, une petite école des cadres dans le style de Jeune Europe. Nous avons accepté et c'est ainsi que nous avons découvert successivement les thèses de Mosca et de Pareto (notamment la circulation des élites), les cours de Raymond Aron sur les grandes figures de la sociologie, La sociologie de la révolution de Jules Monnerot, que nous avons complétée de quelques thèses de Jean Baechler, le système de Pitirim Sorokin, L'ère des organisateurs de James Burnham, Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine. C'est dans ce cercle privé et très restreint que j'ai rédigé tant bien que mal mes deux premières conférences : l'une sur la description du conservatisme dans Ideology and Utopia de Karl Mannheim et l'autre sur les thèses de Louis Rougier sur le Bas-Empire romain (que Garcet critiquait).

Pour nous, Jeune Europe était synonyme d'université privée. L'image que nous avions de l'organisation n'était ni politique ni activiste. [Sa qualité d'école de cadres, de collège de “jésuites” l'emportait à nos yeux sur sa virulence de phalange activiste.] C'était sans doute une erreur d'optique, Jeune Europe, dans l'esprit de Thiriart, se voulant un instrument du “politique pur”, où l'action directe précédait toute spéculation théorique. C'est ainsi que j'ai toujours été quelque peu en porte-à-faux avec Thiriart. Néanmoins, je ne crois toujours pas que l'on puisse faire de la politique concrète sans une formation historique et théorique solide, qui s'acquiert avec beaucoup de patience et de temps. Nos sociétés sont devenues trop complexes pour lancer de simples militants dans la bataille ou les hisser par les mécanismes d'une élection ou d'une révolution aux postes de commande d'une société ou d'un État : on courrait vite à la catastrophe, ce que voulait peut-être dire Thiriart, quand il stigmatisait les événements de Croatie en 1991-92 : « Un chauffeur de taxi s'empare d'une mitraillette et recrute vingt marginaux dans un café et devient ainsi un leader politique. C'est aberrant ! ».

J'ai vu Jean Thiriart pour la première fois en 1979, un jour où j'avais laissé tomber mes lunettes et qu'il m'en fallait une nouvelle paire dans les plus brefs délais. Ce jour-là, bourru, Thiriart m'a dit qu'il ne voulait plus rien avoir à faire « avec tous ces tocards de la politique ». Mais j'ai éveillé son attention en lui parlant du livre du Général autrichien Jordis von Lohausen, que je résumais pour un travail universitaire et que j'allais publier fin 80 sous la forme d'un premier numéro spécial d’Orientations. Depuis, nous sommes restés en contact. Au départ, c'était très épisodique. Puis, en 1981-82, après avoir été agressé par des nervis défendant je ne sais plus quelle cause fumeuse, Thiriart a décidé de reprendre l'écriture, notamment dans la revue Conscience européenne, où il s'exprimera très régulièrement, et qui avait été fondée en janvier 1982 par Alain Derriks, aujourd'hui décédé, et Roland Pirard, qui a quitté les affaires politiques, avant qu'elle ne passe dans d'autres mains à partir de 1984.


eyeThiriart et la géopolitique

Le retour de la géopolitique dans le débat, avec les travaux de Jordis von Lohausen dans l'espace germanique et ceux de Marie-France Garaud, du Général Gallois, de l'Amiral Célérier, d'Yves Lacoste, de Hervé Coutau-Bégarie en France, de Colin S. Gray aux États-Unis, etc., intéressait Thiriart au plus haut point. Il retrouvait une tonalité qu'il avait découverte, quelques décennies plus tôt, chez l'un de ses auteurs favoris : le grand, le prolixe Anton Zischka, qui a commencé sa carrière en 1925, avec un livre sur la guerre du pétrole, et l'a terminée, jusqu'à nouvel ordre, par un remarquable ouvrage sur l'impérialisme du dollar en 1987, qui est paru en feuilleton, pendant quatre semaines, dans l’hebdomadaire Der Spiegel. Le livre de Zischka que Thiriart préférait était sans conteste Afrique, Complément de l'Europe (Laffont, Paris, 1952). Pour un homme qui avait recommencé une carrière politique dans l'effervescence de la décolonisation, ce livre revêtait évidemment une importance capitale. Chaleureusement recensé dans la presse belge au début des années 50, ce livre entendait planifier la fusion économique et géopolitique de l'Europe et de l'Afrique. Cette fusion aurait fait de la Méditerranée une “mer intérieure”, aurait donné à l'Europe l'espace qui lui manquait pour son trop-plein démographique et les matières premières nécessaires à son industrie et à sa puissance militaire. Ce projet, la décolonisation, téléguidée depuis Washington, l'a rendu impossible et irréalisable, condamnant l'Europe à la stagnation, au chômage et au sous-emploi, générateur de déséquilibre sociaux inquiétants. Cet ouvrage a été capital dans la genèse de la pensée géopolitique de Thiriart, ce qu'il avouait d'ailleurs franchement. Nous ne saurions clore ce paragraphe sur le rapport intellectuel Thiriart/Zischka sans rappeler que Zischka fut aussi l'auteur d'un ouvrage traduit et édité à Bruxelles pendant la guerre : La science brise les monopoles (éd. de la Toison d'Or, 1941). Thiriart, et l'élite belge toutes options idéologiques confondues, ont su apprécier ce grand ouvrage, clair, précis, didactique et programmatique, à sa juste valeur. La veuve du prisonnier de guerre belge, socialiste et franc-maçon, Somerhausen en fait d'ailleurs l'éloge dans ses mémoires, sans qu'on ne puisse l'accuser d'être germanophile ou nationale-socialiste ! Une bonne part de ce que l'on a appelé le “scientisme” et “l’hyper-pragmatisme” de Thiriart est issue de ce volume. En effet, un simple coup d’œil sur le titre des chapitres permet de s'en rendre compte. Zischka commence par raisonner sur « la plus grande de toutes les victoires : la victoire sur la peur ». La peur de la faim fait agir les hommes, c'est la raison pour laquelle ils commencent par créer des monopoles, qui, très vite, régentent notre vie et bloquent toute progression nouvelle. La science chimique et biologique, avec un Liebig par ex., rentabilise à l'extrême le sol européen et soustrait les populations au péril des famines. Ce processus de découvertes constantes doit être maintenu libre de toutes entraves, car il permet d'acquérir et de conserver la puissance, d'abolir les privilèges de classe. Ainsi, si les monopoles ont été utiles, jadis, à l'autonomie alimentaire de l'Europe, ils n'ont pas le droit de bloquer les initiatives qui rendraient leurs positions caduques, car, en agissant de la sorte, ils fragiliseraient l'indépendance de la communauté européenne et renforceraient l'aliénation de larges strates de sa population. Cette logique de la priorité du savoir sur la possession des moyens de production, position qui, en dernière instance, découle de l’œuvre de Joseph A. Schumpeter, Thiriart l'a toujours faite sienne, notamment dans son combat syndical dans le domaine de l'optique et de l'optométrie. Il s'attaquait à des blocages, disait-il, à des monopoles injustes qui ne visaient pas protéger le consommateur mais à maintenir des positions acquises, des conforts économiques.

Au cours de cette nouvelle période d'effervescence, qui a immédiatement suivi l'attentat dont il fut victime, Thiriart a trié ses documents, remis au goût du jour ses thèses, éliminé de sa pensée toutes les scories de l'anti-soviétisme du temps de la guerre froide et de la crise de Cuba. Parallèlement au mouvement pacifiste allemand, porté par la gauche verte et l'aile gauche de la social-démocratie (Eppler, Lafontaine), mais aussi, en coulisses, par un néo-nationalisme neutraliste, Thiriart désignait l'unique ennemi de l'Europe en tant que puissance potentielle : l’Amérique. Il rejoignait ainsi la Nouvelle Droite qui avait opté pour la même voie, depuis la parution du texte magistral de Giorgio Locchi (sous le pseudonyme de Hans-Jürgen Nigra), dans le n°27-28 de Nouvelle École, la revue d'Alain de Benoist. Guillaume Faye a tout de suite emboîté le pas, avec la verve et le talent oratoire qu'on lui connaît. Faye, d'ailleurs, admirait la clarté des vues de Thiriart et repérait chez le leader de Jeune Europe, un compagnon, dans le sens où ils étaient tous deux des lecteurs assidus de Pareto. Ici, je dois un rectificatif : dans la brochure intitulée Petit Lexique du Partisan Européen, ce n'est pas Faye qui a écrit la phrase d'hommage à Thiriart, contrairement à ce qu'affirme une brochette de plumitifs policiers du Monde, ou du tout petit moniteur de la délation qu'est Celsius, mais Pierre (Willy) Fréson. Néanmoins, en fondant l'association EUROPA en 1987, après avoir rompu avec le GRECE, Faye optait pour un européisme très semblable, dans ses grandes lignes, à celui de Thiriart, mais corrigé par l'optique du CIPRE de Yannick Sauveur [et par les idées d’Olier Mordrel, le combattant de la Bretagne ligne, et du groupe bretonnant Ker Vreizh. Olier Mordrel, bien qu'ethniste (au sens de régionaliste) absolu, admirait les thèses européistes de Thiriart, tout en rejetant son jacobinisme philosophique]. Faye rend d'ailleurs un hommage implicite au leader de Jeune Europe dans l'un de ses ouvrages les plus lus : Nouveau discours à la Nation européenne (Albatros, 1985).

Le 21 janvier 1987, un groupe de journalistes américains de la revue The Plain Truth (Californie) est venu interviewer et filmer Jean Thiriart à Bruxelles. Le script complet de cette entrevue de 35 minutes sur cassette vidéo contient à mon sens la pensée de Jean Thiriart dans toute sa maturité. Bien sûr, la chute du Mur de Berlin a changé la donne.


eyeL’entretien à “Plain Truth”, 1987

Interrogé en même temps que plusieurs personnalités européennes importantes, Thiriart a pu formuler ses vues sur un pied d'égalité, sans censure mutilante. Parmi les interrogés, signalons : l'éminent historien conservateur et européiste britannique, Paul Johnson, le juriste anglais Leo Price, et le diplomate néerlandais, ancien vice-secrétaire-général de l'ONU, le Dr. J.G. de Beus. Dans ses réponses, Thiriart évoque l'impact de la géopolitique sur sa pensée, l'impact des conceptions de Friedrich List, les erreurs petites-nationalistes de Hitler et des nostalgiques du IIIe Reich (accusés d'être incapables de penser “l’osmose” entre les nations européennes, Russie comprise), sa conception d'un bloc euro-soviétique, sa conception de la stratégie navale, son projet de paix avec la Chine, les garanties qui devraient être offertes à Israël en cas de départ de la VIe flotte américaine de la Méditerranée, ses vues sur la guerre économique entre les États-Unis et l'Europe (des 12). Dans cet ouvrage bref mais dense, on est loin des polémiques des premières années de Jeune Europe. On note avec intérêt que Thiriart propose du concret, offre à ses adversaires des projets réalisables et viables, ne les acculent pas au pire. Comme Haushofer (qu'il critique injustement et bizarrement), il propose une dynamique des forces à l’œuvre dans le monde, une dynamique centripète de dimensions continentales, qui doit conduire à une paix durable, à une nouvelle mouture de la pax romana.

[Lire plus bas un extrait de cet entretien, sur l’avenir des États-Unis]

Mes rapports épistolaires avec Jean Thiriart, au cours des six ou sept premières années de la décennie 80, n'ont certes pas été harmonieux. Ce serait hypocrite de le nier. Jean Thiriart jugeait que les travaux des nouvelles droites étaient trop éclectiques, trop diversifiés, trop dispersés. Adepte du principe “politique d'abord”, comme Maurras, Carl Schmitt ou Julien Freund, Thiriart avait horreur de la littérature, de la philosophie purement spéculative et des “variétés”. Il hurlait quand je publiais des articles d'archéologie (par ex. dans Orientations n°4). Mais, malgré son style épistolaire haut en couleur, truffé d'épithètes dignes du Capitaine Haddock, jamais je ne lui en ait tenu rigueur, car, en dépit de leur insuffisance ou de leur impertinence globales, ses remarques ou ses critiques contenaient toujours un irréductible noyau de vérité, dont j'ai toujours voulu tenir compte. Mais ces remarques avaient la faiblesse d'être prononcées dans la perspective du seul Thiriart. Lecteur de Nietzsche, je sais qu'une perspective n'est jamais fausse a priori, mais que le réel doit être jugé au départ de plusieurs perspectives à la fois et que l'acteur ou l'observateur doit être capable de sauter d'une perspective à l'autre : plurilogique d'un monde pluriel. Plurilogique que Thiriart, très marqué par la pensée mécaniciste (qu'il confondait allègrement avec le “matérialisme”), concevait très difficilement. Lecteur assidu et passionné de l'ouvrage de Joseph Vialatoux, La Cité totalitaire de Hobbes : Théorie naturaliste de la civilisation - Essai sur la signification de l'existence historique du totalitarisme (Chronique sociale de France, Lyon, 1952), Thiriart en distribuait des copies, où la phrase suivante était très significativement mise en exergue, de sa propre main : « Ce que Hobbes met en valeur, c'est que l'étatisme authentiquement totalitaire est un naturalisme, que le naturalisme authentique est un matérialisme, et que le matérialisme authentique est un mécanisme pur ». Ou encore : « La Cité de Hobbes est une Gesellschaft contractuelle ; elle est le type même du groupement ^(3)sociétaire^(2), par opposition au ^(3)communautaire^(2)… C'est à Hobbes que Tönnies a emprunté le modèle de la Gesellschaft ; et c'est par opposition à cette cité contractuelle qu'il a défini la Gemeinschaft communautaire ». Plus loin : « On reconnaîtra l’État totalitaire et l'on mesurera son totalitarisme à ce signe notamment que la politique y sera conçue et pratiquée comme une pure technique. La pratique totalitaire sera machiavélique. Elle relèvera, non plus d'une vertu de prudence politique gouvernant des sujets, servant des personnes, mais d'une technique manipulatrice d'objets, manutentionnaire de choses ». Et, p. 80 : « La théologie, dira Hobbes, a déchaîné les controverses, et les controverses, les guerres (…) et c'est à la paix géométrique et mécanique des choses qu'il va demander le secret de la paix des hommes sur la terre ». P. 145 : « L'homme n'échappe au malheur qu'en se soumettant à un dominium ». P. 151 : « Les nations entre elles ne sont à nul égard en état naturel de droit international, mais en état naturel de guerre internationale ». Ces quelques citations du livre de Vialatoux sur Hobbes résument magnifiquement la vision thiriartienne du politique : explication de tous les phénomènes du monde et de la scène politique par un matérialisme qui est mécanicisme ou technicisme pur. Thiriart restera impénétrable à toute logique organique, née du biologisme romantique, en dépit de quelques engouements pour l'éthologie de Konrad Lorenz, reposant pourtant sur des bases diamétralement contraires à celle du hobbesisme. Dans le matérialisme, dans la fascination qu'il éprouvait face à la magnifique machinerie euclidienne de Hobbes, Thiriart croyait avoir découvert les formules magiques (eh oui !) de sa politique. Malheureusement, ce qui était nouveauté du temps de Hobbes, était complètement obsolète dans la seconde moitié du XXe siècle, a fortiori depuis l'avènement de la physique quantique et des lois de la génétique. L'option de Thiriart pour la Gesellschaft mécanique contre la Gemeinschaft organique était évidente, en dépit du nom qu'il avait choisi pour définir l'idéal social de Jeune Europe : le “communautarisme”. Ce vocable, véritable antithèse en langage sociologique et philosophique de ce que Thiriart pensait vraiment, a dû susciter de la controverse et pas mal de quiproquos. Enfin, dans la logique de Hobbes, telle que l’a présentée Vialatoux, le concept de totalitarisme rejoint celui de “politique pure”, ce qui reste à prouver, car les trois ou quatre dernières décennies que nous venons de vivre ont prouvé que les techniques de manipulation libérales, non totalitaires, se sont avérées plus efficaces et plus perverses. L'euclidisme hobbesien et thiriartien, avec sa clarté et sa transparence, a été étouffé dans la guimauve libérale et consumériste. De cet ouvrage de Vialatoux découlent également le machiavélisme affiché de Thiriart, et la volonté de manipuler êtres et choses sans état d'âme. Or si le constat qui consiste à dire que la manipulation est au cœur de la politique est juste, a le mérite de ne pas sombrer dans l'illusion, la manipulation des gouvernants n'est pas toujours de l'ordre du mécanique pur, car, en ce cas, elle serait trop visible et immédiatement repérable, comme elle l'était d'ailleurs chez Thiriart, mais souvent plus subtile, plus psychologique, plus organique et plus centrée sur les instincts et les pathologies de l'esprit. Enfin, comme Hobbes désignait la théologie comme génératrice de dissensions civiles, Thiriart considérait les “choses de l'esprit”, la littérature, la religion, les idéologies sentimentales comme des vecteurs de controverses stériles. La vision hobbesienne de la “guerre internationale” correspond au refus de Thiriart de prendre en compte les idéologies et les sentiments irénistes. Thiriart s'intéressait davantage à la polémologie. Et sur ces deux derniers points, personne ne pourrait lui donner tort.

