VOULOIR n°17-18
Juin 1985
◘ SOMMAIRE :
POLITIQUE
HISTOIRE
RECENSIONS
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éditorial
Heysel connection…
Ce n’est pas la première fois que les rencontres sportives, dans les stades, provoquent des morts et des blessés. Pourtant, ce qui s’est passé le 29 mai au stade du Heysel à Bruxelles a traumatisé l’Europe entière. Pourquoi ? Ce n’est pas uniquement à cause des 38 victimes d’une stupide bagarre de “supporters”. Ce n’est pas uniquement dû au fait que cette bagarre a été transmise en direct auprès de 400 millions de téléspectateurs. Téléspectateurs ! Il n’y a pas de terme plus juste : “télé” parce qu’on est loin, “spectateur” parce qu’on est purement passif. Alors, 400 millions d’êtres passifs — dont votre serviteur — ont frémi non parce que des gens se faisaient trucider. Depuis la guerre-spectacle, depuis le terrorisme-spectacle, depuis les famines-spectacle, on est blasé. Non, ils ont tremblé parce qu’ils ont pressenti que quelque chose basculait. Toute une série de symboles “sécurisants” se sont renversés. En direct. Et, enfin, les 400 millions de zombies (dont votre serviteur) ont commencé à faire marcher ce qui doit leur servir — en principe — de cervelle.
D’abord, ils ont assisté au triomphe de l’irrationnel sur le rationnel. À quoi riment ces “supporters” ivres qui gueulent, à tue-tête, la gloire de “leur” équipe ? Quel est le sens d’une tuerie purement gratuite ? Quelle image donnent ces “autorités” paniquées et pleurnichardes — qu’il s’agisse du clown Nothomb qui se prétend Ministre de l’Intérieur ou de ce grassouillet de Brouhon qui est, paraît-il, bourgmestre de la “capitale” de l’Europe, ou encore de ces porcs tremblotants des “unions” internationales et nationales de football — devant leur incapacité à faire face à l’événement ? Ensuite, toute une série de “valeurs” se sont effondrées en quelques minutes. Ou plutôt, leur effondrement s’est confirmé par ce qui — après tout — n’est qu’un “non-événement”. En soi, face aux dizaines de milliers de morts quotidiens des guerres lointaines, de la route, de la pollution, etc., les 38 victimes du Heysel représentent bien peu de choses. Pourtant, leur martyr a laissé une marque indélébile dans les esprits des zombies. Quelles sont ces “valeurs” ?
La première est le faux prestige. Ces équipes de football que notre société-spectacle monte en épingle, ne sont en fait que des “lobbies” où s’affrontent les intérêts les plus sordides. Depuis longtemps, on sait que le “sport” a quitté les stades pour faire place à un affrontement permanent de mercantilisme. Les matchs sont truqués et on a volontairement troqué les valeurs réelles d’un sport noble qui alliait les qualités physiques aux dons de tactique et de stratégie en y ajoutant l’esprit d’équipe, contre la “triche”, les juteux “transferts” et la corruption la plus dégoûtante.
Le site du Heysel lui-même est symbolique. Il a été choisi dans les années 50 pour la fameuse exposition “universelle” de 1958. C’est à cette époque que le stade fut “modernisé”. Et l’on construisit ce non-sens architectural qui s’appelle “l’actium” à la gloire de la “jeune” science nucléaire. On sait ce qu’il en est aujourd’hui. Le vaniteux orgueil de faux dirigeants a fait du Heysel le symbole d’un pays décadent et incapable d’assumer son histoire. L’Expo’58 a précédé la catastrophe congolaise et tandis qu’aujourd’hui les palais du Heysel servent aux examens de recrutement de facteurs, le stade est transformé en piège mortel.
