• Recension : Reinhard PENZ, Holger WILKOP (Hrsg.), Zeit der Institutionen Thorstein Veblens evolutorische Ökonomik, Metropolis-Verlag, Marburg, 1996.
Thorstein Veblen (1857-1929), figure de proue de l'institutionnalisme américain, polarise autour de son œuvre toute la science économique américaine au début du XXe siècle, en diffusant l'idée d'une “économie évolutionnaire”. Sa réputation avait été faite dès 1899, quand est parue sa Theory of the Leisure Class : An Economie Study of the Evolution of Institutions, où il voulait se poser en tant que “critique de l'économie politique orthodoxe” et que “représentant d'une vision des transformations socio-économiques en tant que résultat des échanges réciproques entre institutions et technologie en général et en tant que conséquence de la concurrence sociale en particulier”. En effet, en avançant ses arguments, Veblen critiquait globalement l'objet de connaissance en économie, de même que la méthode et, partant, les implications économiques et politiques des théories classiques et néo-classiques.
« Veblen constatait que l'économie avait raté sa connexion à l'évolution de l'économie moderne, de surcroît modernisée par la théorie évolutionniste darwinienne, et ne s'occupait plus que de “réparer une structure, des doctrines et des maximes reposant sur les droits naturels, l'utilitarisme et les expédients administratifs”, au lieu d'exploiter, par la constitution d'une méthode d'analogie critique, l'innovation qu'offrait la théorie évolutionniste, qui suscitait des bouleversements considérables dans les sciences naturelles et sociales (biologie et anthropologie raciale, psychologie, ethnologie et anthropologie culturelle), tout en restant sans conséquences en économie ».
Aujourd'hui, suite au dépassement de l'idée depuis longtemps révolue que les ouvrages économiques du plus “lointain” passé ne contiennent pour l'essentiel que des vues fausses émises par des hommes morts, les travaux de Veblen reviennent au centre des préoccupations des économistes parce qu'un intérêt nouveau fait surface : on se penche à nouveau sur les questions de l'évolution économique et du développement des institutions économiques. Dans le livre édité par Reinhard Penz et Holger Wilkop, intitulé Zeit der lnstitutionen - Thorstein Veblen evolutorische Ökonomik (Le temps des institutions - L'économie évolutionnaire de Thorstein Veblen), les différentes contributions tentent de surmonter la dichotomisation inopérante entre théorie moderne et histoire de la théorie, et montrent que les travaux de Veblen ont toute leur place dans les sciences économiques, qu'ils sont tout à fait actuels, et expliquent quels sont les motifs qui ont fait obstacle à la réception de Veblen. Cet ouvrage ne s'épuise donc nullement en explications historiques et théoriques mais vise d'abord à donner de l'histoire de l'économie et des institutions économiques une interprétation théorique systématique. Les auteurs traitent notamment de la conception veblennienne de l'économie évolutionnaire et de son impact pratique, des controverses qui ont eu lieu sur le plan de la méthodologie, de la vision de l'homme chez Veblen, de sa théorie du capital, de sa critique du capitalisme, des positions épistemologiques de base de Veblen, de sa position vis-à-vis des travaux de Gustav von Schmoller, fondateur de la “Jeune École Historique” allemande au XIXe siècle.
En abordant un aussi large éventail de thématiques, ce livre collectif nous offre une image différenciée des idées de Veblen. Mais outre des tremplins prometteurs pour aller plus loin sur la piste de l'institutionnalisme, le livre ne parvient pas à nous convaincre que la “nouvelle économie institutionnaliste” a bien le droit de porter ce nom. Trop peu d'auteurs essaient vraiment de forger une alternative à l'économie néo-classique. La plupart d'entre eux s'encroûtent littéralement dans cette pensée révolue, en se contentant d'ajouter à l'économie de marché qu'implique la tradition néo-classique, un secteur public, et en concevant certes l'État comme une composante intégrale de la société et de l'économie mais en gardant intacte la méthodologie individualiste !
► Gunnar Thümen, Nouvelles de Synergies Européennes n°23, 1996.
À la découverte de Thorstein Veblen
On pourrait l'appeler “Veblen le solitaire”. Mal vu des notoriétés universitaires occidentales, l'économiste-sociologue Thorstein Veblen a laissé une œuvre étrange, où l'économie, la sociologie, l'anthropologie et la biologie sont reliées entre elles, au mépris des “spécialisations” académiques. Cette œuvre écrite et publiée aux États-Unis entre 1899 et 1923 commence aujourd'hui à être redécouverte ; à la fois anti-libérale et non-marxiste, elle s'inscrit, par la méthode comme par le style des analyses, en parallèle du courant de pensée allemand de la Révolution conservatrice comme de la ligne idéologique française du “néo-socialisme”, inspiré d'Henri De Man.
Raymond Aron écrit de Veblen : « De tous les sociologues, Veblen est le plus célèbre des méconnus (…). Typiquement américain, avec son optimisme irréductible, en dépit de la cruauté de ses analyses (…), Veblen ne donne d'arguments faciles à aucune école de pensée, à aucun parti politique. La nouvelle gauche y trouvera peut-être l'expression d'une humeur accordée à la sienne. Veblen est (…) une personnalité hors du commun, un promeneur solitaire, égaré au milieu de professeurs, un descendant de fermiers scandinaves perdu à l'âge des barons d'industrie, un nostalgique de la vie simple et libre ».
Fils d'un paysan norvégien émigré aux États-Unis, Veblen reste marqué par l'idéal paysan et artisan et par le mépris de la facticité bourgeoise comme par le refus d'une société — et d'un système économique — dominés plus par la finance que par la technique créatrice. Les expériences personnelles de Veblen, qui déterminèrent ses thèses, ne furent pas d'ordre intellectuel comme chez Marx ou Proudhon mais éprouvées : il vécut le contraste entre l'expérience du fermier libre qui travaille et se salit les mains et celle du bourgeois aux mains blanches, riche non de son labeur, mais de la manipulation de symboles sociaux ou financiers. En ce sens, Veblen nous offre, comme fondement de son œuvre, le canevas d'une critique de la société marchande et du capitalisme occidental très différent du marxisme et, on va le voir, plus moderne, bien que moins rigoureux que lui. Il s'inscrit dans le même style de pensée que Proudhon, Sombart, Feder, Wagemann, Perroux, etc.
Né en 1857, Veblen publia son maître-ouvrage en 1899, à 42 ans : The Theory of the leisure class (traduit en français : Théorie de la classe de loisir). Auteur de nombreux articles scientifiques, de conférences, de traductions de légendes scandinaves, il se signala en 1923 par un second livre capital, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times : The Case of America, où il développa des concepts socio-économiques différents du libéralisme comme du marxisme et dont s'est notamment inspiré Baudrillard (par ex. Pour une critique de l'économie politique du signe). La pensée de Veblen, à la fois “radicale”, anti-capitaliste mais incompatible avec le marxisme, économique par son objet mais échappant à tout “économisme”, inspirée de l'évolutionnisme biologique et de l'analyse historique, refusant le déterminisme social et faisant une large part à l'irrationalisme humain, peut offrir un style et des concepts très utiles. N'est à rejeter, de notre point de vue, que le sens politique et idéologique de ses vues, marquées de la naïveté optimiste et du pacifisme enfantin de l'Amérique luthérienne comme d'un certain idyllisme agraire germano-scandinave.
Le point de départ vécu des analyses de Thorstein Veblen, c'est la critique technique et éthique de la propriété mobilière — les titres notamment — dans le capitalisme américain : le propriétaire absent, les fortunes édifiées sans travail, la spéculation immobilière et le règne social de l'abstraction des signes monétaires. À l'inverse du bourgeois Marx, Veblen ne méprise pas le paysan et ne cède pas au déterminisme du seul prolétariat ouvrier. Veblen refuse l'opposition intellectualiste haute bourgeoisie intellectuelle / salariés de l'industrie, qui constitue le fondement du schéma marxiste, construit à partir de l'observation de la première révolution industrielle, mais déjà faux dans les États-Unis des années 1900-1920. La coupure de classe ne se situe pas, pour Veblen, entre le capitalisme — système de détention des moyens de production — et l'ensemble du salariat industriel (le prolétariat) mais entre une classe oisive, partiellement composée de manipulateurs financiers (les capitalistes), et les catégories productives de la population, qu'elles soient salariées ou non.
