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UE

Réflexions sur la Constitution et la construction européennes

paxrom10.jpg◘ Résumé du discours tenu à Charleroi, le 19 novembre 2005, par Robert Steuckers à la Tribune de Terre & Peuple / Wallonie et de Renaissance sociale

Pour aborder la problématique qui nous occupe aujourd’hui, posons d’emblée 2 questions : est-il nécessaire d’avoir une constitution ? Quelle attitude prendre face au double “non” français et néerlandais ? Répondre à ces 2 questions nous permet de formuler plus aisément notre propre point de vue dans cette problématique, de rappeler quelques-unes de nos options philosophiques et politiques fondamentales.

Nous le disons sans ambages : oui, il est nécessaire d’avoir une constitution européenne, ou du moins un ensemble de directives clairement énoncées, car nous refusons le point de vue anglais, défendu depuis le “règne” de Margaret Thatcher, point de vue qui entend pérenniser une confédération lâche, à géométrie variable, qui ne serait qu’un simple espace de libre-échange économique, dans lequel on entrerait et duquel on sortirait comme si ce n’était qu’un bête supermarché. Contrairement à cette position thatchérienne, nous voulons, nous, une Europe structurée, solidement charpentée, capable de pallier les lacunes des États nationaux résiduaires. Or l’Europe que l’on nous propose, aujourd’hui, par le biais d’un modèle constitutionnel insuffisant, reposant sur des idéologèmes boiteux ou sur des bricolages de type administratif, n’est ni l’Europe à la Thatcher ni une Europe structurée, tout simplement parce qu’elle est une Europe libérale et que le libéralisme est rétif à toute structuration de nos existences politiques, du fait de son “impolitisme” intrinsèque.

Insuffisance de la protestation française et néerlandaise

Quant aux 2 “non” français et néerlandais, ils ne rencontrent ni notre franche hostilité ni notre franche approbation. Nous sommes également conscients des insuffisances de cette protestation et du danger que recèle le souverainisme français pour le salut de notre aire civilisationnelle. La volonté de ce souverainisme de faire systématiquement bande à part, de se mettre en marge des affaires du continent, de réchauffer le vieux plat insipide de la germanophobie maurrassienne, sape la nécessité impérieuse d’unir toutes les forces européennes autour d’un Axe, comme celui que préconisait naguère Henri de Grossouvre dans son fameux ouvrage L’Axe Paris-Berlin-Moscou. Quant à un certain isolationnisme néerlandais, il pourrait s’avérer tout aussi dangereux, dans la mesure où il est l’héritier de ce sécessionnisme calviniste qui a porté des coups très durs à la seule institution européenne légitime : le Saint Empire. Christoph Steding, dès les années 30, avait démontré la nocivité de l’anti-impérialité néerlandaise et helvétique, née aux XVIe et XVIIe siècles, dans la mesure où elle générait un désintérêt égoïste pour le sort général du continent et de sa civilisation.

Mais si nous sommes conscients des insuffisances des protestations française et néerlandaise, nous ne cachons pas notre sympathie pour d’autres sentiments qui ont poussé les Français et les Néerlandais à voter “non” lors des référendums sur la Constitution européenne. En effet, les sentiments que recouvrent ces 2 “non” sont multiples et variés et ne sont nullement assimilables au souverainisme ou à l’anti-impérialité, que nous dénonçons avec vigueur. Parmi les sentiments positifs qui se profilent derrière ces “non”, il y a le rejet de la classe politique actuelle, jugée de plus en plus incompétente et de plus en plus arrogante ; ensuite, il y a le refus d’une Europe à l’enseigne d’un libéralisme économique sans freins réels.

L’impasse du souverainisme : ne pas s’y égarer

En résumé, l’hostilité du souverainisme, qui s’insinue même dans les discours des formations identitaires (toutes étiquettes confondues) en francophonie, est une hostilité fondamentalement idiote et nous ne nous appesantirons pas sur la question ; nous n’allons pas retourner aux sources perverses et criminelles de ce souverainisme, qui a ruiné l’œuvre de notre Empereur Charles-Quint, a pactisé avec l’ennemi ottoman, a mis bon nombre de nos provinces au pillage et aux déprédations les plus abominables (comme l’incendie de Bruxelles en 1695). Bon nombre d’auteurs, dont le Carolorégien Drion du Chapois, ont déjà démontré l’intrinsèque perversité du séparatisme gaulois au sein de la civilisation européenne. Aucun souverainiste français n’est pour nous un interlocuteur valable et nous ne pouvons que rire et applaudir à l’acte polisson de notre compatriote Noël Godin, alias Le Gloupier, ou l’Entarteur, qui a écrasé une belle tarte à la crème, bien mousseuse, sur la figure de Chevènement, l’un des plus écœurants exposants de cette lèpre souverainiste, qui avait osé venir ici, en Wallonie, pour prêcher le rattachement de nos provinces impériales à son machin républicain, qui prend l’eau de partout et dont les “nouveaux citoyens”, venus de partout et de nulle part, sont en train de faire tourner en bourrique, à coups de cocktails Molotov, en ce mois de novembre 2005. C’est cette “République”, soi-disant “souveraine”, battue en brèche par ses immigrés chéris, que l’on nous obligerait donc à aduler ? Au revoir et merci ! Gardez bien votre cadeau empoisonné ! Timeo Gallos et dona ferentes !

En revanche, l’hostilité au libéralisme, que dégage ce double refus français et néerlandais, est intéressante à plus d’un titre ; elle annonce une véritable alternative, car c’est justement l’essence libérale de l’Union Européenne, de la constitution qu’on nous propose, qui fait que, dans de telles conditions, nous n’aurons jamais une Europe structurée, telle que nous la souhaitons. La brèche ouverte dans les certitudes eurocratiques par les refus français et néerlandais permet d’envisager de nombreuses solutions alternatives, solidaristes, euro-révolutionnaires, néo-socialistes. Ce refus doit être analysé en parallèle avec les propositions de la nouvelle gauche la plus dynamique actuellement, celle des altermondialistes d’ATTAC, qui suggèrent tout à la fois des pistes intéressantes et des poncifs profondément imbéciles. Il faut cependant l’avouer, les positions d’ATTAC sont bien présentées, ont le mérite de fournir un cadre de référence, qu’il nous suffira de reprendre, de modifier et d’étoffer, sur bases d’idéologèmes moins niais. Car tous les éléments de niaiserie que nous trouvons dans ce discours d’ATTAC sont voulus par ceux qui téléguident cette contestation pour l’enliser irrémédiablement dans les sables mouvants de l’irréalisme impolitique. Le système génère aujourd’hui sa contestation à la carte, que l’on “spectacularise” sur les petits écrans, comme l’avait bien vu Guy Debord, en exhibant par ex. le mort de Gênes ou les bris de vitrines de Nice, pour montrer fallacieusement qu’elle est une vraie contestation, une vraie de vraie, et qu’il n’y en a pas d’autres, et donc qu’il est inutile de militer pour en fabriquer une. Qui serait évidemment incontrôlable. Du moins dans un premier temps…

Multiples ambiguïtés d’ATTAC

En vrac, ATTAC dénonce, à juste titre, le caractère anti-social de la constitution ultra-libérale que viennent de refuser les citoyens français et néerlandais. Cette constitution néglige les volets sociaux, nécessaires à une Europe stable, néglige la nécessité d’une juste redistribution, néglige les secteurs non marchands, dont la solidité et la durée sont les meilleurs indices du niveau de civilisation, néglige toutes les questions d’environnement. ATTAC réclame dont une Europe de la solidarité, vœu que nous partageons. Mais, notre question critique fuse immédiatement : cette solidarité peut-elle advenir si, comme ATTAC, on continue à véhiculer les poncifs les plus éculés de l’idéologie dominante (dont le libéralisme), des idéologues fanés du soixante-huitardisme tardif ou de cette idéologie festive, que dénonce le plus pertinent des philosophes français contemporains, Philippe Muray ?

Quelques exemples : les petits manifestes d’ATTAC, parus dans la série Mille et une Nuits, que l’on trouve jusque dans les rayons de nos supermarchés, ne nous disent pas un mot sur la défense (même si ATTAC veut se débarrasser de l’OTAN), alors qu’un espace qui veut garantir la solidarité entre ses citoyens doit, quelque part, garantir ses frontières, les protéger et protéger les institutions et les pratiques de la solidarité. Pour avoir la solidarité, il faut la paix, il faut que rien ne trouble cette solidarité ; pour avoir la paix, il faut préparer la guerre, selon le bon vieil adage latin Si vis pacem, para bellum. Pour que l’Europe vive en paix, pour qu’elle soit justement cet espace de la norme et de la diplomatie, il faut qu’elle détienne la puissance, face à un nouveau yankeeïsme qui rejette les normes au profit de l’arbitraire guerrier et qui jette la diplomatie aux orties sous prétexte qu’eux, les Américains, sont les “fils de Mars” (par procuration : ce sont les Mexicains illégaux qu’on envoie en Irak), et que nous, lâches, sommes les “fils de Vénus”. Si ATTAC ne veut pas la puissance, alors ATTAC ment en réclamant une solidarité illusoire, parce qu’aucune puissance ne pourra jamais la garantir.

Le fétichisme du “contrôle démocratique”

De même, suite logique de ce silence sur la défense et sur la puissance, ATTAC ne formule pas une critique suffisamment serrée de l’impérialisme américain (et pour cause : car qui pourrait bien téléguider le mouvement, en vertu des expériences longuement acquises des “special psyops”…). Ensuite, autre tare de ce discours altermondialiste : on y repère à longueur de pages un fétichisme du “contrôle démocratique” ; dans cette optique, ATTAC se plaint qu’aucune décision n’est possible à 25 à la Commission. Remarque pertinente. Nous n’en disconvenons pas. Mais pour échapper au caractère hétéroclite du processus de décision boiteux de la Commission, ATTAC suggère un renforcement du poids du Parlement Européen. Mais ce parlementarisme ne conduira-t-il pas à de pires enlisements sinon à la paralysie totale ? Si la décision est jugée impossible dans une Commission aux effectifs finalement limités, par quel coup de baguette magique pourrait-elle devenir possible dans un Parlement encore plus bigarré ?

