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Wilhelm Reich

Wilhelm ReichWilhelm Reich et l'érotisme de la “croix gammée”

[Ci-contre : Wilhelm Reich dans les années 1920]

◊ Préambule de la rédaction : Nos amis Elvira Seidel et Werner Olles ont décidé de rendre hommage à Wilhelm Reich [1897-1957], principal théoricien du freudo-marxisme [1], à l’occasion du quarantième anniversaire [en 1997] de son décès. Nous n’étions pas habitués à examiner la vie et l’œuvre de Reich, car nous nous souvenions trop souvent de la condamnation que Julius Evola avait portée à l’encontre de ses théories [2]. Néanmoins, quatre raisons principales nous poussent à réexaminer le dossier “Reich” :

• a) finalement, son approfondissement de la théorie freudienne de la libido est, en un certain sens, “organique” plutôt que mécanique [3].

• b) sa critique de la famille nucléaire, qu’il attribue erronément au fascisme [4] car le fascisme s’est développé tant dans les territoires de la famille nucléaire occidentale (britannique, française et hollandaise) que dans les territoires où elle n’existe pas. Reich, comme nous, estime que la famille nucléaire est une famille mutilée et insuffisante ; pour lui, elle suscite le fascisme, pour nous, elle génère l’anomie. Il serait intéressant de comparer les arguments de Reich et ceux, actuels, d’Emmanuel Todd sur la famille nucléaire.

• c) Reich condamne le travail (répétitif et industriel) : il serait dès lors intéressant de prendre acte de ses arguments pour opposer au travail salarié la notion de créativité personnelle, sans tomber, comme les jeunots niais recrutés par le gourou néo-droitiste Alain de Benoist, dans l’apologie de la paresse.

• d) Reich est un intellectuel mort dans une prison américaine. Ce sort tragique nous force à réfléchir sur les raisons de cet emprisonnement et de soulever l’hypothèse d’un assassinat pour raison politique.

Nos lecteurs, à la suite de cet avertissement de la rédaction, liront avec profit ce texte d’Elvira Seidel et de Werner Olles, ancien du SDS gauchiste en mai 68 et militant national-révolutionnaire inébranlable dans les années 70 et 80 [5].

***

[1] « Comme nous l’avons vu, ce qui séduisit d’emblée Reich dans la découverte freudienne, c’était l’affirmation de l’étiologie sexuelle des névroses. Cette sexualité pour Reich n’est pas un “élément” de la vie, c’est son essence même. Aussi la vie aliénée et misérable qui s’étend en style de vie mondiale lui apparaît-elle comme étant l’aboutissement de toutes les idéologies répressives qui visent à endiguer, à refouler et à réprimer cette sexualité. Défendre la vie, c’était pour Reich, reconnaître à la sexualité ses droits et combattre toutes les idéologies répressives. C’est cette critique radicale qu’il élabora au cours de ses années militantes de Vienne. Conscient que Freud et Marx parlent d’une même réalité, d’une même existence aliénée, il entreprit d’unir la psychanalyse au marxisme dans une dénonciation radicale des institutions bourgeoises. Cette dénonciation commence par celle de la structure familiale », note Jean-Michel Palmier (in : Wilhelm Reich, 10/18, 1969, p. 94). — Cf. également Marxisme et révolution sexuelle, Alexandra Kollontaï, Maspéro, 1973 [recension].

[2] Voir les textes en pièces-jointes sur cette entrée. Dans un autre registre, la généalogie que Michel Foucault propose de la catégorie de sexe revient finalement à montrer que celle-ci n’est au fond qu’une émanation spéculative du dispositif de sexualité. Par conséquent si une telle catégorie sert un discours de l’émancipation, c’est en occultant – et donc en renforçant par le biais de cette occultation – les mécanismes de pouvoir propres à ce dispositif en tant qu’il est configuré à partir des deux pôles corrélatifs du sexe et de la vérité : « Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir : on suit au contraire le fil du dispositif général de la sexualité ». Michel Bozon, dans un entretien, résume cette différence d'approche : « Je suis réticent à qualifier de révolution les changements intervenus dans les conduites depuis les années soixante. Cet usage routinier de l’expression de révolution sexuelle procède d’une vision de la sexualité qui a vieilli. On ne se représente plus, à la façon de Reich ou de Marcuse, les comportements sexuels comme entravés par des contraintes sociales, qu’il s’agirait simplement de lever pour permettre une expression libre des pulsions sexuelles. Cette conception finalement extrêmement naturaliste ou essentialiste de la sexualité a été remise en cause par Michel Foucault qui, dès 1976 avec sa critique de “l’hypothèse répressive”, a proposé une lecture plus complexe. En adaptant les concepts foucaldiens, on pourrait plutôt décrire les transformations contemporaines comme le passage d’une sexualité construite par des contrôles et des disciplines externes aux individus à une sexualité reposant sur des disciplines internes. Il ne s’agirait pas d’une libération, mais d’une intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales. Les changements doivent sans doute être moins considérés comme une émancipation que comme une individualisation. Avec l’intériorisation des contrôles, l’individu doit établir lui-même ses normes et sa cohérence intime, tout en continuant à être jugé socialement. Aujourd’hui pas plus qu’hier, il n’y a d’autonomie de la sexualité », (« Révolution sexuelle ou individualisation de la sexualité ? » in : Mouvements n°20, 2002). 

