Les bons livres sur le vin et leurs à-côtés ne courent pas les rues. Aussi, nous nous réjouissons de signaler l'agréable livre de Pierre Veilletet, rédacteur-en-chef de Sud-Ouest, intitulé Le Vin : leçon de choses. Il précise son dessein ainsi :
« À l'impossible nul n'est tenu, à l'œnologie pas davantage. Il existe tant d'ouvrages éminents sur l'art de faire le vin, son histoire et la façon de le boire ! Je me suis plutôt tourné vers vers ce qu'ils négligent parce que ce n'est pas l'essentiel : paysages si familiers que nous ne les voyons plus, objets usuels, les mêmes ou presque depuis qu'on boit du vin. Dans Leçon de choses, ce sont bien sûr les choses qui comptent, les choses et leur vérité silencieuse. Il m'a paru que le verre, la bouteille, le tire-bouchon étaient dignes d'intérêt, que le contentement pouvait nous renseigner sur le contenu, et l'accessoire nous renseigner sur l'essentiel (...). Enfin, et quoique persuadé que la connaissance ajoute au plaisir, j'aimerais que ces propos réhabilitent un peu l'innocence du désir et le claquement de langue contre les docteurs de la loi ».
Profitons de l'occasion pour dédier cet extrait aux buveurs d'eau impénitents :
« L'arbre de vie du prophète Zacharie (3, 10), l'arbre que Noé plante pour inaugurer un cycle neuf, celui dont le Christ se proclamera le vrai cep, celui qui, de l'Inde à la Chine, de la Perse à la Grèce, délivre le breuvage initiatique et donne la prescience à l'immortalité, celui-là n'est pas n'importe quel arbuste d'ornement cultivé en série pour les cérémonies officielles et les jardins de retraités. Il émane du jardin primordial, du paradis perdu. Il est surabondamment chargé de sens. Il est le sens même. N'en déplaise aux adorateurs de l'oignon, de l'ail, voire du mûrier, seul le jus fermenté de la vigne coule de sang divin ».
♦ Le Vin : leçon de choses, P. Veilletet, Arlea, 1994, 190 p.
► Pierre Monthélie, Nouvelles de Synergies Européennes n°8, 1995.
Que serait Bordeaux sans le vin ? Un grand port comme l'Europe en a tant. Une importante métropole régionale. Avec la vigne, le nom de Bordeaux est sur les lèvres — et sur les langues — du monde entier. Les plants importés d'Espagne à l'époque romaine sont devenus aujourd'hui le symbole même de l'art de vivre et de la douceur que peut apporter une civilisation. L'aventure de ces vins de Bordeaux se confond avec celle de l'Aquitaine : les grandes vendanges ont toujours fait les grandes époques. Une aventure où s'éprouvent le sens des affaires et la conscience professionnelle d'un peuple amoureux de sa terre.
[Le vignoble de Sainte-Croix-du-Mont, situé sur la rive droite de la Garonne, s'étend face aux régions de Sauternes et de Barsac. On y trouve de curieuses caves creusées dans des bancs d'huîtres fossilisées]
Un sol presque maigre, un ciel souvent gris, des nuages poussés par le vent du large au-dessus de landes marécageuses. Des hivers mouillés. Des étés trop chauds et souvent orageux. Entre Garonne et Atlantique, entre montagnes et plages de sable, les premiers Aquitains devaient avoir du courage pour rester dans leur plaine.
À une heure où Jules César songeait à venir couronner en Gaule une gloire déjà bien assise, les Gascons travaillaient dur et profitaient peu de la vie. Les marchands grecs et latins qui parvenaient jusqu'à leurs terres le savaient. Ils apportaient avec eux, dans de lourdes carrioles de bois massif, de quoi adoucir la vie : des amphores d'huile d'olivier et du vin de vigne. Deux fruits prestigieux des noces de la terre et du soleil, subtilement transformés par le savoir-faire plusieurs fois centenaire des peuples de la Méditerranée.
Carrefour commercial de première importance, au débouché naturel du Sud méditerranéen vers l'Océan, Burdigala — la future ville de Bordeaux — s'enrichissait légèrement de ce trafic vinicole. Mais l'argent appelle l'argent.
