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Tönnies

Tönnies“Gemeinschaft” et “Gesellschaft” :

la pensée de Ferdinand Tönnies

face aux mutations sociales

[Ci-contre : Ferdinand Tönnies, l’un des pères-fondateurs de la sociologie allemande. Il explique l'existence de groupements humains par une volonté d'être ensemble, qui est à la base de l'organisation et de l'action sociale. Ses schémas “idéaux” ont influencé l'œuvre de Max Weber]

En tant que deuxième volume dans la série “Sociale Wetenschappen Klassiek” (Les classiques des sciences sociales), paraît en 1989 Gemeenschap en Maatschappij : grondbegrippen van de zuivere sociologie (Communauté et société : concepts fondamentaux de la sociologie pure), traduction néerlandaise de l’ouvrage majeur de Ferdinand Tönnies. L’édition originale date de 1887. Entre autres commentateurs, Sorokin démontre que cette thématique de Tönnies avait déjà été mise en exergue par Confucius, Platon, Cicéron, etc., et qu’elle cadre de surcroît parfaitement avec la pensée allemande du siècle dernier.

En effet, en réaction contre la pensée “démocratique”, qui avait débouché sur les théoriciens de la Révolution française, naît en Allemagne une vision nationaliste de la société. Pour cette perspective nationaliste allemande, l’humanité n’est pas la somme d’individus égaux entre eux ou de peuples dotés du même droit égalitaire. Pour démontrer cela, les philosophes allemands mettent l’accent sur la nation, leur nation, sur ce qui distingue cette nation des autres nations; en bref, sur ce qui la caractérise. Nous retrouvons cette vision des choses :

  • 1) chez les philosophes : en 1808, Fichte affirme dans ses Reden an die deutsche Nation que l’Allemagne possède un génie propre qui ne peut se ramener à aucun autre génie ;
  • 2) dans la littérature ;
  • 3) dans les sciences politiques : en 1808, Adam Müller enseigne que toute nation est un “tout” vivant et constitue une individualité en grand ;
  • 4) dans les sciences juridiques : Friedrich Karl von Savigny s’insurge dans son ouvrage Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft (1814) contre le mouvement codificateur du droit ;
  • 5) en économie : vers 1840, Friedrich List adapte la vision nationaliste au domaine de l’économie ; ses disciples Knies et Roscher exploitent la veine qu’il a ouverte ;
  • 6) enfin, en psychologie : en 1850 Lazarus et Steinthal fondent la revue intitulée Zeitschrift für Völkerpsychologie (Revue de psychologie des peuples). Pour ces deux psychologues, la société constitue un être, différent de celui des individus pris séparément, et hiérarchiquement situé au-dessus d’eux.


Cette dernière tendance nous rapproche de la sociologie. La psychologie révèle en effet qu’il existe des phénomènes purement sociaux qui ne peuvent s’expliquer si l’on ne tient compte que de l’individu. Il suffit de penser à la notion de “fait social” chez Durkheim, que Dahrendorf qualifie d’ärgerliche Tatsache (fait fâcheux), ou aux positions de base d’un Merton. C’est donc dans ce contexte que la sociologie prend son envol en Allemagne, dans un climat intellectuel qui met l’accent sur le concept de “nation”, plus exactement de Kulturnation, en opposition au concept d’État. C’est dans cette période que se situe l’œuvre de Ferdinand Tönnies.

“Kürwill” et “Wesenwille” (volonté réfléchie et volonté organique)

Tönnies présuppose que toutes les relations sociales sont créées par la volonté humaine, laquelle constitue donc l’arrière-plan des diverses formes de socialité, qu’il conviendra de bien distinguer les unes des autres : la Gemeinschaft et la Gesellschaft. Ces deux formes de socialité reposent sur les deux formes principales de la volonté humaine : le Wesenwille (volonté organique) et le rville (volonté réfléchie).