[3] Nous ne pouvons ici nous étendre sur l’approche corporéiste (comme par ex. dans la psychothérapie corporelle). C’est surtout l'exigence libertaire de l’amour libre qui reste l’aspect le plus connu. Cet aspect a été popularisé par la contre-culture américaine ayant émergé lors de la seconde moitié des année 60. La contestation des valeurs américaines traditionnelles (travail et famille) représentées par la classe moyenne, le refus de la guerre du Viet-Nam se sont imposés chez les étudiants américains et la Nouvelle Gauche (New Left). Ces groupes contestataires vont s’appuyer sur les écrits de Reich et Marcuse qui proposent une nouvelle façon de s’opposer au pouvoir en place avec le freudo-marxisme. Selon eux, la libération politique passe par la libération des pulsions sexuelles et la relève des forces révolutionnaires traditionnelles par les jeunes et tous les marginaux (notamment sexuels). C’est ce qui explique que vont se développer des slogans comme “Faites l’amour, pas la guerre” ou encore “Peace and Love”. Cette libération sexuelle fait peur à une grande partie du peuple américain car elle ne peut s’accorder avec sa conception des mœurs. Les films “vigilante” (vengeur) de cette période comme L’inspecteur Harry ou Justicier dans la ville font écho à la réaction populiste. Même s’ils sont vilipendés par la jeunesse, les hippies et l’élite culturelle, ils n’en restent pas moins plébiscités par le grand public. C'est l’instrumentalisation sur un plan politique de cette veine populaire qui amènera Ronald Reagan à la Maison Blanche pour un double-mandat durant les années 80. Déjà en 1972, le journaliste gonzo Hunter S. Thompson, dans son récit halluciné Fear and Loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano) faisant le deuil du Flower Power, avait mis en garde contre ce que manifestait implicitement la campagne de réélection de Richard Nixon.

[4] Toute approche politique de la question familiale ne peut mésestimer le rapport privé-public comme corrélatif à l’État moderne, voir notre mise au point dans l’avertissement précédant l’article de Luc Saint-Étienne sur l’entrée Blüher.

[5] Voir son texte sur l’entrée Libéral-libertaire.

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« Reich démontre que chaque forme de mysticisme organisé, dont le fascisme, repose sur une nostalgie orgiaque insatisfaite dans les masses » : voilà ce qu'écrivait un préfacier de Reich, dans une édition de 1970 de son célèbre ouvrage Die Massenpsychologie des Faschismus, écrit en 1933. Ce livre était une analyse aussi précoce que moderne du Troisième Reich, qui se base sur la psychanalyse. Reich y a énoncé une quantité de visions très intéressantes, mais aussi des banalités époustouflantes et des simplismes idéologiques. En tentant de concilier et de fusionner le concept marxiste de révolution et la psychanalyse, Reich a fini par se placer entre deux chaises.

Pour lui, le levier utilisé par les nationaux-socialistes dans leur combat politique était leur « phraséologie révolutionnaire ». Les nationaux-socialistes, poursuivait-il, mélangeaient dans la pratique la sphère politique aux profondeurs de l'inconscient et le meilleur exemple choisi par Reich pour prouver cette thèse était l'usage intensif de la croix gammée dans le décorum hitlérien. Pour Hitler, la croix gammée était le symbole de l'antisémitisme ; Reich pouvait certes admettre cette définition, mais, psychanalyste, il entendait aller plus en profondeur : le contenu irrationnel des théories raciales provenait, disait-il, d’une mésinterprétation de la sexualité naturelle. La “lutte des races”, pour Reich, était au fond, le dérivé d’une sexualité défensive. La croix gammée était, pour Reich, « la représentation de deux formes humaines imbriquées l’une dans l’autre… la croix gammée sinistrogyre représente un acte sexuel en position couchée, la croix gammée dextrogyre, un acte sexuel en position debout » [1]. Cette représentation de l’acte sexuel agit sur les couches profondes de l’organisme et provoque un stimulus très puissant aux effets d’autant plus forts sur la personne insatisfaite sur le plan sexuel et nostalgique frustrée de coïts ou de pratiques antérieures. Ensuite, comme ce symbole prétend également représenter l’idéal de fidélité, « il interpelle également des réflexes défensifs issus du moi moral et peut d’autant mieux être accepté ». Ce symbole qu’est la croix gammée unit, dit Reich, deux choses : l’envie d’échapper à des conventions restrictives et, en même temps, la peur. Si cette envie et cette peur sont conjuguées dans un programme politique en apparence révolutionnaire, elles deviennent une offre séduisante pour des masses qui sont tout à la fois insécurisées, bloquées, agressives et à la recherche d’une rédemption.

Le disciple favori de Freud

Il n'est donc pas étonnant qu'avec de tels raisonnements, Reich ait affirmé que le noyau profond de toute émancipation sociale et économique réside dans la “libération sexuelle” de l'homme. Pour lui, « les contradictions de la structure économique d'une société sont ancrées dans les structures de la psychologie des masses chez les opprimés ». Pour ses disciples, Reich est devenu aujourd'hui un mythe. Sa Charakteranalyse (1933) [2] est un des ouvrages fondamentaux de référence en ce domaine. Reich est né le 24 mars 1897, dans une famille de propriétaires terriens juifs de Bucovine [alors partie la plus orientale de l’Empire austro-hongrois. Elle constitue la partie occidentale de la Galicie]. Sa mère, Cecilia, victime de son mari extrêmement rigoriste, a fini par amorcer une relation amoureuse avec le précepteur de son fils. Quand le jeune Wilhelm a révélé un jour à son père l’existence de cette relation, Cecilia, désemparée, s’est suicidée [en 1909]. Pendant toute sa vie, Wilhelm s’est senti coupable de la mort de sa mère, qu’il aimait beaucoup [3]. En 1914, son père meurt [de tuberculose]. À 17 ans, Wilhelm est complètement orphelin. Quand la guerre éclate, il se porte volontaire dans l’armée autrichienne. Après la Première Guerre mondiale, il étudie la médecine à Vienne et devient rapidement le disciple favori de Sigmund Freud. Il ouvre son cabinet médical dans la capitale autrichienne ; ce cabinet connaît un réel succès mais Reich travaille simultanément dans le “service ambulatoire de psychanalyse”, qu'il a monté avec Freud et où les patients pauvres peuvent venir se faire soigner gratuitement. En 1930, Reich s’installe à Berlin. Dans le cercle viennois de psychanalyse, ses théories avaient suscité une méfiance croissante chez ses collègues ; pour Reich, en effet, l’énergie se répartit en l’homme et, cette énergie, il l’appelle la « potentialité orgiaque ». Même Freud prend acte avec un scepticisme croissant des théories de son ancien disciple favori.