Cette distinction qui fut aussi celle de l'idéologie national-révolutionnaire (cf. Sorel et Jünger par ex.), est beaucoup plus adaptée aux sociétés modernes — qu'elles soient libérales ou socialistes — que l'explication marxiste traditionnelle. Pour Veblen, Marx est un “néo-hégélien romantique” dont la théorie de la lutte des classes, comme processus historique conscient, trahit l'influence des mécanistes et des utilitaristes anglais, Bentham et Ricardo notamment. Pourtant, à juste titre, Veblen souligne les éléments positifs, quoique mal formulés, de la théorie marxiste de la valeur travail. En voyant dans la valeur réelle des marchandises la valeur incorporée du travail humain nécessaire à les fabriquer (valeur = coût en travail) le marxisme opère certainement un simplification — qui débouche sur l'erreur économique de la thèse de la plus-value — mais fournit à l'analyse de la société une éthique et un instrument conceptuel plus intéressants que les interprétations libérale du travail.
Pour les libéraux, en effet, depuis Ricardo, le travail est un désagrément (irksomeness) ingrat, auquel n'est attaché aucune valeur. Le libéralisme classique, puis les marginalistes, se fondant sur un calcul marchand des plaisirs et des peines, dévalorisent le travail humain parce qu'ils ne l'interprètent que comme un instrument de plaisir et d'enrichissement, sans lui concéder, en lui-même, aucune valeur. Plus mécaniste et économiste encore que le marxisme, le courant libéral néglige les acquis de la biologie, de l'anthropologie et de l'éthologie — auxquels s'intéressait Veblen — qui reconnaissent au travail un statut biologique et culturel. Fondée sur l'hédonisme, la société d'économie libérale ne peut déboucher que sur une gigantesque crise du travail. L'avenir de la société marchande donnera raison à Veblen, pour qui, à l'instar de Gehlen, l'homme est un être d'action plus que de calcul économique, de plaisir et des peines (homo œconomicus). Le marxisme en revanche tendrait plutôt à glorifier le travail et Veblen lui en sait gré car les produits de ce travail « sont ce que la vie de l'homme émet en se déployant » et participent « du puissant processus vital » ; malheureusement ce refus par le marxisme de l'hédonisme et du matérialisme bourgeois retombe dans la métaphysique : thèmes de la paupérisation, de disparition des classes et de l'État, millénarisme de la Raison dialectique, etc.
Outre sa critique de l'homo œconomicus, au nom de la nature biologique de l'humain, Veblen jette les bases d'une critique de l'économie politique des sociétés industrielles selon un point de vue “socialiste” beaucoup plus pertinent que celui des marxismes contemporains. Pour Veblen, les travailleurs de toutes les classes et de toutes les fonctions, propriétaires ou non, subissent la domination des financiers, des manipulateurs de signes, que ceux-ci soient privés ou fonctionnarisés. Cette analyse s'applique à notre civilisation et, si l'on dépasse la notion de “financiers” pour ne retenir que celle de “manipulateurs” oisifs et improductifs, elle s'applique aussi bien aux régimes de type américain que français, suédois ou soviétique. Par là, il dresse une critique sociologique et éthique de la bourgeoisie américaine, de ses mœurs et de ses idéologies, et, à travers elle, de toute bourgeoisie occidentale, comme porteuse de décadence et de mort pour les cultures.
Pour Veblen, la nature de l'humain est soumise à l'évolutionnisme biologique ; une pluralité d'instincts s'affrontent. Le contraste entre le paysan et le yankee illustre l'opposition entre l'instinct artisan (workmanship) de “l'homme du travail” et l'instinct prédateur, qui ravit aux autres ce qu'il n'a pas produit lui-même. L'opposition nous semble d'autant plus valable qu'on la corrige de la connotation pacifiste qu'y mit Veblen, qui confondit dans le “prédateur” le guerrier et le capitaine de finance ou d'industrie. Veblen voyait dans ce dernier type la modernisation du combattant preneur de butin. Au contraire, en corrigeant les concept vébléniens par les thèses d'Ernst Jünger, on pourrait fructueusement opposer un type de travailleur dont participerait l'instinct artisan comme l'instinct guerrier, et un type de prédateur, d'essence mercantile, mais dont ne participerait pas le guerrier moderne. Renversant la perspective quelque peu pacifiste de Veblen, on pourrait dire que le guerrier national moderne se doit d'être un artisan de la cause de son peuple, de même que le producteur peut se considérer sous l'angle moderne d'un guerrier, participant par l'économie à la survie et à la volonté de puissance de sa communauté dans l'ordre international. Si la pulsion guerrière a pu, effectivement, dans les société préindustielles, se voir fort séparée de toute pulsion ou fonction productrice, le monde moderne se caractérise, selon nous, par la possibilité radicalement nouvelle et éminemment fructueuse de combiner dans la même armature psychologique les types du travail et du guerrier (1). La mentalité bourgeoise refuse cette “rencontre historique” et préfère maintenir l'ancienne distinction, afin de pouvoir mieux dominer à son profit des fonctions économiques de production d'une part, et la fonction militaire de autre, qu'elle préfère mettre au service de son projet de bien-être et d'enrichissement matériel plutôt qu'au service de la volonté historique — et donc nécessairement combative — d'un peuple.
Veblen, critiquant la société américaine et l'exploitation des forces productives par une classe oisive et financière, oppose 2 types psychologiques dans la mise en œuvre de la connaissance su sein de l'économie occidentale (cette introduction de la psychologie en économie, à la manière d'un Schmoller, n'est évidemment pas du goût des économistes marginalistes). Premier type : les tenants de la connaissance utilitaire qui reproduisent le système et son idéologie matérialiste et hédoniste. Deuxième type, qui n'appartient pas à la fonction marchande, et qui subit une domination désastreuse : les adeptes de la curiosité libre (idle curiosity), c'est-à-dire les artistes, les inventeurs, les investisseurs, les personnalités aventureuses. Ces distinctions sont proches de celles qu'opèrent, en sociologie, Arnold Gehlen et le marxiste Jürgen Habermas (2). Seule la curiosité libre va dans le sens de l'évolution biologique ; la civilisation libérale, par son “despotisme de l'argent”, entraîne la sclérose.
Avant Gehlen, Veblen définit l'homme comme un être d'action plus que de calcul ou de jouissance. L'utilitarisme des financiers et des éducateurs modernes constitue, comme le démontrera par la suite Lorenz, un facteur de blocage biologique de la culture. La pensée scientifique provient de la curiosité libre autant que de la rationalité. C'est dans l'instinct artisan — assez proche de ce qu'Heidegger qualifiait de “poésie” —, le plus nécessaire à l'évolution d'une culture, que cette curiosité libre se déploie. Veblen définit ainsi cet instinct (in : Théorie de la classe de loisir) : « Par une nécessité sélective, l'homme est un agent. Il se perçoit lui-même comme le centre d'un déploiement d'activité impulsive, d'activité téléologique ». Pour Veblen, la fin recherchée n'est pas hédoniste mais altruiste et « impersonnelle ». L'homme est alors doué « d'un goût de l'effort efficace » et « d'un instinct du travail bien fait ».
L'aspect le plus intéressant de la pensée de Veblen est de substituer aux antagonismes de classe des antagonismes globaux qui partagent toutes les classes. Le “prolétariat” n'est pas exclusivement considéré comme “travailleur” dans la mesure où les syndicats qui le représentent sont dénoncés comme des institutions affairistes et prédatrices. De même, les propriétaires et les créateurs d'industries ou d'activité participent de l'instinct artisan, alors qu'on peut regarder maints fonctionnaires sous le même angle que les spéculateurs : des parasites qui freinent à leur profit, par leur manipulation du travail des autres, la force collective de création et d'invention. Dans l'économie occidentale, cette opposition entre “le monde des affaires” très largement entendu et “le monde de l'industrie” apparaît de plus en plus d'actualité. Veblen est un des premiers à avoir décelé le risque de sclérose de la société industrielle par le népotisme, et d'avoir mis en garde contre le risque d'une économie soumise aux institutions et aux mécanismes financiers.
