En cette période de fête, nous vous offrons, en parenthèse à ce chantier permanent qu'est notre site d'archives, un court dossier pédagogique sur ce que peut dire transmettre.
[Ci-contre : Coureurs de relais (Stafétafutók) par Erdy Desző en László Péter, Budapest, 1958. Photo : Sylvie Truchet © in : Visite à Puskàs Ferenc Stadium, Blurb, 2014]
Si peu sportif que je sois, de goût et de pratique, j’aime cette image, venue de la Grèce antique, de l’homme qui court et tend à celui qui va le relayer la flamme à porter loin, d’un bras l’autre. C’est l’idée de mouvement qui, là, me séduit. Je me figure celui qui, pour saisir le témoin, prend son élan et court déjà, afin que le relais s’opère à pleine vitesse, sans ralentissement aucun. Ce n’est pas un coureur fourbu qui transmet le message et s’effondre, épuisé. C’est sa propre énergie qu’au terme de sa course il imprime au suivant. Allégé de sa charge, il continue même à courir et, d’un œil fraternel, l’esprit en repos, voit s’éloigner celui qui poursuit l’effort solidaire, jusqu’au suivant.
L’expérience de la vie, décantée par la mémoire, dépose en nous un trésor de sagesse que nous n’emporterons pas en paradis et dont il est préférable de faire profiter ceux qui nous suivront ; mais faut-il attendre, pour transmettre ce trésor, d’être en bout de course, dans une lugubre lumière de testament ? Montaigne : « On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote sur la tempérance » (I, 26).
C’est tout au long de l’existence que doit s’opérer le passage du témoin. Dans les étreintes de l’amour et les ferveurs de l’amitié, dans l’échange intellectuel, dans l’enseignement, dans les métiers que j’ai exercés, comme par les lettres et les livres que j’ai lus et ceux que j’ai écrits, je n’aurai cessé de recevoir et de transmettre, plus ou moins fidèlement, des leçons, des messages, des exemples, une rigueur aussi. Par veulerie, légèreté ou sottise, j’aurai sans doute perdu en route ou dilapidé une part du trésor reçu de mes aînés et de mes contemporains. J’aurai déploré que le relais ait parfois été saisi par une main jugée, à tort ou à raison, légère ou indigne. L’essentiel, cependant, n’aura pas été perdu. C’est du moins ce que je crois. Rien ne me donne plus de joie que d’en recueillir la preuve d’un fils, d’un ami, d’un collaborateur ou d’un ancien élève. Ce que l’on a fait soi-même dans l’action, au cours de sa vie, on n’est jamais tout à fait assuré que cela ait été aussi positif qu’on le croit ; en revanche, nous sommes certains d’avoir réussi lorsque nous parvenons à transmettre à ceux qui suivent ce que nous avions nous-mêmes reçu en dépôt et gardé fidèlement. Ce qui importe, en effet, c’est de savoir que les valeurs, les règles de vie, les principes auxquels nous sommes attachés ont été recueillis par certains de ceux qui nous survivront et qui les transmettront à leur tour, le jour venu, s’ils y croient encore.
Il n’y a pas d’âge pour apprendre, ni pour transmettre. Encore aujourd’hui, il m’arrive d’être instruit, parfois à leur insu, par de plus jeunes que moi ; mais plus souvent, c’est à moi désormais de passer le témoin. Chercherait-on, l’âge venu, une raison de vivre, que l’on en trouverait une, suffisante pour aider à se tenir droit, dans ce devoir de transmission. Il ne s’agit certes pas de poser en donneur de leçons, et encore moins de s’ériger en modèle. Plus d’une fois, le meilleur conseil que j’ai pu donner à autrui trouvait sa source, non dans un exploit ou une simple réussite, mais à l’inverse dans une erreur, une bévue, un échec de mon propre parcours, que je voulais épargner à celui qui m’écoutait. De salutaires introspections préservent ainsi de la tentation de composer, pour l’exhiber, une image édifiante ou flatteuse.