Les intérêts communs que Thiriart et moi partagions sont bien entendu la géopolitique (mais Thiriart me reprochait d'être “haushoférien” ; toutefois je ne suis pas plus “haushoférien” que je ne suis “mackindérien” ou “kjellénien” ou autre chose, la géopolitique formant un tout indivisible) et l'histoire des formations territoriales.Thiriart reprochait à Haushofer d'être un “régionaliste”, morceleur d’États et d'Empires, sous prétexte qu'il avait défendu la germanité du Sud-Tyrol en 1927, dans son ouvrage Grenzen (Frontières). Or, dans cet ouvrage, Haushofer traite notamment des notions de « frontières membrées » et « démembrées » ; les États viables doivent avoir des frontières membrées et non démembrées (en annexant la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté, la France démembrait les frontières occidentales de l’Empire et le condamnait à l'insignifiance politique). C'est Richelieu qui a été l'inventeur de ces concepts et Vauban, le technicien de leur concrétisation. Haushofer notait, à propos du Sud-Tyrol, que l'Autriche, et partant l'Allemagne qui souhaitait déjà l’Anschluß, avaient perdu un glacis en direction de la plaine du Pô et de l'Adriatique et qu'ainsi leurs frontières étaient démembrées. L'intention de Haushofer n'était donc nullement de faire du «régionalisme» mais de raisonner en terme de puissance, selon la même logique que Richelieu.

Outre cet engouement pour la géographie politique, Thiriart se passionnait pour les mécanismes de prise du pouvoir (Lénine, Jules Monnerot), la technique du coup d’État (Malaparte). Deux idées de Thiriart à retenir en tous domaines : se donner, en toutes circonstances, un “poumon extérieur”, c'est-à-dire avoir une base de repli sûre, une réserve inaccessible de matériel ou d'arguments. Enfin, forger des alliances extra-europénnes en politique extérieure car l'européisme de Thiriart n'est nullement un repli frileux de l'Europe sur elle-même. La faiblesse de la pensée de Thiriart est de n'avoir rien suggéré de bien solide en droit (constitutionnel ou administratif) ou en économie. Thiriart, deux mois avant de mourir, me reprochait la teneur de mon article « Vers l'unité européenne par la révolution régionale ? » (cf. R. S., Textes et réflexions), précisément parce que ce texte réclamait une organisation territoriale du grand ensemble européen sur base de critères objectifs tels la région historique ou la nation ethno-linguistique, critères que Thiriart s'obstinait à croire subjectifs et non objectifs, alors que les subjectivismes sont des faits de monde objectifs. Tel était, fondamentalement, l'objet de notre querelle ! Querelle qui a des bases philosophiques que l'on décèle parfaitement dans la lecture que fit Thiriart du travail de Vialatoux.

Néanmoins, je reste heureux d'avoir permis, sans doute involontairement et indirectement, à Thiriart de vivre ses deux dernières grandes joies. En effet, j'ai conseillé à Michel Schneider de lui ouvrir les colonnes de Nationalisme & République, ce qui fut fait. Et quand Alexandre Douguine, le 31 mars 1992, m'a demandé à Moscou si Thiriart souhaitait y prononcer une conférence, je lui ai dit qu'il en serait ravi, qu'il percevrait cela comme le couronnement de sa carrière. Et Thiriart s'est rendu à Moscou en août 1992, où il a rencontré le Colonel Alksnis et Yegor Ligatchev, très intrigué par le fait que les NR ou la ND ouest-européenne n'étaient pas rabiquement anti-soviétiques, surtout après le discours qu'Alain de Benoist avait fait à Moscou, en sa présence, pour obtenir la libération des prisonniers politiques de la mésaventure d'août 1991, que, personnellement, j'avais trouvé maladroite et déplacée, un geste de desperados. Thiriart et de Benoist, pour une fois d'accord, n'étaient pas de mon avis. Question de perspective, sans doute. Mais Carl Schmitt ne nous a-t-il pas enseigné les vertus de l'amnistie ? L'erreur d'août 1991 a si lamentablement échoué que le pardon s'impose. Espérons que Boris Eltsine ne sera pas aussi borné que l’État belge, qui crève petit à petit, notamment à cause des reliquats de la répression de 1944-51, que la Flandre, offensée et meurtrie, n'a jamais acceptés. Soit dit entre parenthèses, Thiriart non plus.

Au-delà de la mort de Jean Thiriart, œuvrons pour que les générations futures, quelles que soient par ailleurs leurs options philosophiques, n'oublient pas les théories impassables qu'enseignait l'école des cadres de Jeune Europe. Et qu'ils se frottent aux œuvres de Hobbes, Pareto, Mosca, Michels, Tchakhotine, Lénine, Machiavel, Clausewitz et Schmitt.

► Robert Steuckers, Vouloir n°97-100, 1993. [article augmenté et remanié] 

◘ Sur Thiriart (en espagnol) : elementos nº12, jean thiriart y el nacional-comunitarismo

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 Intervention de Robert Steuckers à Milan sur la personnalité de Jean Thiriart

Brève conférence prononcée à Milan, mai 1995

L'éclatement de la seconde guerre mondiale survient quand Jean Thiriart à 18 ans et qu'il a derrière lui une adolescence militante à l'extrême-gauche. Il vivra la toute première phase de sa vie d'adulte pendant la grande guerre civile européenne. Comme tous les hommes de sa génération, de sa tranche d'âge, il sera, par la force des choses, marqué en profondeur par la propagande européiste de l'Axe, et, plus précisément, par celle que distillait dans l'Europe occupée, la revue berlinoise Signal, éditée par le catholique européiste Giselher Wirsing, qui fera une très grande carrière dans la presse démocrate-chrétienne conservatrice après 1945. Comment cette propagande a-t-elle pu avoir de l'effet sur un garçon venu de l'“autre bord”, du camp anti-fasciste, du camp qui avait défendu les Républicains espagnols pendant la guerre civile de 36-39 ? Tout simplement parce que le mythe européen des nationaux-socialistes avait remplacé le mythe de l'Internationale prolétarienne, la solidarité entre Européens, prônée par Signal, ne différait pas fondamentalement, à première vue, de la solidarité entre prolétaires marxistes, car le monde extra-européen, à cet époque, ne comptait pas beaucoup dans l'imaginaire politique. Il faudra attendre la guerre du Vietnam, la décolonisation, la fin tragique de Che Guevara et l'idéologie de 68 pour hisser le tiers-mondisme au rang de mythe de la jeunesse. À cette époque, l'appel à une solidarité internationale en vaut un autre, qu'il soit national-socialiste européen ou marxiste internationaliste.

À la différence de l'internationalisme prolétarien de l'extrême-gauche belge d'avant 1940, l'“internationalisme” européiste de Signal replace la solidarité entre les nations dans un cadre plus réduit, un cadre continental, qui, du coup, apparaît plus rapidement réalisable, plus réaliste, plus compatible avec les impératifs de la Realpolitik. Plus tard, en lisant les textes de Pierre Drieu La Rochelle, ou en entendant force commentaires sur son option européiste, le jeune Thiriart acquiert la conviction que, désormais, plus aucune nation européenne ne peut prétendre s'isoler du continent et du monde sans sombrer dans un déclin misérable. Face aux puissances détentrices de grands espaces, telles les Etats-Unis ou l'URSS de Staline, les vieilles nations européennes, pauvres en terres, risquent très vite de devenir de véritables “nations prolétaires” face aux “nations riches”, clivage bien mis en exergue, dès les années 20, par Moeller van den Bruck, Karl Haushofer, et le fasciste italien Bartollotto. En 1945, cette vision s'effondre avec le IIIe Reich et le partage de Yalta, qui se concrétise rapidement et culmine avec le blocus de Berlin et le coup de Prague en 1948. Thiriart connaît la prison pour collaboration. En 1947, il en sort et travaille dans l'entreprise d'optique de son père.

En 1952, la lecture d'un ouvrage du journaliste économique Anton Zischka frappe son imagination. Il s'intitule Afrique, complément de l'Europe  et propose une fusion des potentiels européens et africains pour faire pièce aux deux grands, alors que les empires coloniaux sont encore intacts. Au même moment, Adenauer, Schumann et De Gasperi jettent les premiers fondements de l'Europe économique en forgeant un instrument, la CECA, la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. À la suite des accords “Benelux”, les premières frontières sont supprimées entre les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Pour les anciens fidèles de l'Axe, du moins ceux dont l'engagement était essentiellement dicté par un européisme inconditionnel, ces ouvertures constituent une vengeance discrète mais réelle de leur idéologie. Mais Dien-Bien-Phu tombe en 1954, au moment où se déclenche la Guerre d'Algérie qui durera jusqu'en 1962, et avant que les premiers troubles du processus d'Indépendance du Congo n'éclatent en 1959. Cette effervescences et cette succession de tragédies jettent les européistes, toutes tendances confondues, dans le désarroi et surtout dans un contexte politique nouveau.

Thiriart croit pouvoir exploiter le mécontentement des rapatriés et des déçus de l'aventure coloniale, en se servant d'eux comme d'un levier pour mettre à bas le régime en place, accusé d'avoir été réimporté en Europe par les armées américaines et de ne pas se conformer aux intérêts réels de notre continent. Deux structures seront mises sur pied pour encadrer ce mécontentement : le MAC (Mouvement d'Action Civique) et le CADBA (Comité d'Action et de Défense des Belges d'Afrique). Après le reclassement des anciens colons belges dans de petits boulots en métropole, Thiriart perd une base mais conserve suffisamment d'éléments dynamiques pour lancer son mouvement Jeune Europe, qui ne dissimule plus ses objectifs : œuvrer sans relâche à l'avènement d'un bloc européen, débarrassé des tutelles américaine et soviétique. Pour atteindre cet objectif, Jeune Europe suggère essentiellement une géopolitique et un “physique politique”. Avec ces deux batteries d'instruments, l'organisation compte former une élite politique insensible aux engouements idéologiques circonstantiels, affirmatrice du politique pur.

Sur le plan géopolitique, Jeune Europe, surtout Thiriart lui-même, élaborera des scénarii alternatifs, visant à long terme à dégager l'Europe de ses assujettissements. C'est ainsi que l'on a vu Thiriart proposer une alliance entre l'Europe et le monde arabe, afin de chasser la VIe Flotte américaine de la Méditerranée, à donner aux industries européennes de nouveaux débouchés et à la forteresse Europe une profondeur stratégique afro-méditerranéenne. Ensuite, Thiriart envisage une alliance entre l'Europe et la Chine, afin d'obliger l'URSS à ouvrir un second front et à lâcher du lest en Europe de l'Est. Mais cette idée d'alliance euro-chinoise sera reprise rapidement par les États-Unis : en 1971, Kissinger s'en va négocier à Pékin ; en 1972, Richard Nixon est dans la capitale chinoise pour normaliser les rapports sino-américains et faire pression sur l'URSS. Surtout parce que les États-Unis cherchaient à mieux contrôler à leur profit les mines du Katanga (le Shaba actuel), même contre leurs alliés belges, Thiriart avait sans cesse dénoncé Washington comme l'ennemi principal dans le duopole de Yalta ; il ne pouvait admettre le nouveau tandem sino-américain. Dès 1972, Thiriart préconise une alliance URSS/Europe, qui, malgré le duopole de Yalta, était perceptible en filigrane dans ces textes des années 60. Thiriart avait notamment critiqué la formule de Charles De Gaulle (« L'Europe jusqu'à l'Oural »), estimant que l'ensemble russo-soviétique ne pouvait pas être morcelé, devait être pensé dans sa totalité, et que, finalement, dans l'histoire, le tracé des Monts Ourals n'avait jamais constitué un obstacle aux invasions hunniques, mongoles, tatars, etc. L'idée d'une “Europe jusqu'à l'Oural” était un bricolage irréaliste. Si l'Europe devait se réconcilier avec l'URSS, elle devait porter ses frontières sur le fleuve Amour, le Détroit de Béring et les rives du Pacifique.