Wilhelm ReichReich veut se servir des organisations de la jeunesse communiste et du “Sexpol” [centre d’information et de débats] subordonné au parti pour promouvoir ses idées et ses pratiques [4]. Son succès va croissant ; il donne des cours d’éducation et d’hygiène sexuels et lutte contre l’interdiction de l’avortement et contre la “famille nucléaire”, qui, à ses yeux, était la « cellule de base de la réaction », « le principal foyer de production de l'homme conservateur et réactionnaire ». Donc le foyer du fascisme. Mais il entre rapidement en conflit avec la direction du parti qui rejette ses thèses sur “le socialisme qui doit réaliser la joie sexuelle”, les considérant comme des rêveries impolitiques. Il est alors exclu du parti communiste allemand qui lui reproche d’être un “pseudo-marxiste bourgeois”.

Le repli sur “l’Orgonon”

En Union Soviétique, il constate également un repli rapide du communisme sur des modes autoritaires et nationalistes de diriger la société, car, ajoutait-il dans la foulée de cette déception, la direction russe s’est mise à considérer le travail comme « l'essentiel de la vie et l'a opposé à la vie sexuelle ». Mais il y eut pire : il avait pris ses distances par rapport au communisme et voilà que le Congrès de Lucerne de 1934 l’exclut de l’Association Psychanalytique Internationale. Il émigre alors à Oslo, puis après une campagne de nature idéologique menée contre lui, il part vers les États-Unis [en 1939]. Même Albert Einstein [5] s'intéressait à “l’énergie orgonique” découverte par Reich, ainsi qu’à “l'accumulateur d’orgons”, à l’aide duquel il espérait trouver la piste du mystère de la vie. En bref, par la théorisation de l’énergie orgonique, Reich voulait élargir la théorie freudienne de la libido et en faire une théorie globale de l’énergie vitale cosmique. Plus tard, Einstein, à son tour, rompit tout contact avec Reich. Celui-ci n’avait plus qu’une toute petite phalange d’admirateurs enthousiastes, trop peu nombreux pour lui donner une renommée importante. Reich s’est alors recroquevillé dans son laboratoire du Maine, “l’Orgonon”.

Ensuite, on lui a interdit formellement de poursuivre ses recherches. En 1956, il est condamné à une peine de prison de deux années pour injure au tribunal. Le psychiatre de la prison recommanda d’« interner ce paranoïaque dans une clinique neurologique ». Pourtant, il retourna en prison, à Lewisburg. Il y décéda le matin du 3 novembre 1957. Officiellement, sa mort soudaine a été due à une “défaillance cardiaque”. Malgré ce rapport officiel, le bruit, persistant, a circulé qu’il avait été la victime d’un attentat des services secrets. Il aurait connu certains secrets des opérations “OVNI” et aurait exprimé ses craintes de ne jamais sortir vivant de prison.

► Elvira Seidel & Werner Olles, Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998.

(article tiré de Junge Freiheit n°46/97, avec l'aimable autorisation des auteurs)

• notes en sus :

[1] « La croix gammée, ou plutôt le svastika, est un des symboles les plus répandus et les plus anciens, que l’on trouve de l’Extrême Asie à l’Amérique centrale. Elle indique un mouvement de rotation autour d’un centre, d’un axe immobile, et rend donc compte aussi bien de la mise en forme de la Matière par le Principe que de la succession des cycles. On a voulu opposer parfois le svastika dextrogyre au svastika sinistrogyre, le premier étant “bénéfique” et le second (celui qui fut choisi comme emblème par les nationaux-socialistes) “maléfique”, mais nous frôlons ici les interprétations pour le moins douteuses dénoncées plus haut. Notons que pour Wilhelm Reich, la croix gammée représenterait deux personnes enlacées et serait donc primitivement, ce qui ne nous étonnera pas chez cet auteur, un symbole sexuel (W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, Payot, 1972, pp. 103-107) », C. Boutin, in : Politique et Tradition, Kimé, 1992, note 34, p. 290.