En ce qui concerne l’origine, la volonté organique peut être considérée comme innée, comme héritée. Au départ de cet héritage, la volonté organique se développe, sous l’influence de toutes sortes de circonstances influentes, jusqu’à ce qu’elle acquiert une forme nouvelle, quoique quelque peu modifiée. Son développement est parallèle aux phases de la croissance physique et, par suite, elle peut appréhender des modifications, appréhension qui fait en sorte que la volonté organique se constitue et s’affirme pas à pas. La volonté organique se manifeste sous trois formes : le plaisir, l’habitude et la mémoire. Le plaisir est l’extériorisation humanisée des instincts animaux. La vie, la pensée et les efforts de l’homme sont entièrement compénétrés et dominés par cet ensemble de pulsions organiques. Les désirs les plus essentiels de l’homme sont : la volonté de (sur)vivre, la recherche de nourriture et la volonté de reproduction. La satisfaction de ces désirs contribue à stabiliser physiquement et psychiquement l’homme.

L’habitude dérive de l’expérience. L’effet de cette expérience est le suivant : des idées jugées dans un premier temps désagréables, contrariantes, sont petit à petit considérées comme plus acceptables, par le fait qu’elles sont associées à des idées jugées au départ agréables. Enfin, la mémoire : celle-ci, d’après Tönnies, est la caractéristique spécifique de la volonté humaine. La mémoire est la capacité de répéter des activités dotées de sens et dirigées vers un objectif précis. C’est par le truchement de la mémoire que nous exerçons une profession, et en l’exerçant, c’est aussi par la mémoire que nous vérifions rationnellement si une idée est acceptable ou non. La raison se comporte, vis-à-vis de la mémoire, comme l’entendement se comporte vis-à-vis de l’habitude et les organes sensoriels vis-à-vis du plaisir. La volonté organique est donc l’équivalent psychologique du corps, dans la mesure où ce corps est pensé comme forme de la réalité, dont la pensée est un sous-ensemble. La pensée est donc bel et bien présente dans la volonté organique, mais elle y est imbriquée dans l’être et la conscience, pris dans leur ensemble.

La volonté réfléchie est, elle, un produit de la pensée. Dans notre pensée, nous nous représentons un objectif, c’est-à-dire un objet ou un événement souhaité. Cet objectif devient le critère par lequel nous évaluons toutes nos actions ultérieures. La volonté réfléchie (Kürwille) distingue moyen et but selon le principe de la rationalisation du moyen; en d’autres mots, la volonté réfléchie ne juge le moyen que dans la mesure où il arrive à la fin voulue. Cette puissance de la pensée sur la volonté se réalise selon une hiérarchie d’objectifs. Tout comme pour la volonté organique, nous pouvons distinguer trois formes de volonté réfléchie.

Tout d’abord, nous avons la circonspection, la prudence (Bedacht). Elle se manifeste lorsque, face à un choix libre, nous rencontrons deux idées liées l’une à l’autre, dont l’une est souhaitée et l’autre non. La volonté se portera alors sur l’idée non souhaitée, uniquement parce que, de ce fait, est réalisable ce qui est clairement souhaité. Cette opposition se manifeste dans la tension entre le moyen et la fin : lorsque l’objectif apparaît bon et est souhaité et que le moyen apparaît mauvais et non désiré, il faut tout de même sacrifier ses scrupules pour atteindre le but souhaité.

Ensuite, nous avons la préférence (Belieben). Dans ce cas, le sujet pensant s’oriente vers un objectif fixe, auquel sont subordonnés plusieurs autres objectifs. Le sujet va regrouper plusieurs actions afin de pouvoir atteindre cet objectif jugé supérieur. Enfin, nous avons le concept (Begriff). Le concept induit un jugement rendu obligatoire par l’emploi convenu, fixé et défini d’un mot dans une signification particulière. C’est ici que la capacité à penser est la plus perceptible : des expériences complexes et aléatoires sont consignées et résumées dans des catégories simples et immuables. Les formes les plus complexes de volonté réfléchie sont constituées par des ensembles systématiques d’intentions, d’objectifs et de moyens, par lesquels l’esprit humain comprend (appréhende, saisit) la réalité.

À ce stade-ci de notre étude des concepts créés par Ferdinand Tönnies, nous devons opérer une distinction entre la conscience morale et la simple conscience des choses. La conscience morale (Gewissen) peut refouler des sentiments désagréables mais ces sentiments ne peuvent demeurer latents que par le truchement d’un calcul conscient, effectué par le sujet à son propre avantage. Cette conscience-là (Bewußtheit), nous pourrions la concevoir comme un ensemble de connaissances utiles, anticipant sur le déroulement probable des choses et sur les forces disponibles, mobilisables, ou sur celles qu’il faudra vaincre.