Mais durant toute la décennie 70, Thiriart s'est consacré à l'optique, s'est retiré complètement de l'arène politique. Il n'a pu peaufiner sa pensée géopolitique que très lentement. En 1987, cependant, une équipe de journalistes américains de la revue et de la télévision Plain Truth (Californie), débarque à Bruxelles et interroge Thiriart sur sa vision de l'Europe. Il développe, au cours de cet interview, une vision très mûre et très claire de l'état géopolitique de notre planète, à la veille de la disparition du Rideau de Fer, du Mur de Berlin et de l'effondrement soviétique. Les États-Unis restent l'ennemi principal, mais Thiriart leur suggère un projet viable : abandon de la manie de diaboliser puérilement leurs adversaires, deal en Amérique latine, abandon de la démesure, efforts pour avoir des balances commerciales équilibrées, etc. Thiriart parle un langage très lucide, jette les bases d'une pratique diplomatique raisonnable et éclairée, mais ferme et résolue.

 

Thiriart

pièces-jointes :

 

 

In Memoriam Jean Thiriart (1922-1992)

Thiriart◘ Éditions Machiavel, Bruxelles, 1993.

Avertissement au lecteur
Jean Thiriart : un itinéraire politique
Les fondements de la pensée de Jean Thiriart (Yannick Sauveur)
Jeune Europe, souvenirs de la section de Louvain (Bernard Garcet)
Dix ans avec Jean Thiriart (Luc Michel)
Hommage à Jean Thiriart (Robert Steuckers)
Jean Thiriart : Prophète et militant (Carlo Terracciano)
Jean Thiriart et le "Parti historique Révolutionnaire" (Thierry Mudry)
L'héritage communautariste : Jean Thiriart, un penseur d'avant-garde (Luc Michel)
Moscou, août 1992 : le dialogue Ligatchev-Thiriart

 [Photo de couverture : Thiriart pose en ici en 1966 devant son portrait réalisé pour ses vingt ans]

 

◘ Avertissement au lecteur (Les éditeurs)

La présente plaquette d'hommage à Jean Thiriart est éditée à l'occasion du premier anniversaire de sadisparition, fin novembre 1992. Depuis un an, de multiples hommages ont été rendus à Jean Thiriart par de nombreuses formations politiques (...)

◘ Jean Thiriart : un itinéraire politique

Jean Thiriart est le père du concept d'"Europe unitaire" et un infatigable militant et doctrinaire de la l’unification européenne. (...)

 

 

ThiriartJean Thiriart : prophète et militant

« J’écris pour une espèce d’hommes qui n’existe pas encore, pour les Seigneurs de la Terre… » (F. Nietzsche, La Volonté de puissance)

La disparition soudaine de Jean Thiriart a été pour nous comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, pour nous, militants européens qui, au cours de plusieurs décennies successives, ont appris à apprécier ce penseur de l’action, surtout depuis son retour à la politique active, après bon nombre d’années d’“exil intérieur” où il a médité et reformulé ses positions antérieures. À plus forte raison, sa mort nous a surpris, nous, ses amis italiens qui l’avions connu personnellement lors de son voyage à Moscou en août 1992, où nous formions de concert une délégation ouest-européenne auprès des personnalités les plus représentatives du Front du Salut National. Ce front, grâce aux travaux de l’infatigable Alexandre Douguine, animateur mystique et géopolitique de la revue Dyenn (Le Jour), a appris à connaître et à estimer bon nombre d’aspects de la pensée de Thiriart et les a diffusés dans les pays de l’ex-URSS et en Europe orientale. Personnellement, j’ai l’intention, dans les lignes qui suivent, d’honorer la mémoire de Jean Thiriart en soulignant l’importance que sa pensée a eue et a toujours dans notre pays, l’Italie, dès les années 60 et 70 et dans le domaine de la géopolitique. En Italie, sa réputation repose essentiellement sur son livre, le seul qui ait véritablement donné une cohérence organique à sa pensée dans le domaine de la politique internationale : Un Empire de 400 millions d’hommes, l’Europe, édité par Giovanni Volpe en 1965, il y a près de trente ans.

Trois années seulement venaient de se passer depuis la fin de l’expérience française en Algérie. Cet événement dramatique fut la dernière grande mobilisation politique de la droite nationaliste, non seulement en terre de France, mais dans d’autres pays d’Europe, y compris en Italie. Les raisons profondes de la tragédie algérienne n’ont pas été comprises par les militants anti-gaullistes qui luttaient pour l’Algérie française. Ils n’ont pas compris quels étaient les enjeux géopolitiques de l’affaire et que les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale entendaient redistribuer les cartes à leur avantage, surtout les États-Unis. Combien de ces militants de l’Algérie française ont-ils compris, à cette époque-là, quel était l’ennemi principal de la France et de l’Europe ? Combien de ces hommes ont-ils compris intuitivement que, sur le plan historique, la perte de l’Algérie, précédée de la perte de l’Indochine, tout comme l’effondrement de tout le système vétéro-colonial européen, étaient des conséquences directes de la défaite militaire européenne de 1945 ? Ce fut en effet non seulement une défaite de l’Allemagne et de l’Italie, mais aussi de l’Europe entière, Grande-Bretagne et France comprises. Pas une seule colonie de l’ancien système colonial qui ne soit devenue à son tour sujette d’une forme nouvelle, plus moderne et plus subtile, d’impérialisme néo-colonialiste.

En méditant les événements de Suez (1956) et d’Algérie, les “nationaux-révolutionnaires”, comme ils s’appelaient eux-mêmes, finirent par formuler diverses considérations et analyses sur les conséquences de ces deux affaires tragiques, considérations et analyses qui les différenciaient toujours davantage des “droites classiques” de notre après-guerre, animées par un anti-communisme viscéral et par le slogan de la défense de l’Occident, blanc et chrétien, contre l’assaut conjugué du communisme soviétique et des mouvements de libération nationaux des peuples de couleur du tiers monde. En un certain sens, le choc culturel et politique de l’Algérie peut être comparée à ce que fut, pour la gauche, l’ensemble des événements d’Indochine, avant et après 1975. La vieille vision de la politique internationale était parfaitement intégrée à la stratégie mondiale, économique et géopolitique de la thalassocratie américaine qui, avec la guerre froide, avait réussi à recycler les diverses droites européennes, les fascistes comme les post-fascistes (ou du moins prétendues telles), en fonction de son projet géostratégique de domination mondiale. Le tout pour en arriver aujourd’hui au “Nouvel Ordre mondial”, déjà partiellement avorté et qui semble être la caricature inversée et satanique de “l’Ordre Nouveau” eurocentré de mouture hitlérienne.

La Nouvelle Droite française, pour ne donner qu’un exemple, a commencé son cheminement au moment des événements d’Algérie pour entamer une longue marche de révision politique et idéologique, qui a abouti au voyage récent d’Alain de Benoist à Moscou, étape obligatoire pour tous les opposants révolutionnaires d’Europe au système mondialiste. La démarche a donc été faite par de Benoist, en dépit de ses rechutes et de ses reniements ultérieurs, appuyés par quelques-uns de ses plus minables affidés, lesquels n’ont évidemment pas encore compris pleinement la portée réelle de ces rencontres entre Européens de l’Ouest et Russes au niveau planétaire et préfèrent se perdre dans de stériles querelles de basse-cour, qui n’ont d’autres motivations que personnelles, relèvent de petites haines et de petits hargnes idiosyncratiques. Dans ce domaine comme tant d’autres, Thiriart avait déjà donné l’exemple, en opposant aux différences naturelles existant entre les hommes et les écoles de pensée l’intérêt suprême de la lutte contre l’impérialisme américain et le sionisme.

Pour revenir à l’Italie, nous devons nous rappeler la situation qui régnait en cette lointaine année 1965, quand a paru l’œuvre de Thiriart : les forces national-révolutionnaires, encore intégrées au Mouvement Social Italien (MSI), étaient alors victimes d’un provincialisme vétéro-fasciste, provincialisme cyniquement utilisé par les hiérarques politiques du MSI, complètement asservis à la stratégie des États-Unis et de l’OTAN (une ligne politique qui sera par la suite suivie avec fidélité, même au cours de la brève parenthèse de la gestion “rautiste”, soi-disant inspirée des thèses national-révolutionnaires de Pino Rauti, gestion qui a appuyé l’intervention des troupes italiennes en Irak, aux côtés de l’US Army). Les chefs de cette droite collaborationniste utilisaient les groupes révolutionnaires de la base, composés essentiellement de très jeunes gens, pour créer des assises militantes destinées, en ultime instance, à ramasser les voix nécessaires à envoyer au parlement des députés “entristes”, devant servir d’appui aux gouvernements réactionnaires de centre-droit. Et tout cela, bien sûr, non dans l’intérêt de l’Italie ou de l’Europe, mais seulement dans celui de la puissance occupante, les États-Unis. Et une fois de plus, nous avons affaire à un petit nationalisme centralisateur et chauvin, utilisé au profit d’intérêts étrangers et cosmopolites !

C’était aussi le temps où l’extrême-droite était encore capable de mobiliser sur les places d’Italie des milliers de jeunes qui réclamaient que Trente et Trieste soient et restent italiennes, ou pour commémorer chaque année les événements de Hongrie de 1956 ! Mai 68 était encore loin, semblait s’annoncer à des années-lumière de distance ! La droite italienne, dans ses prospections, ne voyait pas que cette “révolution” s’annonçait. Dans un tel contexte humain et politique, vétéro-nationaliste, provincial et, en pratique, philo-américain (qui débouchera ensuite dans la farce pseudo-golpiste de 1970, qui aura pour conséquence, au cours de toute la décennie, les tristement célèbres “années de plomb”, avec leur cortège de crimes d’État), l’œuvre de Jean Thiriart fit pour un grand nombre de nationalistes l’effet d’une bombe; un choc électrique salutaire qui mit l’extrémisme nationaliste botté face à des problématiques qui, certes, n’étaient pas neuves, mais avaient été oubliées ou étaient tombées en désuétude. Aujourd’hui, nous ne pouvons donc pas ne pas tenir compte des effets politiques pratiques qui découlèrent de la pensée de Thiriart, même si ces effets, dans un premier temps, ont été fort modestes. Disons qu’à partir de la publication du livre de Thiriart, la thématique européenne est devenue petit à petit le patrimoine idéal de toute une sphère qui, dans les années suivantes, développera les thématiques anti-mondialistes actuelles.

Sans exagération, nous pouvons affirmer que c’est vers cette époque que se sont développés les thèmes de l’Europe-Nation, d’une lutte anti-impérialiste qui ne soit pas de “gauche”, de l’alliance géostratégique avec les révolutionnaires du tiers monde. L’adoption de ce thème est d’autant plus étonnante et significative quand on sait que l’aventure de Jeune Europe a commencé par une lutte contre le FLN algérien. Thiriart avait, sur ce plan, changé complètement de camp, sans pour autant changer substantiellement de vision du monde, lui qui, quelques décennies auparavant, avait quitté les rangs de l’extrême-gauche belge pour adhérer à la collaboration avec le IIIe Reich germanique, sans pour autant perdre de vue le facteur URSS. Ces acrobaties politico-idéologiques lui ont valu les accusations d’“agent double”, toujours aux ordres de Moscou !

En Italie, la section italienne de Jeune Europe (Giovane Europa) est rapidement mise sur pied. Malgré l’origine politique de la plupart des militants, Giovane Europa n’avait aucune filiation directe avec Giovane Italia, l’organisation étudiante du MSI (copiée à son tour de la Giovine Italia de Mazzini au XIXe siècle) ; au contraire, Giovane Europa en était pratiquement l’antithèse, l’alternative contraire. Si bien qu’une fois l’expérience militante de Giovane Europa terminée, la plupart de ses militants se sont retrouvés dans le Movimento Politico Ordine Nuovo (MPON), opposé à la ligne politique prônant l’insertion parlementaire, comme le voulaient les partisans de Pino Rauti, retournés dans les rangs du MSI d’Almirante.

Si l’on tient compte du rôle unique qu’a joué la pensée de Julius Evola sur les plans culturel et idéologique en Italie, on ne doit pas oublier non plus que Jean Thiriart a impulsé, pour sa part, une tentative unique de rénovation des forces nationales dans ces années-là et dans les années qui allaient venir. Même un Giorgio Freda a reconnu lui-même ses dettes, sur le plan des idées, envers le penseur et le militant belge.

Autre aspect particulier et très important du livre Un Empire de 400 millions d’hommes, l’Europe, c’est d’avoir anticipé, de plusieurs décennies, une thématique fondamentale, revenue récemment dans le débat, notamment en Russie, grâce aux initiatives d’Alexandre Douguine et de la revue Dyenn, et en Italie, grâce aux revues Orion et Aurora : la géopolitique. La première phrase du livre de Thiriart, dans la version italienne, est dédiée justement à cette science essentielle qui a pour objets les peuples et leurs gouvernements, science qui avait dû subir, dans notre après-guerre, un très long ostracisme, sous prétexte d’avoir été l’instrument de l’expansion nazie ! Accusation pour le moins incongrue quand on sait qu’à Yalta les vainqueurs se sont partagés les dépouilles de l’Europe et du reste du monde sur base de considérations proprement géopolitiques et géostratégiques. Thiriart en était parfaitement conscient, en écrivant son premier chapitre, significativement intitulé « De Brest à Bucarest. Effaçons Yalta » : « Dans le contexte de la géo-politique et d’une civilisation commune, ainsi qu’il sera démontré plus loin, l’Europe unitaire et communautaire s’étend de Brest à Bucarest ». En écrivant cette phrase, Thiriart posait des limites géographiques et idéales à son Europe, mais bientôt, ils dépassera ces limites, pour arriver à une conception unitaire du grand espace géopolitique qu’est l’Eurasie. Une fois de plus, Thiriart a démontré qu’il était un anticipateur lucide de thèmes politiques qui ne mûrissent que très lentement chez ses lecteurs, du moins certains d’entre eux…

Mais il n’y a pas que cela ! Conjointement au grand idéal de l’Europe-Nation et à la redécouverte de la géopolitique, le lecteur est obligé de jeter un regard neuf sur les grands espaces de la planète. Ce fut un autre mérite de Thiriart d’avoir dépasser le traumatisme européen de l’ère de la décolonisation et d’avoir recherché, pour le nationalisme européen, une alliance stratégique mondiale avec les gouvernements du tiers monde, non asservis aux impérialismes, en particulier dans la zone arabe et islamique, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il est vrai que ceux qui découvrent la géopolitique, ne peuvent plus faire autrement que de voir les événements du monde sous une lumière nouvelle, prospective. Et c’est dans un tel contexte, par ex., qu’il faut comprendre les nombreux voyages de Thiriart en Égypte, en Roumanie, etc., de même que ses rencontres avec Chou en Lai et Ceaucescu ou avec les leaders palestiniens. Partout où il était possible de le faire, Thiriart cherchait à tisser un réseau d’informations et d’alliances planétaires dans une perspective anti-impérialiste. Par ailleurs, notons tout de même que la révolution cubaine, avec son originalité, exerçait de son côté sa propre influence. Avec son style synthétique, presque télégraphique, Thiriart lui-même avait tracé dans ses textes les lignes essentielles de la politique extérieure de la future Europe unie :

« Les lignes directives de l’Europe unitaire :

  • avec l’Afrique : symbiose
  • avec l’Amérique latine : alliance
  • avec le monde arabe : amitié
  • avec les États-Unis : rapports basés sur l’égalité ».