Il est vrai, toutefois, qu’au moment de la vie où me voici, la transmission s’opère autrement que dans le cours de la vie active, où elle prend souvent la forme toute simple du maître qui, par son exemple, enseigne à l’apprenti le geste à faire, la précaution à prendre. L’homme que l’on dit “retiré” peut avoir tendance à pontifier, en théorisant de façon sentencieuse son savoir-faire, ce qui est souvent le meilleur moyen d’être inaudible, voire franchement ridicule. Le passage du témoin, tel que je l’entends, n’est pas une manière de se mettre en scène et de chanter sa propre gloire. C’est à l’inverse un travail très humble ; il demande une grande capacité d’écoute afin d’être en mesure de discerner ce qui, dans notre expérience accumulée, peut être utile à nos cadets en dépit de tout ce qui peut nous séparer d’eux en termes de références et de valeurs. Ils attendent moins de nous des leçons que des exemples, et c’est parfois à notre insu que nous pouvons leur être utiles.
Ce sont souvent de petites phrases, énoncées de manière anodine, qui peuvent marquer profondément un être. Je me souviens d’un voyage au Congo en 1952. J’avais vingt ans et je prenais l’avion pour la première fois. À Orly, dans une aérogare qui était encore composée de baraquements sommairement aménagés, j’avais rencontré un camarade de Sciences Po qui accompagnait son père, avocat, en partance lui aussi pour Brazzaville. Au cours du long voyage de près de vingt-quatre heures en Constellation avec force escales, cet avocat, maître Mirat, m’entretint à plusieurs reprises et je me souviens après un demi-siècle d’une remarque qu’il me fit : « il faut toujours être supérieur à son état ». Je n’étais pas sûr de bien en comprendre le sens, mais je devinais qu’il y en avait un qui m’apparaîtrait le moment venu ; et plus d’une fois, au cours de ma vie, quand j’ai pu être tenté de me prendre au sérieux ou de me donner une importance qui ne tenait qu’aux responsabilités qui m’étaient confiées, je me suis souvenu de ce conseil dont la pertinence m’apparut alors dans toute sa lumineuse sagesse. Ne pas être dupe des grandeurs d’établissement, ni prisonnier du regard des autres avec ce qu’il peut comporter d’obséquieux ou de calculateur, savoir se remettre en cause, ne pas se réduire à son métier, si passionnant et prenant, voire prestigieux soit-il : autant de règles de bonne conduite qui découlaient de cette simple phrase lâchée, quelque part au-dessus de la forêt équatoriale, par un avocat bienveillant. Et sur le tard, j’ai trouvé, dans Montaigne, l’écho de ce précieux conseil :
« La plupart de nos vacations [professions] sont farcesques. Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle… Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage sans s’enfariner la poitrine… j’en vois qui se transforment et se transsusbtantient en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu’ils entreprennent de charges et qui se prélatent [sont prélats] jusqu’au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusqu’en leur garde-robe… Le Maire [de Bordeaux] et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. » (III, 10)
De même, je me souviens d’un conseil donné bien plus tard, par Jean Riboud, alors président de Schlumberger ; il répétait sans cesse à son fils : « ne pense pas comme ça t’arrange ». Combien de fois me suis-je adressé cet avertissement vigoureux quand je me surprenais à accommoder la logique d’un raisonnement dans le sens de mon intérêt ou de mon désir ! Bossuet ne disait pas autre chose : « le plus grand dérèglement de l’esprit c’est de croire les choses par ce que l’on veut qu’elles soient, et non par ce qu’on a vu qu’elles sont en effet ».
Il y a ainsi des phrases qui, pour la vie, marquent l’esprit. Si généreuse qu’elle fût, ma mère n’était pas une tendre, et je n'ai guère de souvenirs de ses câlineries dont elle fut prodigue, sur le tard, pour ses petits-enfants. Brusque et affairée, le verbe haut et dru, tout entière vouée à son commerce, à ses courses et à sa cuisine qu’elle menait de front, tambour battant, Germaine avait horreur de perdre son temps et détestait par-dessus tout ce qu’elle appelait le genre “gnan-gnan” et, comme on disait en Puisaye, “l’arcanderie” et les “arcandiers”, autrement dit les faiseurs d’embarras, les compliqués, les cérémonieux, ceux qui vont “chercher midi a quatorze heures”. Avec elle il ne fallait pas traîner, ne pas “rester les deux pieds dans le même sabot”. Combien de fois, lorsque, pour une broutille, je l’appelais à l’aide, m’a-t-elle rabroué d’un vigoureux « prends-toi par la main » qui ne me laissait d’autre ressource que de me débrouiller tout seul comme un grand ! Quand on me demande si j’ai un devise, ces mots tout simples me reviennent à l’esprit, car ils condensent le rude enseignement maternel. Ma vie durant, j’aurai fait en sorte de me prendre par la main et d’échapper à toute soumission ou dépendance. Je n'ai pas eu de patrons mais des modèles, pas de tuteurs mais des maîtres, pas de protecteurs mais des guides. Cela aura été une manière de vivre à propos, en ne cessant de cultiver, et donc d’accroître ma liberté.