La conscience (des choses) est la forme la plus intellectuelle de la volonté réfléchie, tandis que la conscience morale est la forme la plus intellectuelle de la volonté organique. L’opposition entre volonté réfléchie et volonté organique peut être considérée comme l’opposition, d’une part, entre la volonté et l’agir naïfs, dictés par les sentiments, qui génère une volonté naturelle/instinctuelle (la volonté organique) et, d’autre part, une volonté et un agir calculateurs et purement rationnels, dont les excès sont une ruse exagérée et une propension trop rapide à croire que la fin justifie tous les moyens… (c’est la volonté réfléchie). La volonté réfléchie constitue l’arrière-plan psychique de la socialité qu’est la Gesellschaft (société), tandis que la volonté organique constitue l’arrière-plan de la socialité qu’est la Gemeinschaft (communauté). Les deux types de volonté, que nous avons mis en exergue ici, sous-tendent chacun les socialités différentes que sont la société et la communauté. Société et communauté sont donc, chez Tönnies, deux formes distinctement polarisées de la socialité humaine, soit des formes dans lesquelles on peut catégoriser toutes les sociétés de l’humanité.

La “Communauté”

Les sources de la “communauté” s’expriment, de la manière la plus explicite, dans trois formes distinctes de relations. D’abord — et c’est sans doute la plus importante — nous avons la relation mère-enfant. Cette relation trouve ses racines dans un lien instinctif puissant . Dans cette relation, nous apercevons et ressentons, de manière bien palpable, le passage d’une union strictement corporelle à une union spirituelle. La seconde des formes relationnelles est la relation qui unit les époux. D’après Tönnies, l’instinct sexuel ne conduit pas nécessairement à une relation de réciprocité mais plutôt à une domination unilatérale sur la femme. Cette relation est maintenue stable parce qu’elle est renforcée par la possession en commun de capitaux et d’enfants. Enfin, nous avons la relation frères-sœurs. Dans cette relation, nous ne trouvons pas de lien proprement instinctuel ; Tönnies estime que cette relation est la plus humaine. Ce qui est important dans cette relation, c’est la mémoire : on se souvient d’avoir grandi ensemble et d’avoir vécu des expériences en commun.

À côté de ces trois formes de relations fondamentales, il faut ajouter la relation père-enfant, plus distante ; elle est caractérisée par des degrés divers de maturité et de force physique. Dans les relations de parenté, de voisinage et d’amitié, le lien communautaire s’exprime de trois manières différentes. La parenté s’incarne dans le foyer, où des êtres humains vivent ensemble sous un seul toit protecteur et possèdent en communauté tous les biens matériels. Le voisinage se base sur la proximité de l’habitat, par exemple un même village, ce qui implique une large multiplicité de contacts et provoque une accoutumance globale, une connaissance mutuelle et une confiance réciproque. L’amitié, enfin, découle d’un travail exécuté en commun ou d’une mentalité partagée. Cette relation qu’est l’amitié est la moins organique et la moins instinctive de toutes, parce qu’elle n’est pas basée sur des habitudes mais sur le hasard et sur la volonté.

La volonté dans la communauté est donc caractérisée par la compréhension mutuelle. C’est cette force sociale qui soude les êtres humains qui sont membres d’une même “totalité”. Cette compréhension mutuelle est l’expression de la volonté organique, par laquelle des hommes précis sont solidement liés les uns aux autres. La communauté peut prospérer dans de petits groupes, dans le cercle familial, le clan, le village et, pour finir, elle peut encore demeurer vivante dans des groupes plus importants, comme la tribu (Stamm) ou le peuple (Volk). Dans le cercle familial, Tönnies distingue trois sphères qui toutes tournent autour d’un même centre : la sphère intérieure est constituée de l’homme et de la femme ; la sphère suivante, de leurs descendants ; à la périphérie, nous trouvons le personnel domestique, puis le voisinage, le village et le clan. Le clan, nous pouvons le considérer comme un mélange d’éléments patriarcaux et fraternels ou, en d’autres mots, un mélange de caractéristiques propres au voisinage immédiat et à la communauté villageoise. L’aspect patriarcal ne fait certainement pas défaut dans le village : c’est précisément cet élément-là qui, d’un point de vue historique, est important parce qu’il constitue le fondement de la féodalité.