L'analyse de Veblen rejoint d'ailleurs celle du théoricien allemand Feder, pour qui la véritable exploitation dont le capitalisme libéral était le siège mettait aux prises un capital financier (“capital prêteur”) et un capital technico-productif (l'agriculture, l'industrie, le commerce et les transports) “créateur”. Veblen estimait que cette opposition était plus réelle que l'abstrait antagonisme entre “capital” et “travail”. Il dénonçait dans les profits monétaires du monde financier des “enrichissements sans cause” et mettait en doute l'intérêt de la structure bancaire de l'économie libérale. Les financiers, depuis le petit boursicoteur jusqu'aux banquiers dictatoriaux « s'emparent de ce qu'ils ne produisent pas ». Analyse sommaire ? L'actualité en offre aujourd'hui l'illustration : les banques n'investissent aujourd'hui qu'en fonction de leurs propres critères de rentabilité, les compagnies pétrolières organisent la hausse des cours sur le marché libre pour maximiser leurs dividendes, les spéculateurs immobiliers surenchérissent les prix des sols et des constructions en provoquent une crise des industries du bâtiment, etc. Les exemples abondent pour confirmer ce que Veblen avançait, à savoir que le capital financier sabote la production et restreint l'emploi, afin de maintenir ceux-ci en dessous d'un niveau marginal au-delà duquel les profits et les marges décisionnelles seraient restreints. Le capital financier — qui peut parfaitement être “nationalisé”, ce que Veblen n'avait pas prévu — prélève une “dîme” sur les économies nationales ; il fait entrer les sociétés dans une ère de “culture pécuniaire” (pecuniary culture) dans laquelle rien ne peut être entrepris qui n'ait été pécuniairement mesuré, soumis au contrôle et à la régulation dictatoriale de la logique pseudo-rationnelle de la seule rentabilité financière.
Par ses analyses économiques, Veblen se montre très proche des courants socialistes non-marxistes. Comme Proudhon, il estimait que la propriété (sous sa forme de détention de titres financiers de propriété de moyens de production) constituait bien un vol, non pas au sens métaphysique et absolutiste auquel le libéralisme a stupidement voulu étendre cette formule célèbre (toute propriété, même d'un objet, est en soi, un vol, ce que n'a jamais voulu signifier Proudhon) mais au sens suivant, que nous nous permettons de formuler ainsi : dans l'économie marchande (mais pas forcément dans toute économie) la propriété, en tant que détention juridique de droits d'usages financiers des moyens de production et de service (et non pas en tant que détention de biens non productifs) a pour fonction historique de permettre à ses détenteurs de s'enrichir, de s'attribuer le bénéfice du travail de la communauté et de son savoir technique. En ce sens, une telle propriété constitue bien une spoliation de la communauté du peuple. Remarquons que même si “l'État” (cas des régimes socialistes ou des secteurs nationalisés, notamment bancaires, des pays occidentaux) est le propriétaire juridique, la spoliation a toujours lieu, ce que n'avait prévu ni Proudhon, ni Veblen, ni a fortiori Marx : en ce cas, en effet, un secteur étatisé spolie la communauté exactement comme le feraient des détenteurs privés. Cela ne veut pas dire, évidemment — comme ont fait semblant de le croire les théoriciens qui voulaient incapaciter les thèses de Proudhon ou de Veblen —, que toute propriété industrielle (ou économique) soit un vol ; on peut même utiliser les thèses des 2 auteurs précités pour dire que la possession d'une usine par un patron-travailleur n'est pas une spoliation, alors que le poste de direction et les prébendes attribuées à un haut fonctionnaire nommé à la tète d'un groupe financier ou industriel “national” en régime libéral ou communiste peut constituer une propriété spoliatrice de facto — même sans titre juridique de propriété.
Bref, la thèse centrale de Veblen, à laquelle nous nous rallions, est qu'il faut condamner l'économie marchande pour avoir donné “l'usufruit des arts industriels” non pas à la communauté populaire qui, toutes classes confondues, produit le travail et la science, mais à la fonction financière de l'économie. Celle-ci détermine les stratégies et en prélève les bénéfices. Une économie communautaire, en revanche, telle que la suggère Veblen, n'autoriserait pas qu'une minorité “tire quelque chose de rien” (get something from nothing). Alors que la version marxiste du socialisme fondée sur l'image dépassée du propriétaire privé exploiteur perd de sa force dans la mesure où le dirigeant ne se confond plus avec l'industriel privé et où l'ouvrier n'est plus le prolétaire-type, la version véblénienne (ou proudhonienne) du socialisme conserve son actualité : l'ensemble des producteurs est spolié (plus qu'exploité) par des spéculateurs (détenteurs de capitaux, banquiers, publicitaires, fonctionnaires économiques, etc.).
La lutte des classes — car c'est bien de cette réalité historique fondamentale qu'il s'agit — n'oppose pas verticalement les patrons aux ouvriers, les riches aux pauvres, etc. mais, horizontalement, les travailleurs (ou “producteurs”) aux parasites ; ces derniers peuvent être aussi bien les assistés abusifs, les faux chômeurs, les intermédiaires inutiles, que les spéculateurs financiers privés ou publics. Quant aux travailleurs, ils se rencontrent dans toutes les classes et dans toutes les fonctions, de l'ouvrier à l'artiste, du patron au militaire, etc.
La critique sociale de Veblen apparaît indissociable de sa critique des institutions économiques. Il décèle dans les sociétés américaines et occidentales l'interpénétration de l'économique et du culturel, dépassant par là le schéma causal infrastructure / superstructure. Veblen parle d'une classe de loisir (leisure class) pour désigner cette partie de la bourgeoisie pour laquelle l'activité sociale ne signifie plus rien mais dont le seul objectif est de conquérir, par la possession et la mise en symbole de l'argent, une position marquée à la fois par la supériorité sociale (accommodée d'une idéologie égalitaire par compensation) et la recherche du loisir entendu comme non-travail et comme hédonisme individualiste absolu. L'importance numérique de cette classe de loisir, qui gagne la moyenne bourgeoisie, met en péril les nations qui en sont victimes. De manière erronée, Veblen analyse aussi comme “classes oisives” les anciennes classes guerrières et sacerdotales. Il nous semble au contraire que l'otium aristocratique guerrier ou religieux ne signifiait pas le refus d'activité (ou de “l'essence du travail”) et le rejet de la contribution altruiste, à l'inverse de ce que l'on peut remarquer dans la philosophie de la vie de cette classe de loisir moderne.
Dans son analyse, Veblen met l'accent sur l'inauthenticité de l'existence de cette classe. L'argent et la consommation sont pour lui une symbolique sociale. Celle-ci tend à dissimuler l'argent — le signifiant — pour mieux signifier une réussite et une supériorité qui ne doivent rien aux mérites et aux services collectifs, mais à la manipulation sociale, aux manœuvres, à la spéculation, ou au parasitisme. Veblen parle à ce propos du gaspillage ostentatoire qui « tient la consommation sous surveillance ». Il ajoute : « Elle dicte un choix de règles qui maintiennent le consommateur à un certain niveau de cherté et de gaspillage. (…) La règle du gaspillage honorifique peur influencer de près ou de loin le sens du devoir, le sentiment de la beauté, le sens de l'utilité, le sens de la dévotion et de la convenance rituelle, et de l'esprit de vérité scientifique ». Veblen met ainsi à jour les modes d'influence du style économique sur la culture ; en dépensant, en consommant, les individus comme les groupes affichent des valeurs. Mais ce gaspillage — ou prodigalité — ostentatoire (conspicious waste) ne constitue pas un fait par lui-même critiquable. Veblen consacre de longs développements pour en montrer l'importance dans les “dépenses pieuses” des cultes religieux. La dépense ostentatoire devient pathologique dès lors qu'elle s'individualise et que, prenant une intensité véritablement fanatique, elle finit par se confondre, comme aujourd'hui, avec la finalité de l'existence individuelle, notamment dans les classes moyennes. Le but de l'existence n'est plus alors que de s'afficher socialement, de s'afficher comme “classe de loisir”, par l'intermédiaire de la valeur symbolique des marchandises et des dépenses de “standing”.