Les gens de mon âge ne m’intéressent guère. Ce sont pourtant ceux que je fréquente le plus, en raison des affaires dont je me charge et des réseaux de toute sorte auxquels j’appartiens. Quand je dis qu’ils ne m’intéressent guère, cela ne signifie pas qu’ils me soient indifférents, loin de là, d’autant que je compte parmi eux certains de mes meilleurs amis. Nous avons tant de références communes, de valeurs partagées, de complicités même, que notre échange est aisé, clair, et généralement fécond ; mais une sorte de pudeur nous dissuade le plus souvent, sauf dans les cas graves, de nous livrer à des confidences d’ordre intime ou tout simplement personnel. Ce serait un jeu à somme nulle, nos problèmes et nos questions étant le plus souvent identiques. Comme disait un vieux blasé de ma connaissance, « entre gitans, on ne se lit pas les lignes de la main ». Avec mes compagnons d’âge, je fuis comme la peste les souvenirs d’anciens combattants, même si le plaisir de leur évocation nous attendrit à l’occasion. Je n’en dirais pas autant de mes amies de l’autre sexe avec qui ce risque du rabâchage n’existe pas, si anciens que soient les souvenirs que je partage avec [certaines] ; mais leur tendre complicité est tout entière tournée vers le présent et vers l’avenir, jamais vers le passé.
Sur le chapitre de l’amitié, la grande différence d’âge m’attire, dans les deux sens. J’ai eu la chance d’avoir des amis sensiblement plus âgés que moi, et restés verts. Les questionner, les consulter, les écouter tout simplement, eux qui ont vécu à l’âge adulte la guerre, la Résistance, l’occupation alors que j’étais enfant, me rajeunit d’un coup et me replace dans la posture de l’élève puisant à bonne source des leçons de vie. Lorsque l’un d’eux nous quitte, je pense à la mélancolique remarque d’Hampaté Bâ : « un vieil homme qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».
J’ai déjà dit que je regardais comme une chance d’avoir aussi des amis jeunes, qui ont entre vingt et quarante ans, c’est-à-dire moins de la moitié de mon âge. Les circonstances font que ces dernières années, ma disponibilité relative aidant, j’ai noué avec certains de ces cadets de vraies relations d’amitié. Ils m’attendrissent et me stimulent tout à la fois. Je ne suis pour eux ni un maitre ou un patron, et pas davantage un copain ; ou alors un peu tout cela à la fois ; mais ce mélange s’inscrit tout naturellement dans le registre de l’amitié. Garçons ou filles, j’ai avec eux une relation sans protocole, mais qui n’exclut ni la délicatesse ni des formes spontanées d’égards mutuels et même quelque chose qui, osons le mot, ressemble à de la tendresse. C’est que ces petits ont une formidable envie non seulement d’être écoutés, mais d’être aimés. Dans un monde dur de compétition, de calculs et de risques, une relation avec un aîné qui soit sans arrière-pensées et sans formalisme ou subordination est pour eux un recours ou du moins un havre. Avec leurs angoisses, leurs naïvetés, leurs maladresses, leurs amours compliquées, leurs impatiences et leurs doutes, mais aussi en raison de leur fraîcheur et de leur allant, de leur capacité d’écoute et de leur besoin d’être entendus, ils sont touchants, ces jeunes d'un début de siècle, et j’ai envie de les aider, sans jamais rien leur prendre qu’ils ne me donnent de plein gré.