Autre fétichisme pénible dans la littérature d’ATTAC : celui du “laïcisme”. ATTAC, du moins ses antennes françaises, estime que c’est tout naturel de transposer le bric-à-brac idéologique, le sous-voltairianisme, de l’idéologie laïque républicaine, à l’échelle de l’Europe entière, alors que ce laïcisme n’existe pas, n’a jamais existé, dans les pays catholiques et protestants ni a fortiori dans la Grèce orthodoxe. Ni dans la zone baroque de l’Europe qui englobe la péninsule ibérique, les anciens Pays-Bas espagnols puis autrichiens, la Bavière, l’Autriche, la Croatie. Aucune pratique ne peut s’articuler autour de ce laïcisme abscons dans des pays autres que la France.

Avant-dernière incongruité dans le discours d’ATTAC, mais elle participe du même oubli de la défense et du même refus de la puissance : les auteurs de ses nombreux manifestes réitèrent sans cesse leur hostilité à toute militarisation. Par conséquent, ils veulent une Europe impuissante, et donc ipso facto vassale (du plus fort et du mieux armé), et, par suite, une Europe qui ne bénéficie ni d’une indépendance énergétique ni d’une indépendance alimentaire.

Le fétichisme des “flux migratoires”

Dernière incongruité : le fétichisme récurrent à l’endroit des “flux migratoires”, qu’ATTAC considère, bien évidemment, à l’instar de toutes les idéologies et de tous les médias dominants, comme un bienfait des dieux, comme l’instrument de la parousie finale, une parousie aussi naïve que celle des témoins de Jéhovah qui croquent, avec des dessins niais, une fin du monde, où l’on voit des petits moutons gambader entre les pattes de lionnes somnolentes, tandis que des hommes de toutes les races vaquent à des occupations idylliques, pique-niquent en famille ou lisent les écritures saintes (il y a bien des similitudes entre la stupidité des gauchismes rousseauistes et les pires élucubrations sectaires des protestantismes dissidents anglo-saxons). Par définition, pour ATTAC, les “flux migratoires” sont positifs. Or bon nombre de cénacles, y compris et surtout à gauche, à l’ONU et à l’UNESCO, font le constat que ces “flux migratoires” font essaimer des diasporas, qui se ghettoïsent, puis génèrent des réseaux mafieux et des économies parallèles incontrôlées (et incontrôlables), qui se meuvent en nos sociétés comme poissons dans l’eau justement parce que l’Europe qu’on nous fabrique ou veut nous imposer est libérale, néo-libérale, ultra-libérale. Les flux migratoires, quand ils accouchent de phénomènes mafieux, accentuent le poids du néo-libéralisme, tant sur les travailleurs précarisés dans leur emploi que sur les PME, fragilisées devant les grands consortiums et la concurrence des entreprises non déclarées. ATTAC nage en pleine contradiction, d’une part, en fustigeant à tous crins le néo-libéralisme et, d’autre part, en applaudissant bruyamment à des phénomènes migratoires qui accentuent toujours davantage les maux de ce néo-libéralisme.

ATTAC : une vision du temps totalement erronée et aberrante

Par conséquent, la critique que formule ATTAC contre le néo-libéralisme, la société marchande, est certes légitime et utile — et nous en partageons les postulats — mais elle est lacunaire, contradictoire et incomplète, et doit, par conséquent, être étoffée par des options populistes, traditionalistes, futuristes (archéofuturistes), qui puisent dans les archétypes (sociétaux, mythiques, juridiques) la force de se projeter énergiquement vers un avenir solide, parce que reposant sur des bases d’une grande profondeur temporelle. Dans une perspective qui serait réellement alternative, l’histoire, le temps qui passe, ne serait pas une ligne vectorielle qui s’élancerait d’un lointain et obscur point de moindre valeur, en amont dans le temps, vers un point d’excellence indépassable et parousique, en aval dans le temps, en accumulant sans cesse, dans cette course, de la plus-value, sans jamais subir aucun ressac ni aucune contrariété, mais, bien au contraire, pour nous et contre les opinions frelatées de cette armée de pitres et de jocrisses, l’histoire serait un jeu de systole et de diastole sur un plan non plane mais sphérique (et donc perpétuellement rotatoire), qui implique l’éternel présent, en acte, en jachère ou en puissance, de forces dynamisantes ou figeantes, à proportions égales, qui ont agi dans le passé, demeurent peut-être tapies et silencieuses, en jachère, dans le présent et réagiront un jour dans le futur, retournant subitement de la puissance, première ou secondaire, à l’acte ; ou opérant un retour en force au départ d’une situation préalable, volontaire ou forcée, de retrait (« withdrawal-and-return », disait Toynbee) ou ré-émergeant sous des oripeaux en apparence nouveaux dans une société apparemment transformée par un bouleversement quelconque (la « pseudo-morphose » de Spengler).

Voilà pourquoi il est impératif de maintenir les différences entre les hommes, les diversités, la pluralité, car chaque élément original peut contribuer à créer ou recréer un futur également original. Une humanité homologuée n’a plus de réponse alternative possible. Elle répéterait ce qui a été “normé” auparavant, comme un mouvement mécanique perpétuel, comme un interminable tic-tac d’horloge, sans autre musique. Voilà pour une petite précision philosophique.

En conclusion : ATTAC reste collé à une vision bêtement vectorielle du temps et de l’histoire et se condamne dès lors à ne rien comprendre aux conflits contemporains, qui sont souvent les tributaires ou les rééditions de conflits antérieurs, d’ordre religieux comme ceux qui opposent chiites et wahhabites ou hindouistes et musulmans, qui ont ré-émergé sur la scène internationale récemment, alors que les “vectorialistes” les avaient trop vite considérés comme morts parce qu’ils relevaient tout simplement d’une antériorité temporelle, et parce que, pour eux, toute antériorité est nécessairement morte, non de fait (comme les événements le prouvent) mais selon l’erreur récurrente, naïve et méchante de cette vision vectorialiste du temps et de l’histoire. Vision méchante parce que la contrariété qu’elle suscite, face aux faits, débouche sur des colères d’impuissance, des redoublements de rage, sur des appels hystériques à la “judiciarisation” de toute contestation de son modèle vectorialiste infécond, et sur des volontés de poursuivre le projet, d’avance avorté, en en maximisant l’intensité. Nous risquerions bien vite de devenir tous victimes de cette rage. La nomocratie débouche immanquablement sur un univers sinistre, tel celui que nous a croqué Orwell dans son fameux roman contre-utopique, 1984.

Les 448 articles de la Constitution

Revenons à la question de la constitution. Au total, la Constitution que l’on nous propose et qu’ont refusée les Français et les Néerlandais, compte 448 articles.

La partie première, comptant 60 articles, traite des critères d’appartenance (nous y reviendrons). La partie 2ème, traite des droits fondamentaux et compte 54 articles. ATTAC s’en satisfait, se borne à dire qu’il n’y a pas de droits nouveaux inclus dans ces 54 articles. Notre critique commencerait par déplorer le silence, tout libéral, de cette constitution quant aux droits “ontologiques”, de l’homme, c’est-à-dire des droits reposant sur sa constitution intime d’être vivant, produit biologique de générations précédentes, appelé à produire des générations futures. Toutes les constitutions vantées par les idéologies dominantes avancent des droits abstraits plutôt qu’ontologiques, noient le sens du droit sous un fatras de “droits” tombés du ciel, fabriqués par l’imagination de philosophes pétitionnaires plutôt qu’observateurs du réel. Nous entendons rétablir des droits, tels qu’il en a toujours existé en Europe, car la démocratie réelle ne date pas d’hier ni des philosophes pétitionnaires du XVIIIe siècle (la Vieille France de l’ancien régime n’était pas un désert juridique). La démocratie grecque, romaine-républicaine, germanique, islandaise ou autre (dont la pratique de la “ruggespraak” dans nos comtés et duchés thiois) est plus ancienne et plus concrète que celle qui procède de l’idéologie de 1789, qui a biffé tout caractère organique de son projet et de sa pratique. Au bout du compte, nous avons, déguisées en démocratie, de lourdes batteries de normes contraignantes, sous des dehors qui se veulent “bons” ou “bonistes”, comme disent nos amis italiens.

1789 : une gifle à la classe ouvrière

Quand des agités parisiens proclament en 1789 les droits de l’homme, ils imaginent inaugurer une ère de démocratie et d’égalité. Deux ans plus tard, avec la fameuse Loi Le Chapelier, les structures corporatives de représentation de la classe ouvrière, de défense de leur droit, de garanties diverses, sont rayées d’un trait de plume. C’était les seules structures de représentation des compagnons, apprentis et petites gens. Elles ne sont remplacées par rien. L’ouvrier reçoit un carnet, véritable fiche de police prouvant son statut inférieur, en dépit des délires verbeux sur l’égalité. Il faudra le long combat ouvrier et syndical du XIXe aux “Trente Glorieuses” pour restaurer des structures équivalentes, rapidement battues en brèche par le néo-libéralisme, dès le début des années 80, pour déboucher sur la précarité actuelle, à laquelle sont directement confrontés ceux d’entre vous qui militent à Renaissance sociale. De 1789 au Code Napoléon, période où émerge et s’impose par la terreur et la force le droit libéral, tous les droits hérités des collectivités concrètes, des communautés charnelles, des communautés monacales, des structures claniques, gentilices ou familiales sont éliminés au profit de droits attribués au seul individu abstrait, isolé, égoïste, non participant (et par conséquent formaté, homogénéisé, homologué, bref, une individu sans tripes, écervelé, éviscéré).