Dans la culture villageoise, et dans le système féodal qui y est lié, l’ordre sous-tendant la vie commune est dominé par l’idée d’une répartition naturelle (des tâches et des biens), dont l’origine se situe dans la divinité. Des concepts comme ceux d’échange, de vente, de contrat et de règle sont de peu d’utilité pour comprendre ce phénomène. Les rapports dans la vie communautaire et dans le système féodal ne se basent pas sur des contrats mais sur une compréhension mutuelle implicite entre les membres de la communauté. Ensuite, la tradition et la religion son les forces liantes, fondatrices d’ordre, y compris dans la ville médiévale avec ses guildes et l’Église, surplombant toute la vie sociale.

La communauté, basée sur la volonté organique est donc caractérisée par : 1) l’absence de contrat ou d’échange ; 2) le rapport personnel et la connaissance mutuelle intime ; et 3) le poids dominant, sinon de l’amour, de la générosité.

La “Société”

La théorie de la société, chez Tönnies, s’applique à un groupe humain dont les membres, tout comme dans la communauté, vivent et habitent les uns côté des autres, mais n’ont pas de liens essentiels entre eux. Tandis que dans la communauté, on demeure soudé à l’autre en dépit de tout ce qui peut nous en séparer, dans la société, on demeure séparé de l’autre, du voisin, en dépit de tout ce qui peut nous en rapprocher. Dans la société, chacun est seul face à soi-même et face à tous les autres, si bien qu’en réalité, il ne peut exister aucun bien commun. Bien sûr, il se peut que l’on attribue symboliquement une valeur commune à un objet. Tönnies constate qu’il y a une valeur en jeu au moment où se réalise une transaction, c’est-à-dire au moment où il y a transfert et acceptation d’un objet, ce qui suscite une ambiance de communion, voulue par les deux individus effectuant la transaction. Pour qu’il y ait objectivement et universellement attribution de valeur à cette transaction, chaque membre de cette forme de socialité qu’est la société, au sens où l’entend Tönnies, doit pouvoir participer à ce type de communion volontaire. La valeur d’un objet dépend de la quantité de travail, nécessaire à le produire . Chaque individu, de son propre jugement et selon son propre choix, produira les objets qui lui poseront le moins de problèmes. Ce qui pourrait conduire à une société constituée d’individus isolés les uns des autres mais exerçant de concert des activités ; chacun de ces individus, avec son travail réduit à l’élémentaire, contribuerait alors en toute égalité à cette société totale. Tönnies vérifie, dans son ouvrage, si la structure réelle de la société correspond bien à cette image.

L’échange “sociétaire”, où la volonté de l’individu n°1 est mêlée, dans le traitement d’une même affaire, à la volonté d’un individu n°2, est appelé le “contrat”. C’est ce “contrat” qui remplace la tradition dans la vie moderne, dans la métropole, la ville ou l’univers cosmopolite, tout comme la politique, dans la société, est dominée par l’opinion publique et non plus par la religion. Dans le commerce et l’industrie, le contrat domine également, de même que son principe sous-jacent, que Tönnies désigne du terme do ut des. Cette locution latine, il l’interprète comme suit : « je donne (par ex. de l’argent) mais uniquement en tant que moyen d’atteindre mon but, notamment, de préférence, pour recevoir en retour de l’autre davantage d’argent ». L’objectif lointain de la société est donc de réaliser une situation où tous seront marchands. Chaque individu vise son propre avantage et ne juge autrui que dans la mesure où il peut contribuer à accélérer ou à maximiser cet avantage. Ferdinand Tönnies décrit ce rapport car, effectivement, la société est avant toute chose un “rapport” plutôt qu’un lien. Et le rapport sociétaire induit une situation de concurrence générale qui serait, en fait, une situation de guerre de tous contre tous, s’il n’y avait pas, dans la société, un ordre juridique dont le contenu pourrait se résumer en une seule formule : pacta sunt servanda. Qui plus est, les ennemis potentiels reconnaissent que, dans certaines circonstances, ils sont tout de même contraints de coopérer plutôt que de se faire concurrence. Dans la vie sociétaire, cette tension apparaît dans les règles de politesse : les personnes semblent se considérer mutuellement comme égales mais, en réalité, elles ne pensent qu’à leur seul avantage. Au contraire, dans la communauté, où le lien de sang prime, la forme relationnelle première est directe et matérielle.