Certains d’entre eux m’ont parfois paru rechercher en moi l’équivalent ou le suppléant d’un père. Jamais ou presque cela ne fut dit, à peine suggéré et je me suis toujours gardé d’un comportement protecteur ou de gestes exprimant je ne sais quel ascendant ; mais j’ai bien senti dans la qualité d’écoute, dans certaines formes d’attentions, d’égards, voire d’effusions dans des questions posées ou des confidences intimes lâchées avec une sorte d’abandon, que l’on attendait de moi ce qu’un père disparu, défaillant ou lointain n’avait pu donner. Troublante à plus d’un titre est cette relation, que je fais tout pour maintenir sur le terrain de l’amitié classique avec ses moqueries, sa complicité, ses brusqueries même, tout en m’employant, il va sans dire, à satisfaire au mieux cet émouvant besoin d’épanchement, cette quête de références, voire d’exemplarité. Ce qui est appréciable dans ce lien, c’est qu’il est exempt de ce qui rend souvent complexe et difficile à gérer le rapport du père à ses enfants, avec la mémoire lourde et tenace des conflits, des griefs mutuels, des moments d’incompréhension qui ont inévitablement jalonné une longue histoire commune. Rien de tel ici. Nulle précaution particulière à prendre. Pas de mémoire à traîner. Aucun devoir de sujétion, d’assistance et même de gratitude. Rien que de spontané, de gratuit.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir éprouvé le besoin d’un père de substitution, même si j’ai souffert, adolescent, de rapports trop superficiels avec le mien. Plus d’une fois, je me suis dit que j’aurais aimé être le fils de quelques-uns des hommes que j’ai admirés et qui m’ont profondément marqué, y compris dans ma maturité. Sans prétendre avoir l’envergure ou le charisme de ceux-là, je suis heureux d’avoir été ou d’être encore pour quelques-uns de mes cadets un point d’appui et parfois un recours, et j’aimerais qu’ils sachent combien leur confiance est pour moi une jouvence, et un honneur.
J’espère conserver aussi longtemps que possible cet élan qui me porte vers eux et garder cette capacité d’attention et de compréhension qu’ils me prêtent et qui les conduit à moi. Je sais d’expérience qu’un regard attentif et bienveillant peut les révéler à eux-mêmes et faire éclore des capacités ou des vocations qu’ils ne soupçonnaient pas ou dont ils doutaient, et leur apporter cette confiance en soi qu’ils cherchaient éperdument. C’est avec eux que le “passage du témoin” prend tout son sens, et trouve aussi son charme. […] Dans notre relation, la différence d’âge, pourtant considérable, n’est jamais évoquée par eux, et encore moins soulignée. Respectueux, ils la rendent sensible, sans nécessairement le vouloir. Impertinents ou taquins, ils la bravent parfois — ce qui est une manière implicite et discrète de la reconnaître. Avec eux et grâce à eux, j’échappe au ridicule de jouer aussi bien au jeune homme qu’au barbon, tout à la joie d’être moi-même à leur contact, « sans contention ni artifice ». Peut-être oublieront-ils cet échange du temps de leur jeunesse ou n’en conserveront-ils qu’un souvenir vaguement attendri. Je sais, moi, ce que je leur dois. Si je leur transmets un peu de ma sagesse acquise, ils me font partager leurs étonnements, leurs exigences et leur ardeur.
Passer le témoin, ce n’est pas seulement rendre service à autrui. Il s’ensuit un profit personnel, celui d’un inventaire critique et d’une décantation de sa propre mémoire. Comme un déménagement nous met en présence d’une masse d’objets accumulés au cours du temps et oubliés, devenus inutiles ou dérisoires, et dont on aspire à se débarrasser au plus vite, la fin de la vie professionnelle oblige à mettre en perspective l’ensemble du parcours accompli et dont chaque étape a laissé mille témoignages : ces livres, ces lettres, ces dossiers entassés et, dans la mémoire, toutes les traces des combats, des échecs, des déceptions et aussi des réussites. On se sent à la fois riche d’un butin et encombré d’un fatras, sans avoir pour autant le détachement, le désintérêt dont j’imagine qu’il survient en fin de vie, quand on se déprend de tout ce qui, jour après jour, donnait un sens à l’existence. On peut, et je l’ai fait, classer, archiver, éliminer, ne serait-ce que pour éviter à ses héritiers, en cas de malheur, l’ennui d’une aussi ingrate mission. Il est possible d’opérer le même tri dans son esprit. Rien n’est plus stimulant que cette révision de vie, moins pour la satisfaction narcissique de mettre de l’ordre dans ses souvenirs que pour discerner, dans la masse de ce qui ne mérite que l’oubli, ce qui vaut d’être transmis à ceux qui suivent. Ce qu’ils en feront, c’est leur affaire et de toute manière, un jour viendra où nous ne serons plus là pour vérifier s’ils sont fidèles à nos enseignements. Nous-mêmes n’avons-nous pas oublié ou trahi plus d’une fois les leçons de nos maîtres et de nos aînés ?