Dans la partie 3ème, constituant 72% du traité constitutionnel, avec 332 articles, sont décrits une masse impressionnante de mécanismes froids et monstrueux, qui ne pourront jamais être soumis à aucun suffrage, tout en étant bel et bien imposés par des technocrates. ATTAC s’insurge, et ici à juste titre, contre ce technocratisme, cette froideur procédurière. Mais c’est, une fois de plus, une protestation qui ne mène à rien parce qu’elle repose sur une contradiction de taille. Comme toute gauche qui se respecte en France, ATTAC se réclame évidemment des grrrrrands principes de 1789, qui ont conduit très vite à l’exclusion des classes ouvrières de toute représentation. Or ces principes veulent l’avènement d’un citoyen nouveau, débarrassé de tous les reliquats du passé, éduqué selon des principes radicalement rénovateurs. Or ATTAC, tout en se pâmant devant ses principes, s’insurge simultanément contre les 72% ou les 332 articles de cette Constitution européenne car ils induisent des mécanismes froids, mécanismes froids qui veulent changer l’homme, comme les principes de 1789 voulaient le changer. Les mécanismes de ces 332 articles de la partie 3ème ne sont finalement qu’un avatar démesuré, gigantomaniaque, de ces principes et ces derniers sont à la base de tous ces projets fumeux de “changer” l’homme, comme s’il relevait d’une panoplie de meccano, donc on change les agencements au gré des modes et des vents. Pourquoi le mouvement ATTAC applaudit-il donc aux principes et s’insurge-t-il contre les avatars mêmes de ces principes ? Mystère et boule de gomme ! Mais assurément : contradiction de taille ! Et de la taille d’un diplodocus double mètre !

De nouvelles féodalités basées sur des procédures et des administrations

Les 332 articles incriminés veulent effectivement changer l’homme européen, le réduire à un numéro, le rendre docile, conforme, le normaliser. Cette nature purement abstraite, cette volonté d’éradiquer l’ontologique hors de l’homme (lors même qu’il revient toujours à l’avant-plan), explique le rejet dont cette constitution fait l’objet. La nature purement administrative de ces 332 articles débecte les peuples, qui se lassent du procédurier. Un procédurier qui prend souvent des allures franchement comiques, comme quand des antennes de la Commission se mettent en tête de réglementer les dimensions et les modes de fonctionnement des pièges à rats dans l’UE (1).

Mais l’administratif et le procédurier n’ont pas que des effets bouffons : ils sont le plus souvent cruels, implacables, kafkaïens, qu’ils relèvent de la machine-État ou d’institutions privées pachydermiques (l’adjectif est de Toffler), comme, chez nous, les banques, les compagnies d’assurance, les mutuelles devenues tentaculaires, Electrabel, Sibelgaz ou Belgacom, intouchables de par leurs dimensions démesurées.

L’administratif et le procédurier sont les produits pervers et dangereux d’un long processus de pétrification des sociétés européennes, commencé par les philosophades des Lumières, qui fustigeaient l’incomplétude des traditions pour mieux pouvoir les éliminer ; elles ont ensuite été relayées par leur traduction politique, la sinistre révolution française, qui multipliait déjà les obligations de détenir des certificats, des attestations, d’être encarté de toutes les manières possibles et imaginables, tandis que le modèle carcéral de ce XVIIIe siècle finissant était déjà la prison panoptique, où tout et tous étaient vus depuis le sommet de la tour de contrôle. Michel Foucault nous avait dit que cette prison panoptique était devenue le modèle social dominant aujourd’hui. Il n’avait pas tort, avant de sombrer dans ses bouffonneries gauchisantes. De la prison panoptique au Château ou au Procès de Kafka, il n’y a qu’un pas.

Le sociologue allemand Ferdinand Tönnies, pour sa part, parlait, dans la première décennie du XXe siècle, du passage de la “communauté”, charnelle, avec ses rapports interpersonnels directs et humains, à la “société” froide, indirecte et déshumanisée. Ce processus a commencé dans le sang, il se termine dans la tyrannie grise mais incontournable, exercée au nom de quelques coquins, par des centaines de milliers de médiocres à qui on a donné des prérogatives, faute de les faire œuvrer intelligemment, avec leurs mains dans des ateliers ou leur cerveau dans des établissements d’enseignement, avec leur cœur dans des institutions caritatives.

Responsabilisation

Une “féodalité” épaisse, opaque, est ainsi née qui attend, nous l’espérons, d’être un jour définitivement abattue, pour le salut des hommes et des lignées de demain : nous devons travailler à l’avènement d’une société d’où les administratifs auront disparu ou auront été réduits à des quantités très négligeables, tout simplement parce qu’on les aura “responsabilisés”, rendus responsables de leurs travers, dépouillé de leur impunité, donc justiciables pour les pertes de temps qu’ils causent, pour les maladies nerveuses qu’ils répandent dans la société à cause de leurs exigences, pour les dénis de dialogue qu’ils répètent à satiété, pour les abus de pouvoir dont ils se rendent coupables (2). Dans une société libérée de leur présence, un médecin, par ex., ou un philosophe, pourra incriminer, sans appel, sans le truchement de juristes professionnels, un employé administratif (de l’État ou du privé) qui pourra être puni et emprisonné sans autre forme de procès, l’exercice de sa fonction pouvant être aisément remplacé, par simple interchangeabilité, ou n’étant pas directement utile au bien-être et au développement qualitatif de la société.

L’objectif est de rendre du pouvoir à ceux qui, médecins ou philosophes / enseignants (3), sont en contact avec l’homme réel, avec ses ratés et ses fonctionnements variables, contre ceux qui lui appliquent des rythmes répétitifs sans tenir compte d’aucun aléa somatique ou psychologique ni d’aucun critère culturel ni d’aucune insertion dans un processus de longue durée, qui doit demeurer pour conserver stabilité à l’ensemble sociétal. Les peines, prononcées à la suite de ces plaintes médicales ou enseignantes, devront être effectuées dans les secteurs non marchands, de façon à pouvoir pallier aux déficits que subissent ces secteurs depuis quelques décennies. Le refus populaire (notamment en France et aux Pays-Bas) des 322 articles de la Constitution augure d’une révolution de ce type, contre les appareils, contre les monstres froids, augure d’une marche réelle vers la fraternité des hommes, vertu de fraternité dont la “République” avait promis l’avènement en 1789, ce qui n’a toutefois jamais été traduit dans la réalité. On a donné la liberté à des spéculateurs sans scrupules ; on a donné l’égalité aux médiocres en rendant la vie impossible à tous ceux qui les dépassaient ; on n’a toutefois jamais donné la fraternité à tous les hommes.

De la tyrannie néo-libérale

Cette tyrannie, à laquelle il est de plus en plus difficile de se soustraire, avance sous le masque non seulement du “progrès” (comme si c’était un progrès de sombrer dans le procédurier, dans un monde sans qualités comme le craignait Robert Musil ou dans un monde kafkaïen) mais aussi sous celui de la “liberté”. La liberté évoquée, à grands coups de trémolos, n’est évidemment pas la liberté d’expression, de recherche, bien battue en brèche ou noyée dans le conformisme médiatique, ni la liberté de se défendre contre l’arbitraire de l’État ou des “pachydermes” privés, mais évidemment la liberté du libéralisme et, pire, du néo-libéralisme. 

La Constitution couvre dès lors une Europe, qui n’est pas une civilisation ou une culture, ni une population donnée, historiquement et culturellement distincte, mais un “marché”. Un marché que l’ultra-libéralisme a hissé au rang de Dieu-Mammon intangible. Seul lui — et rien d’autre — est habilité à fonctionner, à se développer, à s’accroître démesurément, à régner en maître absolu. Devant cette pression du dieu-marché infaillible, tous les liens naturels entre les hommes doivent disparaître, à commencer par ceux, les plus élémentaires, du clan et de la famille, condamnés parce qu’ils sont des freins à la consommation. À l’horizon, seul l’individu isolé et consommateur a droit de cité, tout simplement parce qu’il consomme en moyenne plus qu’une personne imbriquée dans un famille. Vouloir bétonner juridiquement ce dieu-marché par une Constitution revient à briser à terme tous les liens naturels qui ont unis les hommes. Tel est le vice fondamental de cette construction juridique.

La partie 4ème de la Constitution est trop brève ; elle ne compte que 11 articles, récapitulant les dispositions générales et finales, telle l’abrogation des traités antérieurs (p. ex. : celui qui créait la CECA en 1951). Cette 4ème partie comprend également la clause dite d’“unanimité”, ce qui accentue encore la lenteur du processus de décision, comme si une main invisible voulait que l’Europe soit ad vitam aeternam condamnée au sur-place, à la stagnation, à la discussion stérile et ininterrompue.

Une Constitution à la fois trop statique et trop effervescente

Ce survol des 4 parties de la Constitution nous induit à formuler une première remarque générale : cette Constitution est inadéquate parce qu’elle est à la fois trop statique et trop effervescente, et chaque fois à mauvais escient. Elle est trop statique, non pas parce qu’elle veut procurer aux hommes de notre continent la stabilité et l’équilibre, mais parce qu’elle est précisément cette machine administrative tentaculaire que nous dénoncions plus haut, qui réglemente à outrance, si bien que tous les citoyens seront bientôt coupables d’avoir enfreint l’une ou l’autre réglementation et, dès lors, deviendront justiciables pour des actes ou des omissions qu’ils ne percevront jamais comme de véritables fautes. L’horreur absolue ! Elle est trop effervescente, non pas parce qu’elle veut privilégier les éléments dynamiques de nos sociétés, les esprits créateurs et innovateurs, mais parce qu’elle fait du “bougisme” (Taguieff), pour faire place nette à l’ultra-libéralisme dislocateur des permanences nécessaires à la survie des peuples et de l’espèce, et parce qu’en même temps cet ultra-libéralisme est délocalisateur et, par suite, effiloche et détricote des acquis tangibles, hérités du travail des générations qui nous ont précédés.

La notion de bougisme, énoncée et vulgarisée par Taguieff, est à mettre en parallèle avec la dénonciation, par Nicole Aubert, de la « compression du temps » : harcelé par les impératifs de l’économie ultra-libérale et mondialisée, qui force à réduire et compresser le temps de travail, tout en maintenant la quantité des prestations ou de la production pour diminuer les coûts et favoriser de la sorte des actionnaires anonymes ; harcelé également par les impératifs de plus en plus exigeants de l’administration, le citoyen entre dans une existence à l’aune d’une fébrilité inouïe, ramassée sur le seul présent, compressée à l’extrême, type d’existence frénétique qui ne peut évidemment s’étendre dans le temps d’une vie sans conduire à la catastrophe physique et nerveuse. Celle que nous voyons poindre à l’horizon.

En conséquence, cette Constitution doit être remise sur le métier pour tenir compte des 2 “Non” référendaires de France et des Pays-Bas.

Remettre la Constitution sur le métier

La partie première doit fixer clairement des critères d’appartenance tangibles et concrets, c’est-à-dire historiques, culturels et religieux, perceptibles dans la longue durée de l’histoire, et non pas des critères normatifs et abstraits.