Pourquoi importer à grands frais ce qui pourrait être produit sur place ? Les amphores de terre sont fragiles. Les outres résistent mal à la chaleur et se crèvent. Les routes ne sont pas en état de supporter les lourds transports. En conséquence, le prix des vins de la Narbonnaise et de la Provence est grevé d'incroyables frais.
À la même époque, dans la péninsule ibérique, d’audacieux vignerons, probablement romains, ont acclimaté et domestiqué des plants de vigne. Vraisemblablement des lambrusques, une variété semi-sauvage déjà connue et consommée du temps des cavernes. Ce que la rude terre ibérique peut produire, l'Aquitaine doit également le pouvoir.
[Sur les terroirs du Haut-Médoc, voisinant avec Margaux, Pauillac, Saint-Julien, Moulis, Listrac, se trouve l'appellation de Saint-Estèphe, cru de renommée mondiale. Le vin du Médoc est remarquable non seulement par sa finesse et son bouquet mais aussi par ses vertus thérapeutiques, dues aux sels de fer qu'il contient. Ci-contre Château Cos d'Estournel qui n'est pas êun château à proprement parler mais un chai ; il ne contient nulle pièce d'habitation]
Dès le milieu du Ier siècle, le vin de la vitis vinifera biturica commence à détrôner les vins du sud-est de la Gaule. Et même ceux d'Italie. Pourquoi biturica ? Tout simplement parce que ce sont les Celtes Bituriges qui occupent alors la région de Burdigala.
Pline l'Ancien et Columelle vantent les mérites de ces vins, dont les vignes, en sillons serrés, résistent à l'hiver aquitain pour se hâter de mûrir au soleil. Pour la première fois dans l'histoire du Bordelais, on commence à compter les années — et donc l'Histoire — en bonnes ou en mauvaises vendanges.
Après le coup d'arrêt donné par les incursions de pirates scandinaves, l'exploitation de la vigne reprend de plus belle. Sous l'influence des religieux, les défrichements s'accélèrent au XIIe et au XIIIe siècle. Surtout dans l'Entre-deux-Mers et dans les terres calcaires du Blayais. Mais la vraie région viticole reste celle des environs immédiats de la capitale aquitaine.
Devenue anglaise sans renoncer à sa personnalité, cette Aquitaine trouve un adversaire de taille dans le port de La Rochelle. De là partent des cargaisons entières de vin du Poitou et de la Saintonge qui vont rafraîchir les gosiers des riches bourgeois d'Angleterre et des Flandres. Détail significatif : en 1199, dans un édit du roi Jean sans Terre qui énumère les régions d'où provient le vin consommé à la cour d'Angleterre, on ne cite même pas la Gascogne...
Ce que n'admettent pas les Bordelais. Ils adoptent alors une double stratégie, à la fois juridique et publicitaire, en tout cas très moderne, pour ravir le « marché » anglais aux Poitevins. À la vieille reine Aliénor, les grands bourgeois de Bordeaux demandent l'abrogation des derniers privilèges féodaux qui gênent la libre culture de la vigne. Ils font miroiter à la souveraine tous les avantages qu'elle pourrait tirer d'une plus grande prospérité aquitaine. Aliénor finit par accepter de « supprimer des coutumes mauvaises et contraires aux usages comme au droit ». Cette bienveillance à l'égard des Gascons sera désormais l'attitude habituelle des rois d'Angleterre.
L'offensive publicitaire vient ensuite : vin de gros marchand flamand, le bordeaux a en lui des qualités au moins dignes de la table d'un roi. Richard Cœur de Lion, le roi poète qui compose en occitan, introduit le vin d'Aquitaine à la cour de Londres. Plus tard, Jean sans Terre ne veut plus que ce vin-là. L'élan est donné : l'Europe entière se sent obligée d'acheter la boisson favorite du plus grand seigneur de l'époque.
Les Bordelais s'empressent de le faire savoir. De plus, pour un souverain, Bordeaux est une bien plus digne capitale que La Rochelle. Ayant le roi sous la main, les Aquitains n'ont plus aucun mal à obtenir un quasi-monopole sur les ventes en Angleterre.