Mise à part l’utopie qu’était son espoir en des rapports égaux avec les États-Unis, on notera que sa vision géopolitique était parfaitement claire : il voulait de grands blocs continentaux et était très éloigné de toute vision étriquée d’une petite Europe “occidentale et atlantique” qui, comme celle d’aujourd’hui, n’est plus que l’appendice oriental de la thalassocratie yankee, ayant pour barycentre l’Océan Atlantique, réduit à la fonction de “lac intérieur” des États-Unis. Bien sûr, aujourd’hui, après l’aventure politique de Thiriart, certaines de ces options géopolitiques, dans le milieu “national”, pourraient sembler évidentes, voire banales, pour les uns, simplistes et intégrables pour d’autres. Mais mis à part le fait que tout cela n’est guère clair pour l’ensemble des “nationaux” (il suffit de penser à certaines résurgences racistes/biologistes et anti-islamiques d’un pseudo-néo-nazisme, utilisées et instrumentalisées par la propagande américaine et sioniste dans un but anti-européen), nous ne nous lasserons pas de répéter qu’il y a trente ans, cette option purement géopolitique de Thiriart, vierge de toutes connotations racistes, était très originale et courageuse, dans un monde bipolaire, opposant en apparence deux blocs idéologiques et militaires antagonistes, dans une perspective de conflictualité “horizontale” entre Est et Ouest et sous la menace de l’anéantissement nucléaire réciproque, surtout pour les “alliés” des deux puissances majeures en Europe.

Nous pouvons affirmer aujourd’hui que si bon nombre d’entre nous, en Italie, en sont arrivés progressivement à dépasser cette fausse vision dichotomique de la conflictualité planétaire, et cela bien avant l’effondrement de l’URSS et du bloc soviétique, c’est dû en bonne partie à la fascination qu’ont exercée les thèses que propageait Thiriart à l’époque, à ses intuitions géniales. Effectivement, on peut parler de “génialité”, en politique comme dans tous les autres domaines du savoir humain, quand on pré-voit et que l’on ex-pose (du latin exponere, poser en dehors, mettre en exergue ou en évidence) des faits ou des événements qui sont encore occultés, méconnus, peu clairs pour les autres et qui ne se dégagent de leur phase occulte que graduellement pour n’advenir au monde en pleine lumière que dans un futur plus ou moins lointain. Sur ce chapitre, nous voulons simplement rappeler les assertions de Thiriart relatives à la dimension géopolitique du futur État européen, consignées dans le chapitre (10, §1) intitulé « Les dimensions de l’État européen. L’Europe de Brest à Vladivostock » (pp. 28 à 31 de l’éd. franç.) :

« L’Europe jouit d’une grande maturité historique, elle connaît désormais la vanité des croisades et des guerres de conquêtes vers l’Est. Après Charles XII, Bonaparte et Hitler, nous avons pu mesurer les risques de pareilles entreprises et leur prix. Si l’URSS veut conserver la Sibérie, elle doit faire la paix avec l’Europe — avec l’Europe de Brest à Bucarest, je le répète. L’URSS n’a pas et aura de moins en moins la force de conserver à la fois Varsovie et Budapest d’une part, Tchita et Khabarovsk d’autre part. Elle devra choisir ou risquer de tout perdre » (les caractères italiques sont dans le texte).

Plus loin :

« Notre politique diffère de celle du général de Gaulle parce qu’il a commis ou commet trois erreurs :

  • faire passer la frontière de l’Europe à Marseille et non à Alger ;
  • faire passer la frontière du bloc URSS/Europe sur l’Oural et non en Sibérie ;
  • enfin, vouloir traiter avec Moscou avant la libération de Bucarest » (p. 31).

À la lecture de ces deux brefs extraits, on ne peut plus dire que Jean Thiriart manquait de perspicacité et de prévoyance ! Or ces phrases ont été écrites, répétons-le, à une époque où les militants sincèrement européistes, même les plus audacieux, parvenaient tout juste à concevoir une unité européenne de Brest à Bucarest, c’est-à-dire une Europe limitée à la plate-forme péninsulaire occidentale de l’Eurasie ; pour Thiriart, elle ne représentait déjà plus qu’une étape, un tremplin de lancement, pour un projet plus vaste, celui de l’unité impériale continentale. Qu’on ne nous parle plus, dès lors, des droites nationalistes, y compris celles d’aujourd’hui, qui ne font que répéter à l’infini leur provincialisme, sous l’œil bienveillant de leur patron américain. Il y a trente ans déjà, Thiriart allait plus loin : il dénonçait toute l’absurdité géopolitique du projet gaulliste (De Gaulle étant un autre responsable direct de la défaite de l’Europe, au nom du chauvinisme vétéro-nationaliste de l’Hexagone) d’une Europe s’étendant de l’Atlantique à l’Oural, faisant sienne, du même coup, cette vision continentale absurde, propre aux petits professeurs de géographie, qui trace sur le papier des cartes une frontière imaginaire à hauteur des Monts Ourals, qui n’ont jamais arrêté personne, ni les Huns ni les Mongols ni les Russes.

L’Europe se défend sur les fleuves Amour et Oussouri ; l’Eurasie, c’est-à-dire l’Europe plus la Russie, a un destin clairement dessiné par l’histoire et la géopolitique en Orient, en Sibérie, dans le Far East de la culture européenne, et ce destin l’oppose au West de la civilisation américaine du Bible and Business. Quant à l’histoire des rencontres et des confrontations entre les peuples, ce n’est rien d’autre que de la géopolitique en acte, tout comme la géopolitique n’est rien d’autre que le destin historique des peuples, des nations, des ethnies et des empires, voire des religions, en puissance. En passant, nous devons ajouter que la conception de Jean Thiriart, pour autant qu’elle ait été encore liée aux modèles “nationalistes” influencés par la France révolutionnaire, était finalement plus “impériale” qu’impérialiste. Il a toujours refusé, jusqu’à la fin, l’hégémonie définitive d’un peuple sur tous les autres. L’Eurasie de demain ne sera pas plus russe qu’elle ne sera mongole, turque, française ou germanique : car quand tous ces peuples ont voulu exercer seuls leur hégémonie, ils ont échoué. Échecs qui devraient nous avoir servi d’enseignement.

Qui pouvait, il y a trente ans, prévoir avec autant de précision la faiblesse intrinsèque de ce colosse militaro-industriel qu’était l’URSS, qui semblait à l’époque lancée à la conquête de toujours plus de nouveaux espaces, sur tous les continents, en âpre compétition avec les États-Unis qu’elle allait bientôt dépasser ? Avec le temps, finalement, tout cela s’est révélé un gigantesque bluff, un mirage historique probablement fabriqué de toutes pièces par les forces mondialistes de l’Occident pour maintenir les peuples dans la servitude, avec, à la clef, un chantage constant à la terreur. Tout cela pour manipuler les peuples et les nations de la Terre au bénéfice de l’intérêt stratégique suprême, unique, posé comme seul “vrai” : celui de la superpuissance planétaire que sont les États-Unis, base territoriale armée du projet mondialiste. En fin de compte, pour parler le langage de la géopolitique, c’est la “politique de l’anaconda” qui a prévalu, comme la définissait hier, avec les mêmes mots, le géopoliticien allemand Haushofer, et la définissent aujourd’hui les géopoliticiens russes, à la tête desquels officie le Colonel Morozov ; les Américains et les mondialistes cherchent toujours à éloigner le pivot territorial de l’Eurasie de ses débouchés potentiels sur les mers chaudes, avant de grignoter petit à petit le territoire de la “tellurocratie” soviétique. Le point de départ de cette stratégie de grignotement : l’Afghanistan.

Jean Thiriart avait déjà mis en lumière, dans son livre de 1965, les raisons brutes et crues qui animaient la politique internationale. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, que l’un de ses modèles était Machiavel, auteur du Prince. Certes, nous diront les pessimistes, si le Thiriart analyste de la politique a su anticiper et prévoir, le Thiriart militant, organisateur et chef politique du premier modèle d’organisation transnationale européiste, a failli. Soit parce que la situation internationale d’alors n’était pas encore suffisamment mûre (ou pourrie), comme nous le constatons aujourd’hui, soit parce qu’il n’y a pas eu de “sanctuaire” de départ, comme Thiriart l’avait jugé indispensable. En effet, il a manqué à Jeune Europe un territoire libre, un État complètement étranger aux conditionnements imposés par les superpuissances, qui aurait pu servir de base, de refuge, de source d’approvisionnement pour les militants européens du futur. Un peu comme le fut le Piémont pour l’Italie. Toutes les rencontres de Thiriart au niveau international visaient cet objectif. Toutes ont échoué. Réaliste, Thiriart a renoncé à l’engagement politique, au lieu de reprendre son discours et d’attendre que l’occasion se représente, et même une meilleure occasion, celle d’avoir un grand pays auquel il aurait pu proposer sa stratégie : la Russie. Le destin de ce citoyen belge de naissance mais Européen de vocation a été étrange : il a toujours été “hors du temps”, surpris par les événements. Il les a toujours prévus mais a toujours été dépassé par eux.

Sa conception de la géopolitique eurasienne, sa vision qui désigne globalement les États-Unis comme l’ennemi objectif absolu, pourraient être perçues comme les indices d’un “visionarisme” illuminé, freiné seulement par un esprit rationnel cartésien, et rationalisé en ultime instance. Son matérialisme historique et biologique, son nationalisme européen centralisateur et totalisant, sa fermeture à l’endroit de thématiques écologiques et animalistes, ses positions personnelles face aux spécificités ethno-culturelles, son hostilité de principe à tout pathos religieux, son ignorance de toute dimension métapolitique, son admiration pour le jacobinisme de la Révolution française, pierre d’achoppement pour bon nombre d’anti-mondialistes francophones : tout cela constituait des limites à sa pensée et des résidus de conceptions vétéro-matérialistes, progressistes et darwiniennes, de plus en plus éloignées des choix culturels, religieux et politiques contemporains, chez les hommes et les peuples engagés, dans toute l’Eurasie et dans le monde entier, dans la lutte contre le mondialisme. Les idées “rationalistes”, que Thiriart faisait siennes, au contraire, ont été l’humus culturel et politique sur lequel le mondialisme a germé au cours des siècles passés. Ces aspects de la pensée de Thiriart ont révélé leurs limites, pendant les derniers mois de son existence, notamment lors des colloques et conversations de Moscou en août 1992. Son développement intellectuel semblait s’être définitivement arrêté à l’époque de l’historicisme linéaire et progressiste, avec sa mythologie d’un “avenir radieux pour l’humanité”.

Une telle vision rationaliste ne lui permettait pas de comprendre des phénomènes aussi importants que le réveil islamique ou le nouveau “mysticisme” eurasiste russe, ainsi que leur projections politiques d’une teneur hautement révolutionnaire et anti-mondialiste. Et ne parlons même pas de l’impact des visions traditionalistes d’un Evola ou d’un Guénon. Thiriart véhiculait donc cet handicap “culturel”, ce qui ne nous a pas empêché de nous retrouver à Moscou en août 1992, où nous avons cueilli au vol ses innombrables intuitions politiques. Quelques-unes de ces intuitions ont fait qu’il s’est retrouvé aux côtés de jeunes militants européens pour aller rencontrer les protagonistes de l’avant-garde “eurasiste” du Front du Salut National russe, rassemblés autour de la revue Dyenn et du mouvement du même nom. Nous avons découvert, ainsi, dans la capitale de l’ex-empire soviétique qu’il avait été parfaitement reconnu comme un penseur d’avant-garde par les Russes. Les enseignements géopolitiques de Thiriart ont germé en Russie, c’est indubitable, alors qu’en Occident ils ont toujours été méconnus voire méprisés. Thiriart a eu un impact lointain, dans les immensités glacées de la Russie-Sibérie, dans le cœur du Vieux Monde, près du pivot central de la tellurocratie eurasiatique.

Est-ce une ironie de l’histoire des doctrines politiques, qui surgit au moment de leur actualisation pratique ou est-ce la énième confirmation de cet adage antique, “nul n’est prophète en son pays” ? Le long “exil intérieur” de Thiriart semblait donc terminé, il s’était retiré de la politique active pour toujours et avait surmonté ce retrait qui, au départ, avait été une grosse déception. Il nous inondait de documents écrits, de comptes rendus d’interventions orales. Le flot ne semblait jamais devoir s’arrêter ! Comme s’il cherchait à rattraper le temps qu’il avait perdu dans un silence dédaigneux. Mu par un enthousiasme juvénile, parfois excessif et agaçant, Thiriart se remettait à donner des leçons d’histoire et de géopolitique, de sciences exactes et de politologie, de droit et toutes autres disciplines imaginables, aux généraux et aux journalistes, aux parlementaires et aux écrivains, aux politiciens de l’ex-URSS et aux militants islamiques de la CEI, et aussi, bien sûr, à nous, les Italiens présents qui avions, en même temps que lui, connu des changements d’opinion, en apparence inattendus. Et tout cela s’est passé dans la Russie d’aujourd’hui, où tout est désormais possible et rien n’est certain (et qui pourra être, qui sait, la Russie d’hier, quand cet article paraîtra) ; nous avons en effet affaire à une Russie suspendue entre un passé glorieux et un futur ténébreux, mais grosse de potentialités inimaginables. C’est là-bas que Jean Thiriart a retrouvé une nouvelle jeunesse.