La partie 2ème, qui concerne les droits, doit prendre pour référence, non pas l’individu isolé qui consomme sur le marché, mais la famille, voire le clan sinon la lignée, c’est-à-dire tenir compte de l’homme dans la durée de son ascendance et de sa descendance. Le principe cardinal à respecter, ici, c’est que l’homme n’est jamais seul sur cette Terre, qu’il naît d’un père et d’une mère et qu’il a besoin du cocon familial (parents et grands-parents, oncles et tantes) pour se développer de manière optimale et harmonieuse. Les liens d’appartenance doivent donc être sauvegardés et respectés par le législateur et non pas mutilés ou oblitérés par des calculs visant à installer le marché. Ce retour à des principes antérieurs à la « méthodologie individualiste » (Dumont) implique de revenir à certains droits historiques et locaux, biffés de nos mémoires par l’homogénéisation en marche depuis 1789. Tilman Meyer, en Allemagne, nous disait et nous démontrait naguère que l’ethnos, base historique et culturelle fondamentale des communautés humaines au sens large, ne saurait jamais être mis à la disposition du demos (soit la masse hétéroclite et indistincte d’une population jetée sur un territoire donné).

Une nomocratie totalitaire

La partie 3ème, ce colossal fatras de directives et de normes, ces 322 articles abscons, indique, comme nous l’avons déjà déploré bien fort, que l’Europe est sur la voie, non d’une démocratie parfaite, mais d’une nomocratie, plus exactement d’une dictature nomocratique impersonnelle, contre laquelle aucun processus démocratique réel ne pourra rien. La nomocratie veut que les normes soient intangibles et le demeurent jusqu’à la consommation des siècles, en dépit des besoins des hommes, besoins qui sont évidemment divers et variables à l’infini sous la pression des circonstances spatio-temporelles, historiques, culturelles, climatologiques, etc. La vision de l’homme que sous-tend la nomocratie que l’on nous impose est une vision figée, achevée, définie une fois pour toutes. Si l’homme doit s’adapter aux circonstances, s’il doit varier et donc dévier de la définition qu’on a posé de lui, s’il est contraint par la pression des faits de modifier la norme ou de dépérir, il devient ipso facto, pour les gardiens de l’ordre nomocratique, un pervers, démoniaque, réactionnaire, nazi, phallocrate, fasciste, conservateur, fondamentaliste, méchant, skinheadoïde, lepéniste, national-communiste, haideriste, populiste, génocidaire, poujadiste, pitbulliste, élitiste, machiste, homophobe, raciste, saddamiste, baathiste, xénophobe, pinochetiste, obscurantiste, paléo-communiste, misogyne, intégriste, passéiste, régressiste, etc. On a le choix des adjectifs. La machine médiatique se met immédiatement en route, dès qu’il y a la moindre velléité de contestation : l’homme réel doit s’aligner, surtout se taire car tout ce qu’il dit, pense ou suggère relève d’un crime de lèse-norme, puisque celle-ci, une fois posée, n’autorise plus ni la parole, puisque tout est enfin dit, ni la pensée (prospective), puisqu’il n’y a plus rien à prospecter, ni la suggestion ironique, puisque l’ironie est sacrilège.

On le voit très clairement : la nomocratie, qui transparaît dans toute sa nature rébarbative au beau milieu de ce fatras de 322 articles, est d’une rigidité telle, qu’elle ne laisse aux hommes de chair et de sang aucune marge de manœuvre, ce qui est la quintessence même du déni de participation et de démocratie. Cette rigidité, cette absence de plasticité, sont le propre de l’idéologie des Lumières, du moins dans ses traductions politiques qui s’échelonnent de 1789/1793 au bolchevisme puis au libéralisme totalitaire actuel. C’est là que les critiques d’ATTAC, comme nous l’avons vu, sont inadéquates, parce que trop tributaires de l’idéologie étatiste française qui se défend bec et ongles, avec une rage méchante, contre ceux qui osent la critiquer, notamment avec des arguments de bon sens comme le fit Nicolas Baverez (qui parfois s’illusionne en vantant certains travers des pratiques libérales anglo-saxonnes).

Plaidoyer pour la diversité

L’idéologie de la Constitution, et aussi celle d’ATTAC, sont impropres à saisir la diversité du monde en général et de l’Europe en particulier. Pire : elles ne veulent pas voir cette diversité, elles ne l’acceptent pas, elles veulent l’éradiquer. Et les refus de cette Constitution sont autant de réactions contre cette volonté d’éradication. Dans les colonnes de la pourtant très conformiste Revue Générale (n°6/7, été 2005), Frédéric Kiesel (4), fait le même constat : il plaide, sotto voce parce que les temps de dérèglement que nous vivons ne lui autorisent pas d’autre langage, pour une Europe à vitesses multiples, tout simplement parce qu’on ne gouverne pas les Finlandais comme on gouverne les Siciliens et parce que les mêmes denrées ne poussent pas aux mêmes rythmes dans le Grand Nord des lacs, au large du Golfe de Botnie, et dans les montagnes arides de la Sicile méditerranéenne. La nomocratie veut que les tomates finlandaises soient rigoureusement identiques aux tomates calabraises, que les raisins de Carélie soient identiques à ceux de l’Algarve, que les rennes puissent paître à côté des chèvres du Péloponnèse et vice-versa. Le réel, ces quelques exemples plaisants le démontrent, est tout naturellement rétif à la norme, à toute norme, et tout fabricateur de norme est par conséquent un dangereux dément.

Notre point de vue, bien qu’européiste et unioniste sur le plan de la défense de la civilisation et de la culture européennes, privilégie néanmoins la diversité sur le plan de la gestion et de la gouvernance au quotidien. Notre point de vue donne ensuite priorité à l’homme (aux hommes) tel(s) qu’il(s) est/sont plutôt qu’à une vision abstraite de l’homme décrite et définie une fois pour toute, l’homme réel, ce petit polisson, échappant toujours, d’une manière ou d’une autre à la norme, notamment, le cas échéant, en attrapant une maladie inconnue, ou en important une idée exotique, ou en développant une folie bien idiosyncratique. « L’homme conceptuel est une apostasie sans nom du réel », pérorait une dame qui se piquait de nous apprendre la philosophie à Bruxelles quand nous avions 18 ans. Pour une fois, la bougresse avait raison.

Outre ce pari pour les hommes tels qu’ils sont, et dont les diversités sont les garantes d’une pluralité de possibles à projeter dans l’avenir et de libertés bien concrètes à exercer hic et nunc, une Constitution véritable, à condition qu’elle laisse place en tous ses paragraphes et aliénas à la nouveauté qui peut fuser à tout moment, doit biffer toutes les dimensions qui privilégient le marché car ce n’est pas l’état, bon ou mauvais, du marché, qui indique le niveau élevé de civilisation, mais la santé et la vigueur des secteurs non marchands : universités et établissements d’enseignement, secteur hospitalier, musées, académies, chambres de rhétorique, etc. Je préfère vivre dans une société qui multiplie les hautes écoles et les bibliothèques que dans une société qui répand sans cesse l’hideuse laideur, horriblement visible, obscène, des supermarchés, avec leurs néons, leurs tarmacs où l’on parque des automobiles, leurs enseignes tapageuses, leurs musiques d’ambiance d’une confondante médiocrité. Et il est normal que l’employé d’un supermarché ou d’une banque, d’une compagnie d’assurance ou d’une mutuelle, qu’il soit cadre ou subalterne, soit écrasé d’impôts pour faire fonctionner universités et hôpitaux, petits ateliers d’artisan et petites exploitations agricoles, plutôt que l’université ou l’hôpital périclite, que l’atelier disparaisse, que la petite ferme soit étranglée, et que la banque ou le supermarché, structures parasitaires, prospèrent. Question de goût. Et de bon sens. Et d’humanisme au sens renaissanciste, pic-de-la-mirandolien du terme.

Grand Espace Économique Européen et “choc des civilisations”

La partie 4ème mérite nos critiques justement parce qu’elle se contente, laconiquement, d’abroger les traités de la CECA de 1951 et de Rome de 1957 et de préconiser le mode de fonctionnement “unanimiste”, sans dire jusqu’où peut s’étendre l’Europe, sans dire ce qui fait son essence, ce qui est sa mission dans ce que les disciples de Samuel Huntington ont appelé, à tort ou à raison, le « choc des civilisations ». Nous nous souvenons tout de même de ce que Jacques Attali disait, un jour de rare lucidité, quand il évoquait le projet de l’Europe, de l’Espace Économique Européen (EEE), qui devait être celui d’un grand, et même d’un très grand, EEE, Russie-Sibérie comprise. Attali a sans doute changé d’avis depuis. Ce n’est pas notre cas. Et nous déplorons que le projet européen des petits eurocrates étriqués n’évoque rien du parachèvement civilisationnel potentiel que serait cette synergie géopolitique et géo-économique des forces à l’œuvre de l’Irlande au Détroit de Bering. L’Europe eurocratique n’a donc pas de vision pour le long terme. Parce que les nomocrates qui l’ont fabriquée sont des pense-petit.