Je reconnais à ces cadets attentifs un rare mérite. Beaucoup de leurs semblables se soucient peu de recueillir les enseignements de ces raseurs que sont, à leurs yeux, les aînés, persuadés qu’ils sont de vivre dans un monde tout neuf dont les perspectives et les défis inédits ne sauraient être éclairés par le passé, proche ou lointain. On leur a tant dit sur tous les tons que le monde a profondément changé depuis l’effondrement du communisme, les nouvelles technologies de la communication, la mondialisation ou la tragédie du 11 septembre, qu’ils sont portés à croire que les leçons de l’histoire, de la plus reculée à la plus récente, sont désormais sans portée. Et l’on déplore ensuite qu’ils soient sans repères et qu’ils ne croient plus aux valeurs…
Ceux qui, au contraire, consentent à nous écouter, quitte pour eux à trier ce qu’ils entendent prendre et laisser dans ce que nous leur transmettons, sont plus avisés ; mais nous ne pouvons leur être utiles que si nous savons comprendre et partager leurs interrogations, leurs espérances et leurs angoisses, en étant comme eux pleinement dans le temps qui nous est commun, sans jouer les nostalgiques d’un monde révolu que, bien à tort, nous jugerions meilleur. Mon temps, c’est celui que je vis avec eux, présentement, mais éclaire par ce que j’ai vécu avant eux et qui donne à ce que nous vivons ensemble une profondeur de champ que les livres d’histoire ne sauraient à eux seuls leur fournir. « Ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir » (III, 2).
Vivre à propos, c’est aussi cela : être pleinement dans le présent, tant que l’on en a le goût et la force. Je préfère décidément être un aîné avec des jeunes plutôt que vieux avec des vieux. C’est la seule façon de passer le témoin d’une main sûre, confiante et secourable, sans rester sur le bord du chemin, mais en courant encore.
► Jacques Rigaud, Vivre à propos, ch. III, Fayard, 2005.
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« La mère n’avait point seulement transmis la vie : elle avait, à ses fils, enseigné un langage, elle leur avait confié un bagage si lentement accumulé au cours des siècles, le patrimoine spirituel qu’elle avait elle-même reçu en dépôt, ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui constitue toute la différence qui sépare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, 1939 [via abécédaire Inst. Iliade]
Être comme une simple auberge…
[Ci-contre : La Chaumière, Vincent Van Gogh, 1885 © Van Gogh Museum Amsterdam]
Où sont les indigents en esprit ? — Hélas ! comme il me répugne d'imposer à un autre mes propres pensées ! Je veux me réjouir de chaque pensée qui me vient, de chaque retour secret qui s'opère en moi, où les idées des autres se font valoir contre les miennes propres ! Mais, de temps en temps, survient une fête plus grande encore, lorsqu'il est permis de répandre son bien spirituel, semblable au confesseur assis dans un coin, avide de voir arriver quelqu'un qui ait besoin de consolation, qui parle de la misère de ses pensées, afin de lui remplir, à nouveau, le cœur et la main, et d'alléger son âme inquiète ! Non seulement le confesseur ne veut point en avoir de gloire : il voudrait aussi échapper à la reconnaissance, car elle est indiscrète et sans pudeur devant la solitude et le silence. Mais vivre sans nom ou doucement raillé, trop obscurément pour éveiller l'envie ou l'inimitié, armé d'un cerveau sans fièvre, d'une poignée de connaissances, et d'une poche pleine d'expériences, être pour l'esprit une sorte de médecin des pauvres et aider l'un ou l'autre, quand sa tête est troublée par des opinions, sans qu'il s'aperçoive au juste qui l'a aidé ! Ne point chercher à avoir raison devant lui et à célébrer une victoire, mais lui parler de façon que, après une petite indication imperceptible, ou une objection, il trouve lui-même ce qui est vrai et qu'il s'en aille fièrement à cause de cela ! Être comme une humble auberge qui ne repousse aucune personne dans le besoin, mais que l'on oublie après coup et dont on se moque ! N'avoir d'avantage en rien, ni meilleure nourriture, ni air plus pur, ni esprit plus joyeux, — mais toujours donner, rendre, communiquer, devenir plus pauvre ! Savoir être petit pour être accessible à beaucoup de monde et n'humilier personne ! Prendre sur soi beaucoup d'injustice et avoir rampé comme des vers à travers toute espèce d'erreurs, pour pouvoir pénétrer, sur des chemins secrets, auprès de beaucoup d'âmes cachées ! Toujours dans une même sorte d'amour et toujours dans un même égoïsme et une même jouissance de soi ! Être en possession d'un pouvoir et demeurer cependant caché, renonciateur ! Être sans cesse couché au soleil de la douceur et de la grâce et savoir cependant que l'accès du sublime est à portée de la main ! — Voilà qui serait une vie ! Voilà qui serait une raison de vivre longtemps !