Dans une ville de Moscou qui survit au jour le jour entre l’apathie et la fébrilité, semblant attendre “quelque chose” dont on ne connaît encore ni le nom ni le visage ; une ville où tout se passe, où tout peut se passer comme dans une dimension spéciale, entre ciel et terre. De la terre russe tout et le contraire de tout peut jaillir : le salut et l’extrême perdition, la renaissance ou la fin, une nouvelle puissance ou la désintégration totale d’un peuple qui fut impérial et est devenue, aujourd’hui, une plèbe misérable. Enfin, c’est là, et là seulement, que se joue le destin de tous les peuples européens et, en définitive, de la planète Terre. L’alternative est bien claire : ou nous aurons un nouvel empire eurasiatique qui nous guidera dans la lutte de libération de TOUS les peuples du globe ou nous assisterons au triomphe du mondialisme et de l’hégémonisme américain pour tout le prochain millénaire. C’est là-bas que l’écrivain et homme politique Jean Thiriart avait retrouvé l’espoir de pouvoir mettre en pratique ses intuitions du passé, cette fois à une échelle bien plus vaste. Dans cette terre de Russie, d’où peut surgir le messie armé des peuples d’Eurasie, nouvel avatar d’un cycle de civilisation ou Antéchrist des prophéties johanniques, nous aurons un espace pour toutes les alchimies et les expériences politiques, inconcevables si on les regarde avec des yeux d’Occidental. La Russie actuelle est un immense laboratoire, une terre politiquement vierge que l’on pourra féconder de greffons venus de loin, une terre vierge où la liberté et la puissance vont se chercher pour s’accoupler et tenter de nouvelles synthèses : « Le chemin de la liberté passe par celui de la puissance », soulignait Thiriart dans son livre fondamental :

« Il ne faudrait donc pas l’oublier, ou il faudrait l’apprendre à ceux qui l’ignorent. La liberté des faibles est un mythe vertuiste, une ingénuité à utilisation démagogique ou électorale. Les faibles n’ont jamais été libres et ne le seront jamais. Seule existe la liberté des forts. Celui qui veut être libre, doit se vouloir puissant. Celui qui veut être libre doit être capable d’arrêter d’autres libertés, car la liberté est envahissante et a tendance à empiéter sur celle des voisins faibles ».

Ou encore :

« Il est criminel du point de vue de l’éducation politique de tolérer que les masses puissent être intoxiquées par des mensonges affaiblissants comme ceux qui consistent à “déclarer la paix” à ses voisins en s’imaginant ainsi pouvoir conserver sa liberté. Chacune de nos libertés a été acquise à la suite de combats répétés et sanglants et chacune d’entre elles ne sera maintenue que si nous pouvons faire étalage d’une force susceptible de décourager ceux qui voudraient nous en priver. Plus que d’autres, nous aimons certaines libertés et rejetons de nombreuses contraintes. Mais nous savons combien sont perpétuellement menacées ces libertés. Que ce soit en tant qu’individu, que ce soit en tant que nation, nous connaissons la source de la liberté et c’est la puissance. Si nous voulons conserver la première, nous devons cultiver la seconde. Elles sont inséparables » (p. 301-302).

Voilà une page qui, à elle seule, pourrait assurer à son auteur un poste dans une faculté d’histoire des sciences politiques. Quand tout semblait à nouveau possible et quand le jeu des grandes stratégies politiques revenait à l’avant-plan, sur un échiquier grand comme le monde, quand Thiriart venait à peine d’entrevoir la possibilité de donner vie à sa grande idée d’Unité, voilà qu’a surgi le dernier coup du destin : la mort. En dépit de son inéluctabilité, elle est un événement qui nous surprend toujours, qui nous laisse avec un sentiment de regret et d’incomplétude. Dans le cas de Thiriart, le fait de la mort fait vagabonder l’esprit et nous imaginons tout ce que cet homme d’élite aurait encore pu nous apporter dans nos combats, tout ce qu’il aurait encore pu apprendre à ceux qui partagent notre cause, ne fût-ce que dans de simples échanges d’opinions, ne fût-ce qu’en formulant des propositions en matières culturelle et politique.

Enfin, il nous appartient de souligner la complétude de l’œuvre de Thiriart. Plus que tout autre, il avait complètement systématisé sa pensée politique, tout en restant toujours pleinement cohérent avec ses propres prémisses et en demeurant fidèle au style qu’il avait donné à sa vie. Lui, moins que tout autre, on ne pourra pas lui faire dire post mortem autre chose qu’il n’ait réellement dite, ni adapter ses textes et ses thèses aux exigences politiques du moment. Il reste le fait, indubitable, que sans Jean Thiriart, nous n’aurions pas été ce que nous sommes devenus. En effet, nous sommes tous ses héritiers sur le plan des idées, que nous l’ayons connu personnellement ou que nous ne l’ayons connu qu’au travers de ses écrits. Nous avons tous été, à un moment ou à un autre de notre vie politique ou de notre quête idéologique, les débiteurs de ses analyses et de ses intuitions fulgurantes. Aujourd’hui, nous nous sentons tous un peu orphelins.

En cet instant, nous voulons nous rappeler d’un écrivain politique, d’un homme qui était tout simplement passionné, impétueux, d’une vitalité débordante, le visage toujours illuminé d’un sourire jeune et l’âme agitée par une passion dévorante, la même que celle qui brûle en nous, sans vaciller, sans la moindre incertitude ou le moindre fléchissement. Le cas Jean Thiriart ? C’est l’incarnation vivante, vitale, d’un homme d’élite qui porte son regard vers le lointain, qui voit de haut, au-delà des contingences du présent, où les masses restent prisonnières. J’ai voulu tracer le portrait d’un prophète militant.

► Carlo Terraciano.

 

Le “Parti Historique Révolutionnaire

Luc Michel, dirigeant du Parti communautaire national-européen (PCN) entend continuer et développer l'action commencée par Jean Thiriart à Bruxelles dans les années 60 avec le mouvement Jeune Europe, à savoir constituer un appareil politique révolutionnaire capable de libérer et d'unifier l'Europe. Dans son livre Le Parti Historique Révolutionnaire (éd. Machiavel, 1986), Luc Michel veut décrire cet appareil en se servant d'exemples historiques et de théories politiques révolutionnaires empruntées notamment à Lénine et aux marxistes-léninistes (2). Le Parti Révolutionnaire européen dont le PCN serait l'embryon devrait être tout à la fois un parti révolutionnaire d'avant-garde destiné à renverser l'ordre établi et pas seulement à le contester, un “Parti Historique” (il lui échoit aussi de fonder un nouvel État, l’État européen, sur les ruines des anciens États et d'en être le seul souverain) et un parti transnational unitaire et intégré (le Parti révolutionnaire doit échapper aux querelles nationales et obéir à une direction unique).

Luc Michel oppose et détaille dans son livre chacun de ces traits :

♦ Le parti révolutionnaire d'avant-garde rassemble une minorité active, une élite de révolutionnaires professionnels dans une organisation hiérarchisée, disciplinée, centralisée et dogmatique.

Luc Michel situe l'origine des partis révolutionnaires d'avant-garde en 1789 dans le club breton qui rassemble un certain nombre de représentants de la Bretagne aux États Généraux (parmi lesquels le célèbre Le Chapelier) et qui devient rapidement le club des Jacobins (3). Après Thermidor, Babeuf recueille l'héritage jacobin et les rescapés de l'expérience montagnarde : il préconise la dictature terroriste d'un "Comité Insurrecteur" qui instaurera le communisme. Buonarroti, un babouviste, auteur d'une histoire de la Conspiration pour l'égalité, et également carbonariste, est l'initiateur de Blanqui, l’homme qui, par ses incessants coups de main, prises d'armes et complots, sera en France tout au long du XIXe siècle, l'ennemi numéro un de l'ordre bourgeois (4). Le Blanquisme naît sous la Monarchie de Juillet, en réaction à la récupération du mouvement de Juillet par les orléanistes, et poursuivit sa lutte contre la Deuxième République puis le Second Empire, participe à l'expérience de la Commune puis participe massivement aux assauts de la “droite révolutionnaire” (Sternhell dixit) contre la Troisième République opportuniste et bourgeoise (5). Divisé par l'affaire Dreyfus, le parti blanquiste disparait peu après (une partie des blanquistes avec Édouard Vaillant, rejoint le Parti ouvrier français d'orientation marxiste, l'autre avec Henri Rochefort, s'installe définitivement dans le camp nationaliste) (6). Entre-temps, Blanqui a eu des émules à l'étranger, notamment, rappelle Luc Michel, les populistes révolutionnaires de Zemlia i Volia (Terre et Liberté) et de Narodnaïa Volia. Ces blanquistes russes exerceront sur Lénine et sa conception du parti révolutionnaire une influence non négligeable, Lénine, réagissant contre l'orientation réformiste de la social-démocratie européenne et russe provoque la naissance du Parti bolchévique. Le Parti Bolchévique n'est certes pas à l'origine de la chute du despotisme tsariste (qui est l’œuvre de l'opposition libérale : constitutionnels-démocrates, socialistes-révolutionnaires de droite, etc.) ni même seul à l'origine de la révolution d'Octobre mais il parviendra à éliminer ses concurrents socialistes-révolutionnaires de gauche, anarchistes, syndicalistes-révolutionnaires, et à s'emparer du pouvoir qu'il consolidera au terme d'une guerre civile sanglante (7). La théorie et la praxis du parti révolutionnaire d'avant-garde connaîtront un dernier développement avec les Gauches communistes allemande et italienne (respectivement : Parti communiste ouvrier d'Allemagne et la gauche bordiguiste du Parti communiste d'Italie) qui, tout en se réclamant de Lénine et de l'Internationale Communiste, s'en prennent à la direction opportuniste des partis communistes nationaux (Levi en Allemagne) (8).

♦ Le “Parti historique”. Dans ses Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne, Gramsci affirme que le parti révolutionnaire est le "Prince moderne" (9). Cette notion recouvre selon Thiriart et Luc Michel (mais aussi dès l'origine chez Gramsci) (10) deux aspects complémentaires :

♦ Le parti, fondateur d'un État (ex. les jacobins, fondateurs de la France unitaire conforme aux yeux de Sieyès, les bolchéviques fondateurs de la Russie soviétique - qui à de nombreux égards peut être considérée non comme une fédération mais comme un État unitaire (11) - et surtout le Risorgimento, associant le Parti d'Action, républicain et unitaire, des Mazzini et Garibaldi à des éléments plus modérés et monarchistes comme Cavour (12).

♦ Le parti “dynaste collectif” : dans l'Europe unie de demain, le Parti Révolutionnaire européen sera le dynaste écrit et affirme Luc Michel. Ainsi pourrait être résolue la préoccupante question, qui se pose à tous les européistes, de la nature de l'organe suprême de décision européen. Certes les fédéralistes européens nous proposent un parlement bicaméral ou tricaméral mais croient-ils vraiment qu'une telle instance, avec ses multiples défauts (nombre élevé et médiocrité probable de ses membres, diversité d'origine et d'aspirations, caractère délibératif, etc.), serait capable de prendre les décisions qui engagent le destin de l'Europe ?

L’Entscheidung réclame un corps homogène et réduit d'hommes aux ambitieuses visées politiques et préparés à l'exercice du pouvoir.

♦ Le parti transnational unitaire et intégré : Luc Michel perçoit dans le Komintern, ébauche d'un Parti communiste mondial, dont le PC russe ne deviendrait qu'une section régionale, le meilleur exemple de ce type de parti (13). La Parti révolutionnaire européen doit à l'évidence s'en inspirer tout comme il doit s'inspirer de l'exemple des Brigades internationales pour créer une organisation politico-militaire de libération européenne (14).

L'Organisation Jeune Europe créée en 1960 par Jean Thiriart a été la première tentative (sérieuse) de créer un appareil révolutionnaire européen réunissant les 3 caractéristiques exposées par Luc Michel (celui-ci consacre d'ailleurs à Jeune Europe un imposant chapitre de son livre). Mais cette tentative tourna très rapidement court lorsque Jean Thiriart, découragé par l'échec de ses démarches auprès de la Chine populaire et des États arabes révolutionnaires, décida en 1969 d'abandonner la lutte politique.

Il y a quelques années, sous l'impulsion de Jean Thiriart et de Luc Michel, le Parti communautaire national-européen et la revue Conscience européenne ont vu le jour. Mais depuis le temps de Jeune Europe l'idéologie de Thiriart et de ses disciples s'est radicalisée en un national-bolchévisme européen qui s'inspire de la pensée d'Ernst Niekisch, elle-même tributaire des conceptions géo-politiques de Karl Haushofer (Niekisch imaginait un bloc continental germano-slave de Flessingue à Vladivostok ; Thiriart imagine une Europe de Dublin à Vladivostok) et des considérations métaphysiques d'Ernst Jünger sur l'apparition d'un nouveau type humain (le travailleur, ou encore pour reprendre la formule de Niekisch : “la Troisième Figure Impériale” ; Thiriart, lui, préfère parler de manière plus simpliste, avec un vocabulaire de science-fiction et de feuilleton de télévision, de “mutant” ou de “surhomme”).

Ce nouveau national-bolchévisme européen pourrait aussi bien se situer dans la ligne des travaux de l'équipe de la revue Der Vorkämpfer composée de néo-conservateurs prussiens partisans convaincus de l'étatisme économique (nombreuses références à List, Robertus et Marx). Comme le note José Cuadrado Costa, idéologue de la filiale espagnole du PCN de Luc Michel, dans son étude sur L'Union Soviétique dans la pensée de Jean Thiriart, il s'agit d'un national-bolchévisme étranger aux valeurs völkisch et élargi aux frontières de la plus grande Europe (15).

► Thierry Mudry.

Notes :

1) Luc MICHEL, "LE PARTI HISTORIQUE REVOLUTIONNAIRE", Editions MACHIAVEL, Charleroi (Belgique), 1986, 157 pages (DINA4), adresse de l'Editeur :6 bd du jardin botanique B/1000 Bruxelles

2) Deux brochures de LENINE particulièrement servent d'ouvrages de référence à Luc MICHEL : "QUE FAIRE ?" et "LE GAUCHISME, MALADIE INFANTILE DU COMMUNISME".

Dans "QUE FAIRE ?", LENINE jetait les bases du Parti Révolutionnaire d'avant-garde.

Avec "LE GAUCHISME, MALADIE INFANTILE DU COMMUNISME", rédigée en 1920 après la victoire des bolchéviques en Russie, il donne aux partis communistes qui se sont constitués en Europe occidentale sur le modèle bolchévique, une magistrale leçon de stratégie et de tactique révolutionnaire (L.MICHEL p66).