Reste aussi cet inquiétant mutisme de l’eurocratie face au “choc des civilisations”, qui prend forme, même dans nos villes et nos cités, en dépit des discours minimalisants, farcis d’euphémismes. Pour nous, rappelons-le, le “choc des civilisations” n’est pas un principe en soi ; c’est d’abord une réalité constante, mise en sommeil pendant la vingtaine de décennies qu’a duré le triomphe planétaire des puissances européennes, mais réactivée récemment par les États-Unis pour diviser la grande masse continentale qu’est l’ensemble du Vieux Monde. Pour nous, le “choc des civilisations” est donc tout à la fois une réalité constante et une manipulation américaine depuis la Guerre du Golfe de 1990-91. Par suite, la vérité de ce “choc” est médiane. Elle n’est ni à 100% retour à la confrontation séculaire entre l’Europe et l’Islam ni à 100% une invention récente des services américains. Raison pour laquelle nous ne disons pas “oui” à la Croisade de Bush en Irak (d’autant plus que le régime baathiste de Saddam Hussein était laïque). Mais nous n’acceptons pas davantage le refus idiot de prendre la réalité de ce “choc” en compte, de tirer les leçons des multiples vicissitudes passées de ce “choc”, refus idiot que nous repérons d’abord dans le vieux gauchisme historique, qui véhicule inlassablement ses rengaines et s’est insinué dans tous les cerveaux par un processus lent et sournois de capillarité métapolitico-médiatique, et ensuite dans la Nouvelle Droite, canal historique, laquelle prétend, mordicus et à rebours de ce qu’elle a pu affirmer antérieurement, que les conflits de civilisation n’existent pas, pour des raisons jusqu’ici inavouées (5). Position particulièrement ridicule pour ce cénacle qui avait tenté de réhabiliter Oswald Spengler…

Rigueur budgétaire et limitations aux capacités d’emprunt

Dans ses projets, l’Europe devrait également se rappeler le Plan Delors, lui rendre justice, et dire, à sa suite, et pour le compléter, qu’il n’y a pas de projet continental possible sans de grands travaux publics, sans une organisation renforcée et optimale des communications. Dans ces domaines, l’Europe, et souvent chacun des États membres, possède des acquis, qu’il convient désormais de “continentaliser”, a fortiori depuis que le Rideau de fer est tombé et que d’anciennes voies de communications terrestres et fluviales pouvaient être rétablies. Une politique de travaux publics à grande échelle est de toutes façons une politique plus intelligente que d’organiser systématiquement la déconstruction de nos outils industriels par le double effet des délocalisations et de l’économie spéculative (qui précipite également toutes les anciennes économies industrielles patrimoniales dans le déclin et le marasme). Car toute politique de grands travaux est non libérale par essence, sinon anti-libérale, car elle implique des principes de rigueur budgétaire et oblige à limiter les capacités d’emprunt. L’absence de rigueur budgétaire et de limitations aux capacités d’emprunt disloque la cohésion des États et a fortiori des Unions à échelle continentale comme l’UE ou le Mercosur, et les empêche d’atteindre ce que j’appellerais ici, par commodité et pour limiter mon propos faute de temps, les 4 indépendances indispensables, à savoir l’indépendance alimentaire, l’indépendance énergétique, l’indépendance en matières de télécommunications et l’indépendance culturelle. Quatre indépendances qu’un bon appareil militaire défensif doit protéger et garantir.

Les 4 indépendances indispensables

• 1) L’indépendance alimentaire n’est pas atteinte à 100% en Europe, en dépit des efforts pharamineux de la PAC (Politique Agricole Commune).

• 2) L’indépendance énergétique implique de se dégager d’une dépendance pétrolière trop forte, de faire redémarrer partiellement le programme nucléaire, de diversifier les sources d’énergie ménagère, en recourant à des énergies douces (éoliennes, panneaux solaires, colza comme pour les bus en Flandre et à Bruxelles) ou en créant, comme sous De Gaulle, des usines marémotrices. L’imagination technologique doit prendre le pouvoir !

• 3) L’indépendance en matières de télécommunications est sans nul doute le combat à gagner rapidement en développant 3 stratégies : 1) se dégager de l’emprise d’ECHELON, 2) développer avec l’appui de la Chine, de l’Inde et de la Russie le programme GALILEO (en évitant toute participation d’Israël vu les liens trop étroits entre ce pays et les États-Unis), 3) poursuivre le programme ARIANE, pour lancer les satellites européens.

• 4) L’indépendance culturelle, en termes contemporains, implique de faire feu de nombreux bois. Claude Autant-Lara avait tiré la sonnette d’alarme, lors de son discours inaugural en tant que doyen du Parlement Européen, en appelant à la création d’un cinéma européen dégagé de l’étau idéologique hollywoodien. Mais le combat pour l’indépendance culturelle de l’Europe ne se situe pas qu’au seul niveau du cinéma, comme ce fut effectivement le cas après chacune des 2 guerres mondiales, ainsi que l’a bien vécu de près Autant-Lara. Depuis l’ère reaganienne, le combat du soft power américain contre l’Europe s’agence autour de l’action de grandes agences de presse internationales basées pour l’essentiel aux États-Unis. L’objectif est de noyer toute interprétation européenne ou autre des événements internationaux sous un flot d’informations allant dans le seul sens de la politique de Washington. Les langages justificateurs varient de l’apocalyptique (Armageddon, lutte contre “l’Empire” ou “l’Axe” du Mal) aux discours sur les droits de l’homme (6). Une contre-offensive européenne serait la bienvenue contre les nouvelles formules mises en œuvre par le soft power américain, à savoir l’organisation de “révolutions colorées”, en lisière des territoires russes et européens, visant à reconstituer peu ou prou le fameux “cordon sanitaire” de Lord Curzon, entre le territoire de la République de Weimar et celui de la nouvelle URSS. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, dans un numéro d’automne 2005, de même que l’an dernier, au moment de la “révolution orange” en Ukraine, le quotidien Le Temps de Genève, démontraient quels étaient les modi operandi d’organismes privés américains, comme la Fondation Soros, qui orchestrent et gèrent les “révolutions colorées”.

Si l’Europe ne se dote pas d’instruments équivalents d’agitation et de propagande, ne s’arme pas de leviers de changements potentiels qui vont dans le sens de ses intérêts, elle restera assujettie, elle restera objet de manipulations médiatiques et politiques. Les exemples abondent : Chirac teste de nouvelles armes nucléaires à Mururoa en 1995, contre l’avis de Washington : des grèves bloquent la France, l’étranglent. Chirac refuse de participer à la curée contre Saddam Hussein, son interlocuteur de longue date : on lui envoie dans les gencives les récentes émeutes des banlieues. Seul Jirinovski a tenu récemment un discours vrai : c’est pour briser la cohésion de l’Axe potentiel entre Paris, Berlin et Moscou que ces émeutes ont lieu, orchestrées par les alliés wahhabites et salafistes des Américains. Cet Axe, seul espoir, bat de l’aile ; en Allemagne, Merkel, qui n’est ni chair ni poisson, prend le relais de Schröder, plus cohérent, notamment sur le plan de la politique énergétique germano-russe (les gazoducs et oléoducs sous la Baltique, pour contourner la Pologne, nouvel allié de Washington). La dislocation de la société française au départ de ses banlieues ensauvagées, soustraites au contrôle de l’État, assure la promotion de Sarkozy, plus atlantiste que Chirac. L’Amérique élimine ainsi le spectre d’un gaullisme rétif à l’atlantisme, un gaullisme pourtant bien résiduaire, mité, réduit à l’ombre de lui-même. Après l’Allemagne et la France, la bataille contre Poutine peut commencer.

Notre conclusion : la Constitution, que l’on nous a mijotée, ne répond à aucun de ces défis. Une vraie constitution devrait se donner un projet cohérent, qui fait face à tous ces problèmes réels, pour qu’une politique continentale à long, à très long terme, soit possible. Une vraie constitution devrait être politique : elle devrait donc désigner l’ennemi. Une constitution qui ne le fait pas n’est qu’un chiffon de papier. Une aberration.

► Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg/Charleroi, novembre 2005.

Notes :

(1) Le témoignage d’un stagiaire nous a fait rire, à gorges déployées, un jour, lorsqu’il nous a conté ses mésaventures dans les coulisses du Parlement européen. Une commission s’était réunie quelques jours auparavant, pour réfléchir à la formulation exacte que devaient prendre les directives réglementant la forme des pièges à rats dans l’UE. Composée essentiellement d’écologistes danois, allemands et néerlandais, cette commission s’est livrée à des arguties interminables pour déterminer, avec le plus d’exactitude possible, le vocabulaire du texte de la directive. Dans les formulations proposées, il y avait le terme anglais human traps ou, en allemand, humane Tierfälle. Tollé dans la petite assemblée : ces pièges ne sauraient être “humains” puisqu’ils tuent l’animal et que l’humanisme s’insurge contre l’acte de trucider un animal, fût-il considéré comme nuisible. Un quidam a alors proposé de remplacer human traps et humane Tierfälle par animal friendly traps et tierfreundliche Tierfälle, soit, traduits littéralement, des “pièges à animaux amicaux à l’égard de l’animal”. Nouveau tollé dans le petit caucus : ces pièges ne saurait être amicaux à l’égard de l’animal, car occire la bête n’est pas, à son égard, faire preuve d’amitié. Et ainsi de suite, pendant un long après-midi… Voilà à quoi sert l’argent de nos impôts…

(2) Cette sévérité de notre part pourrait être jugée excessive : il convient toutefois de lire, attentivement, comme nous l’avons fait, le livre de Nicole Aubert, intitulé Le culte de l’urgence. La société malade du temps (Flammarion, 2003). Dans cet ouvrage, à nos yeux capital, N. Aubert montre que le stress et l’urgence, exigés désormais des hommes dans leur vie professionnelle, provoquent quantité de nouvelles pathologies qui épuisent à terme la société, la vide de son tonus. Dans son chapitre 10, elle déplore la fin de la famille, écrasée par l’urgence, qui oblige à prester sans arrêt, sans pause, pour une machine économique démesurée. Si aux exigences de l’économie, s’ajoutent des exigences administratives, de surcroît non productrices de biens réels, l’homme craque ou craquera, et définitivement. On ne peut donc exiger la disparition de l’économie et de certaines urgences qu’elle pourrait exiger, à titre ponctuel, mais on doit impérativement réduire l’urgence, en éliminant les urgences non productrices de biens réels (et vitaux). Par conséquent, les pathologies générées par un surcroît d’urgence ont une cause, des auteurs : ceux-ci doivent en être tenus responsables, au même titre que s’ils avaient infligés des coups et blessures physiques. Le livre de N. Aubert devra être lu par les juges qui statueront, dans l’avenir et dans des tribunaux d’un nouveau genre, contre ceux qui auront infligé, à des citoyens, des pathologies dues à l’urgence.

(3) Nous songeons à la « nouvelle caste de prêtres », dont Raymond Abellio souhaitait l’avènement dans son fameux ouvrage intitulé L’Assomption de l’Europe.

(4) Dans son article intitulé « Quelle Europe après les “non” et “nee” référendaires ? », pp. 81-84.