La seconde fausse valeur est l’orgueil pseudo-national. Des supporters des deux équipes ont déclaré qu’ils étaient prêts à “mourir” pour leurs idoles. Ils sont servis ! Quand un ouvrier face aux gendarmes, meurt pour ses camarades et son emploi, nous disons qu’il est un homme digne. Quand un partisan se fait tuer pour une cause qu’il croit juste, nous disons qu’il est un homme digne. Quand des hommes, quels qu’ils soient, risquent leur vie, pour en sauver d’autres, nous disons qu’ils sont dignes. Mais quand des “supporters” s’affrontent au nom de dieu sait quel “esprit d’équipe” et tuent ou se font tuer, nous disons qu’ils sont de pauvres types. Car enfin que représentent ces équipes de foot avec tous leurs drapeaux, leurs chants soi-disant guerriers ? Que représente un “but” ? Comment ces multitudes de “supporters” n’ont-elles pas compris que ce sinistre cinéma n’est qu’un piège sordide ? Oui, le drame du Heysel — en définitive — est la preuve que dans le cerveau fatigué de nombreux êtres, tout esprit critique a disparu.
La troisième “valeur” qui s’effondre est celle de l’autorité de l’État. Après tout, contestataire ou non, chacun d’entre nous avait le timide espoir que les “autorités” auraient finalement toujours le dessus, quels que fussent les excès qu’on commette. Espoir déçu ! Et nous ne résistons pas au plaisir de vous livrer l’excellente analyse qu’un psychologue de l’Université de Louvain-la-Neuve a faite pour le journal Le Soir. Selon lui, les forces de l’ordre ont été subjuguées par les “hooligans” britanniques. Il s’est produit une sorte d’effet de vainqueur à vaincu avant la bataille. Cela expliquerait la passivité des policiers et gendarmes avant le drame.
Il faut rappeler quelques faits probants : des supporters des deux camps étaient arrivés en Belgique plusieurs jours avant, le match et il y avait déjà eu des incidents graves, notamment à Ostende avec des “supporters” anglais. Aucune réaction des forces de l’ordre. Dans la journée du 29 mai, “hooligans” et “tifosi” ont envahi le centre de Bruxelles en y provoquant force tapages, avec hold-up en prime, sans que la police ou la gendarmerie ne se montrât. À l’entrée du stade, les fouilles étaient plus que sommaires au point qu’un groupe de supporters a pu percer un mur de béton dans le stade pour permettre à des resquilleurs d’y pénétrer ! Toutes les pièces du jeu étaient donc en place. Le drame pouvait commencer. Et quelles pièces : hooligans et tifosi ivres de bière et de violence, manipulés peu ou prou par des groupes anarcho-fascisants (la bonne excuse pour ceux qui n’ont pas fait face à leurs responsabilités), policiers et gendarmes déboussolés. et ne sachant à quel saint se vouer, dirigeants de foot ne songeant qu’à leur sale fric, politicards complètement dépassés, pauvres mecs ayant acheté leur billet d’entrée en noir sans se rendre compte qu’ils venaient de prendre un aller-simple pour l’au-delà.
Alors, les zombies se sont mis à réfléchir. Ils ont vu vaciller le monde confortable qu’ils vivent à travers les médias. Et les zombies prirent peur. Et les dirigeants des zombies comprirent qu’ils pouvaient tirer profit de cette panique. Aussi, Gol, ministre belge de la Justice, proposa de renforcer les lois sur le maintien de l’ordre. Craxi y vit le moyen de gagner son référendum sur l’austérité. Mais d’autres dirigeants des zombies eurent vraiment peur. Ainsi, le président de la Chambre des représentants de Belgique, le libéral Defraigne, y alla de son coup de gueule. Il dénonça l’impéritie des “responsables”. Il accusa. Et le peuple des zombies retrouva quelque peu son confort. On allait voir ce qu’on allait voir. Un monde a failli basculer, il n’est évidemment pas question de le renverser. Mais les culpabilités, elles, ne trouveront pas de sanctions. Les vrais coupables ne seront jamais punis. Et le zombie qui est votre serviteur — pour se réconforter — s’est promené le lendemain, au fond des bois. Et il a cru entendre le cri de ses semblables tués au Heysel.
J’accuse cette société, avec tous ses moyens, ses médias, ses policiers, ses politiciens, ses banquiers, d’avoir écarté l’essentiel pour l’éphémère. Et à cet appel, il n’a pu répondre. Car l’essentiel nous devons le retrouver. Cet essentiel, après tout, c’est notre culture.
► Georges Robert.