3) THIRIART et ses disciples se définissent comme des "jacobins européens". Cette formule illustre leur volonté unitaire et centralisatrice européenne, mais elle l'illustre peut être assez mal. On oublie trop souvent que le jacobinisme a été beaucoup plus décentralisateur que la monarchie et que la décentralisation révolutionnaire a failli déboucher sur l'éclatement de l'Etat Français (que l'on se rappelle les insurrections "fédéralistes" dirigées par les élus locaux contre le pouvoir central en 1789/91).

4) BLANQUI et les Blanquistes se réclament de BABEUF et HEBERT (mais l'HEBERTISME est lié aux "sans-culottes", mouvement ultra-gauchiste beaucoup moins structuré que le jacobinisme et d'idéologie plus confuse. Sur les "Sans-culottes", se reporter à la thèse d'Albert SOBOUL, publiée chez Flammarion : "MOUVEMENT POPULAIRE ET GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE EN L'AN II (1791-1793)".

5) Les blanquistes se veulent d'abord républicains : ils croient en la Nation, en l'Egalité (c'est-à-dire qu'ils s'opposent à tous les privilèges. BLANQUI va s'en prendre d'abord aux privilèges fiscaux, puis aux privilèges qui s'attachent à la propriété). En la Liberté ( et particulièrement en la Liberté de penser, opposée au cléricalisme). Ils sont patriotes, socialistes-révolutionnaires ou communistes. Leur anti-cléricalisme débouche assez vite, sous le second Empire, sur un anti-christianisme et un anti-judaisme virulents. Ils exaltent la race aryenne (c'est notamment le cas des deux plus importants intellectuels blanquistes : Gustave TRIDON et Albert REGNARD) et ses dieux, ils sont élitistes et placent leurs espoirs dans une dictature révolutionnaire.

En fait, les Blanquistes sont aussi bien des pré-fascistes, voire des pré-nazis, que des pré-communistes (Ndlr. c'est le blanquisme pré-communiste qui est intéressant à nos yeux et non pas la dérive antisémite de certains partisans de BLANQUI), et leur orientation idéologique (Ndlr. sulfureuse) explique leur présence au sein de la "droite révolutionnaire" à la fin du XIXème siècle (Crf. Zeev STERNHELL, "LA DROITE REVOLUTIONNAIRE. 1885-1914", Seuil , Paris 1973).

Sur le BLANQUISME se reporter aux livres de Maurice DOMMANGET, "BLANQUI ET L'OPPOSITION REVOLUTIONNAIRE A LA FIN DU SECOND EMPIRE" (Armand Colin, Paris, 1960) et "AUGUSTE BLANQUI AU DEBUT DE LA IIIème REPUBLIQUE 1830-1871" (Mouton, Paris, 1971).

6) Déjà à Nancy, le blanquiste GABRIEL avait posé avec BARRES, lors de l'affaire BOULANGER, les premiers éléments de l'idéologie nationaliste (de droite) que BARRES développera par la suite dans ses "SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME".

7) Certains affirment que les bolchéviques trahirent la révolution (Crf.VOLINE) et qu'ils confisquèrent le pouvoir au(x) peuple(s) de Russie en éliminant les Soviets et en imposant leur dictature. Cette progressive élimination des Soviets et la bolchévisation de la Russie devaient conduire en 1921 les marins de Cronstadt et les ouvriers de Pétrograd, principaux acteurs de la Révolution d'Octobre, à se soulever contre les bolchéviques au cri de "tout le pouvoir aux soviets". Ce soulèvement fut impitoyablement écrasé par TROTSKY. Sur le soulèvement de Cronstadt, on peut lire "LA REVOLUTION INCONNUE" de VOLINE, chez Belfond :

"LA TRAGEDIE DE CRONSTADT" par Paul AVRICH (Seuil, Coll. Points Histoire), "1921, LA REVOLTE DE CRONSTADT" par Henri ARVON (Ed.Complexe). Signalons en passant que contrairement à une opinion répandue par les Trotskistes occidentaux (reprise par l'historien (?) Jean ELLEINSTEIN) qui oppose le "libéral" TROTSKY (!) au "totalitaire" STALINE, l'ex-menchévique TROTSKY fut le principal artisan de la politique de répression antipopulaire du pouvoir bolchévique : Après avoir créé l'Armée Rouge avec d'anciens cadres aristocratiques de la Garde Impériale (ex. TOUKHATCHEVSKY), il institua les réquisitions forcées chez les paysans et imposa la militarisation du travail, il écrasa enfin dans le sang les révoltes ouvrières...

(Ndlr. Nous sommes loin de l'humanisme bêlant des Trotskistes occidentaux qui ont une capacité à oublier la réalité, formidable... A oublier TROTSKY et ses crimes; à oublier la collaboration des Trotskistes français et belges - par anti-soviétisme - avec le régime Nazis pendant la dernière guerre, l'Hitléro-trotskisme (lire NATION EUROPE numéro 8); à oublier la collusion impérialiste de certains Trotskistes avec la CIA, le MI5 et MI6 et les petits flics de la pensée...).

8) Il ne s'agit pas là de la Gauche communiste des "conseillistes" et autres anarcho-syndicalistes, opposés pour la plupart au concept même de parti et contre lesquels LENINE écrira "LE GAUCHISME,MALADIE INFANTILE DU COMMUNISME". Se reporter à "LA GAUCHE COMMUNISTE EN ALLEMAGNE 1918/1921" par Denis AUTBIER et Jean BARROT, Payot, Paris, 1976.

9) Pour GRAMSCI, très critique à l'égard du "RISORGIMENTO", le prolétariat est la classe nationale pas excellence et son parti, le parti de la révolution prolétarienne, poursuit non seulement des objectifs de classe mais aussi des objectifs nationaux populaires. Ainsi constitue t-il ce "Prince Moderne" qui réalisera, mieux que n'a pu le faire lors du RISORGIMENTO une mince couche de privilégiés, l'unité de l'Italie ( en l'asseyant sur l'alliance du prolétariat septentrional et de la paysannerie pauvre du sud) et le gouvernement de celle-ci, tâches que MACHIAVEL assignait jadis au "Prince".

10) Ibid.

11) Malgré sa constitution fédérale (il s'agit d'un fédéralisme des peuples d'inspiration stalinienne), l'URSS était un état unitaire en raison de la structure unitaire du "Parti Communiste d'Union Soviétique" qui encadrait et dirigeait la totalité des institutions politiques, sociales et culturelles de l'Union.

12) L'Unité de l'Italie s'est faite contre l'Autriche, les dynastes locaux et la Papauté, mais aussi contre la France (à laquelle les Italiens reprochèrent amèrement l'armistice séparée franco-autrichien de Villafranca et l'occupation de Rome par les troupes Françaises) et avec l'aide de la Prusse (l'Italie put annexer la Vénétie en 1866 grâce à la victoire prussienne de Sadowa sur l'Autriche et Rome grâce à la guerre franco-prussienne de 1870). Il en a résulté en Italie, après le "RISORGIMENTO", l'hégémonie des politiciens du Nord, libéraux et anti-cléricaux en politique intérieure, pro-allemands en politique extérieure (Triplice). Le fascisme, en poussant l'Italie à entrer en guerre contre les puissances centrales en 1915, en rendant à l'Eglise catholique toute sa puissance dans la société italienne par les accords du Latran de 1929, et en favorisant dans le cadre de l’État hyper-centralisé et du Parti national-fasciste la conquête démographique et politique du Nord de l'Italie par le Sud, a mis fin à l'ère post-risorgimentiste.

13) Le "KOMINTERN" est dissous en 1943 par Staline qui veut ainsi rassurer ses alliés occidentaux. Déjà, la formule du "Socialisme dans un seul pays" traduisait un glissement de l'internationalisme dans un cadre planétaire vers un internationalisme dans le cadre soviétique qui consolidait en fait l'hégémonie russe ou moscovite, l’État-nation moscovite étant à la fois la Nation historiquement, culturellement et démographiquement dominante et, si l'on en croit l'historiographie staliniennen un État objectivement progressiste dont toute l'histoire aurait tendu vers ce but final qu'était l'extraordinaire État soviétique.

14) Dés 1965/66, Jean THIRIART avait conçu le projet de "BRIGADES EUROPEENNES" qui après s'être engagées auprès des forces révolutionnaires et progressistes des théâtres d'opérations extérieurs (Amérique latine, Moyen-Orient) auraient pu mener à terme, une guerre de libération en Europe, puis constituer le noyau de la future Armée européenne.

15) Les Editions MACHIAVEL diffusent une bibliographie assez complète sur THIRIART, sa pensée et JEUNE EUROPE.

Citons les deux ouvrages de Jean THIRIART lui-même : "UN EMPIRE DE 400 MILLIONS D'HOMMES : L'EUROPE" et "LA GRANDE NATION UNITAIRE", les éditoriaux de Jean THIRIART publiés dans "LA NATION EUROPEENNE" de 1963 à 1969 rassemblés en un volume, le mémoire de Yannick SAUVEUR sur "Jean THIRIART ET LE NATIONAL-COMMUNAUTARISME" etc... (Adresse de l'éditeur, crf.supra).

 

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JEUNE EUROPE

En juillet 1960, quelques patriotes réunis dans le café Tanganyka à Etterbeek, créaient un Comité d’Action et de Défense des Belges d’Afrique (CABDA) qui voulaient rassembler les coloniaux ainsi que leurs partisans métropolitains. Ils exigeaient une intervention armée au Congo et la reconnaissance de l’indépendance du Katanga. Les discours des débuts étaient volontiers poujadistes et anti-parlementaires. Dès le 21 juillet, ils lançaient l’hebdomadaire Belgique-Congo, le futur Nation Belgique dont nous avons retracé l’évolution dans le numéro précédent de Devenir.

Première mutation : le Mouvement d’Action Civique (MAC). L’activisme

En septembre, désireux d’étendre leur audience à d’autres couches de la population, le groupe prit le nom de Mouvement d'Action Civique (MAC) et il adopta comme emblème la croix celtique, insigne emprunté au groupe français Jeune Nation. Afin de recruter, le MAC adressa une circulaire aux anciens de la Légion Nationale, un mouvement fascisant créé en 1922 par l'avocat Hoornaert qui comptait environ 5.000 membres en 40 dont 1.000 “chemises bleues”. Contre toute attente, la légion était entrée en phalange serrée dans la résistance, après la débâcle.

Dès sa naissance, le MAC se distingua des mouvements nationalistes contemporains par sa virulence, son activisme et son refus du jeu parlementaire. Ses militants chaulaient à un rythme effréné des croix celtiques et des slogans anti-ONU, anti-communistes ou paneuropéens. Ils participaient à toutes les actions en faveur du Katanga indépendant. Après moins d’un an d’existence, le MAC tenta d'unir les diverses formations nationalistes de la Belgique francophone. Fin février, lassé par les réticences des protagonistes, le MAC décida de soutenir le seul Rassemblement national de Evrard. Les jeunes du MAC prirent en mains sa propagande et eurent vite des accrochages avec les Jeunes Gardes Socialistes et des heurts avec les communistes. Mais l'entente ne dura guère, dès la mi-mars, le MAC dénonçait Evrard dans les colonnes de Nation Belgique, l’accusant d'être un politicien arriviste. Finalement, le MAC, qui, en tant que mouvement, n'avait pas l’intention de se présenter aux élections, appela au vote blanc.

Par ailleurs, le MAC était le principal soutien de l’OAS en Belgique. Il avait développé ses contacts avec les mouvements favorables à l’“Algérie française”, tels que Jeune Nation, la Fédération des Étudiants Nationalistes ou le MP 13. Non seulement, sa presse publiait les communiqués ésotériques de l’OAS, mais, de plus, son réseau accueillait les clandestins et leur fournissait le gîte et des faux papiers. Et l’imprimerie produisait le journal Appel à la France.

L'attitude et les prises de positions du MAC ne pouvaient laisser indifférent ses adversaires. À plusieurs reprises, les Jeunes Gardes Socialistes vinrent troubler les réunions du MAC et, bien évidemment, les militants nationalistes leur rendirent la politesse. En France, le ministre de l’Intérieur interdit la diffusion de Belgique Afrique / Europe Afrique par décret du 20 janvier 1961. Le gouvernement belge ne resta pas non plus de marbre. En janvier 1962, la maréchaussée perquisitionna les domiciles d’une quinzaine de cadres et bloqua les comptes de l’organisation. Le mois suivant, Jean Thiriart, Willy Godeau et Claude Dumont furent arrêtés. Les autorités les accusaient d’un vol de passeports au ministère des Affaires étrangères, des documents qui auraient dû servir aux agents de l'OAS.

Après ce coup de la répression, le MAC réorganisa ses structures. Auparavant, le directoire était composé de trois anciens combattants qui faisaient plutôt de la figuration. En avril 1962, Jean Thiriart, Émile Lecerf et le docteur Paul Teichmann prirent la direction de la maison. Le triumvirat conduira les destinées du mouvement jusqu'en 1964. À l’époque, le MAC aurait compté environ 350 affiliés dont la moitié concentrée à Bruxelles. Les jeunes représentaient une bonne part de l’effectif : une soixantaine à l’Université Libre de Belgique (dont une partie se réclamaient également de la revue REAC), une cinquantaine de l’Université de Louvain et quelques dizaines dans l’enseignement secondaire. Les sections étudiantes constituèrent le MAC-Jeunes dont les juvéniles militants portaient la chemise bleue et arboraient le brassard à croix celtique. Un ancien dirigeant des Jeunes Gardes Socialistes, reconverti dans le journalisme, Michel Georis, émettait en 1962 le jugement suivant sur le MAC : « Le MAC est actuellement le seul mouvement fasciste sérieux et organisé en Belgique. Son emprise (relative mais certaine) sur la jeunesse estudiantine et bourgeoise en fait une organisation dynamique. Le fait que le MAC se refuse à jouer le jeu parlementaire - à l’inverse des autres petits groupes d’extrême droite - pourrait lui valoir l’appui des éléments poujadistes des classes moyennes déçues par les politiciens traditionnels et… les autres. Le MAC est appelé à se développer en récupérant les éléments les plus “durs” de toute l’extrême droite belge ».