Dans ce processus, la petite bourgeoisie demeure les yeux fixés sur la véritable classe de loisir ; celle-ci, en suscitant le mimétisme, conforte et reproduit le système économique et social de la société marchande dont elle bénéficie. Dans cette perspective, les modes, au-delà de leur superficialité apparente, prennent dans notre société une fonction politique et idéologique plus importante que les discours et les propagandes politiques. Le “gaspillage ostentatoire” permet aussi d'évacuer toute éthique sociale. « Le voleur, écrit Veblen, qui s'est grandement enrichi par ses rapines, a plus de chances de se dérober aux rigueurs de la loi que le menu fripon, s'il sait jouir de son butin en homme bien élevé ». Le style bourgeois de vie, c'est-à-dire le signifié de l'argent, suffit bien souvent à intégrer dans la société des parasites ou des gredins. « Cette richesse, tenue pour sacrée, tire sa valeur primordiale du bon renom qu'elle procure quand elle est ostensiblement consommée », ajoute Veblen. Pour maintenir leur supériorité, les catégories sociales dominantes ont recours à la symbolique de la consommation et du style de vie ; les classes moyennes, fascinées, en cherchant à les imiter ne contestent pas le système ; et, du même coup, la consommation de masse, fondement de l'économie marchande, peut se perpétuer alors même qu'elle ne répond pas à des besoins physiologiques. D'où l'incessante valse des modes et des métamorphoses de style de vie opérées par les classes dominantes, dès que les classes moyennes les ont efficacement mimées.
Jean Baudrillard s'est largement inspiré des analyses de Veblen dans son ouvrage remarquable Pour une critique de l'économie politique du signe. Il note : « Veblen montre que si les classes soumises ont d'abord pour fonction de travailler et de produire, elles ont simultanément pour fonction d'afficher le standing du Maître ». C'est notamment le cas du statut des femmes dans la bourgeoisie : les “ravissantes idiotes” sont là, comme jadis les domestiques, et au même titre que les marchandises domestiques pour témoigner de la réussite de leur maître — disons plutôt de leur “propriétaire”. Il s'agit là de la consommation par procuration (vicarious consumption). S'inspirant toujours de Veblen, Baudrillard remarque : « Le théorème fondamental de la consommation est que celle-ci n'a rien à voir avec la jouissance personnelle, mais qu'elle est une institution sociale contraignante, qui détermine les comportements avant même d'être réfléchie par la conscience des acteurs sociaux ».
Veblen fut le premier à mettre en lumière le caractère de superfluité de l'économie de consommation de masse. Par la dilapidation (wasteful expenditure) qu'elle suppose et par la tendance collective à l'oisiveté (waste of time) qu'elle institue, l'économie de consommation marchande consacre une morale du gaspillage du temps et des choses. Le “gaspillage ostentatoire” (jadis limité aux parures, aux objets religieux ou aux décorums urbains où ils étaient nécessaires) s'est étendu aux objets quotidiens et ménagers, ce qui a pour résultat d'exacerber les recherches de “rang social” d'après les signes matériels. La société devient alors hyper-matérialiste et pénétrée d'incessants conflits sociaux liés à un attachement général aux “standings of living” (typologies matérielles de vie). Le “confort” ne renvoie pas à des conditions rationnelles d'hygiène et de liberté de vie nécessaires à la santé de la population ou susceptibles d'améliorer les conditions d'existence des prolétaires, mais recouvre un statut social fait de la possession de marchandises-signes et de la réalisation de fantasmes amplifiés par le conditionnement des réclames commerciales. On peut, dans l'économie marchande, avoir des conditions et des rythmes de vie, d'alimentation, etc., insalubres mais posséder des signes de richesse : automobiles, appareils divers, etc.
Grâce à l'analyse de fond opérée par Veblen de la société industrielle américaine du début du siècle, qui fut le laboratoire et le modèle des sociétés occidentales “de consommation” du XXe siècle, il est possible de déceler la contradiction fondamentale qui entache ces sociétés. Elle oppose, selon la formule de Baudrillard « une morale aristocratique de l'otium et une éthique puritaine du travail », ou, selon la formulation de Daniel Bell (in : Cultural Contradictions of Capitalism ; trad., PUF, 1980) une culture “contestataire” fondée sur le non-travail et une organisation sociale et économique du travail rationnel. Nous dirons, plus précisément, que les sociétés marchandes, fondées sur la productivité du travail et sa rationalisation, engendrent par l'abondance même qui est issue de cette productivité, une idéologie et une “physiologie” du loisir et du refus d'activité. Autrement dit, la prospérité individuelle, produit du travail collectif, sape les fondements de celui-ci.
Le caractère dramatique de la Société occidentale, telle que les analyses de Veblen puis de Baudrillard permettent de mieux la saisir, ne tient pas au fond dans cette ostentation sociale (pour la consommation de marchandises) en elle-même. Une telle ostentation sociale — et Veblen le montre par les pratiques religieuses — a toujours existé ; la possession de richesses peut légèrement jouer ce rôle de symbolique culturelle. Le drame tient à ce que cette ostentation par la consommation tende à devenir le seul jeu social, la seule pratique de l'existence individuelle. Dès lors, non seulement les individus se dépersonnalisent au profit des signes dont ils se sont faits les vecteurs, mais la société perd toute historicité ; elle devient pure représentation et cesse d'être “transmission”. Mais pourquoi parler de “drame” ? Dans le drame, à la différence de la tragédie, les acteurs ne sont pas conscients de l'infortune de leur sort.
La société occidentale, repliée, malgré son gigantisme apparent, sur le fanatisme individuel de la symbolique consommatrice, marche, hypnotisée par ses marchandises, vers les épreuves que l'histoire ne cesse de faire surgir devant tous les peuples. Elle y marche avec autant de clairvoyance qu'un somnambule. Mais la leçon de Veblen est aussi que derrière cette société du “sommeil” — pour parler comme Debord — il demeure peut-être des peuples, dont les instincts vitaux, créateurs ou combatifs, n'attendent que la disparition de la possibilité même de tout “loisir” et de toute “consommation”, pour déployer enfin leur grandeur et, face à l'adversité enfin retrouvée, nous précipiter de nouveau dans l'histoire.
► Guillaume Faye, Orientations n°6, 1985.
♦ Notes :
(1) Thèses communes à ce propos de Sombart, Wagemann, Jünger, Heidegger, Lénine et Luckacs, pour qui les fonctions productrices ne peuvent être au service d'un projet pacifique de civilisation, mais participent de manière endogène du combat guerrier d'un peuple pour un projet historique qui rencontre toujours des obstacles.
2) En idéologie économique, la véritable césure ne nous semble pas être entre marxistes et anti-marxistes, mais entre partisans d'un rationalisme comportemental au service d'un projet hédoniste de société d'une part (regroupant libéraux et marxistes) et tenants d'une vision volontariste et irrationnelle des conduites sociales au service d'un projet révolutionnaire et politique ; bien des marxistes appartiennent à cette seconde catégorie.
♦ Liens :
♦ En français :
• Théorie de la classe de loisir, T. Veblen, tr. fr. L. Evrard, Gallimard, 1970 (coll. Tel, 1978) : Dans son étude des classes supérieures, de la très haute bourgeoise aux États-Unis, Veblen note que celle-ci gaspille temps et biens. Lorsqu’elle favorise dans la vie le loisir, elle gaspille du temps, et lorsqu’elle consomme de manière ostentatoire, elle gaspille des biens. La consommation est statutaire, elle sert à celui qui en fait un usage ostentatoire à indiquer un statut social. En d’autres mots, quelqu’un qui achète une voiture de luxe peut indiquer à celui qui achète une voiture familiale, « par mon statut, je n’ai pas besoin que ma consommation reflète mes besoins ». Quand la haute bourgeoisie américaine de la fin du XIXe siècle fait usage de nombreux laquais, elle indique qu’elle est au-dessus de tous les besoins. Plus elle a de laquais plus elle affirme la nature non ancrée dans la nécessité de son statut. Ce concept est fondateur en sciences sociales et on le retrouve sous une forme ou une autre dans la sociologie de Pierre Bourdieu, de Robert K. Merton et dans une autre mesure dans l’œuvre de Jean Baudrillard. Pour Bourdieu, la fréquentation de certains lieux et les goûts esthétiques et culinaires des classes supérieures sont statutaires. C’est ce que Merton appelle un effet latent de la consommation.