► Friedrich Nietzsche, Aurore, § 449, 1881.
Deux figures de la transmission : Socrate, figure du maître de sagesse dans la relation orale entre deux sujets. Spinoza, figure du philosophe refusant le rapport de maître à disciple, faisant circuler ses écrits dans l'anonymat : celui de l'auteur et celui des lecteurs, dans l'ouverture des interprétations.
La philosophie, en Occident, se donne volontiers pour une activité autonome de la raison, libre à l’égard des autorités et ne rendant de compte qu’à elle-même. Chacun serait seul responsable de sa propre pensée, et non pas héritier d’une tradition ou d’une opinion. Le symbole en est Socrate, tel qu’on le voit dans les premiers dialogues de Platon, refusant le rapport de maître à disciple, n’enseignant pas une doctrine préétablie, et se contentant de vérifier la solidité des opinions de son interlocuteur. L’accord de deux personnes, s’il est fondé en vérité, apparaît alors comme supérieur à l’approbation d’une multitude, si elle ne s’appuie que sur le vraisemblable.
Cette attitude de libre examen n’exclut cependant pas une certaine structure magistrale, inséparable de l’idée que la philosophie produit de la vérité. À la fin de son dialogue Phèdre, Platon raconte l’histoire de Teuth et Thamous. Le dieu égyptien Teuth (Toth, le fondateur des arts), entre autres découvertes, a inventé l’écriture ; il l’apporte au roi Thamous, en escomptant des félicitations. Le roi le félicite, en effet, pour certaines de ses inventions, le blâme pour d’autres ; mais, à propos de l’écriture, il lui reproche vertement d’avoir fait le contraire de ce qu’il s’était promis : il voulait lutter contre l’oubli, or voilà que les hommes vont perdre leur mémoire parce qu’ils feront confiance aux textes déposés dans des lettres inanimées.
Et Socrate, qui raconte l’histoire, approuve : un texte écrit est orphelin, c’est un discours sans père que nul ne vient défendre. On ne peut lui demander d’explication supplémentaire comme à un interlocuteur ; il est d’autant plus désarmé qu’il est livré à tout un chacun : « quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire et il ne sait pas quels sont ceux auxquels justement il doit ou non s’adresser ».
Du devin au chef d’école
La fable ne tient donc que par une certaine idée de la vérité, à savoir que celle-ci, loin de valoir par elle-même, n’a de consistance que sous-tendue par la parole d’un maître. Ni Thamous, ni Socrate n’accusent le discours écrit d’être faux. Il peut être vrai, mais cette vérité est errante : il lui faut quelqu’un pour l’orienter, pour savoir à qui l’enseigner et de qui la préserver. Pour savoir, aussi, comment l’enseigner : car l’enseignement ne consiste pas seulement à la réciter, mais à la défendre et à l’expliquer face aux objections que l’écrit ne peut prévoir. L’auditeur se trouve ainsi placé dans la position du disciple ; le discours doit non seulement lui dire le vrai, mais le lui dire comme il faut, quand il faut. Il n’est donc pas de vérité sans magistère.
Cette position livre une clef de la structure des dialogues de Platon, ceux qui suivent le Phèdre comme ceux qui le précèdent. Dans les derniers dialogues, Socrate (ou l’étranger d’Athènes qui le remplace) énonce une doctrine : il enseigne ce qu’est le bien, ce qu’il en est du plaisir, comment construire une Cité juste. Dans les premiers dialogues, Socrate, à défaut de dire le vrai, énonce les conditions de l’accord d’où le vrai sortira : c’est lorsque nous serons d’accord, dit-il, que nous admettrons une thèse comme exacte.