Le courant s'est inversé. Au XIIe siècle, les Bordelais offraient presque leurs tonneaux à la Couronne anglaise. Au XIlle, ce sont les souverains britanniques qui réclament quelques hectolitres supplémentaires. Bien sûr, cela marche si bien qu'on commence à signaler des fraudeurs... Déjà !
L'eldorado gascon
[Chai de vieillissement première année, à Sauternes (château Climens, Barsac). À Sauternes, le « Botylis Cinerea », qui est une moisissure s'attaquant aux raisins bien mûrs donne aux grains récoltés, en raison de conditions climatiques particulières, le « rôti » tant recherché des Sauternois. Sous le pressoir coule un moût épais chargé de sucre. La fermentation se déclenche et s'arrête d’elle-même quand le degré d'alcool atteint 14 à 17°. Notons les divers stades de botrytisation des raisins : "pourri-plein" (le grain est intact, rond, juteux, mais commence à se tacher de brun), "pourri-rôti" (il est brun et recroquevillé, mais glabre) et enfin "ratatiné-poilu", quand la pourriture noble l'a recouvert d'un fin duvet]
L'Aquitaine est devenue une terre où il fait bon vivre. Sous la tutelle jamais pesante du léopard anglais, le pays s'enrichit au rythme des vendanges. Les Gascons prospèrent dans une Europe ravagée par la peur et la misère.
Le grand affrontement entre le léopard et le lys se prépare. La convoitise pour l'eldorado gascon en est largement responsable. Chacun, à l'intérieur de la Gascogne, choisira son camp en fonction des avantages commerciaux et financiers espérés. Bordeaux restera fidèle à son protecteur britannique. La guerre a ravagé le pays. Des villages entiers sont à l'abandon. Ce « désert » aquitain attire de nombreux colons désargentés qui se remettent à défricher les terres à vigne. Dans le même temps, le roi Louis XI comprend que Bordeaux pourrait être une fabuleuse source de revenus pour la couronne française : quelques années après l'humiliation de Castillon, il rend aux Aquitains tous leurs anciens privilèges. Il va même jusqu'à les renforcer, au grand dam de ses anciens alliés de la Garonne méridionale, qui auront ainsi trahi pour rien la cause gasconne.
Au début du XVIe siècle, Bordeaux a retrouvé sa splendeur. La vigne continue d'être le « bien principal » du pays, et les marchands de Cahors, Moissac, Agen et La Réole sont toujours obligés d'attendre Noël pour écouler leur production sur le marché bordelais. Bordeaux, Libourne et Saint-Émilion continuent leurs fructueuses transactions avec l'Angleterre. Mais de nouveaux consommateurs se présentent : les Hollandais et les Flamands, un peu oubliés depuis le haut Moyen Âge.
Seul un des épisodes les plus terribles de la guerre de Cent Ans pourra interrompre les vendanges, ces fêtes de la terre et du soleil : en 1377, le raid de Bertrand du Guesclin contre l'Aquitaine est si dévastateur que, pour la première fois depuis des siècles, les Gascons abandonnent leurs grappes mûres aux oiseaux et aux intempéries.
Tout va bien tant que les intérêts de la royauté anglaise, de la paysannerie aquitaine et des marchands bordelais coïncident. Le pays gascon est tout entier organisé autour de la vigne, et l'or afflue. Solidement protégés par leurs privilèges, les bourgeois de Bordeaux connaissent une prospérité sans égal. Des centaines de milliers de tonneaux de vin assurent leur richesse. Ils n'ont pas de concurrents directs : il ont pu empêcher le développement de la vigne en Médoc en interdisant aux Médocains de construire un port en aval de Bordeaux.
Mais, en 1453, après la bataille de Castillon, les troupes françaises investissent la capitale aquitaine. La noblesse fuit en Angleterre. Les grands marchands se terrent. Charles VII commence par supprimer tous les privilèges accordés par les Plantagenêts. Déjà bien touché par la mévente due aux dernières années de la guerre de Cent Ans, le commerce des vins s'écroule. Bordeaux est à l'agonie.