• Les ingénieurs et le capitalisme, T. Veblen (tr. fr. C. Gajdos, préf. L. Rigal, Gordon & Breach, publications Gramma, 1971). Traduction de deux études : The engineers and the price system (1921) ; On the nature of capital. Quarante ans avant Baran et Sweezy, un des observateurs les plus impitoyables de la société américaine, s’interroge sur l’avenir du capitalisme monopoliste qu’il appelle pudiquement « Système des prix » (Prices System). Veblen, chantre du travail productif et ennemi juré du parasitisme social, s’interroge particulièrement dans le premier des essais ici traduits sur le choix des ingénieurs, couche dont il pressent dès 1919 le poids croissant ; avec les ouvriers, pour un socialisme des producteurs ou avec « la classe de loisir », pour la pérennité du système. Dans le second essai (la Nature du Capital), il expose la contradiction insurmontable à ses yeux, entre capital industriel et capital financier, et les conséquences catastrophiques de l’absorption du premier par le second. Des thèses toujours actuelles qui ont inspiré le New Deal et l’œuvre de Galbraith. [« Le marché et le régime de la libre-entreprise soutenus par l’entrepreneur créatif de type schumpétérien ont été remplacés par la figure de la corporation financiarisée depuis longtemps. Dans ce contexte de capitalisme oligopolistique, la corporation agit comme un substitut imparfait à la planification de type socialiste. Comme l’a démontré Veblen, ces corporations produisent de la valeur et accumulent du capital en parasitant l’ensemble de l’activité sociale par la création de barrières fictives à la production de richesses matérielles (sous la forme de droits de propriété intellectuelle not.) » note M. Ouellet]
♦ Écrits mineurs consultables en ligne (cf. bibliographie) :
• Divers articles (1898-1909)
• The use of loan credit in modern business (1903)
• The blond race and the Aryan culture (1913) [cf. « T. Veblen as a mendelian evolutionalist : On his understanding of the races in Europe », Mitsunobu S.]
• Imperial Germany and the industrial revolution (1915)
• An inquiry into the nature of peace and the terms of its perpetuation (1917)
• The higher learning in America : a memorandum on the conduct of universities by business men (1918)
• The place of science in modern civilisation and other essays (1919)
• The vested interests and the state of the industrial arts (1919)
• The engineers and the Price System (1921)
♦ Études :
• « Le facteur instinctif dans l'art industriel », M. Halbwachs, Revue philosophique, 1921, pp. 214-233
• « La naissance de l'institutionnalisme : T. Veblen », JJ Gislain, in : Nouvelle histoire de la pensée économique, tome 3, A. Béraud & G. Faccarello, La Découverte, 2000.
• Les nouveaux courants de la théorie économique aux États-Unis, G. Pirou, Domat-Montchrestien, 1939, pp. 50-57, 67-79
• « Institutional Economics », JR Commons, in : American Economic Review, vol. 21 (1931), p. 648-657
• L'économie institutionnaliste, les fondateurs, T. Corei, Economica, 1995
• Les théories économiques évolutionnistes, N. Lazaric, La Découverte, 2010
• « Connaissances technologiques, institutions et droits de propriété dans la pensée de T. Veblen », O. Brette (Cahiers d'économie Politique n° 48, 2005)
• « Le Capital comme volonté et comme représentation- (lectures de Polanyi et Veblen) », J. Maucourant
• The Evolution of Institutional Economics : Agency, structure, and darwinism in American Institutionalism, Geoffrey M. Hodgson, Routledge, 2004 : Cet ouvrage se propose de revenir sur l'institutionnalisme américain, un courant de pensée économique relativement ignoré mais qui a connu son heure de gloire aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle. La réflexion relève autant de l'épistémologie que de l'histoire de la pensée économique. Dans un premier temps, l'auteur revient sur la filiation entre darwinisme et institutionnalisme et sur le rôle joué par la métaphore de la sélection naturelle dans l'analyse de l'évolution des institutions sociales. Les 5 premiers chapitres constituent une véritable référence en matière d'épistémologie des sciences sociales en générale et sur la question du statut analytique de l'évolution sociale en particulier. Les chapitres suivants constituent une reconstruction de la pensée institutionnaliste à partir d'une analyse des travaux de ses principaux auteurs, not. T. Veblen. Cet ouvrage a principalement 2 mérites : d'une part, il met en valeur de manière claire et objective l'intérêt mais aussi les faiblesses de ce courant de pensée ; il propose d'autre part de nouvelles pistes de recherches en économie qui soit une alternative valable au courant orthodoxe néoclassique à partir d'une reflexion sur les fondations épistémologiques de l'économie politique.
• Sur l'obsolescence : cf. Bon pour la casse : Les déraisons de l'obsolescence programmée (LLL, sept. 2012, 100 p., 13 €), Serge Latouche (cf. émission CO2, France Inter, 6 oct. 2012)
pièces-jointes :
Thorstein Veblen (1857-1929)
Né en 1857 dans le Wisconsin, T. Veblen doit sans doute sa “médiocre” carrière universitaire à ses critiques virulentes de la société américaine et à son radicalisme politique. L'origine norvégienne et l'attachement à la communauté paysanne de ses parents ont exercé une énorme influence : il parvient difficilement à s'habituer aux mœurs américaines et critique violemment la spéculation ou l'enrichissement sans travail. Il obtient un poste à Chicago en 1892, mais un premier ouvrage très critique, publié en 1899, bloque sa carrière. Ensuite, Veblen s'intéresse aussi à la science économique, remettant en cause l'économie néo-classique, jugée trop utilitariste, et le marxisme qui l'a pourtant longtemps inspiré.
La Théorie de la classe de loisir (1899), son ouvrage le plus connu, rencontre, malgré (ou à cause d') une certaine odeur de scandale, un succès immense. Veblen s'y livre à une critique virulente de la fraction très riche de la société américaine qui se crée des besoins factices, valorise le loisir et la consommation ostentatoire au détriment du travail :
« Tous les peuples civilisés, les peuples aussi dont la culture pécuniaire est moins développée, sont pénétrés de ce sentiment de l'indignité du moindre travail. Chez les personnes de sensibilité raffinée, habituées de longue date aux manières distinguées, le travail manuel est noté d'infamie, et ce sentiment peut prendre tant de force qu'en des circonstances critiques, il reniera même l'instinct de conservation. […] Le terme de “loisir”, tel qu'on l'emploie ici, ne parle ni de paresse ni de repos. Il exprime la consommation improductive du temps qui : 1) tient à un sentiment de l'indignité du travail productif ; 2) témoigne de la possibilité pécuniaire de s'offrir une vie d'oisiveté.
Il s'établit de nos jours une division du travail qui fait du service personnel la fonction spéciale d'une partie des serviteurs. […] la première utilité des serviteurs est de témoigner que leur maître peut payer. […] Pourquoi donc avoir des domestiques ? Prenons l'exemple d'une maison qui vit dans une honnête aisance. Les membres de la famille sont incapables (à ce qu'ils disent) d'accomplir sans incommodité les tâches qu'exige pareil train de maison à notre époque. Incapables, parce que : 1) ils ont trop “d'obligations sociales” ; 2) le travail à faire est trop rude, et il y en a trop.
Ces deux raisons peuvent s'énoncer de nouveau comme suit :
• 1) le code des convenances fait à ces personnes une obligation rigoureuse de bien manifester qu'ils sont censés consacrer tout leur temps et leur effort au loisir. Ce loisir ostensible est fait des visites, promenades, séances au cercle, réunions de couture, réunions sportives, œuvres charitables et autres fonctions sociales du même ordre. Les personnes qui font cet usage de leur temps et de leur énergie admettent en privé que toutes ces pratiques, sans oublier, bien entendu, le souci de s'habiller et toute la consommation que l'on met en évidence, tout cela est extrêmement pénible ; et pourtant c'est absolument inévitable.