Sociologie et théorie de la culture chez Tönnies

Tönnies ne se borne pas à esquisser ces deux pôle antagonistes ; il nous construit également, en fait, une théorie sociologique de la culture. Pour lui, l’histoire consiste en une évolution qui part de la communauté pour aboutir à la société. Vu sous l’angle économique, ce passage est celui d’une économie domestique à une économie commerciale, d’une agriculture dominante à une industrie dominante. Par l’expansion du commerce, les pays sont transformés en marchés, où l’on achète et l’on vend, puis, la logique se poursuivant, c’est le monde entier qui devient un unique marché. Les marchands deviennent ainsi le centre de la vie sociétaire : ils considèrent toutes les matières premières et toutes les forces de travail d’un pays comme des objets d’investissement ou de capitalisation. Le commerce se mue en habilité à obtenir du profit, ce qui n’est pas conciliable avec les capacités créatrices de l’homme. Les activités commerciales n’apportent aucune transformation à la nature fondamentale des choses ; leur caractère rationnel font que le marchand est le premier type humain qui peut se débarrasser des liens communautaires. Dans la société, c’est le marchand, avec pour medium sa marchandise, qui est le maître. La société est son projet et son instrument. Dans la mesure où l’on licencie des travailleurs et qu’on leur barre l’accès à la propriété des moyens de production et des biens de consommation la domination du marchand ne cesse de croître.

Parallèlement au processus qui fait que le marchand devient un industriel, nous assistons à la transformation du travailleur en marchand, notamment s’il se fait artisan et s’il fait preuve de suffisamment de savoir-faire. Le travailleur des campagnes ne dispose pas de ce savoir-faire et devient, de ce fait, plus facilement la proie du marchand. C’est ici, d’après Tönnies, que commence la première phase du processus de développement industriel, qui évolue de la simple coopération à la manufacture, et de celle-ci à l’industrie. Tönnies reprend ici à son compte la théorie de Karl Marx.

Remarques critiques et conclusion

Tönnies a réussi à synthétiser les modifications sociales de son époque, qui s’opéraient sur les plans du mariage et de la famille, de la ville et des campagnes, de l’agriculture et de l’industrie de l’art et de la culture, de la morale et du droit. Il en fait les diverses variations sur un seul thème : la différence socio-psychologique entre la volonté organique et la volonté réfléchie se reflète dans la différence socio-structurelle entre communauté et société. Au cours des décennies, la dichotomie tönnissienne entre communauté et société a subi des critiques. Ainsi, Lopreato dans son ouvrage Peasants no more (1967) a montré que les caractéristiques de la communauté n’étaient absolument pas présentes dans les campagnes italiennes. Le sociologue Kruijt a montré, sur base de données historiques, socio-démographiques et ethniques que les caractéristiques mises en exergue par Tönnies n’étaient pas nécessairement présentes dan les communautés. Kruijt montre que dans la famille elle-même, qui, chez Tönnies, est la communauté par excellence, les faits contredisent le sociologue allemand. Kruijt rappelle que l’on contracte, par exemple, des mariages pour des raisons d’argent, etc.

Tönnies aurait ainsi “romantisé” et embelli les groupes communautaires. Ce romantisme cadrait parfaitement avec un monde en plein bouleversement : on regardait vers le passé et on l’embellissait avec nostalgie. Ce qui nous reste aujourd’hui de l’œuvre de Tönnies, c’est, non pas une théorie sociologique de la culture, mais un couple de concepts nettement polarisés, grâce auxquels on peut catégoriser divers groupes et modes de vivre-ensemble. Enfin, nous ne pouvons pas oublier que les concepts de société et de communauté ont une coloration émotionnelle. On appelle la CEE une communauté, alors qu’elle est essentiellement le prototype de la société (marchande) dans l’optique de Tönnies.

► Bernard Lindekens, Orientations n°13, 1991.

***

• nota bene : une nouvelle traduction par Sylvie Mesure et Niall Bond est parue aux PUF en 2010.

♦ Pour prolonger :

 

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TönniesLe modèle communautaire

• analyse : Communauté et Société : Catégories fondamentales de la sociologie pure, Ferdinand Tönnies, introduction et traduction de Joseph Leif, Retz-CEPL, Paris, 1977.