Le MAC était le résultat d'un réflexe farouche répondant à la perte du Congo. Jean Thiriart voulait dépasser ce stade sentimental par une réflexion politique dont un des déclencheurs fut sans doute l’échec du coup d’Alger. Si les militants de Jeune Nation en France avait trouvé des alliés dans d’autres pays, ils auraient obtenu de meilleurs résultats. Quant aux militaires, ils avaient échoué parce qu’ils n’avaient qu’une vision partielle des problèmes. En réalité, il ne servait à rien de lutter contre la case des politiciens nationaux, la lutte contre le Système devait s’organiser au niveau européen. À cet effet, il fallait créer une organisation transnationale. Le 1er septembre 1961, Jean Thiriart publiait dans Nation Belgique son premier Manifeste à la nation européenne qui marquait la première étape vers la constitution d’une organisation révolutionnaire à l’échelle continentale. Il voulait une Europe forte et unitaire s’étendant de Brest à Bucarest. Rejetant à la fois les mythes fascistes et communistes, il prônait un patriotisme européen qui dépassât les nationalismes étroits. Le militant européen devait jeter le costume étriqué du petit nationaliste pour revêtir la large toge du sénateur romain.

Deuxième mutation : Jeune Europe. L’organisation continentale

ThiriartDu 3 au 5 novembre 1961, une conférence internationale réuni à Froschhausen en Allemagne avait jeté les bases de Jeune Europe. Au départ organisation plus ou moins informelle, Jeune Europe se substitua bientôt au MAC, ce qui marquait la victoire de la tendance européenne du mouvement menée par Jean Thiriart contre l’aile réactionnaire belgiciste. L’hebdomadaire Nation Belgique adopta le titre Jeune Europe en janvier 1963 et il le conserva jusqu’à sa disparition en 1967.

Bientôt, Jeune Europe créa des sections dans douze pays, déclinant à chaque fois son nom dans la langue locale : Giovane Nazione (Italie), Junges Europa (Allemagne), … Thiriart dota l’organisation de toute une infrastructure : une imprimerie, deux camionnettes qui servaient de stands itinérants, une salle de sport… En 1964, Jeune Europe atteignit le pinacle de son extension avec 5.000 militants, l’Italie alignant les deux tiers de l’effectif. Pour la première fois, Jeune Europe  participa aux élections communales de 1964. À cette occasion, deux numéros de Jeune Europe furent tirés à 35.000 exemplaires.

En outre, Jean Thiriart suscita la naissance d’un Syndicat Communautaire européen dont la plate-forme réclamait la semaine de 40 heures, l’établissement de l’index, la gratuité du matériel pédagogique dans l’enseignement et la suppression du cumul des époux dans le calcul de l’imposition des ménages, toutes réformes qui furent réalisées des années plus tard… La nouvelle structure comptait une centaine de membres recrutés surtout dans le secteur de la métallurgie et la fonction publique. Son sigle était une croix celtique ajourée d’un épi de blé sur le côté droit et surmontée d’un rouage sur sa gauche.

Troisième mutation : le “Parti Communautaire Européen” (PCE). Le laboratoire idéologique

À partir de 1964, Jean Thiriart tenta de transformer Jeune Europe en parti révolutionnaire européen sur le modèle léniniste. La dernière métamorphose de Jeune Europe entraîna une nouvelle crise interne. Teichmann et Lecerf quittèrent Jean Thiriart et prirent des contacts en France. Ils fondèrent le groupe Révolution Européenne, Lecerf devenant rédacteur en chef de la revue du même nom. Ils voulaient, au contraire de Thiriart, créer une extrême-droite légaliste qui présentât une face honorable à l’opinion publique, en effaçant leur passé activiste. Autre scission, J. Van den Broeck, le directeur du Syndicat Communautaire Européen quitta Jeune Europe pour créer l’Union des Syndicats Communautaires européens qui se déclarait apolitique et aspirait à la création d’un État communautaire européen fédéral, dans lequel chaque région aurait conservé ses spécificités.

Pour sa part, Jean Thiriart, maintenant seul maître à bord, entamait un virage idéologique serré. S’étant séparé des éléments droitiers, il se consacra de plus en plus à la propagande et à la formation de cadres. À cet effet, il créa en 1966 le Centre d’Études Politiques et Sociales Européennes (CEPSE) qui publiait la revue doctrinale L'Europe communautaire. La même année, il lança un mensuel de haute tenue, La Nation Européenne, qui était distribué par les NMPP. Par ailleurs, l’école des cadres rencontra un vif succès, particulièrement auprès des jeunes.

Maintenant, dans son esprit, les États-Unis devenait l’ennemi absolu et l’Union soviétique un possible allié, voire une partie intégrante de l’empire européen, d’où l’expression “L’Europe de Brest à Vladivostock” qui remplaça “L’Europe de Brest à Bucarest”. Ce rapprochement entre les deux parties du sous-continent passait par l’adoption d’un modèle économique et social intermédiaire entre le capitalisme et le communisme.

Durant cette période, Jean Thiriart prit souvent des positions qui déconcertaient autant les gauchistes que les tenants de l’extrême droite classique : il appelait à la lutte révolutionnaire contre les États-Unis, revendiquait les droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou faisait référence à Castro. Suivant cette ligne novatrice, le PCE prit ouvertement parti pour le peuple palestinien. Jean Thiriart noua aussi des contacts avec la République populaire de Chine. À l’automne 1968, il fit un voyage dans les pays arabes sur l’invitation des gouvernements égyptien et Irakien. À cette occasion, il rencontra le président Nasser, des ministres ou hauts fonctionnaires et donna un certain nombre d’interviews aux média locaux. Par ailleurs, il participa aux travaux du Congrès de l’Union Socialiste Arabe. Surtout, il concevait le projet de créer des “Brigades européennes” sur le modèle des brigades internationales de la guerre d’Espagne, afin d’aider à la libération de la Palestine. Ensuite, les brigades auraient constitué le noyau de la future armée de libération européenne. Mais le projet ne reçut pas l’aval de l’Irak.

Le PCE disparut en 1969, une partie de ses militants abandonnant la politique, les autres rejoignant divers groupuscules. Mais l’organisation avait été une pépinière de cadres, ainsi l’EPE (Europese Partij / Parti Européen) fut créé en 1972 par J.-G. Borsu, l’ancien responsable du service d’ordre de Jeune Europe. De leur côté, Teichmann et Lecerf poursuivront leurs parcours politiques. Nous retrouvons quelques années plus tard le premier au CEPIC, tandis que Lecerf devint le rédacteur en chef du Nouvel Europe Magazine en 1971. Quant à Jean Thiriart, il se retira de la politique active pendant plus d’une décennie.

► Frédéric Kisters, Devenir n°20, 2002.

Sources :

  • Francis BALACE, « ”Plus royalistes que le roi ?” Les mouvements léopoldistes » dans Michel DUMOULIN, Mark VAN DEN WIJNGAERT, Vincent DUJARDIN (dir.), Léopold III, Complexe, Bruxelles, 2001, p. 253-300 [rééd. André Versaille, 2014, dispo. aussi en livre numérique]
  • Mico BENJAMIN et Jean-Michel DETHY, L’ordre noir : Les néo-nazis et l’extrême droite en Belgique, Pierre de Méyère, Paris-Bruxelles, 1977, 121 p.
  • Jacques DELARUE, Les nazis sont parmi nous, Éditions Cercles d’Éducation Populaire, Bruxelles, 1968, 68 p.
  • Serge DUMONT, Les brigades noires, EPO, Bruxelles, 1983, 245 p.
  • François DUPRAT, Les mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Albatros, Paris, 1972, 302 p. [rééd. Homme libre, 2 vol. [1940-1944 / 1944-1971], 1998-1999]
  • Michel GEORIS-REITSHOF, Extrême-droite et néo-fascisme en Belgique, P. de Meyère, Bruxelles, 1962, 83 p.
  • In memoriam Jean Thiriart (1922-1992), Bruxelles, (1993), 106 p.
  • Yannick SAUVEUR, Jean Thiriart et le national communautarisme européen, Paris, 1978, 160 p. (Mémoire pour le DEA. Cycle d’études d’histoire du XXe siècle) [en cours de numérisation]

 

Un grand Européen : Jean Thiriart

Voici dix ans, le 23 novembre 1992, mourait un grand nationaliste européen, Jean Thiriart, dont nous voulons achever ici le portrait. En effet, nous lui avons déjà consacré deux articles dans les numéros 19 et 20 de Devenir, mais nous n’avions pas encore eu l’occasion d’aborder les vingt dernières années de sa vie, ni d’évoquer sa personnalité, ni de souligner les grands traits de son idéologie qui mériterait une relecture et étude plus approfondie.

Issu d’une famille libérale laïque, Jean Thiriart s’engagea à 16 ans dans la Jeune Garde socialiste unifiée, un mouvement qui se sait sur la gauche du Parti Ouvrier belge, il milita également pour l’Union socialiste antifasciste. Pendant la guerre, il fréquenta la Fichte Bund, un groupe descendant du courant national-bolchevique de Hambourg dans les années ‘20 et, comme beaucoup de militants socialistes, il s’inscrit à l’Association des Amis du Grand Reich allemand. Pourtant, il n’était pas hitlérien, d’ailleurs il critiquera souvent dans ses écrits ultérieurs le chancelier, parce qu’il avait manqué l’occasion historique d’unifier l’Europe en magnifiant le petit nationalisme allemand au détriment du grand patriotisme européen. Condamné à trois ans de prison au sortir de la guerre, il ne fit plus guère entendre parler de lui pendant quelques années.

Concernant les années ’60, rappelons simplement qu’il fut un des fondateurs du Mouvement d’Action civique (MAC) en 1960, puis un des principaux dirigeants de l’organisation transnationale Jeune Europe ; enfin, il devint le “patron” du Parti Communautaire Européen (PCE) de 1965 à 1969. D’abord dans le journal hebdomadaire Nation Belgique / Nation Europe qui prit le titre de Jeune Europe en 1963, puis dans les revues L’Europe communautaire et surtout La Nation européenne, il rédigea des dizaines d’articles, construisant progressivement une doctrine. En 1964, il publia un ouvrage fondamental qui fut traduit en plusieurs langues : Un empire de 400 millions d’hommes : l’Europe.

Épuisé par une décennie de lutte et de sacrifices, il se retira à nouveau de la politique durant les années ’70. Il avait dilapidé une bonne part de sa fortune pour financer son mouvement politique. Peut-être aussi était-il lasser de fréquenter ce milieu où l’on rencontrait trop de ces instables et de ces maniaques, dont il avait dressé les portraits psychologiques peu flatteurs dans plusieurs de ses articles. De plus, ses proches préféraient qu’il vaquât à ses activités professionnelles. Toutefois, s’il est vrai que Jean Thiriart dirigeait Jeune Europe comme son cinquième magasin d’optique, inversement, ses conceptions politiques influaient sur ses activités professionnelles. Visiblement d’abord, le logo de l’Union nationale des Opticiens et Optométriciens de Belgique figurait un char à roues solaires et la Société d’Optométrie d’Europe affichait comme slogan Europa fortis unitate. Et les dirigeants de cette dernière association étaient élus au suffrage universel direct, sans quotas de sièges par pays.

Pendant dix ans, il se tut, sauf à deux reprises. En 1976, il accorda un entretien aux Cahiers du Centre de Documentation Politique Universitaire dirigé par Michel Schneider et, deux ans plus tard, Yannick Sauveur lui consacra son mémoire de DEA intitulé Jean Thiriart et le national communautarisme européen.

Mais il reprendra la plume en 1981, à l’occasion d’un attentat sioniste contre ses locaux bruxellois. En septembre 1982, Luc Michel avait rencontré Jean Thiriart et il obtint l’accès à ses archives. Son hôte lui prêta un bureau dans le bâtiment d’Optérion et mit une photocopieuse à sa disposition. Luc Michel publia dans le numéro six de la revue Conscience européenne une version modifiée par ses soins d’un texte fondamental de Jean Thiriart : le Manifeste à la Nation-Europe. Quelques mois plus tard, en juin 1984, Luc Michel créait un Parti communautaire national-européen (PCN) dont le nom était évidemment inspiré du l’ex Parti Communautaire Européen. Jean Thiriart entama un travail d’approfondissement, d’actualisation et de systématisation de sa pensée en écrivant plusieurs essais et de nombreux articles, tandis que Luc Michel rééditait une partie de ses anciens écrits et collaborait à la rédaction de nouveaux. Néanmoins, Jean Thiriart ne désirait plus s’engager dans la politique active, il se consacrait pour l’essentiel à son travail théorique. Depuis son décès, Luc Michel prétend qu’il est l’unique héritier de Thiriart, bien que son PCN soit devenu entre-temps une coquille vide. En réalité, les idées du « Premier militant » furent aussi diffusées par une série de revues et d’auteurs : Lotta di Popolo, Lutte du peuple, Saches des Volkes, Dimension européenne, Dimensione Europea, Le Partisan européen, Vouloir ainsi que le CIPRE de Michel Schneider, Guillaume Faye etc Divers mouvements se sont réclamés de lui, tels que l’Organisation Lutte du Peuple, certains nationaux-révolutionnaires puis le Front européen de Libération dont Jean Thiriart soutint la création en 1991.

En août 1992, Jean Thiriart effectua un dernier voyage. Il partit en Russie avec une délégation du FEL et rencontra les principaux opposants au régime d’Eltsine rassemblés au sein du Front du Salut national. Peu après son retour, il fut emporté par une crise cardiaque peu après son retour. Dommage, nous eussions aimé connaître l’opinion de l’auteur sur l’évolution du monde, car, ne l’oublions pas, son œuvre a presque entièrement été rédigée avant les bouleversements à l’Est.

Portrait du “patron”

Tout dans ce personnage trapu donnait une impression de robustesse et d’énergie. Passionnant orateur, il parlait avec le torse et il savait s’adresser en même temps à l’esprit et aux tripes. Grand sportif, il appréciait particulièrement les disciplines risquées ou à fortes sensations comme le parachutisme qu’il pratiqua avec les militants de Jeune Europe ou encore la lutte et la navigation à voiles. D’ailleurs, il démontra à maintes reprises son courage physique en tête de ses troupes, n’hésitant pas à utiliser la laisse de son chien en guise de fléau.

Jean Thiriart s’exprimait avec une franchise brutale et, comme il se fiait souvent à sa première impression dans les relations humaines, il pouvait manquer de tact et se montrer assez bourru. D’ailleurs, le ton des notes internes de Jeune Europe et du PCE était des plus directs, quand il ne frisait pas l’insulte. Peu de militants actuels accepteraient des ordres formulés de telle manière. De surcroît, il aimait déconcerter ses interlocuteurs et menait les conversations comme une lutte. Ces traits de caractère ne lui attirèrent pas toujours de la sympathie, mais il n’en avait cure. En revanche, il montrait plus d’indulgence avec ses chats, auxquels il vouait une profonde amitié. L’homme appréciait aussi les plaisirs de la vie, la bonne chair, le vin, les voyages. En fait, il éclatait aussi souvent de rire que de colère.