• 2) L'obligation de consommer ostensiblement a fait du cadre de vie un attirail encombrant et compliqué ; demeures, mobilier, bric-à-brac, garde-robe et service de table, en voilà plus que le consommateur n'en peut utiliser convenablement sans se faire aider. On fait donc appel à des gens de louage à qui l'on s'en remet pour le train ordinaire des convenances. Leur contact est souvent désagréable aux occupants de la maison, mais on les supporte et les rétribue, afin qu'ils prennent par délégation leur part de cette lourde consommation de biens ménagers. Admettre la présence des domestiques, et tout spécialement de cette classe particulière que sont les domestiques attachés aux personnes, c'est sacrifier de son confort physique à un besoin moral, celui de la bienséance pécuniaire »
T. Veblen, Théorie de la classe de loisir (Gallimard/Tel, 1978, pp. 38, 43, 45-46).
Selon Veblen, en chaque individu résident deux instincts :
Veblen note que dans toute société fondée sur la propriété, il est logique d'accumuler pour satisfaire son amour-propre et attirer estime et envie. Mais ce désir devient condamnable s'il ne s'appuie pas sur « le labeur et la frugalité ». La classe de loisir se fonde au contraire sur le refus du travail productif.
L'oisiveté devient le principal signe du rang social. Elle exprime l'instinct prédateur et résulte de l'enrichissement sans travail d'une partie décisive de la classe supérieure. L'oisiveté conduit aux artifices. On ne se contente pas de profiter de la possibilité de ne pas travailler, il faut la manifester ostensiblement en montrant dans le moindre de ses comportements les effets de l'abstention du travail. L'exposition de la richesse, la consommation ostentatoire, y sont une obligation. Un tel comportement ne peut se comprendre à l'aide du modèle néo-classique de l'homo œconomicus qui choisit sa consommation en fonction du rapport coût/avantage des biens. Ici en effet, un bien n'est pas plus cher parce qu'il est plus rare, il n'a de valeur que parce que son prix élevé procure un effet de distinction à celui qui peut l'acheter. La consommation ostentatoire est une manifestation agressive de l'instinct prédateur, la classe de loisir ne consomme pas, elle se livre à la « comparaison provocante », c'est-à-dire « un procédé de cotation des personnes sous le rapport de la valeur » (on rejoint ici Goblot) :
« Mettre en relief sa consommation d'articles de prix, c'est une méthode d'honorabilité pour l'homme de loisir. À mesure que la richesse s'accumule dans ses mains, il ne suffira plus de ses seuls efforts pour étaler son opulence. Il lui faut appeler à l'aide amis et concurrents, offrir des cadeaux précieux, donner à grands frais festins et divertissements. […] Les divertissements somptueux, tels le potlatch ou le bal, sont particulièrement appropriés à ce dessein (de l'ostentation). Cette méthode fait un moyen de succès du concurrent même avec qui l'on tient à se mesurer. Il consomme par délégation pour le compte de son hôte, tout en étant témoin de cette surabondance de bonnes choses dont son hôte ne saurait faire usage à lui seul ; en outre il est pris à témoin de l'aisance avec laquelle son hôte observe l'étiquette ».
Veblen dénonce le gaspillage du temps (loisir) et des biens (dépense ostentatoire). Sa critique s'étend aussi à l'université : « c'est la classe de loisir qui organise les écoles et leur sert d'assise ». On comprend les résistances qu'il y a rencontrées, d'autant qu'il dénonce aussi l'affiliation des principales universités à des religions, pouvant « influencer les façons de penser de l'étudiant, en les orientant vers le conservatisme et la régression ». Il suffit de se rappeler les fondements religieux de la sociologie américaine, derrière Small et Sumner, pour imaginer l'effet de ces déclarations… Veblen est un sociologue qui dérange, d'où son isolement, mais aussi son succès de librairie.
► JP Delas & B. Milly, Histoire des pensées sociologiques, Armand Colin, 1997.
Thorstein Veblen, pionnier de l’institutionnalisme
Critique impitoyable de la société de son temps, Veblen ouvre la voie à l’opposition hétérodoxe contre la domination de la pensée néoclassique.
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Thorstein Veblen est l’iconoclaste par excellence. Sa vie autant que son œuvre sont marquées au coin de l’anticonformisme et de la dissidence. Né en 1857, il est élevé dans une communauté paysanne norvégienne émigrée aux États-Unis mais très repliée sur elle-même. Après avoir soutenu une thèse de doctorat inspirée des idées de Kant et de Spencer, il se retire pendant 7 ans sur la ferme familiale, où il se plonge dans une mer de livres qu’il dévore à une vitesse prodigieuse. Il ne commence à gagner sa vie qu’à l’âge de 34 ans. Ses comportements insolites, son habillement, ses méthodes d’enseignement peu orthodoxes, sa vie sentimentale orageuse, son hostilité affichée à la religion ont compliqué une carrière académique qui a été ponctuée de non-renouvellements de contrat et de périodes de chômage.
Et pourtant, ses collègues ont su reconnaître la valeur d’une œuvre qui allie avec brio la critique sarcastique et l’analyse originale, à la frontière de l’économie, de la sociologie et de l’histoire. En 1925, alors qu’il approchait 70 ans, Veblen se vit d’ailleurs offrir le poste prestigieux de président de l’American Economic Association, à condition toutefois qu’il accepte d’en devenir membre ! Égal à lui-même, il déclina cet honneur, en ajoutant qu’on aurait dû le lui offrir lorsqu’il en avait besoin. L’année suivante, il se retirait dans une cabane rustique, dont il construisait lui-même les meubles, sur une colline de la côte californienne.
Critique de la théorie économique
Critique impitoyable et sardonique de la société de son temps, Veblen l’est aussi des théories qui prétendent expliquer cette société, et plus particulièrement de la théorie économique. C’est lui qui forge l’expression “économie néoclassique”, pour bien souligner la continuité plutôt que la rupture entre l’économie politique classique et la nouvelle école marginaliste. Comme c’est souvent le cas dans le domaine des idées sociales, Veblen considère que la théorie néoclassique est en retard par rapport à la réalité dont elle pense rendre compte. Abstraite, déductive et statique, elle est incapable d’expliquer la croissance économique et les crises. Elle est fermée aux autres disciplines, telles que la sociologie et l’histoire, alors qu’il faut une approche multidisciplinaire pour comprendre l’évolution sociale et la transformation des institutions. Elle a une conception étriquée de l’être humain, contredite par les enseignements de la biologie, de l’ethnologie et de la psychologie. L’homo œconomicus est un atome passif, “faisceau de désirs”, calculateur de plaisirs et de peines, qui ne correspond à rien de réel.
Critique de l’économie néoclassique, Veblen l’est aussi du marxisme, bien qu’il en soit manifestement plus proche. Il reproche à Marx, comme à son inspirateur Hegel, leur conception déterministe de l’histoire. Il considère que la théorie de la valeur travail et de la plus-value n’est pas adaptée aux complexités de la société industrielle moderne dominée par le machinisme. Il ne croit pas dans la lutte des classes telle que Marx la conçoit. Il considère que le prolétariat ne cherche pas à se révolter, mais qu’il est perverti par les classes supérieures dont il assimile les valeurs et qu’il cherche à imiter.
Instincts, évolution et institutions
Loin d’être un monde d’harmonie et d’équilibre, la société est, depuis l’origine, le théâtre de conflits et de dominations. Loin d’être un calculateur hédoniste et rationnel, l’être humain est mû par des instincts et des pulsions irrationnelles. Ces instincts évoluent avec les transformations qui, partant des communautés primitives, conduisent aux sociétés industrielles modernes. L’un des instincts primitifs les plus importants est l’instinct prédateur, qui mène à l’appropriation du surplus économique par une minorité oisive. Il se manifeste d’abord dans les relations entre les hommes et les femmes. Il oppose ensuite la “classe de loisir”, qui s’adonne aux activités sportives, religieuses, à la guerre et au gouvernement, à celle des travailleurs. L’instinct prédateur s’accompagne alors de la propension à la prouesse et à l’exploit, des instincts guerrier et sportif. Dans la société moderne, il prend la forme d’une rivalité pécuniaire qui se traduit par l’étalage de consommations, de loisirs et de gaspillages ostentatoires. Plus on est élevé dans l’échelle sociale, moins on consomme pour satisfaire ses besoins, plus on consomme pour manifester sa supériorité, son pouvoir, sa richesse. On appelle ainsi “biens Veblen” ceux dont la demande baisse lorsque leur prix baisse. À ces pulsions néfastes s’opposent l’instinct artisan, ou laborieux (workmanship), la propension à la curiosité gratuite et l’instinct parental. Ce sont les moteurs du progrès économique, social, scientifique.