Bordeaux se met à vivre à l'heure flamande. Un peu vexés, les Britanniques prennent l'habitude de s'approvisionner en Espagne et au Portugal. Au XVIIe siècle, les marchands anglais ne viennent plus mouiller sur la Gironde que pour acheter les meilleurs crus du vignoble. C'est que le goût des consommateurs a fini par s'affiner. On commence à bien différencier les provenances. La spéculation bat son plein. On prend également l'habitude de faire vieillir le vin : le clairet tiré de vieilles barriques oubliées a paru « meilleur élixir » que le « vin de primeur » jusque-là préféré. La mode des vins « de garde » se lance.
Tout autour de Bordeaux, on ne voit plus que des vignes. De nouvelles terres se couvrent de cépages : l'Entre-deux-Mers, la moyenne Dordogne, le Blayais et le Bourgeais. Les techniques viticoles se perfectionnent : on taille les ceps moins haut, en acceptant des grappes moins nombreuses mais plus vigoureuses et mieux exposées au soleil.
Toutefois, on ne retrouve le niveau d'exportation connu sous les Plantagenêts que quelques années avant la Révolution : cent mille tonneaux — près de un million d'hectolitres — en 1785. La vigne fait alors l'objet d'études scientifiques poussées et les Bordelais, poussés par une fièvre marchande que stimule le développement des colonies, sont possédés d'une véritable « fureur de planter ». La vigne produit un or qu'il faut savoir bonifier et faire fructifier. C'est le temps des premiers « châteaux ».
Un envahisseur implacable : le puceron
[Aux côtés des crus les plus illustres, le Bordelais offre tout un choix de vins qui gagneraient à être mieux connus. Secs ou moelleux, issus d'excellents terroirs plantés en sémillon (cépage rouge), sauvignon (cépage blanc) ou muscadelle, ils ont un attrait de fraîcheur et de jeunesse.]
Bordeaux est une ville comblée, ornée de beaux monuments de pierre claire. Ses habitants ont un niveau de vie bien supérieur à celui de tout le pays. Mais Turgot vient menacer, par un édit de 1776, cette prospérité : il met fin au fameux « privilège » multiséculaire. Du coup, les Aquitains se révèlent de chauds partisans de la Révolution : ils formeront les clubs « girondins ». Ils sont, en revanche, de piètres défenseurs de l'Empire : le blocus continental des Anglais prive leur port des revenus fabuleux de la vente du vin. C'est pourquoi ils acclament les Bourbons et le retour à la paix. Ce qui ne leur rend pas pour autant leur aisance passée. Dans la tourmente révolutionnaire, de nombreux domaines ont été démembrés et revendus à des petits paysans. Les nouveaux règlements d'une France fonctionnarisée nuisent à la bonne marche des affaires. La viticulture languit.
Avec le second Empire, l'âge d'or semble revenu. On frôle les cent quatre-vingt mille hectares cultivés. La finance internationale, Rothschild en tête, investit dans les vignobles, surtout dans le Médoc. Une attaque de l'oïdium — un champignon minuscule — est vite enrayée dans les années 1850 et, triplant le volume de ses exportations en moins de vingt ans, Bordeaux produit plus de deux millions d'hectolitres. L'Angleterre redevient un grand client. Le marché américain paraît prometteur. Celui de l'Amérique du Sud dépasse même les possibilités des marchés de la mer du Nord.
Le phylloxéra — un petit insecte destructeur de vignes — va tout ruiner. Aucune parade ne peut enrayer l'avancée mortelle de ce puceron. Seule une partie du Médoc et des Graves est épargnée. Ailleurs, on tente de sauver ce qui peut l'être en inondant les vignes : les plaines d'ancienne viticulture connaissent alors des rendements doublés, tandis que les propriétaires des côtes et des plateaux sont complètement ruinés.
Seule l'importation de nouveaux plants permettra au vignoble bordelais de retrouver son visage traditionnel. Mais rien ne sera plus comme avant : les parcelles se sont unifiées. Les vendanges s'industrialisent. Contre les « maladies » (mildiou ou blackrot), on sulfate les ceps. À la pénurie succède alors une crise de surproduction. Sans « appellations contrôlées », les fraudes se multiplient. Victimes de nombreuses imitations, les « châteaux » se vendent mal. L'époque est aux sauternes espagnols, aux médocs australiens et aux graves américains...