[2] Trad. fr. : L’Analyse caractérielle (Payot,1971) [recension]. Jacquy Chemouni note : « Dans L'Analyse caractérielle, Reich apporte une contribution psychanalytique essentielle à la notion de caractère. Il ne considère pas le caractère comme la conséquence d'un refoulement, même s'il constitue un mécanisme de défense source des résistances du patient. À ses yeux, “le caractère est en premier lieu un mécanisme de protection narcissique”. Défini comme un appareil défensif à la fois psychique et physique comportant plusieurs strates, la notion de caractère débouche chez Reich sur une conception originale de la psychosomatique. En fonction de son importance et de sa structure (blocage, rigidité, cuirasse, etc.), le caractère permet de se défendre contre les excitations internes ou externes. Constitué en cuirasse, elle-même composée de l'ensemble des attitudes caractérielles développées dès l'enfance afin de lutter contre les excitations émotionnelles, le caractère a une fonction auto-répressive. Reich postule également l'existence de ce qu'il nomme la “cuirasse musculaire”, expression corporelle de la cuirasse caractérielle qui correspond à un ensemble d'attitudes musculaires défensives développées pour lutter contre l'apparition d'émotions et de sensations végétatives. Tout symptôme repose sur un caractère névrotique. Solidement établi, pouvant constituer une véritable “cuirasse”, le caractère rend le refoulement superflu, mais représente la résistance la plus importante dont l'analyse est un préalable. Reich dégage une typologie des caractères : caractères compulsif, hystérique, masochiste, génital. Ses travaux sur cette entité le conduisent à modifier la technique psychanalytique classique de l'analyse des symptômes et à proposer ce qu'il nommera une technique “caractéro-analytique”, laquelle privilégie l'analyse du caractère et les résistances caractérielles » (entrée “Reich” de l’Encyclopédie Universalis). Le pédagogue iconoclaste Michel Onfray va même plus loin : « L’Analyse caractérielle montre un Reich franchement émancipé de Freud. Ce texte qui paraît en 1933 propose une nouvelle méthode d’analyse qui prend ses distances avec la théorie traditionnelle telle que Freud la présente dans les textes réunis sous le titre La Technique psychanalytique. Là où Freud défend une logothérapie sans corps, Reich considère le corps comme le lieu où se nouent, donc se dénouent, les psychopathologies. À cette époque, Reich se trouve déjà engagé dans une direction opposée à Freud : l’ancien persiste dans sa mythologie littéraire, le nouveau s’essaie à une méthode concrète » (in : Les freudiens hérétiques, Grasset, 2013).

[3] W. Reich évoque ce drame familial dans : Passions de jeunesse : Une autobiographie, 1897-1922 (L’Arche, 1983).

[4] W. est revenu sur son tournant sociologisant dans : Les hommes dans l’État (Payot, 1982).

[5] Sur leur rencontre en 1941, lire : Wilhelm Reich : biographie d’une passion (Gérard Guasch, (Sully, 2007).

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Bibliographie française sur W. Reich. En ligne : Écoute, petit homme ! [pamphlet, 1945] (Payot, 1972) [recension]

 

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Pièces-jointes :

 

Cartier-Bresson-68Éros et “répression”

[Ci-contre : “Jouissez sans entraves”, slogan de mai 68, graffiti peint sur un portail rue de Vaugirard, au grand étonnement d'un élégant bourgeois âgé du quartier. Le photographe Henri Cartier-Bresson résume, par un subtil effet de contraste, un écart de générations, de tempéraments et d'époques]

On sait que depuis longtemps la psychanalyse, sortant de ses éventuelles compétences psychothérapeutiques, a envahi aussi le domaine de la culture, en appliquant ses propres principes, qui jouent chez elle le rôle de véritables idées fixes, à l’interprétation de l’art, de la pensée et même de la religion. Pour finir, le domaine de la politique devait en être touché. Si notre mémoire ne nous trompe pas, c’est à la lointaine année 1924 que remonte un livre de Vergin intitulé L’Europe inconsciente (Das unbewusste Europa) [1], dans lequel l’auteur s’était mis à psychanalyser les principaux courants politiques de l’époque, découvrant au fond de chacun d’eux tel ou tel “complexe” inconscient. À cause de l’empire exercé par ces complexes, Vergin prévoyait déjà une catastrophe apocalyptique. En conclusion, il écrivait que si les pionniers d’une race nouvelle, s’aventurant sur une terre déserte encore couverte par les nuages des gaz asphyxiants (on ignorait, alors, la bombe atomique), se demandaient quel avait été le secret de cette civilisation disparue, ils comprendraient que celle-ci avait été dominée par les complexes et instincts propres au psychisme des enfants de deux à cinq ans, de même que les institutions et idées des sauvages correspondent aux complexes et instincts du psychisme infantile jusqu’à l’âge de deux ans.

On connaît une application socio-politique plus récente de la psychanalyse, qui débouche elle aussi sur une plaisante interprétation des phénomènes “autoritaires” et “fascistes” : celle de Wilhelm Reich. Elle a été répandue en Italie par Luigi De Marchi [2], connu pour son livre Sesso e Civiltà [Sexe et Civilisation, 1960] et pour sa croisade contre la sexophobie. De Marchi, qui ne manque pas de culture et qui est un écrivain assez brillant, défend la cause de la liberté sexuelle et dénonce la phobie puritaine du sexe, qu’il voit resurgir dans toute l’histoire et unir ceux qui en sont affectés, au-delà de toute divergence politique et religieuse. Il souligne le caractère absurde d’une certaine situation : d’un côté, les “libertés démocratiques” — de parole, liberté de la presse, liberté religieuse, etc. — sont proclamées ; de l’autre, la liberté la plus importante, la liberté sexuelle, a été négligée. De Marchi se demande pourquoi les autres libertés ont eu des apôtres et des martyrs, alors qu’on ne peut pratiquement pas en citer un seul pour ce qui concerne la liberté sexuelle. On serait tenté de trouver quelque chose de sympathique dans la ferveur de De Marchi, s’il n’était pas affecté d’un véritable complexe antifasciste, “anti-patriarcal” et antimilitariste qui finit par déformer ses propres idées sur le sexe et la vie sexuelle. Par suite d’affinités électives, De Marchi s’est donc attaché à faire connaître chez nous les idées de Reich, dont il a traduit plusieurs essais, tout en regrettant beaucoup de n’avoir pu obtenir, de la part des héritiers de Reich, l’autorisation de traduire un livre lui tenant particulièrement à cœur, une étude psychanalytique iconoclaste sur la mentalité autoritaire, étude qu’il s’est contenté de résumer.