Passionné de science, ils parsemaient ses textes de métaphores techniques, et de références historiques. Ses articles, comme ses discours avaient un but démonstratif, ils sont d’ailleurs souvent construits comme des syllogismes. Mais il n’avait aucune préoccupation de style, il écrivait de manière laconique, presque télégraphique.

Un de ces anciens élèves nous a conté une anecdote qui révèle à la fois le scientisme et le caractère du personnage. Un jour, Jean Thiriart a refusé d’engager un candidat… parce qu’il portait la barbe. Sans doute avait-il lu dans un ouvrage de psychologie que le fait d’arborer cet ornement pileux constituait une tentative de masquer son véritable caractère.

Notre legs

Comme Jean Thiriart avait pris un soin particulier à la formation de ses militants, Jeune Europe et le PCE constituaient une réserve de cadres qui essaimeront dans la mouvance nationaliste. Et, parfois sans le savoir, nombre de jeunes militants actuels sont les héritiers idéologiques de Jean Thiriart. Il est parfois de ces richesses dont on ignore l’origine. Par ailleurs, des auteurs comme Guillaume Faye reprennent une partie de son corpus. Nous ne pouvons présenter ici son idéologie, car il s’agit bien d’une idéologie, c’est-à-dire une Weltanschauung, une vision globale du monde et de l’homme. Retenons néanmoins pour l’heure trois idées forces de son œuvre.

Le premier concept est celui de l’Europe de Lisbonne à Vladivostok, slogan qui a fait flores. Au XXe siècle, nous sommes entrés dans l’ère des grands espaces, les petits États ne sont pas assez forts pour défendre leur indépendance, ils n’atteignent pas la masse critique, or la liberté c’est la puissance et le citoyen d’un État dominé n’est pas réellement libre, même sil en a l’illusion. Dans l’esprit de Thiriart, l’Europe ne peut pas être une fédération d’États souverains ou un conglomérat de régions, il s’agit bien d’un État unitaire possédant son gouvernement, son armée, ses lois et dont les habitants partagent la citoyenneté. Cet aspect jacobin de la pensée de Thiriart rebutent autant les tenants de l’État-nation que les régionalistes, mais quand on voit l’inefficacité politique de l’Union européenne, on est bien tenté de lui donner raison. Thiriart avait horreur des “petits nationalismes” (français, allemands, breton, basque etc) qui ont maintenu l’Europe divisée et ont provoqué deux guerres mondiales entraînant son déclin au profit des États-Unis.

Il ne croyait pas non plus que l’Europe pouvait être unifiée, ou plutôt conquise, par une nation dominante. En effet, cette dernière s’aliène forcément tous les autres États et peuples et elle finit par succomber sous le nombre. Il en fut ainsi pour Napoléon comme pour Hitler. Non l’Europe doit se faire au départ d’un “parti historique” qui fondera l’État européen. La Jeune Europe et le PCE sont les archétypes de cette organisation transnationale, possédant des sections sur tout le continent, dont l’objectif est la fusion des États. La tentative a échoué en 1969, probablement, entre autres, parce que le parti n’a pas trouvé une terre d’accueil, une base à partir de laquelle il aurait pu lancer le processus d’unification, comme le Piémont l’a fait pour l’Italie.

Au nouvel État européen, Thiriart donnait une doctrine socio-économique : le communautarisme. Constatant l’inefficacité économique du communisme et les dérives du capitalisme, il cherchait une troisième voie qui associât les avantages des deux systèmes. Il pose comme postulat que l’économie ne vise pas l’accumulation de bien, mais qu’elle un moyen d’acquérir la puissance ; l’esprit, l’être-plus doit dominer le consumérisme, l’avoir-plus. L’État contrôle les entreprises qui du fait de leurs activités (haute technologie, production d’armement etc) ou de leur taille ont la possibilité de lui disputer la souveraineté. Il se prononce également pour la généralisation des coopératives autogérées. Enfin s’il concède que le libre échange est un facteur de progrès, il souligne la nécessité d’un nationalisme économique au niveau européen, seul moyen d’échapper à l’hégémonie politique américaine.

Certes, certains aspects de l’idéologie de Jean Thiriart sont datés et d’autres mériteraient un approfondissement ou des corrections, mais elle constitue néanmoins une matière primordiale pour notre réflexion actuelle.

► Frédéric Kisters, lettre interne à Nation, 2002.

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Jean Thiriart, théoricien de la révolution européenne

Rares sont les Français chez qui le nom de Jean Thiriart évoque un souvenir. Pourtant de 1960 à 1969, au travers de l’organisation européenne transnationale Jeune Europe et du mensuel La Nation Européenne celui-ci anima la première tentative, restée inégalée, de création d’un parti nationaliste révolutionnaire européen, et définit clairement dans ses écrits ce qui forme maintenant le corpus doctrinale d’un partie non négligeable des mouvements nationalistes d’Europe. Né dans une grande famille libérale de Liège qui éprouve de fortes sympathies pour la gauche, Jean Thiriart milite d’abord dans la Jeune Garde Socialiste et à l’Union Socialiste Anti-Fasciste, puis durant la seconde guerre mondiale au Fichte Bund (une ligue issue du mouvement national-bolchevick hambourgeois des années 20), et aux Amis du Grand Reich Allemand, association qui regroupe en Belgique romane d’anciens éléments d’extrême-gauche favorables à la collaboration européenne, voire à l’annexion dans le Reich.

Condamné à trois ans de prison à la «Libération», Thiriart ne refait politiquement surface qu’en 1960, en participant, à l’occasion de la décolonisation du Congo, à la fondation du Comité d’Action et de Défense des belges d’Afrique qui devient quelques semaines plus tard le Mouvement d’Action Civique. En peu de temps Jean Thiriart transforme ce groupuscule poujadiste en une structure révolutionnaire efficace qui - estimant que la prise du pouvoir par l’OAS en France serait de nature à être un formidable tremplin pour la révolution européenne - apporte un soutien efficace et sans faille à l’armée secrète. Parallèlement, une réunion est organisée à Venise le 4 mars 1962. Participent à celle-ci, outre Thiriart qui représente le MAC et la Belgique, le Mouvement Social Italien pour l’Italie, Le Parti Socialiste de l’Empire pour l’Allemagne, et le Mouvement de l’Union d’Oswald Mosley pour la Grande Bretagne. Dans une déclaration commune, ces organisations déclarent vouloir fonder « Un Parti National Européen, axé sur l’idée de l’unité européenne, qui n’accepte pas la satellisation de l’Europe occidentale par les USA et ne renonce pas à la réunification des territoires de l’Est, de la Pologne à la Bulgarie, en passant par la Hongrie ». Mais le Parti National Européen n’aura qu’une existence extrêmement brève, le nationalisme archaïque et étriqué des Italiens et des Allemands leur faisant rapidement rompre leurs engagements pro-européens. Cela ajouté à la fin sans gloire de l’OAS fait réfléchir Thiriart qui conclut que la seule solution est dans la création de toute pièce d’un Parti Révolutionnaire Européen, et dans un front commun avec des partis ou pays opposés à l’ordre de Yalta.

Aboutissement d’un travail entamé dès la fin 1961 le MAC se transforme en janvier 1963 en Jeune Europe, organisation européenne qui s’implante en Autriche, Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays Bas, Portugal et Suisse. Le nouveau mouvement tranche par son style sur les habituels mouvements nationalistes. Il est très fortement structuré, il insiste sur la formation idéologique dans de véritables écoles de cadres, il tente de mettre en place une centrale syndicale embryonnaire, le Syndicat Communautaire Européen. De surcroît, Jeune Europe souhaite fonder des Brigades Révolutionnaires Européennes pour débuter la lutte armée contre l’occupant américain, et cherche un poumon extérieur. Ainsi des contacts sont pris avec la Chine communiste, la Yougoslavie et la Roumanie, de même qu’avec l’Irak, l’Égypte et la résistance palestinienne.

Si Jean Thiriart est reconnu comme un révolutionnaire avec lequel il faut compter - il rencontre Chou-En-Laï en 1966 et Nasser en 1968, et est interdit de séjour dans cinq pays européens ! - et si l’apport militaire de ses militants au combat antisioniste n’est pas contesté - le premier européen qui tombera les armes à la main en luttant contre le sionisme, Roger Coudroy, est membre de Jeune Europe - ses alliés potentiels restent inhibés par des réflexes idéologiques ou de bienséance diplomatique qui ne leur permettent pas d’accorder à Jeune Europe l’aide financière et matérielle souhaitée. De surcroît après les crises de la décolonisation l’Europe bénéficie d’une décennie de prospérité économique qui rend très difficile la survie d’un mouvement révolutionnaire. Cependant la presse de l’organisation, tout d’abord Jeune Europe, puis La Nation Européenne, a une audience certaine et compte des collaborateurs de haut niveau parmi lesquels on peut citer l’écrivain Pierre Gripari, le député des Alpes-Maritimes Francis Palmero, l’ambassadeur de Syrie à Bruxelles Selim El Yafi, celui d’Irak à Paris Nather El Omari, ainsi que Tran Hoai Nam, chef de la mission vietcong à Alger, de plus des personnalités telles que le leader noir américain Stockeley Carmichel, le coordinateur du secrétariat exécutif du FLN Cherif Belkacem, le commandant Si Larbi et Djambil Mendimred, tous les deux dirigeants du FLN algérien, ou le prédécesseur d’Arafat à la tête de l’OLP, Ahmed Choukeiri, acceptent sans difficultés de lui accorder des entretiens. Quant au général Peron, en exil à Madrid, il déclarera : « Je lis régulièrement La Nation Européenne et je partage entièrement ses idées. Non seulement en ce qui concerne l’Europe mais le monde ».

En 1969, déçu par l’échec relatif de son mouvement et par la timidité de ses appuis extérieurs, Thiriart renonce au combat militant. Malgré les efforts de certains de ses cadres, Jeune Europe ne survivra pas au départ de son principal animateur. C’est toutefois de sa filiation que se revendiquent, au début des années 70, les militants de l’Organisation Lutte du Peuple en Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie et Suisse, dans les années 80 les équipes des revues belge Volonté Européenne et française Le Partisan Européen, ainsi que la tendance Les Tercéristes Radicaux au sein du mouvement NR français Troisième Voie. Jean Thiriart sortira de son exil politique, en 1991, pour soutenir la création du Front Européen de Libération dans lequel il vit le seul successeur de Jeune Europe. C’est avec une délégation du FEL qu’il se rendit à Moscou en 1992 pour y rencontrer les dirigeants de l’opposition russe à Boris Eltsine. Malheureusement Jean Thiriart fut fauché par une crise cardiaque peu de temps après son retour en Belgique. Il laissait inachevé plusieurs ouvrages théoriques dans laquelle il analysait l’évolution nécessaire du combat anti-américain du fait de la disparition de l’URSS.

Inspiré par Machiavel et Pareto, Thiriart se dit « un doctrinaire du rationnel » et rejette les classifications habituelles de la politique, il aime à citer la phrase d’Ortega y Gasset « Être de gauche ou de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ». Le nationalisme qu’il développe est un acte de volonté, le souhait commun d’une minorité de réaliser quelque chose. Ainsi il est basé uniquement sur des considérations géopolitiques. Seules, pour lui, ont de l’avenir les nations d’ampleur continentale (USA, Chine, URSS), si donc on veut rendre sa grandeur et son importance à l’Europe, il convient d’unifier celles-ci, cela en constituant un Parti Révolutionnaire de type léniniste qui débute immédiatement la lutte de libération nationale contre l’occupant américain et ses collaborateurs, les partis du système et les troupes coloniales de l’OTAN. L’Europe de l’Ouest, libérée et unifiée pourrait alors entreprendre des négociations avec l’ex-URSS pour construire le Grand Empire Européen de Galway à Vladivostock, seul capable de résister à la nouvelle Carthage américaine, et au bloc chinois et à son milliard d’habitants.

Opposé aux modèles confédéraux ou fédéraux, ainsi qu’à « L’Europe aux cent drapeaux », Thiriart qui se définit comme un « jacobin de la très-Grande Europe » veut construire une nation unitaire conçue sur la base d’un nationalisme d’intégration, d’un empire extensif apportant à tous ses habitants l’omnicitoyenneté et héritier juridique et spirituel de l’Empire romain. Sur le plan économique Thiriart rejette « l’économie de profit » (capitalisme) et « l’économie d’utopie » (communisme) pour prôner « l’économie de puissance » qui vise au développement maximum du potentiel national. Bien sûr dans son esprit la seule dimension viable pour cette économie est la dimension européenne. Disciple de Johann Gottlieb Fichte et de Friedrich List, Thiriart est partisan de « l’autarcie des grands espaces ». Ainsi l’Europe, sortie du FMI et dotée d’une monnaie unique, protégée par de solides barrières douanières, et veillant à son auto-suffisance pourrait échapper aux lois de l’économie mondiale.

Bien que datant du milieu des années 60, les livres de Jean Thiriart restent étonnamment actuels. Dès 1964, il décrit la disparition du « parti russe » en Europe, cela plus de 10 ans avant la naissance de l’eurocommunisme et près de vingt-cinq ans avant les bouleversements des pays de l’est. De même sa description du parti américain, des milliers de « Quisling US », est toujours la réalité de l’Europe d’aujourd’hui comme l’ont illustré récemment les positions de la plupart des hommes politiques lors de la guerre du Golfe, les affrontements dans l’ex-Yougoslavie ou les derniers sursauts africains. Et son analyse de l’impérialisme américain n’a pas pris une ride, en 1966 il conseillait d’ailleurs de lire le Yankee James Burham, conseil qu’il est encore temps de suivre pour trouver dans le livre de ce dernier Pour la domination mondiale des phrases comme celles-ci : « Il faudrait renoncer à ce qui subsiste de la doctrine de l’égalité des nations. Les USA doivent ouvertement se porter candidats à la direction de la politique mondiale ».

Contestable par certains côtés (jacobinisme outré, trop grande rationalité, etc.), nous ne l’ignorons pas, Thiriart reste un de nos grand maître à penser pour ce siècle finissant. Il nous appartient de nous nourrir de ses théories, de les évaluer et de savoir les dépasser pour aborder les lendemains de l’an 2000.

► Christian Bouchet, 2002.


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