Ainsi Socrate qui n’écrit pas, qui n’enseigne pas, apparaît-il comme le maître de la vérité, moins par ce qu’elle contient que par les conditions dans lesquelles elle s’obtient. Il incarne là une situation caractéristique de la pensée grecque, antérieure même au platonisme. Dès la période homérique, le poète joue un rôle d’énonciateur du vrai, comme aussi le devin et le roi : sa parole n’a pas besoin d’être démontrée ou contestée, la qualité seule de celui qui l’énonce, comme le souligne l’helléniste français Marcel Détienne, suffit à la fonder. La pensée apparaît ainsi comme liée à certains hommes, eux-mêmes liés à des fonctions sociales — l’exercice du pouvoir ou l’administration du sacré.
Cette structure se développe ensuite sous d’autres formes lorsque la philosophie devient autonome. La nouveauté, de taille il est vrai, tient au fait que les maîtres du vrai n’ont plus d’autre fonction sociale que cette véracité. Alors le philosophe ne tire plus sa garantie d’un devin ou d’un poète ; mais souvent il la tire d’un chef d’école. Pour penser, il faudra se ranger parmi les aristotéliciens, ou les stoïciens, ou les cyniques, ou les sceptiques. Les oppositions des écoles, avec leur succession de chefs, les “scholarques”, leur perpétuelle référence au fondateur, deviennent la caractéristique de la pensée hellénistique, puis de l’héritage romain.
Cette conception du vrai comme enseignement d’un maître confère certains traits communs à toutes les écoles, même lorsqu’elles divergent dans la doctrine : personnalisation, remémoration, orthodoxie. Le rapport d’apprentissage rejoue la relation de maître à disciple à un autre niveau : ainsi les élèves d’Épictète focalisent sur lui l’idéal du stoïcisme ; chaque maître intermédiaire vient assumer transitoirement la figure du maître fondateur ; il faut reprendre et repenser les arguments. Il faut s’imprégner de la philosophie avant de philosopher. Apprendre semble être le meilleur moyen de découvrir, et imiter une voie sûre pour apprendre.
La parole intérieure
On peut voir là une culture de l’épigone ; mais aussi une pensée de la tradition, et la preuve que la cohérence d’une pensée ne s’identifie pas nécessairement avec une fondation radicalement individuelle. C’est là un schéma que l’on retrouve à d’autres moments de l’histoire de la pensée occidentale : dans les commentaires scolastiques ou, plus tard, dans les écoles cartésiennes, kantiennes, hégéliennes, qui perpétuent un système et le diffusent dans les universités. Les religions du livre vont-elles renoncer à ce schéma ? Elles vont parfois le reconduire et le perpétuer ; elles vont surtout, plus fondamentalement, l’intérioriser.
Ce que nous enseigne un maître humain, c’est la vérité, mais cette vérité ne peut pénétrer en nous, remarque saint Augustin, que si elle est déjà attendue par la vérité interne, laquelle est la présence de Dieu au fond de notre être. Le refus de l’hétéronomie mène ici à la découverte d’un autre maître, autrement savant et convaincant : « Quand par leurs paroles les maîtres ont expliqué toutes ces sciences qu’ils font profession d’enseigner, même la vertu et la sagesse, ceux qu’on appelle disciples examinent au fond d’eux mêmes si ces propos sont vrais en regardant selon leurs forces cette vérité intérieure » (Saint Augustin, De Magistro, XIV).
C’est alors qu’ils apprennent, et les louanges qu’ils adressent à leurs maîtres extérieurs vont tout autant à ce maître qu’ils ont en eux. Ici s’instaure une autre pratique de la philosophie : celle qui prend plutôt la forme de la méditation ou de la confession. Au lieu de se tourner, dans sa réflexion, vers celui qui l’a précédé, l’homme s’approche des secrets de son âme : toute une part de la démarche philosophique consiste à écarter l’inessentiel pour cheminer vers l’«âme de l’âme» — là où se découvre la règle cachée de ses pensées et de ses actions. L’âme est le lieu où réside le Maître, qui, à ce déplacement, a gagné en puissance.
La vérité sans attaches
Est-il possible de penser le vrai sans se conformer aux paroles d’un maître ? ou sans se donner soi-même comme maître ? C’est ce qu’ont tenté de faire les philosophies du XVIIe siècle, comme le montre en particulier celle de Spinoza. Le soin avec lequel le philosophe hollandais efface son nom de ses œuvres est déjà révélateur. On peut y voir, certes, un souci de prudence : Spinoza, sachant que sa doctrine entre en contradiction avec celle des Églises de son temps, ne veut pas s’attirer de persécution. Le principal livre qu’il publie de son vivant, le Traité théologico-politique, ne comporte pas de nom d’auteur et ses indications de lieu et d’éditeur, pour déjouer les recherches, sont fausses.