Veblen ne croit pas que ces instincts soient l’apanage exclusif d’une seule classe sociale. On les retrouve, à des degrés divers, chez tous les êtres humains. Même les plus pauvres, influencés par la publicité et l’exemple, s’adonnent au loisir et à la consommation ostentatoires.
Admirateur de Darwin, Veblen met, avec les instincts, l’évolution et les institutions au centre de sa vision de la société. Il définit ces dernières, non pas comme des organisations, mais comme « des habitudes mentales prédominantes, des façons très répandues de penser les rapports particuliers et les fonctions particulières de l’individu et de la société » (Théorie de la classe de loisir, p. 125). Ce sont des coutumes, des usages, des règles de comportement, des principes juridiques. Ces institutions ont donc une dimension culturelle importante et elles évoluent en s’adaptant à un environnement changeant. Mais elles manifestent, la plupart du temps, un retard par rapport au progrès scientifique et technologique, retard qui est la source principale des problèmes économiques et sociaux.
Critique de l’économie moderne
Cette analyse en termes de dualité, Veblen l’applique à l’étude de l’économie moderne. À l’instinct artisan correspond, dans l’économie moderne, l’industrie. À l’instinct prédateur correspond le monde des affaires. Le progrès industriel est relié à l’avancée des sciences et des techniques. L’industrie moderne se caractérise en particulier par le rôle central du machinisme. Le but de l’activité industrielle est la fabrication de produits, en vue d’améliorer le bien-être de la population. Il se trouve que, dans le capitalisme moderne, les activités productives sont gérées dans le cadre d’entreprises d’affaires. Ces entreprises investissent en vue d’obtenir un gain financier, un profit. Il ne s’agit pas de faire des objets, mais de faire de l’argent.
Rien n’assure que les intérêts de l’industrie et ceux des affaires coïncident, bien au contraire. Il peut ainsi être rentable pour une entreprise, même si c’est antisocial, de freiner la production, d’augmenter indûment les prix, de gaspiller des ressources, de produire des objets inutiles ou nuisibles. Il fut un temps, au moment de l’émergence du capitalisme, où l’entreprise était dirigée par un véritable industriel mû par l’instinct artisan. Désormais, le pouvoir économique est entre les mains de ces prédateurs modernes que sont les capitaines d’industrie et les financiers. Veblen est l’un des premiers à décrire les effets de la séparation entre la propriété et la gestion des entreprises, et l’émergence de la “propriété absentéiste” qui s’impose dans l’après-guerre comme la forme dominante du capitalisme. Les crises économiques et le chômage sont le produit de « ce freinage de l’industrie que la propriété du capital exerce dans le système des prix » (Les ingénieurs et le capitalisme, p. 135). L’inflation de crédit et la capitalisation boursière excessive créent une distorsion croissante entre le capital réel, productif, tangible, et le capital monétaire, intangible.
Pour sortir de cette impasse, Veblen espérait une prise de contrôle de l’industrie par les véritables porteurs de l’instinct artisan, les techniciens et les ingénieurs, alliés aux travailleurs manuels. Il n’expliquait pas, toutefois, comment ce régime de « soviet des techniciens » allait être mis sur pied et fonctionner. Dans les dernières années de sa vie, il était de plus en plus amer et pessimiste face à ce qu’il voyait comme une collusion grandissante entre le monde des affaires, celui de la religion et celui de la guerre. Il ne serait sans doute pas dépaysé s’il ressuscitait aujourd’hui !
Mort relativement isolé, Veblen a eu deux disciples, John R. Commons et Wesley C. Mitchell, qui sont les véritables artisans du courant institutionnaliste dont il peut être considéré comme le père. Principale opposition hétérodoxe à la domination néoclassique aux États-Unis, l’institutionnalisme a pris des formes diverses, parfois très différentes des idées de Veblen. Après avoir inspiré le New Deal de Roosevelt, il a connu une longue traversée du désert dans l’après-guerre. Il connaît une résurgence importante depuis les années 60, notamment avec la fondation de l’Association for Evolutionary Economics.
► Gilles Dostaler, Alternatives Économiques n°215, 2003.
Thorstein Veblen, un économiste du XXIe siècle
La (faible) notoriété de Veblen en France est liée à son ouvrage, le seul traduit en français [du moins en format poche], Théorie de la classe de loisir, publié en 1899. C’est dans ce dernier que Veblen développe son célèbre concept de consommation et de loisir ostentatoires, qui désigne l’idée que les individus ne consomment pas des biens pour eux-mêmes, mais pour marquer leur appartenance à une certaine classe sociale. De là sera dérivée l’expression de “biens Veblen” [ou “effet Veblen”], ces biens pour lesquels on observe une hausse de la demande alors même que le prix augmente : l’interprétation “véblénienne” étant que cette augmentation du prix confère au bien un nouveau prestige social dont cherchent à profiter le plus d’individus possible. L’ouvrage s’est aussi, et surtout, fait remarquer pour le style satirique de son auteur, au point d’éclipser son contenu analytique. À un point tel que pour nombre de personnes connaissant le nom de Veblen, ce dernier fait figure d’auteur caustique mais aux analyses guère originales ou profondes. Il est pourtant erroné de réduire l’œuvre de Veblen à ce seul (et brillant) essai.
Le texte le plus important de Veblen est l’article « Why is Economics not an Evolutionary Science », publié en 1898 dans le Quaterly Journal of Economics, et qui marque par la même occasion la naissance du courant institutionnaliste américain. Dans cet article, Veblen tente de montrer que l’économie (marginaliste) est une science pré-darwinienne, c’est à dire fondée sur des préconceptions « de normalité » qui partent du présupposé qu’il existerait un ordre naturel, une téléologie dans l’évolution du monde social. En plus de cela, l’économie serait fondée sur une conception erronée de l’individu, réfutée par la psychologie et l’anthropologie, l’occasion pour Veblen de déployer à nouveau son style inimitable :
« The hedonistic conception of man is that of a lightning calculator of pleasures and pains who oscillates like a homogeneous globule of desire of happiness under the impulse of stimuli that shift him about the area, but leave him intact. He has neither antecedent nor consequent. He is an isolated definitive human datum, in stable equilibrium except for the buffets of the impinging forces that displace him in one direction or another. Self-imposed in elemental space, he spins symmetrically about his own spiritual axis until the parallelogram of forces bears down upon him, whereupon he follows the line of the resultant. When the force of the impact is spent, he comes to rest, a self-contained globule of desire as before. Spiritually, the hedonistic man is not a prime mover. He is not the seat of a process of living, except in the sense that he is subject to a series of permutations enforce upon him by circumstances external and lien to him ».
À l’inverse, une science post-darwinienne, ou évolutionnaire, est une science qui raisonne en terme de « causalité cumulative », sans jamais présupposé qu’il existe un état final ou un équilibre dans le monde naturel ou social. Une science sociale évolutionnaire est une science non téléologique, qui interprète l’histoire comme une série de contingences et qui, in fine, cherche à comprendre l’évolution des institutions sociales dans une perspective darwinienne : comment elles se reproduisent à travers le temps, les origines de leurs mutations, et le mécanisme à la base de leur sélection.
Deux autres ouvrages sont également particulièrement importants dans l’œuvre de Veblen : Theory of Business Enterprise (1904) et The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts (1914). Dans le premier, Veblen ébauche une théorie du cycle économique à partir d’une analyse des tensions existant entre d’un côté les institutions « pécuniaires », ensemble de règles et de coutumes organisant la recherche du profit par des activités « prédatrices », et les institutions industrielles, ensemble de règles fondant les activités basées sur la production et l’efficence organisationnelle. Veblen tente de montrer que la sphère pécuniaire, dirigée par la « classe des affaires », cherche le profit à court terme par le biais de comportements spéculatifs. À l’inverse, la sphère industrielle, s’appuyant sur la classe des travailleurs, cherche avant tout à rendre l’activité productive la plus efficiente possible. Pour Veblen, ces 2 sphères sont antagonistes : les institutions industrielles sont indispensables à toute société car c’est d’elles que provient la production matérielle. La sphère pécuniaire, en revanche, telle un parasite, à besoin de la sphère industrielle pour survivre. Le paradoxe, c’est que dans le même temps elle pénalise pourtant l’efficacité des institutions industrielles. De ce point de vue, lorsque Ségolène Royal s’emporte contre les “profits prédateurs”, elle reprend, probablement sans le savoir, la rhétorique véblénienne.