Guillaume Faye, dans le texte qui suit, nous explique la notion de communauté, nostalgie européenne pluriséculaire, telle que la conçoit la sociologie dérivée des travaux de Tönnies. Cette sociologie doit être couplée à une conscience historique. L’historien français Yves-Marie Bercé est celui qui a su opérer une synthèse de ce type. Nous reviendrons sur son œuvre capitale.

***

La notion de “communauté” ne renvoie pas au groupe plus ou moins informe et de petite taille qui constitue le modèle social de la gauche utopique. La “communauté” désigne une philosophie des rapports humains qui ne les fonde pas sur l’échange et le contrat d’intérêt, comme dans le “modèle sociétaire”, mais sur une commune appartenance à des valeurs, à un héritage et à un projet. Le fait que le modèle sociétaire, quoiqu’anti-naturel, ait pu imposer son hégémonie, traduit bien la fragilité de la biologie et de la culture humaines. Un groupe ou une civilisation ne trouve pas spontanément ou automatiquement les formes-de-vie qui correspondent à leur nature profonde. D’où la nécessité de réorienter les cultures, et notamment la nôtre, lorsqu’elles se prennent à dévier, plus exactement à involuer. Une telle entreprise — la fin de l’hégémonie de type sociétaire — constituerait un fait de civilisation bien plus qu’un programme politique. C’est pourquoi il est vain d’en décrire les modalités régimistes ou institutionnelles.

La communauté ne se limite pas à un cadre de vie collective. Bien qu’elle se retrouve en de plus petites unités (la famille, le clan, le village, le quartier, etc.), elle désigne d’abord l’ensemble du peuple considéré. Certes, l’individu ne perçoit pas dans sa matérialité cette communauté élargie comme il le ferait d’un clan. Mais cette communauté-du-peuple, une fois réalisée, se distinguerait des “sociétés” actuelles par l’idéologie sociale qui la pénétrerait. Ce qui différencie la communauté-du-peuple des “sociétés nationales” contemporaines, c’est que la première considère le “peuple” comme un véritable être vivant qui transcende les individus alors que les secondes se constituent en agrégats d’individus et de secteurs d’activités, agrégats mécanisés doués de fonctions quantitatives, notamment la gestion d’une économie. Le peuple, perçu comme être vivant, est doué d’une mémoire : ses archétypes, ses mythes, le récit intégré de son histoire. Cette mémoire collective confère à la communauté du peuple une identité, une personnification dont sont dépourvues les “populations” anonymes des sociétés actuelles, car leur existence est purement statistique et se limite à la catégorie de ”l’actuel”. La mémoire dont est pourvue la communauté la libère au contraire du présent; celui-ci s’enrichit en intégrant le passé et en se projetant dans l’avenir : à la mémoire historique répond donc le projet de la communauté. Si la société subit le temps, la communauté l’habite.

À ce modèle communautaire correspond un type de mental que Ferdinand Tönnies qualifiait de volonté naturelle ou organique. Irrationnelle, impulsive et “naturelle”, cette volonté organique est, en fait, le vouloir-vivre du peuple. Elle regroupe l’inconscient collectif, tel que Jung a pu le définir, ou les résidus dont parle Pareto. Affective, mémorielle, cette forme de vouloir collectif constitue l’assise de toute l’action d’un peuple dans l’histoire. Seulement, elle est assez primitive, en ce sens qu’elle ne distingue pas les moyens des finalités, qu’elle se présente comme un “mouvement” non médité, peu conscient de lui-même. La volonté organique regroupe tout l’inconscient culturel et historique d’une communauté, dont chaque individu est plus ou moins porteur. La volonté réfléchie correspond, selon Tönnies, au modèle sociétaire. Rationnelle, séparant finalités et moyens, elle calcule et planifie ; elle correspond à l’esprit expérimental de l’âge scientifique. Elle apparaît consciente d’elle-même, mais ne repose sur aucune “mémoire collective”. Les sociétés occidentales, individualistes et rationnelles, ont excessivement privilégié cette forme de volonté. L’esprit communautaire en a été détruit au profit de l’esprit marchand, calculateur et pragmatique, privé de racines. Les hommes comme les marchandises sont réduits au statut de moyens instrumentaux. Bref, la volonté réfléchie constitue le fondement psychologique des sociétés techniques, marchandes et égalitaires.