(5) Ce refus du “choc des civilisations”, notion qui aurait pourtant été bien accueillie par la “ND” au temps de sa période ascensionnelle, s’explique par les voyages de son animateur principal, Alain de Benoist, en Iran. Envoyé par le Figaro Magazine pour un reportage sur le front de la guerre Iran-Irak vers le milieu des années 80, il s’y retrouve avec les animateurs de la librairie Ogmios de Paris et le correspondant de la RTBF, Claude Van Engeland. Un article sur cette guerre et sur l’atmosphère qui régnait alors dans la capitale iranienne paraîtra d’ailleurs dans l’hebdomadaire fondé en 1978 par Louis Pauwels, où le chef de file de la Nouvelle Droite avait surtout retenu les « bas résille » qui se dévoilaient subrepticement sous les tchadors et djellabas des passantes de Téhéran. On a les fantasmes qu’on peut. À Téhéran, il avait profité de son séjour pour nouer des contacts qui lui permettront très rapidement de devenir, jusqu’à ce jour, le correspondant en France du Teheran Times et de la Radio Iranienne (il suffit de consulter son site internet pour s’en apercevoir, car le bonhomme n’a pratiquement plus que ces références-là pour se livrer à son sport favori : faire de l’esbroufe). Cette position de correspondant, qu’il entend conserver à tout prix, l’empêche de prendre en compte le “choc des civilisations” et de critiquer, même modérément, les dérives de l’islamisme, alors que ses positions initiales correspondaient davantage à la vue de l’histoire, eurocentrée et “gobinienne”, que cultivait le Shah d’Iran (cf. ses mémoires), renversé par les mollahs à la suite des manigances américaines, qui visaient, selon l’aveu même de Kennedy et de Kissinger, l’élimination de son armée et surtout de sa marine et de son aviation. Cette petite fonction de correspondant du Teheran Times a contraint de Benoist à renier sa vision européenne de l’histoire, à refuser de constater que le régime des mollahs avait été soutenu au départ par les États-Unis, que l’islamisme a longtemps été l’allié de Washington (cf. la campagne acharnée qu’il a menée contre le jeune journaliste Alexandre Del Valle, auteur d’une étude serrée sur les liens entre Washington et l’islamisme, et contre son ancien collaborateur Guillaume Faye, interprète radical de la théorie huntingtonienne du “choc des civilisations”). Cette campagne de dénonciation et de dénigrement, menée avec une obstination enragée, a dû sans nul doute se faire pour le compte de certaines agences iraniennes, qui avaient intérêt à étouffer les thèses de Del Valle, qui s’inspirait des mémoires de l’ancien ministre iranien de l’éducation, du temps du Shah, exilé depuis à Bruxelles, Houchang Nahavandi (ces mémoires sont parues chez l’éditeur suisse L’Âge d’Homme). Alain de Benoist erre comme un fantôme hagard dans cette zone de porte-à-faux depuis une vingtaine d’années au moins, exercice de déambulation quasi somnambulique qui le rend inapte désormais à énoncer une théorie cohérente sur l’Europe ou à articuler une pratique de la libération de l’Europe, alors que c’était l’objectif principal de son mouvement GRECE (Groupe de Recherches et d’Études sur la Civilisation Européenne). Ce porte-à-faux a conduit, pendant 2 décennies, à une suite ininterrompue de ruptures, de reniements, de querelles qui ont isolé complètement le correspondant du Teheran Times à Paris. En revanche, il semble toujours en relation étroite avec l’un des anciens animateurs d’Ogmios, qui, après avoir profané le nom de son illustre père, commis quelques piètres escroqueries, organisé des voyages bidon chez Léon Degrelle en Espagne en empochant le pognon des naïfs et laissé un paquet considérable de dettes impayées derrière lui, dirige aujourd’hui une revue d’histoire au format A5, évidemment sous pseudonyme, pour ne pas attirer l’œil myope des vigilants anti-fascistes de Ras-le-front ou autre bouffonnerie du même acabit ; bien évidemment, les cerveaux mous de Ras-le-front ne sont pas de très fins limiers... Pourtant, un simple examen du style et des thématiques abordées dans la revue d’histoire en question dévoilent immédiatement la “patte” de certaines figures bien connues de ce milieu qui ne croient en rien, même pas aux théories qu’elles ont elles-mêmes énoncées. La constante de l’histoire récente de la ND ne semble plus être axée autour des principes premiers de l’association GRECE, mais n’est rien d’autre que la conjonction étonnante et dûment camouflée de l’Iranian Connection et de l’Ogmios Connection. Mais, pour terminer, abordons tout de même cette pénible affaire avec le regard de l’humoriste : le théoricien d’un paganisme druidico-odinique de Prisunic sur la place de Paris, le vendeur de “Tours de Yule” qui effrayait le pauvre anti-fasciste naïf René Monzat, est devenu l’homoncule des mollahs à Lutèce ; le théoricien du polythéisme absolu est devenu un petit mercenaire obscur du monothéisme le plus sourcilleux ; le grand amateur de grappa italienne et de Valpolicella en dame-jeanne, s’est métamorphosé en employé besogneux du régime qui arrachait naguère les ceps du vin de Chiraz, fait toujours fouetter les œnologues et trahit ainsi la mémoire d’Omar Khayyam. Rigolo, non ? Ceci dit, pour nous, l’Iran doit redevenir une puissance régionale, indépendante sur le plan énergétique, porteuse d’une diplomatie originale dans l’Océan Indien (cf. les travaux du géopolitologue Djalili en France), comme le voulait le Shah ; l’Iran actuel doit rester l’allié à l’Europe et facturer en euro et non plus en dollars : tels sont les axes politiques concrets à suivre désormais, avec ou sans Ahmadinedjad, et certainement contre la nouvelle clique iranophobe que constituent les habituels intellectuels parisiens, serbophobes hier, russophobes de toujours. Mais pour cela, la parenthèse entre la chute du Shah et la guerre larvée entre Washington et Téhéran, n’aurait pas dû être. Européens, Iraniens et Russes auraient gagné du temps. Autre réflexion : notre scepticisme à l’égard du régime des mollahs, notre ironie à l’égard des louvoiements grotesques d’A. de Benoist ne participent nullement d’une islamophobie : la politique culturelle du Shah aurait ruiné toutes les dérives islamophobes car elle nous induisait à aimer les plus beaux fleurons de la civilisation islamique, justement avec le poète Ferdowsi, le philosophe Sohrawardi (dont le Français Henry Corbin explorera l’œuvre dans toutes ses facettes) et l’inoubliable poète Omar Khayyam. L’islamophobie est un produit dérivé de l’islamisme fondamentaliste chiite ou sunnite, mais toujours oublieux des synthèses lumineuses entre enthousiasme islamique et racines grecques, égyptiennes ou persanes. C’est là une erreur magistrale d’A. de Benoist, sinon une faute cardinale : il a embrayé sur le discours islamophile fallacieux, téléguidé depuis Washington pour le compte de Riad, pour abattre le Shah, pour lancer la Djihad contre la Russie en Afghanistan, pour faire des voyous des banlieues une armée de réserve pour déstabiliser les pays européens qui, comme la France, branlent de temps en temps dans le manche atlantiste. À ce discours, il fallait répondre par une réhabilitation des plus belles figures de la civilisation islamique, comme le firent les 2 Shahs Pahlavi, en les réinscrivant et en les réinsérant dans la tradition impériale iranienne, première manifestation d’impérialité d’un peuple-souche indo-européen et cela, dès la proto-histoire. L’Iran possède là un droit d’aînesse sur l’Europe occidentale et centrale. L’islamophilie obligatoire d’aujourd’hui, sous peine d’exclusion du débat et de poursuites judiciaires, empêche toute islamophilie constructive et laisse le champs libre aux fondamentalismes régressistes, surtout dans leurs versions wahhabites ou salafistes, que l’on n’ose plus critiquer et que de Benoist, coincé et empêtré dans ses petits complots ogmioso-iraniens minables, n’a jamais osé critiquer. Fondamentalismes régressistes qui sont aussi responsables de la mort et de la défaite des courageux nationalismes arabes d’inspiration personnaliste (Michel Aflaq), nassérienne ou gaullienne, idéologiquement proches de l’Europe, alors que le fondamentalisme wahhabite accuse une nette parenté idéologico-théologique avec le fondamentalisme puritain de l’idéologie américaine.

(6) La critique des discours sur les droits de l’homme, tels qu’ils nous sont venus d’Amérique au lendemain du 2ème conflit mondial, et avaient été fabriqués pour faire vaciller les volontés d’émancipation européenne, doit être replacée dans le contexte général de l’évolution de la pensée occidentale après 1945. Dans les années 50 et 60, l’idéologie gauchiste dominante, de même qu’une philosophie moins politisée, critiquaient les droits de l’homme comme “bourgeois” et “subjectivistes”, sans pour autant prendre les mêmes accents qu’Edmund Burke ou Joseph de Maistre au lendemain de la révolution française. Avec l’émergence subite de la “nouvelle philosophie” dans le “paysage intellectuel français”, à la veille du reaganisme, les droits de l’homme sont réhabilités à grands renforts de coups médiatiques et mobilisés contre l’Union Soviétique. Du coup, tous les travaux intéressants, philosophiquement fondés, sur l’origine de cette philosophie sont jetés aux orties voire voués aux gémonies, mais le gauchisme fait comme Clovis : il adore ce qu’il a brûlé et brûle ce qu’il a adoré ; son attitude change en 2 coups de cuiller à pot. Il s’aligne sur les “nouveaux philosophes”, les doigts sur la couture du pantalon, comme au coup de sifflet d’un caporal-chef, et la critique des droits de l’homme passe, plutôt mal gré, à une extrême droite incapable de faire référence aux solides corpus philosophiques délaissés des années 50 et 60, qu’elle perçoit forcément comme étrangers à elle, ce qui nous donne in fine un espace critique mité, ingérable, effiloché, où se cumulent maladresses et lourdeurs. Celles-ci ne parviennent pas à contrer l’action néfaste du “droit-de-l’hommisme”, issu non pas tant des textes fondateurs de 1776, 1789 ou 1948, ou de la Charte de l’Atlantique de 1941, mais des officines de la CIA et de la NSA qui entendaient fabriquer de toutes pièces une idéologie de combat contre le soviétisme et, derrière cette façade vendable, contre toutes les formes de souveraineté nationale ou continentale. Dès l’émergence des philosophades droit-de-l’hommesques, les droits concrets de l’homme ont reculé et subi plus d’entorses que jamais : on a eu Pol Pot pour damer le pion aux méchants Nord-Vietnamiens pro-soviétiques, on a eu des escadrons de la mort pour faire reculer le sandinisme en Amérique centrale, on a eu les mudjahhidins et les talibans en Afghanistan, on a eu les purges en Iran soi-disant contre les sbires de la SAVAM, etc.