[Plus qu'une industrie, la vigne est dans le Bordelais une tradition, une façon de vivre, une religion qui a ses prêtres et ses cérémonies. Ci-dessous, le Grand Conseil, l'ordre de la Commanderie du Bontemps, dont les robes se divisent entre mordoré (Sauternes) et en pourpre lie-de-vin (Médoc et Graves)]
En 1911, l'État français réagit et délimite juridiquement l'appellation « bordeaux ». Ce qui ne résout pas tous les problèmes. Dans les années 1930, Bordeaux est une région économiquement sinistrée. Les paysans quittent la terre et arrachent les ceps. Les exportations ne sont plus que de deux cent mille hectolitres.
Le vignoble bordelais n'acquiert son visage actuel qu'après la Seconde Guerre mondiale. Les appellations sont fixées et la conquête du marché mondial peut s'engager sur des bases saines. Il y a moins de vignes, moins de vignerons, mais les vins sont de meilleure qualité : la législation la garantit en imposant des mesures précises de vinification et de culture. De même, les progrès de l'agronomie permettent de protéger les vignobles contre les parasites et d'augmenter les rendements.
Les débouchés actuels du bordeaux se trouvent dans le monde entier, portant toujours plus loin la renommée d'un vin planté à l'aube de notre histoire pour « faire comme les Romains » à moindre coût. Les temps ont changé : aujourd'hui, ce sont les Américains qui veulent faire du bordeaux à moindre prix. Mais peut-on remplacer un savoir-faire deux fois millénaire, né des amours d'un peuple avec sa terre ?
► Jacques Lussan, Histoire magazine n°18, été 1981.
♦ annexe : Du vignoble bordelais.
Enfin, comme on est en droit de s'y attendre, les géographes bordelais, entourés qu'ils sont par un vignoble qui couvre quelque 100.000 hectares, ce qui en fait l'un des plus étendus du monde et celui qui produit la plus grande quantité de vin de qualité, n'ont pas failli à la tâche qui leur incombe : mettre en valeur, par leurs écrits, non seulement leur viticulture, mais aussi la viticulture. S'agissant de l'ensemble du vignoble bordelais, l'étude la plus remarquable est celle de Philippe Roudié (1988). Consacrée à la géographie historique moderne de ce vignoble (1850-1980), souscrivant ainsi à une démarche classique, l'étude de Roudié n'en demeure pas moins animée, comme en témoigne son titre, Vignobles et vignerons du Bordelais, par ceux-là mêmes qui prêtent vie à ces terroirs viticoles à travers bien des péripéties, y compris de nature foncière, juridique et commerciale. Cette préoccupation pour les principaux acteurs de la scène viticole se manifeste aussi par l'attention particulière accordée à l'étude des travaux des champs et, plus largement, à l'ethnographie de la viticulture.
En fait, pour vraiment apprécier l'extraordinaire richesse de la culture matérielle du monde viticole, il faut lire un autre livre ! Intitulé Outils des vignerons et tonneliers du Bordelais (1992) et ayant donc pour objet le même terroir, le bel ouvrage de Jean-Pierre Hiéret représente une addition notoire à la bibliothèque vinicole bordelaise. Cette étude était d'abord parue en 1986 sous le titre de L'outillage traditionnel de la vigne et du vin. La nouvelle édition, dont le titre rend à César ce qui lui appartient !, est encore plus richement illustrée d'un très grand nombre de croquis et de photos.
► Rodolphe De Koninck, « La géographie de la vigne et du vin : quoi lire ? », in Cahiers de géographie du Québec n°102/37, 1993, p. 555-567.
Un vin (digne de ce nom, le sien fût-il modeste) c'est avant tout une rencontre : une question de moment, d'humeur, de palpitant, de disposition intérieure, et de sensibilité (et même d'art d'aimer) pour composer avec sa nature sauvage transformée quasi alchimiquement (dans son éloge du vin, Ilda Tomas le rattache pour cela à l'aventure humaine), c'est qu'il peut en charrier une histoire avec toutes ses nuances olfactives et gustatives ! On serait presque tenté d'écrire qu'il y a autant de régions de vins que de régions de l'être...