L’optimum doit se rencontrer lorsque la volonté réfléchie donne une forme au substrat irrationnel de la volonté organique, lorsqu’elle organise le vouloir-vivre communautaire, lorsqu’elle met en projet l’élan qui ne peut venir que de l’inconscient d’une culture. Mais, dans le modèle sociétaire aujourd’hui régnant, seule la volonté réfléchie et l’esprit rationnel sont reconnus et utilisés. La société n’est plus, alors, pénétrée que d’une addition de finalités pragmatiques ; le travail est dissocié de son objet et devient pur instrument: il se trouve de ce fait dévalorisé. L’homme lui-même est transformé en “moyen”, au même titre que les machines. Il faut combattre cette hypertrophie de la volonté réfléchie, en l’associant à une volonté organique collective. L’association de ces deux types de “vouloir”, en fonction d’une volonté culturelle de “devenir”, et l’autre se “représentant” rationnellement le monde afin de le transformer selon un projet communautaire, serait capable de réconcilier les formes techno-industrielles de la société moderne avec l’unité organique retrouvée des sociétés traditionnelles.

Une telle perspective permettrait de conserver les formes sociétaires de vie collectives — indispensables à l’industrie, à la science et aux techniques — dans un cadre général communautaire. Il s’agirait de redonner un caractère vivant aux rapports humains, en les cimentant par un projet, et des valeurs mobilisatrices. Celles-ci s’instaurant comme critère d’appartenance et de consensus psychique, peuvent briser l’anonymat des agrégats d’individus atomisés, caractéristiques de la société marchande. La réintroduction d’une volonté communautaire permettrait d’en finir avec le morcellement des activités humaines, aujourd’hui éclatées en une multitude de finalités rationnelles microscopiques, et de redonner à l’action sociale, artistique, technique, économique, une certaine impulsivité, des ingrédients ludiques, et de la débarrasser de cet esprit comptable, de ce caractère finaliste, apanage des sociétés industrielles actuelles, qu’elles soient libérales ou socialistes.

Une communauté comporte en effet un vouloir-vivre collectif, qui exprime à la fois la mémoire culturelle, l’origine historique et le dessein commun du groupe, qui doit être mis en forme par la fonction politique, et qui confère aux activités sociales, aux actes des hommes, qu’ils soient privés, économiques, techniques ou institutionnels, une unité dans la diversité, une homogénéité de valeur et de tension dans la pluralité des formes. La communauté donne un sens commun à toutes les activités sociales : l’hégémonie du modèle sociétaire, en renonçant à donner ce sens, rend absurdes et formels les actes privés ou sociaux ; l’individu affronte alors un monde éclaté. Pour y survivre, il faut qu’il se conforme à des règles extérieures à lu!-même, dont la signification n’est que mécanique et technique : telle est par ex. la philosophie du droit des sociétés occidentales, purement contractuelle, fondée sur des relations d’échange (et non de communication) entre des individus.

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les règles soient contestées, que toute discipline sociale apparaisse injuste, que la loi soit considérée, dans son essence, comme une oppression. Au contraire, dans le modèle communautaire dominé par la volonté organique, la règle de droit échappe au mécanisme abstrait du contrat; elle est intériorisée et fait partie des valeurs. Elle ne ressortit plus d’une psychologie oppressive, même si les contraintes qu’elle formule sont lourdes. Ces contraintes ne sont humainement supportables que si la communauté et les ensembles “holistes”, hiérarchiquement emboîtés, qui la constituent, sont “mis en forme” par une instance qui leur donne un sens. Celui-ci ne peut être qu’un “mouvement”. La communauté immobile, strictement culturelle, ne correspond pas au psychisme européen. C’est d’ailleurs très exactement la conception de la communauté que professent les idéologies “contestataires” de gauche : elle s’avère neutralisée et compatible, sous de faux airs d’opposition, avec le modèle sociétaire occidental. Pour apparaître en rupture avec ce modèle, la communauté doit être dotée d’une signification politique qui la charpente et la mette en mouvement dans le devenir de l’histoire. Une communauté, autant qu’un ensemble d’hommes, est un ensemble d’actes. L’idée communautaire s’accompagne, par conséquent, d’une vision active du politique.

►Guillaume Faye, Vouloir n°11-12, 1984.

 

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