Reich était un disciple de Freud, dont il se sépara cependant en raison d’une divergence sur deux points essentiels. Comme on sait, Freud voyait dans le refoulement sexuel la cause, non seulement de plusieurs troubles psychiques et de diverses névroses, mais encore de formes générales de déséquilibre, d’insatisfaction et de malaise. À son tour, le refoulement sexuel était imputé à la force des institutions, des préjugés et des interdits sociaux en vigueur. La seule issue proposée par Freud était la “sublimation” ou le “transfert”, consistant à satisfaire sous d’autres formes (reconnues) et à appliquer à d’autres objets (licites) les impulsions réprimées. Pour Reich, tout cela est absurde : c’est comme si l’on voulait éliminer une infection due, mettons, à un éclat de bois, en cherchant à en adoucir les conséquences au lieu de remonter simplement à la cause, à l’éclat de bois. Celui-ci ne serait autre, dans la comparaison, que le système social et politique “sexophobe” existant. La seule voie cohérente consisterait donc à passer courageusement de la psychanalyse au plan de la réforme sociale et politique : à faire campagne pour l’élimination de tous les blocages, au sein d’une société complètement bouleversée. Ce serait la voie de la santé et une façon authentique de “trancher le nœud gordien”.

Désavoué par ses collègues, Reich quitta Vienne pour se rendre en Suède, d’où il partit pour l’URSS, ne connaissant ainsi qu’une série de déceptions. La fameuse liberté des mœurs suédoises ne présentait pour lui rien de satisfaisant : elle le faisait rire. Ce fut encore pire avec les communistes soviétiques. Reich dut constater qu’après les velléités d’amour libre du premier socialisme, l’URSS concurrençait les pays les plus puritains. Il émigra finalement aux États-Unis, terre promise des psychanalystes.

La seconde divergence avec Freud tenait au fait que le patriarche de la psychanalyse avait fini par admettre que le principe de plaisir, la libido, n’est pas le seul moteur de la vie psychique la plus profonde ; il y en aurait un autre, le Todestrieb, l’instinct de mort et de destruction, indépendant du premier et tout aussi essentiel. Cet instinct peut se diriger vers l’extérieur, vers les autres, donnant alors lieu du sadisme et à l’agressivité ; mais il peut également se retourner vers l’intérieur, s’exercer contre la personnalité, et l’on aurait alors le masochisme. Reich a pris soin de corriger ces thèses, passant aussi du plan de la sexologie à celui de la politique. Le désir de détruire, de faire le mal, n’est pas, selon lui, originel, mais dérivé : il apparaît lorsque le principe de plaisir est inhibé, frustré, entravé. C’est alors que surgirait, comme une espèce de rage, la tendance sadique (et, avec elle, toute forme d’agressivité) ou la tendance masochiste. Ces complexes agiraient dans le monde politique : leur forme active donnerait naissance au type autoritaire, patriarcal, militariste, leur forme passive s’incarnerait dans l’individu qui se subordonne, prend plaisir à obéir et à se sacrifier. Tel serait l’arrière-plan de tout système autoritaire, sous ses deux aspects complémentaires. Origine unique : le refoulement sexuel dérivant d’un système traditionnel donné qu’il faudrait faire sauter. Une fois celui-ci éliminé, tout ce qui est guerre et “agressivité”, naturellement, disparaîtrait : car chacun se serait “déchargé”. Vie calme, pacifique, bien sûr démocratique, comme aux premiers temps.

Ces élucubrations ne nous intéressent qu’à titre de curiosité et de signe des temps. C’est pourquoi nous ne chercherons pas à les réfuter ici. Un détail quand même : nous voudrions simplement savoir de quelles “répressions” sexuelles, imposées par l’une quelconque de leurs sociétés “sexophobes”, souffrent par exemple ces animaux aimables et non agressifs que sont les tigres et les lions.

Un autre point à souligner, c’est que des apôtres du sexe comme Reich et De Marchi ne s’aperçoivent pas qu’en estimant que certains aspects de l’éros, en fait consubstantiels à ses formes les plus intenses, doivent être éliminés — puisque causés par des “refoulements” —, ils finissent par présenter une image tout à fait banalisée, primitive et affaiblie de la vie sexuelle qu’ils entendent exalter et libérer.

Pour terminer, une allusion à la façon dont a fini Reich. En Amérique, il avait appliqué sur un plan pratique la théorie de l’orgone. Celle-ci serait l’énergie qui se manifeste à travers le sexe, et spécialement à travers l’orgasme sexuel, en venant de très loin, puisqu’elle se situerait au même niveau que les forces primordiales et cosmiques. Reich n’avait pas hésité à prétendre pouvoir capter et emmagasiner cette énergie, à des fins thérapeutiques également : allant en cela beaucoup plus loin que Freud et les autres, il supposait même que certaines maladies organiques, y compris certaines formes de cancer, étaient dues à des blocages rencontrés, dans l’organisme, par l’orgone. Mais l’Institution qui correspond, aux États-Unis, à notre Conseil supérieur pour la Santé, ne vit là que supercheries et attaqua Reich en justice. Celui-ci refusa de se présenter au tribunal, déclarant qu’il n’était disposé à se justifier, en sa qualité de scientifique, que devant des gens compétents. Il fut alors condamné, dans un bref délai, à deux ans de prison pour outrage à la Cour et mourut dans sa cellule d’une crise cardiaque. Comme dans de nombreux autres cas, cet épilogue a conféré à Reich une auréole de martyr d’une idée, auréole que ses zélateurs ne manquent évidemment pas d’exploiter pour former çà et là des “centres reichiens” [3].