Peut-être est-ce pour cela que l'expérience poétique d'un Khayyam arrive à restituer toute l'ambiguïté du breuvage ? Le poème (ici en épigramme, cf. 3 traductions - celle défaillante ici, également sur wikilivres) devient pur tanin car il cherche non point à décrire l'ivresse mais à articuler les désirs mis en réserve dans un fonds immémoriel, puisant dans une part d'inconnu (unheimlich) qui est autant en nous que dans le monde.
Sur Khayyam on a certes dit tout et son contraire, épicurien impie ou révolté mystique (le vin est en effet symbole d'initiation) contre les dogmatiques, courtisan du Néant ou secrète piété persane, et malgré toutes les controverses, il est possible tel l'éminent orientaliste danois Arthur Christensen d'en accepter la pluralité conflictuelle inhérente à la poésie comme art populaire (encore aujourd'hui en Iran). D'ailleurs le quatrain, forme déniée alors par la poésie savante pour son minimalisme qui est en fait une épure, s'invite comme une chanson à boire avec un air "tantôt gai et railleur, tantôt sceptique et blasé, tantôt déchiré de doutes, triste, plein d'angoisses, tantôt plongé dans des contemplations mystiques", traversé de secrètes résistances : le kétman (*), art non pas de dissimuler mais de communiquer indirectement.
Car, après tout, qui mieux que ce savant, proche d'une certaine façon du modèle humaniste de la Renaissance car ayant poussé toute sa longue vie à un haut degré d'érudition astronomie, mathématiques, médecine, physique et rigueur du falsafè, n'était à même de constater qu'on ne peut donner de légitimité à partir du factuel ? De ressentir combien un être est incapable d'exister humainement sans une légitimation, un être que son désir de fondement pousse à faire appel à la transcendance ?
Le vertige du vin renvoie donc à un vertige des possibles que recèle notre désir : rencontrer un vin n'est jamais anodin... S'il combine de nos jours science et art, savoir-faire et ingéniosité, pour son élaboration, c'est toujours en vue d'un résultat immatériel, quintessentiel : l'esprit du vin, proche en cela de ce que l'on appelle esprit de civilisation.
* : Un mot rapide sur le ketman, terme ayant pris fortune en français (dans un registre soutenu) par l'essai du polonais C. Milosz (traduit par lui) La pensée captive : Essai sur les logocraties populaires (1953). Cette pratique est l'art et la manière pour les Persans médiévaux de transfigurer leurs pensées restées dans l'ombre, un peu comme quand on dit que de par chez nous "l'humour politesse du désespoir". Il est possible soit de supputer à cette époque une réaction du caractère national contre l’acculturation arabo-musulmane se mâtinant d'intransigeance orthodoxe soit de souligner une manière particulière et personnelle, laissant place à un certain libre-arbitre, d'interpréter sa religion. D'ailleurs les 12 imams (descendants d'Ali), sorte de zodiaque du chiisme, symbolisant l'autorité spirituelle et non le pouvoir temporel (« la tendance en Iran a plutôt été d’étatiser le religieux que d’islamiser le politique » note C. Bernard), autorisaient le ketman (et même le tekya ou taqya, fait de simuler d'autres croyances en cas de situation minoritaire). Henri Blinder note à ce propos que « grâce à ce ketman il s'est formé des sectes [au sens d'écoles] secondaires fort nombreuses : les Ali Alahi, les Kirindi, les Soufi qui sont fort tolérantes et beaucoup moins fanatiques ; selon elles, chacun est libre d'agir comme il l'entend » (Au Kurdistan, en Mésopotamie et en Perse). De nos jours en Iran on peut considérer comme une survivance de ces anciennes mœurs le rhazdaar (réserve prudente, distanciation courtoise).
Le vin est un rubis liquide, et la coupe en est la mine
La coupe est le corps dont le vin est l'âme. [...]
Qui donc boit du vin, si ce n'est le sage ?
Quatrains, XXXIX et LXXVII
Si je bois du vin, ce n'est pas pour ma propre satisfaction ;
je ne cherche ni le désordre ni à m'abstenir de religion et de moral :
non, c'est pour respirer un moment en dehors de moi-même.
Aucun autre motif ne me sollicite à boire, à m'enivrer.
Quatrain 62