Dans l’ouvrage de 1914, Veblen ébauche une ambitieuse théorie de l’évolution culturelle qui retrace le déroulement d’un processus de rationalisation au cours de l’histoire des sociétés occidentales. En deux mots, Veblen considère qu’au même titre que l’évolution de la pensée scientifique peut s’analyser par l’importance relative des préconceptions de normalité et des préconceptions factuelles (matter-of-fact preconceptions), l’évolution des habitudes et des comportements humains peut également se comprendre par le prisme de ces 2 types de préconceptions. Au fur et à mesure que la société se rationnalise sous l’action notamment du développement du machinisme et de la technologie, les individus abandonnent progressivement les raisonnements archaïques et les mythes au profit de comportements fondés sur les faits, le calcul et la précision quantitative. Veblen estime alors que ce processus de rationalisation doit pouvoir permettre un dépassement du système capitaliste dont on a pu voir qu’il le considérait par nature comme étant instable. L’argumentation de Veblen sur ce point a considérablement inspiré Galbraith : avec la complexification des processus productifs, la classe d’affaire, celle qui gère les entreprises, va avoir de plus en plus de difficultés pour contrôler l’activité des travailleurs. Va alors émerger une nouvelle classe sociale, celle des ingénieurs (les managers chez Galbraith ou Chandler) ayant les compétences pour diriger l’activité industrielle. Selon Veblen, cela doit rendre évident aux yeux de tous l’obsolescence de la fonction de la classe d’affaire dont les membres vont progressivement perdre tout contrôle sur les activités productives. Veblen envisage alors (mais ne prédit pas) l’apparition d’une « révolution technocratique » débouchant sur une société dirigée rationnellement par des ingénieurs par le biais de la planification.
L’œuvre de Veblen (qui est ici résumée de manière très très schématique) comporte de très nombreuses faiblesses et des aspects qui, pour le coup, sont totalement obsolètes : sa critique de la théorie néoclassique est assez faible et vaut surtout le coup d’œil pour la rhétorique qu’elle déploie ; son analyse de la montée de la classe des ingénieurs est intéressante mais elle aboutit à une position très naïve sur les possibilité de la planification dans un régime technocratique. Enfin, si l’analyse du processus de rationalisation est intéressante (et est à mettre en parallèle avec celle que formule Weber), son idée de fond — le développement du machinisme comme principal facteur de rationalisation des comportements — n’est que trop peu étayée. Pourtant, on peut voir Veblen comme un économiste du XXIe au moins à deux points de vue :
• D’une part, Veblen est un social scientist moderne en ce qu’il est le précurseur de l’idée de darwinisme universel ou généralisé. Popularisé par des auteurs comme Daniel Dennett et Richard Dawkins, le darwinisme universel consiste à postuler que le processus d’évolution darwinien, caractérisé par les mécanismes d’hérédité (certaines propriétés se transmettent lors de la reprodution d’entités données), de variation (des variations aléatoires surgissent lors de la réplication des entités) et de sélection (les entités les plus adaptées à leur environnement se reproduisent davantage et se propage dans la population) est applicable et généralisable à tous les processus évolutifs : cela est vrai pour les organismes biologiques, mais aussi pour les idées scientifiques et les institutions économiques et sociales (le language, les règles les plus diverses, le marché, etc.). Bref, le darwinisme universel consiste à se servir de la théorie darwinienne de l’évolution comme d’un cadre d’analyse général et générique, auquel s’ajouteront des éléments tenant compte de la spécificité du phénomène étudié. De ce point de vue là, sous l’influence de la philosophie pragmatiste américaine, elle-même très influencée par le darwinisme, Veblen va être l’un des premiers à généraliser le cadre darwinien (et ceci contre le darwinisme social ambiant de l’époque) à l’évolution des idées scientifiques et des institutions. À une époque où Darwin et son oeuvre étaient encore négligés, Veblen a ainsi anticipé l’une des évolutions les plus remarquables dans l’histoire des idées philosophiques et scientifiques.
• Autre point sur lequel Veblen a été un précurseur, voir un prophète : la théorie du comportement humain. Pour Veblen, le fondement de tout comportement humain était les instincts, c’est-à-dire des caractéristiques génétiquement héritées par les hommes. Ces instincts sont à l’origine de la formation des habitudes de pensée (habits of thought) propres à chaque individu. Une habitude est une propension à l’adoption d’un certain comportement : suivre telle ou telle coutume ou convention, évaluer tel acte comme étant bien ou mal, etc. Contrairement aux instincts, ces habitudes ne sont pas transmises génétiquement, mais elles sont acquises par l’éducation et lors des interactions avec autrui. Mais les instincts orientent leur contenu. Éléments premiers dans la détermination des conduites humaines, les habitudes conduisent à l’apparition de comportement qui, en s’agrégeant, produisent des institutions sociales, c’est-à-dire un ensemble d’habitudes fermement ancrées et largement suivies. Ces institutions (par ex. la propriété privée) induisent ensuite une modification dans l’environnement naturel (par ex. le progrès technique et le développement de la technologie). En retour, l’environnement naturel sélectionne les institutions les plus adaptées. Ces mêmes institutions sélectionnent les habitudes de pensée qui contribuent à leur renforcement. Cette conception du comportement humain, qui met en son centre le concept d’habitude comme entité qui précède et permet tout comportement rationnel, est aujourd’hui mise en avant par les sciences cognitives. Le rôle des instincts et de l’héritage biologique est redécouvert par la psychologie évolutionniste. Les modèles multi-agents quant à eux reposent de plus en plus sur une modélisation dans laquelle les individus se comportent suivant un ensemble d’habitudes qui sont codifiées dans le modèle (voir par ex. ce papier). Bref, les intuitions de Veblen sur le comportement humain sont largement reprises et confirmées par les développements scientifiques modernes.
En dépit du caractère périmé de certaines de ses analyses, Veblen est donc incontestablement un social scientist dont la pensée ne serait pas anachronique aujourd’hui.
► Cyril Hédoin (IUT Reims), via son bloc-notes virtuel rationalitélimitée.wordpress.com, juin 2008.
• nota bene : cf. aussi son DEA sur Les théories institutionnalistes du comportement de T. Veblen à JR Commons.
T. Veblen on the Fur Trade and American Indians
Summarizes Veblen's denunciation of what he saw as an exploitation of the American Indian.
In analyzing America's nineteenth century dilemma, Veblen concluded that vested interests did not bear their share of environmental costs because the “doing business” rationale of wealthy Americans caused rapid social losses for the nation at large. As an eyewitness to wasteful farming practices and to business domination of government, a situation which permitted the slaughter of buffalo and exploitation of the Indian in his time, Veblen provided a unique and penetrating assessment of what was going on in the United States. The various forms of “progress” — the fur trading, mining, ranching, farming and oil drilling frontiers — Veblen understood as having produced huge social losses, almost impossible to calculate on a monetary basis. As Veblen wrote : « this American plan or policy is very simply a settled practice of converting all public wealth to private gain on a plan of legalized seizure ». The scheme of converting public wealth to private gain gave impetus, Veblen argued, to the growth of slavery because of the development of one-crop agriculture on a large scale fueled by forced labor. Both agricultural and real estate speculation were aspects of this progressive confiscation of natural resources. The history of frontier expansion, Veblen maintained, was marked by the seizure of specific natural resources for privileged interests. There was a kind of order for the taking : what was most easily available for quick riches went first. After the despoliation of wildlife for fur trade wealth came the taking of gold and other precious minerals followed by the confiscation of timber, iron, other metals, oil, natural gas, water power, irrigation rights, and transportation right-of-ways. What was the result of such a shortsighted policy ? The inevitable consequence, Veblen maintained, was the looting of the nation's nonrenewable resources to enrich the privileged few. The fur trade, Veblen said, represented this kind of exploitation and was « an unwritten chapter on the debauchery and manslaughter entailed upon the Indian population of the country ». The sheer nastiness of this rotten business was such that it produced, according to Veblen, « the sclerosis of the American soul ».
► Extrait de : « Indians as Ecologists and Other Environmental Themes in American Frontier History », Wilbur R. Jacobs, in : American Indian Environments, edited by C. Vecsey and R. W. Venables, Syracuse University, 1980, p. 56.