► Julius Evola, texte de 1974 publié dans : Rebis n°15, 1988.

(article extrait de la revue Civiltà, II, 4, janvier-février 1974. Traduit de l’italien par Philippe Baillet)

• notes en sus :

[1] le livre de Fedor Vergin fut en fait publié par Hess & Co à Vienne en 1931. Trad. angl. : Subconscious Europe (J. Cape, London-Toronto 1932).

[2] Signalons en français de Luigi De Marchi (1927-2010) : Wilhelm Reich : Biographie d'une idée (Fayard, 1973) [recension], Psycho-politique (Payot, 1981).

[3] Dans son étude Un imaginaire de la pulsation : Lecture de William Reich (PUL, 2004), Georges Bertin énumère quelques « successeurs militants ».

 

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Wilhelm ReichRévolution sexuelle ou dévoiement de la sexualité ?

[Ci-contre : couverture de La révolution sexuelle (10/18, 1974) ornée d’un portrait de Reich de Reich par Szko, 1924. La quatrième de couverture présente ainsi l’ouvrage : Un grand homme de science nous parle de la sexualité, et non pas seulement des dérivés et symboles de la libido. Reich, découvrant le caractère social des névroses, développe la critique sociale implicite dans les premiers écrits de Freud. L'idéologie sociale et la forme patriarcale et monogamique de notre famille ont pour conséquence la répression sexuelle, conséquence qui est en même temps condition et but de cette famille. Le caractère fondateur de la psychanalyse par rapport à toute psychologie sociale et politique démontre cependant - et c'est ici la dimension capitale de ce livre - qu'une révolution culturelle sans révolution sexuelle ne saurait être radicale]

L’importance accordée à la sexualité, de pair avec une tendance régressive qui ne peut échapper à l’observateur attentif, est incontestablement une caractéristique de l’époque actuelle. On combat d’un côté ce qui peut subsister des conventions moralistes bourgeoises relatives à la vie sexuelle ; de l’autre, la psychologie, la sociologie et la philosophie consacrent au sexe une attention sans précédents, à la limite du pan-sexualisme et d’une sorte de culte du sexe. Mais, au fond, tout ce mouvement n’envisage le sexe que sous ses aspects les plus banals ou les plus douteux, car ici aussi agit le climat prédominant de “démocratie”, de promiscuité et de dissolution. En partant de la sexualité, on a même trouvé le moyen d’alimenter une attaque contre les idéaux, les principes et les structures de toute civilisation supérieure.

Nous avons déjà évoqué les cas où l’insistance sur le sexe s’est étroitement associée, dans une certaine littérature, à l’obscénité et au plaisir de la vulgarité. Cela étant, nous étudierons maintenant la tendance indiquée plus haut, telle qu’elle se manifeste chez certains auteurs contemporains [E. Rattray Taylor, W. Reich, Luigi De Marchi, B. Nedelkovitch] avec des incidences précises dans le domaine de la vision du monde, de la sociologie et des idées politiques. Nous chercherons surtout à montrer le parallélisme, paradoxal en apparence seulement, qui existe entre une sorte de croisade pour le sexe et la liberté sexuelle et un abaissement de la conception même de la sexualité.

***

[…] Nous pouvons passer maintenant à un aperçu sur les théories de Wilhelm Reich, un disciple viennois de Freud, dont il se détacha toutefois en procédant à une révision “hétérodoxe” de quelques dogmes fondamentaux du maître, avec des prolongements dans le domaine de la vision du monde et sur le plan politique et social.

Dans la formulation définitive des idées de Reich, le centre en est occupé par le concept d’orgone ou énergie orgonale (termes forgés en référence à l’orgasme érotique). L’idée première, c’est que dans la sexualité et l’expérience sexuelle se manifeste une énergie supra-individuelle, une force universelle. Tout cela est juste et pourrait mener à un plan supérieur à celui de la psychanalyse. Cela recoupe d’ailleurs un enseignement traditionnel fondamental qui a trouvé une expression typique dans la doctrine indienne de la kundalinî : celle-ci est une force, non exclusivement biologique, qui se trouve à la racine de l’organisme et qui entretient une relation particulière avec le sexe et la fonction génésique en tant qu’elle est une manifestation immanente de la Çakti universelle dans l’homme. La Çakti est un des deux termes de la “dyade métaphysique” ou “couple divin”, elle est la force créatrice du dieu, figurée comme son “épouse”, l’énergie vitale, contrepartie “féminine” du pur principe “être”, le “mâle divin”.