 

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UEVers l’intégration transatlantique ?

Les États-Unis cherchent à intégrer l’Union Européenne dans un espace économique et juridique sous leur entière hégémonie

Les États-Unis planifient l’intégration de l’Union Européenne dans leur propre espace économique et juridique, en accord avec les législateurs de Bruxelles et de Strasbourg. Washington espère ainsi construire un marché puissant de 800 millions de citoyens sous le régime normatif et hégémonique du seul droit américain.

Lors d’une réunion commune entre Américains et Européens dans le cadre du Conseil Économique Transatlantique (CET), les États-Unis et l’UE ont mis au point un projet pour élaborer des critères communs dans de nouveaux secteurs comme le développement de la production technologique, la nanotechnologie et les automobiles électriques. Réunion qui a suscité un grand enthousiasme chez les fonctionnaires américains…

Les États-Unis et l’Union Européenne ont décidé de développer un « système d’alerte précoce », grâce auquel tant Bruxelles que Washington s’échangeront des connaissances sur les nouveaux systèmes de régulation en chantier, en particulier pour tout ce qui concerne les produits de haute technologie.

Les règles ne seront pas d’emblée les mêmes pour les deux parties concernées, mais celles-ci ont néanmoins décidé d’arriver à « une coopération accrue sur le plan normatif ». Au cours de la réunion, les parties se sont mises d’accord sur une série de principes communs qui devront encadrer la réglementation future : cette série comprend la transparence, la participation publique et la réduction au minimum des charges pour les entreprises. Les parties se sont également penchées sur « une approche sur base scientifique » des futures réglementations concernant les nouvelles technologies. Un forum commun continuera à travailler sur le développement des principes communs et sur les pratiques qui serviront à établir ultérieurement les réglementations, afin d’arriver à un accord sur la question en février 2011.

L’objectif est de permettre aux experts d’identifier où les parties veulent en venir dans le projet, comment elles pourront collaborer dans l’élaboration de règles, de normes et de procédures. Les États-Unis, pour leur part, fourniront à leurs partenaires un projet de réglementation dans les jours prochains. L’UE devra y répondre dans les plus brefs délais. Les progrès enregistrés dans la création d’un grand marché transatlantique ont été favorisés par l’action d’un institut euro-américain, le Transatlantic Policy Network (TPN), fondé en 1992. Cet institut réunit des parlementaires européens, des membres du “Congrès” américain et des entreprises privées afin que, de concert, ils puissent œuvrer à la création d’un bloc euro-américain aux niveaux politique, économique et militaire. Cette stratégie d’intégration reçoit l’appui de nombreuses “boîtes à penser” (think tanks) comme l’Aspen Institute, l’European-American Business Council, le Council of Foreign Relations, le German Marshall Fund et la Brookings Institution. Plusieurs multinationales américaines et européennes soutiennent financièrement le projet comme Boeing, Ford, Michelin, IBM, Microsoft, Daimler Chrysler, Pechiney, Siemens, BASF, Deutsche Bank et Bertelsmann. Le but du soutien politique et économique au projet est donc la naissance d’un grand marché transatlantique, fondé sur la suprématie du droit américain. En mai 2008, le Parlement Européen a approuvé une résolution qui légitime le projet pour l’année 2015 et vise à l’élimination de toutes les barrières imposées jusqu’ici au commerce, comme les douanes ou autres balises de nature technique ou procédurière ; cette résolution vise également à libéraliser les marchés publics, les droits de propriété intellectuelle et certains investissements. L’accord prévoit l’harmonisation progressive des normes et des règles sur les deux rives de l’Atlantique, afin de sanctionner une fois de plus la domination absolue des États-Unis sur l’Europe.

► Andrea Perrone, Rinascita, 22 décembre 2010.

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UEL'UE est une hydre technocratique manipulée par les lobbies…

◘ Entretien avec Anne-Marie Le Pourhiet sur l'Union européenne

Anne-Marie Le Pourhiet : Professeur de droit public à l'université de Rennes-I et spécialiste du droit constitutionnel, elle s'est fait connaître par la publication dans la grande presse de tribunes libres percutantes dans lesquelles elle défend avec talent des positions souverainistes orthodoxes.

« Renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser »

♦ Les élections des députés européens approchent. Les dernières échéances ont montré un fort désintérêt des citoyens de presque tous les pays pour ce suffrage, et certains sondages annoncent une majorité eurosceptique au Parlement européen. Dans cette hypothèse, quelle influence pourrait avoir cette “chambre introuvable” eurosceptique sur le fonctionnement, voire la réforme, de l'Union européenne ?

Vous savez, je suis constitutionnaliste et non politologue et encore moins voyante, je serais donc bien incapable de vous dire ce que serait et ferait exactement cette chambre à majorité eurosceptique. Mais la logique voudrait qu’elle refuse d’adopter une grande partie de la législation envahissante que propose la Commission en invoquant systématiquement les principes de proportionnalité et de subsidiarité auxquels est consacré un protocole additif au traité de Lisbonne. Défendre l’autonomie des États et saboter les prétentions fédéralistes de l’Union devrait être le premier souci d’une telle chambre.

♦ Sauf que la nouveauté des élections européennes de 2014, introduite par le traité de Lisbonne, c'est que les têtes de liste des partis européens sont désormais transnationales, désignées au niveau de l'Union, et celle dont le parti sortira premier du scrutin aura de grandes chances d'être élue, à la majorité absolue de la nouvelle chambre, à la tête de la Commission européenne. Le traité de Lisbonne réalise-t-il ainsi l'aspiration que Jacques Delors exprimait en 1990 — rejetée avec vigueur par Margaret Thatcher à la Chambre des Communes, avec son fameux « No ! No ! No ! » — de créer un régime parlementaire fédéral en Europe, où l'exécutif procéderait du législatif et serait responsable devant lui ?

Que le traité de Lisbonne ait des prétentions constitutionnelles n’a rien d’étonnant puisqu’il est la copie conforme du traité constitutionnel que les Français avaient rejeté et que Nicolas Sarkozy a cependant fait ratifier par les parlementaires, de gauche et de droite, réunis pour contourner le verdict populaire. Le divorce ne peut que s’accroître entre des institutions à prétention fédérale et des peuples rétifs à la supranationalité. Élire des listes anti-fédéralistes aux européennes est donc une bonne stratégie pour essayer de torpiller le système de l’intérieur.

♦ Ces élections européennes, instaurées en 1979, ont eu pour vocation de démocratiser le fonctionnement de l'UE, en instaurant un corps représentatif émanant directement des citoyens des États-membres. Or l'idée même de “démocratie européenne” est discutée, notamment par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, en Allemagne, qui, dans sa décision du 30 juin 2009, estime qu'en l'absence de peuple européen, il ne saurait y avoir de démocratie européenne possible. Dépourvue de demos, l'UE n'a-t-elle pas vocation à n'être qu'une organisation internationale ?

Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel lui-même a affirmé clairement, dans sa décision du 30 décembre 1976 (n°76-71 DC) relative à l’élection au suffrage universel direct de ceux que l’on appelait encore à l’époque les  « représentants des peuples des États-membres des communautés européennes », qu’« aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit », que l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct n’est pas « de nature à modifier la nature de cette assemblée qui demeure composée de représentants de chacun des peuples de ces États », que «  la souveraineté qui est définie à l’article 3 de la Constitution de la République française, tant dans son fondement que dans son exercice, ne peut être que nationale et que seuls peuvent être regardés comme participant à l’exercice de cette souveraineté les représentants du peuple français élus dans le cadre des institutions de la République ». Le Conseil conclut que « l’acte du 20 septembre 1976 est relatif à l’élection des membres d’une assemblée qui n’appartient pas à l’ordre institutionnel de la République française et qui ne participe pas à l’exercice de la souveraineté nationale ». Dans sa décision du 19 novembre 2004 (n° 2005-505 DC) relative au traité constitutionnel, il a encore rappelé que le parlement européen « n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale ».

Il n’empêche que les révisions constitutionnelles ad hoc auxquelles nous procédons avant la ratification de chaque nouveau traité obscurcissent la situation juridique et que le Conseil est contraint de rédiger des motivations complexes. Dans la même décision, après avoir constaté que les stipulations du traité constitutionnel concernant son entrée en vigueur, sa révision et sa possibilité de dénonciation lui conservent « le caractère d’un traité international » et que sa dénomination (constitution pour l’Europe) est « sans incidence sur l’existence de la constitution française et sa place au sommet de l’ordre juridique interne », il affirme cependant que « l’article 88-1 de la Constitution française, issu de la révision de 1992, consacre l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ». C’est peu dire que le raisonnement est confus et que sa cohérence laisse à désirer. La Constitution française reste donc au sommet d’un ordre juridique interne auquel un traité international intègre cependant un ordre juridique externe distinct de l’ordre juridique international mais dont les normes priment sur le droit interne ! Allez comprendre !

En tout état de cause, il eût fallu s’entendre effectivement, depuis longtemps, sur le fait que l’Europe ne devait pas dépasser le stade d’une confédération et d’un marché, mais nul n’a été capable d’arrêter le délire mégalomaniaque qui inspire cette machine infernale.

♦ À ce propos, les évolutions récentes de la construction européenne laissent transparaître l'ascendant qu'a l'Allemagne sur le fonctionnement présent et futur de l'Union européenne. Pour autant, avec la décision de la Cour de Karlsruhe mentionnée plus haut, le juge constitutionnel allemand a clairement identifié les domaines où tout nouvel approfondissement de l'intégration européenne requerrait préalablement une réforme substantielle – et improbable - de la Loi fondamentale allemande. L'idée de construire les “États-Unis d'Europe”, si elle existe encore, est-elle vouée à mourir à Karlsruhe ?