Mais l’intention va plus loin puisque les œuvres posthumes paraissent aussi de façon anonyme (n’y sont imprimées que ses initiales). Quant à la prudence, ce n’est pas un argument : Spinoza, sa correspondance en témoigne, n’a jamais hésité à afficher ses convictions, ni à défendre fermement ses opinions. Cet anonymat répond en fait chez lui, au-delà du circonstanciel ou du psychologique, à une conception théorique : dans la recherche de la gloire, Spinoza voit un refuge de la passion sous sa forme intellectuelle. Dans l’Éthique, il raille ceux qui écrivent des traités sur le mépris de la gloire et n’oublient jamais d’y inscrire leur nom. C’est là une citation de Cicéron. Mais ce qui chez l’orateur et philosophe romain n’était qu’un trait de prédication morale s’insère ici dans une analyse des règles de l’opacité passionnelle : aussi longtemps qu’un homme est possédé par le désir, il est mû par l’attachement à sa propre image, que toutes les autres passions viennent renforcer. Le désir étant l’essence de l’individu, la production de la pensée, chaque fois qu’on la considère dans son origine ou son occasion individuelle, ne peut que revêtir cette forme affective. Seul, pourrait-on dire, le passionnel a un nom singulier ; seul il peut donc assumer la figure du maître.
Le modèle mathématique
Dans ces conditions, qu’est-ce qui remplace le maître et permet de se passer de lui ? Le modèle mathématique. L’Éthique, principal ouvrage de Spinoza, indique par son sous-titre qu’elle est exposée « à la façon des géomètres » (more geometrico). Effectivement, elle se présente sous la forme d’une longue suite d’axiomes, de théorèmes et de démonstrations ; mais surtout, plus profondément, elle cherche à enraciner sa rigueur dans un repérage des propriétés des choses qui s’inspire de l’analyse géométrique.
On pourrait objecter que ce modèle est aussi une sorte de maître. Non, car ce modèle ne contrôle pas ses effets. Il met en jeu une puissance (celle de la démonstration), mais cette puissance est offerte à qui veut s’en servir : il y a quelque chose de public dans le raisonnement mathématique, qui l’arrache à la relation duelle, personnalisée, où se tient le rapport de maître à disciple. Certes, il peut y avoir des professeurs de mathématiques. Mais l’apprentissage ne s’y fait pas sous le couvert de la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique : seules les capacités et l’avancement de l’élève décident de ce qu’il comprendra. Les mathématiques, en ce sens, viennent occuper l’exacte position assignée à l’écrit par le Phèdre. Il peut paraître étonnant d’opposer les mathématiques à Platon, qui s’en réclamait aussi. Mais si Spinoza et Platon concordent pour reconnaître leur importance, ils divergent radicalement sur le point d’ancrage de la philosophie à leur égard. Ce qu’en retient Spinoza d’abord, c’est la puissance de décrire les causes sans chercher les fins.
Cet anonymat fonde, lui aussi, une autre pratique de la philosophie. On le retrouve chez les libertins de l’âge classique et de l’époque des Lumières, où l’on passe souvent de la philosophie anonyme à la philosophie clandestine : textes sans auteur avoué, circulation des textes et des thèmes, collage des écrits. Les manuscrits qui se diffusent aux XVIIe et XVIIIe siècles sont eux aussi, par force, sans nom d’auteur, pour éviter censure et emprisonnement. Mais au-delà de ces raisons, c’est un nouvel éclatement du magistère qu’ils marquent : leur auteur ignore qui les lira, par quels canaux ils circuleront, qui s’en emparera pour en placer des morceaux dans un nouvel écrit, qui en orientera peut-être différemment les conclusions.
En somme, cette littérature n’est clandestine que parce qu’elle est ouverte. La multiplicité des voies d’accès et de diffusion du vrai exclut la relation spéculaire entre deux sujets — celle de maître à disciple.
► Pierre-François Moreau, Le Courrier de l'UNESCO n°9/1992.
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Photographe de rue, région des Pouilles, Italie, 1966 (par Gianni Berengo Gardin ©)