Cette référence à la métaphysique traditionnelle est d’autant plus importante qu’elle permet de voir clairement que chez Reich des erreurs et des déviations se mêlent à une heureuse intuition. Au-delà du plan individuel psychologique propre à la psychologie et à la psychanalyse courantes, Reich considère donc un plan supra-individuel en parlant d’une “énergie orgonale” cosmique ; mais il faut tout de suite remarquer qu’il ne se réfère pas, en cela, au plan métaphysique. Il veut trouver au contraire cette puissance dans l’univers physique, dans la nature, comme s’il cherchait une sorte d’électricité (Reich parle en effet d’une “bio-électricité” et du “bion”, qui serait une forme de transition entre matière anorganique et matière organique) pour finir par croire, d’ailleurs, qu’elle est répandue dans l’atmosphère. C’est pourquoi, après de coûteuses recherches en laboratoire sur des substances physiques, il en était carrément arrivé à imaginer des condensateurs d’“énergie orgonale” et des “cabines orgonales” pouvant être utilisées à des fins thérapeutiques. Reich développe ainsi la théorie psychanalytique des refoulements : les névroses, les psychoses et autres troubles psychiques auraient pour cause des arrêts ou engorgements (des “stases”) de l’énergie orgonale dus à des barrages (les “cuirasses”) présents chez l’individu, barrages essentiellement psychiques et caractériels, mais pouvant se traduire aussi dans des phénomènes musculaires et physiologiques. Et certaines maladies, y compris le cancer, n’auraient pas d’autre cause (1).

Cette généralisation de la théorie des refoulements repose aussi sur une autre idée : il n’y a pas que des refoulements provoqués par une abstinence sexuelle forcée due à des circonstances extérieures, il y a également des refoulements liés à l’“impuissance orgasmique”, qui viendrait donc s’ajouter aux autres formes d’impuissance communément admises (impuissance érectile et impuissance éjaculatoire). L’impuissance orgasmique serait due à une angoisse du plaisir qui empêche un orgasme sexuel complet et qui, en créant une “cuirasse protectrice” caractérielle, ou barrage défensif du Moi, provoque l’engorgement des charges d’énergie orgonale, source de tout malheur.

À partir de ces prémisses Reich en vient à une interprétation ad hoc de toute l’histoire de l’humanité civilisée, caractérisée depuis des millénaires, selon lui, par d’analogues cuirasses et barrages à grande échelle contre la “décharge orgasmique” complète vers laquelle se précipite la vraie vie. Il parle de « l’assassinat de la vie perpétré par l’animal humain cuirassé », identifie la « perte du paradis » à la « perte du parfait fonctionnement vital chez l’homme » (qui serait obtenu par le plein exercice de la sexualité). « Puisque toute vie sociale a été, au cours des derniers millénaires et pour des raisons bien précises, un type de vie secondaire cuirassée, négatrice du bonheur [du bonheur sexuel essentiellement], elle a pris soin d’éliminer, de détruire par le fer et le feu, par la diffamation et la dégradation, toute forme de vie primaire, dangereuse pour son existence. Elle a compris, d’une manière ou d’une autre…, qu’elle perdrait et cesserait d’exister si la vie primordiale revenait sur la scène bio-sexuelle ». La haine et la lutte bien organisée contre la force de vie, c’est-à-dire contre l’énergie orgonale, identifiée ici à la source même de la nature et de la vie, seraient à l’origine des convulsions multiples d’une vitalité refoulée et frustrée jusqu’aux formes représentées par les psychoses, le crime, l’alcoolisme. La décharge orgasmique interdite engendre aussi la fureur destructrice ou bien, en raison d’une pression insoutenable, le désir d’évasion, le désir du nirvâna (tel que Reich le conçoit) comme succédané de la liberté qui aurait été le fruit de la parfaite satisfaction génésique [a].

Reich débouche donc sur une sorte de religion de la vie fondée sur la sexualité et sur une éthique d’abandon total à cette dernière, toutes les structures des civilisations et des sociétés supérieures étant dénoncées comme autant de cuirasses défensives, hystériques et névrotiques. La conséquence logique, c’est l’appel à la “révolution sexuelle”. Ici, l’arrière-plan régressif de toute cette sexologie moderne, avec la conception appauvrie et unilatérale du sexe qui en est l’origine, est bien visible. C’est en connaissance de cause que nous avons rappelé plus haut l’enseignement traditionnel qui place à l’origine de la sexualité une force primordiale. Mais celle-ci n’est qu’un des deux pôles de la dyade métaphysique, le principe “féminin” de la vie et de la nature — Çakti ou Prakritî — ayant pour contrepartie le principe de l’“être”, Çiva ou Purusha. Des théories comme celles de Reich se ramènent donc à une exaltation anarchique et à une absolutisation d’un seul des deux principes du monde, en prônant un déchaînement total et effréné du sexe contre tout ce qui, en réalité, n’est en rien la conséquence d’une “cuirasse névrotique”, mais correspond normalement à l’action sur le plan humain du pôle “masculin” de cette dyade - selon l’image mythologique du dieu mâle seigneur de la Çakti, c’est-à-dire de la force-vie primordiale. Et la manifestation du dieu mâle, c’est tout ce qui est “forme” au sens supérieur, immutabilité, ordre qui dépasse la nature.

À cause de son ignorance — due, évidemment, à son idiosyncrasie — de tout ce domaine, Reich se retrouve nécessairement devant un mystère impénétrable. Car même si l’on interprète, chose grotesque, toutes les formes éthiques, politiques, sociales et religieuses comme des barrages contre la “vie” et l’impulsion orgonale cosmique, étant donné que ces mêmes formes existent et appartiennent d’une manière ou d’une autre à la vie, il faut se demander quelle en est l’origine profonde et véritable. À ce sujet, Reich avoue son ignorance. Il écrit textuellement : « Le problème de savoir comment seule l’espèce humaine, parmi toutes les espèces animales, a développé sa cuirasse se pose toujours, n’est pas résolu ». Il renonce à toute explication parce que c’est « trop compliqué, les faits concrets qui apporteraient une solution sont enfouis dans un passé trop reculé ». En réalité, il n’est pas besoin d’explication empirique à partir du cours de l’histoire ; il faudrait définir, a priori, cette possibilité se manifestant avec tant de puissance et de constance dans l’espèce humaine contre une Vie dont Reich voudrait faire le fondement unique et primordial de l’univers. Mais la seule explication valable est fournie précisément par l’existence de l’autre pôle de la dyade cosmique, du principe personnifié dans le mythe par la divinité masculine, principe supra-ordonné au principe féminin et agissant dans l’homme, les sociétés et les civilisations comme un pouvoir tout aussi primordial que l’autre, là où Reich n’aperçoit que des produits cuirassés affectés d’impuissance orgasmique et hystériquement ennemis du sexe, “meurtriers de la vie”.