Par rapport au Conseil constitutionnel français, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est obligée d’être beaucoup plus rigoureuse car les justiciables qui la saisissent produisent des recours rédigés par des juristes pointus, dont les arguments ne peuvent être évacués par des pirouettes. En outre la Constitution allemande consacre une forme de supra-constitutionnalité interdisant de réviser les principes posés à l’article 20, essentiellement le principe démocratique de souveraineté du peuple. La Cour est donc en effet condamnée à se montrer sévère et à déterminer un seuil au-delà duquel il ne serait plus possible de renforcer la supranationalité européenne dans le cadre de la loi fondamentale existante.

♦ Dès après sa réélection, Angela Merkel annonçait vouloir une réforme des traités européens pour 2015, notamment en faveur d'un renforcement de la gouvernance de la zone euro. David Cameron a quant à lui instauré une forme d'ultimatum à la réforme de l'Union européenne en fixant à 2017 le référendum d'appartenance du Royaume-Uni à l'UE. François Hollande préfère, de son côté, jouer la montre. Face à ces aspirations centrifuges des trois grandes puissances européennes, quelles devraient être, selon vous, les priorités d'une refonte de l'UE ?

Les aspirations de Hollande et de Merkel ne me semblent pas “centrifuges”, contrairement à celles de Cameron. Je dois dire que nous devons une fière chandelle aux conservateurs britanniques et que je ne peux m’empêcher de penser avec satisfaction : « Messieurs les Anglais, tirez-vous les premiers ! ». C’est aussi à eux, et à la conférence de Brighton qu’ils avaient convoquée, que l’on doit le protocole n°15 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme introduisant expressément dans son préambule le respect du « principe de subsidiarité » et de la « marge nationale d’appréciation » que la Cour de Strasbourg a une fâcheuse tendance à piétiner.

La priorité d’une refonte de l’Union consiste à changer complètement le mode de définition des compétences de l’union en s’inspirant d’un modèle confédéral et d’une répartition centrifuge et  statique à l’américaine plutôt que d’une répartition centripète et dynamique à l’allemande. Il faut impérativement renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser et faire reculer cette hydre technocratique manipulée par des lobbies.

♦ Mais les adversaires d'une réforme de l'Union en faveur des États arguent souvent du caractère irréversible de la construction européenne. Le traité de Maastricht était d'ailleurs écrit dans cet esprit, alors que celui de Lisbonne ouvre une brèche avec l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (TUE) qui permet le “retrait volontaire” d'un État-membre de l'Union. Que l'on parle de rapatriement de compétences ou d’“Europe à la carte” avec des coopérations renforcées entre certains États, comment pourrait-on concrètement, et juridiquement, mettre en œuvre cet éventuel détricotage de l'UE actuelle ?

C’est d’une simplicité biblique ! Vous prenez les traités actuels, vous raturez partout et surtout vous réécrivez les dispositions essentielles définissant les “objectifs” de l’Union en des termes filandreux et sans fin, car ce sont partout ces objectifs qui justifient les compétences, rendant par là-même celles-ci illimitées. Il faut revoir tout cela “au karcher”. C’est très facile, il suffit de le vouloir.

♦ À l'occasion de l'adoption du pacte de stabilité, vous aviez dénoncé un texte qui, par le biais de la “règle d'or” budgétaire que certains voulaient inscrire dans la Constitution, importait en France la préférence allemande pour la règle. Votre position se fondait alors sur les différences de nature qui existent entre les modèles constitutionnels français et allemand ; ce dernier étant centré sur une Loi fondamentale précise et, dans une certaine mesure, exhaustive. Quels risques cette tendance fait-elle courir sur la lettre et l'esprit de la Constitution de la Ve République, et sur l'équilibre institutionnel qu'elle consacre ?

Hélas, ce risque est depuis longtemps consommé. Voyez les révisions constitutionnelles qui se sont accumulées depuis les années 1990 et qui ont multiplié les dispositions lourdingues et indigestes dont certaines incompréhensibles avec des renvois à un arsenal complémentaire de lois organiques et ordinaires en cascade, c’est un hamburger juridique inspiré des façons de légiférer germaniques et européennes. Ceci s’observe dans des révisions qui ne sont pourtant pas directement “commandées” par l’Europe elle-même, comme celle de 2003 sur l’organisation décentralisée (encore que la Charte européenne de l’autonomie locale ait inspiré l’ensemble) ou celle de 2008 sur la modernisation des institutions.  C’est une mode, un travers calamiteux, une véritable “addiction” à la norme, un “maldroit” que je compare volontiers à la “malbouffe” nutritionnelle et qui débouche sur la même obésité. Voyez la proposition de loi constitutionnelle socialiste sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales, c’est une parfaite caricature de cette pathologie.

♦ D'ailleurs, l'Union européenne semble se construire et se légitimer par la norme justement, que ce soit par l'orthodoxie budgétaire dans la gouvernance de la zone euro ou par l'inflation normative qui résulte de l'activisme de la Commission et du Parlement. En quoi est-ce un problème que le projet européen, à défaut d'avoir un objectif et une forme clairs, repose au moins sur un appareil juridique “solide” ?

Solide ? Ce n’est sûrement pas l’accumulation de normes tatillonnes, envahissantes et illégitimes qui rend un système juridique solide. Envoyez un obèse aux jeux olympiques, vous allez voir son degré de performance et de compétitivité !

♦ Certes. Mais dans le cas de la France, cette “importation” de la préférence allemande pour la règle n'a-t-elle pas au moins l'intérêt d'être un rempart contre les errements d'une classe politique française accaparée par la compétition politicienne, elle-même permise par diverses évolutions du régime de 1958 ?

Oh la-la ! Vous m’entraînez dans la sociologie politique. Allez voir le dernier film de Roberto Ando Viva la libertà qui ressasse l’éternel problème de la classe politique italienne, sans toutefois faire encore autre chose que de s’indigner et d’en appeler de façon incantatoire à  la repolitisation et au réenchantement… Les belles paroles et les leçons de morale ne suffisent pas à révolutionner les hommes et leurs mœurs ! Les Italiens comme les Français ont sûrement la classe politique qu’ils méritent : elle est sans doute à leur image. Il n’y pas de société politique corrompue sans société civile corruptrice. Mais je ne pense pas  que la solution à cette “catastrophe” (selon le terme du film) consiste à accepter de se soumettre à la schlague allemande. Je n’oublierai jamais la lettre péremptoire adressée en pleine crise financière par le commissaire européen Olli Rehn à Guglio Tremonti (ministre italien de l'Économie et des Finances de 2008 à 2011) et le priant de répondre « in english »…. L’horreur absolue, une gifle à la démocratie, mais Rome s’est couchée ! Et à quel terrible spectacle avons-nous assisté lorsque le Premier ministre grec a proposé d’organiser un référendum sur la mise sous tutelle de son pays … On venait tuer la démocratie à domicile ! Pierre-André Taguieff a écrit en 2001 sur l’Union une phrase dure mais vraie : «  L’Europe est un empire gouverné par des super-oligarques, caste d’imposteurs suprêmes célébrant le culte de la démocratie après en avoir confisqué le nom et interdit la pratique » (« Les ravages de la mondialisation heureuse », in : Peut-on encore débattre en France ?, Plon – Le Figaro, 2001).

♦ Pour terminer l'entretien et élargir le propos, éloignons-nous (quoique) de l'Union européenne et parlons du Conseil de l'Europe, et de sa célèbre charte sur les langues régionales et minoritaires. D'aucuns décrient une atteinte d'une rare gravité contre le modèle républicain français. Qu'en pensez-vous ?

Je ne peux que vous renvoyer à mon article récemment publié dans Marianne [n°876] le 31 janvier 2014. Mon point de vue est clair : cette charte et ses promoteurs sont anti-républicains.

♦ Vous avez parfois dénoncé la dimension anglo-saxonne qui tend à caractériser de plus en plus le droit européen, incompatible selon vous avec le droit continental, et a fortiori avec le droit républicain français. En quoi consiste cette incompatibilité ? Quelles conséquences produit cette différence de nature entre les différents droits applicables en France ?

Outre les vieilles différences de système juridique entre la common law et le droit continental, il y a surtout une différence culturelle colossale entre le multiculturalisme anglo-saxon et le modèle républicain français. Lorsque nous organisons des colloques juridiques communs entre l'université de Rennes-I, celle de Louvain-la-Neuve en Belgique et celle d'Ottawa, au Canada, je me rends compte que nous sommes tous francophones mais que les Belges et les Canadiens ne raisonnent pas comme nous. C’est frappant. Tous les conflits qui traversent actuellement la société française résultent de cette confrontation entre le modèle républicain et le multiculturalisme (féminisme compris) anglo-saxon. Et vous remarquerez que tous ces conflits atterrissent dans la Constitution puisque c’est elle qui fonde notre contrat social et notre “tradition républicaine” (cf. révisions sur la Nouvelle-Calédonie, l’organisation décentralisée version fédéralisme asymétrique, parité, Europe, langues régionales, etc.). C’est incontestablement notre “identité constitutionnelle” qui est en jeu.

♦ Vous avez mentionné plus tôt la Cour européenne des Droits de l'Homme, parlons-en. Ses juges sont réputés pour les controverses politiques que créent leurs jugements dans certains États, et plus généralement pour l'interprétation extensive qu'ils auraient de leur office. La justice ayant pour but de faire appliquer les lois qu'une société se donne, et en l'absence de société européenne, quelle est la légitimité d'une justice européenne s'appliquant uniformément à des pays de cultures et de traditions différentes ? Quelle place et quel crédit accorder à la supranationalité normative ?

Vous savez, Jean Foyer, quand il était garde des sceaux du général de Gaulle, avait compris que si le texte de la Convention européenne des droits de l’homme ne soulevait aucune objection en lui-même, c’est l’existence d’une Cour chargée de l’interpréter qui allait poser de graves problèmes de souveraineté. Il avait donc mis le général de Gaulle en garde contre le risque qu’il y avait à placer ainsi la France sous tutelle de juges européens. Au Conseil des ministres suivant, après que Couve de Murville eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le Général conclut, en s’adressant à son garde des Sceaux : « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée ». Il lui avait précédemment enseigné : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit ». Et il avait raison. Le droit n’est légitime que s’il traduit la volonté populaire, la “supranationalité” normative n’est évidemment pas légitime dès lors qu’elle échappe au contrôle des représentants de la nation.

► Anne-Marie Le Pourhiet, entretien donné au Cercle Poincaré, Rennes, 2 mars 2014.

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