Et si l’on se rapporte au plan émotionnel — auquel on ne peut certes pas accorder une portée universelle coextensive à tout ce qu’il devrait éclairer —, à l’angoisse du Moi devant le plaisir sexuel, encore faudrait-il expliquer cette angoisse. Par endroits, Reich parle de la « peur de se dissoudre dans le plaisir ». L’homme « dès l’origine a dû sentir que sa pulsion génitale lui faisait “perdre le contrôle” et le réduisait à un fragment de nature flottant et convulsif. Il est possible que l’angoisse de l’orgasme vienne de là », ce qui serait aussi l’origine des condamnations religieuses de la sexualité. Or, on est ici bien loin de la pathologie, car il peut s’agir du désir légitime de maintenir sa personnalité en face d’un abandon complet, passif et naturaliste, au sexe, chose qui, pour la personnalité, représenterait justement une lésion, une dissolution. Reich a aussi écrit :

« Le désir orgasmique apparaît maintenant comme une expression de cette “poussée au-delà de soi-même”… Nous tendons à nous dépasser. Peut-être cela explique-t-il pourquoi l’idée de la mort a été si souvent employée pour désigner l’orgasme. Même dans la mort l’énergie biologique (sic) dépasse les limites de l’enveloppe matérielle qui la tient prisonnière. L’idée religieuse de la “mort libératrice”, du “trépas libérateur” acquiert ainsi une base objective. La fonction remplie par l’orgasme dans l’organisme où tout se déroule de façon naturelle réapparaît dans l’organisme cuirassé comme principe du nirvâna ou de l’idée mystique du salut ».

Voici donc un autre cas typique de confusion des idées. L’intuition juste concerne l’impulsion à la transcendance incluse dans l’eros et se manifestant dans l’expérience de l’étreinte sexuelle (sous ses aspects “destructeurs”, lesquels échappent généralement à la conception primitive de la sexualité propre à des auteurs comme Reich). Mais il s’agit de tout autre chose que d’une “énergie biologique”, cette énergie que Reich fait entrer en jeu dans la mort, dans la “chair” et le “corps” dont l’individu cuirassé veut se libérer en “se rédimant”, en ignorant sa nature d’être fini au profit de sa “cuirasse”, du “tissu qui emprisonne” cette énergie et interdit la solution “naturelle”, la décharge orgasmique. La distinction entre un dépassement passif (dont il est bon de se garder) et un dépassement actif, authentique et ascendant (en vue duquel l’enseignement traditionnel a défini un usage particulier du sexe - voir à ce sujet les matériaux recueillis dans notre ouvrage Métaphysique du sexe), ne vient même pas à l’esprit de Reich. L’abandon passif du Moi et la décharge de l’énergie orgonale cosmique chez l’individu par l’orgasme complet - telles sont les limites de la vision de la vie et de l’éthique de Reich.

Nous désirons maintenant étudier comment Reich s’attaque plus spécifiquement aux formes de toute société traditionnelle à partir d’une révision des théories de Freud. Celui-ci avait affirmé que la force motrice fondamentale du psychisme humain, c’est le principe de plaisir (Lustprinzip) ; mais il reconnut par la suite l’existence d’une autre pulsion, également fondamentale à ses yeux, tournée vers la destruction (Todestrieb). Avec en plus la théorie générale du refoulement, employée pour montrer que lorsque les possibilités de satisfaction de la deuxième pulsion, la pulsion destructrice, sont bloquées, celle-ci change de plan et peut se manifester sous deux formes : le sadisme, quand elle se tourne vers l’extérieur, vers les autres ; le masochisme, quand elle se tourne vers l’intérieur, vers soi-même. Reich, pour sa part, nie cette dualité freudienne des pulsions. À ses yeux, seule est primaire la pulsion orgasmique au plaisir, décharge de l’énergie orgonale primordiale. L’autre instinct, l’instinct de mort et de destruction, sous son double aspect sadique et masochiste, serait un instinct dérivé. Il ne serait qu’une conséquence de la répression du premier instinct, lorsque des structures sociales, des inhibitions, l’impuissance orgasmique donnent naissance à une charge énergétique comprimée qui, par déviation, se manifeste précisément sous des formes pathologiques et destructrices, sadiques ou masochistes. Ces formes de pathologie sexuelle, une fois transposées, se retrouveraient aussi dans les principaux traits d’un certain type de société.

Sur le plan politique et social, les tendances sadiques donneraient naissance à l’orientation autoritaire de la personnalité, au plaisir de dominer des êtres assujettis, au défoulement de l’instinct de mort dans la persécution des ennemis (le “capitaliste”, le “juif”, le “communiste” et ainsi de suite, selon les idéologies). Les tendances masochistes, elles, seraient à la base de la mentalité grégaire, du plaisir de la soumission, avec une propension pour le “culte de la personnalité”, la discipline, pouvant aller jusqu’au sacrifice de soi. Les deux orientations, active et passive, sont dans une certaine mesure complémentaires et dévoilent selon Reich le vrai fondement caché de tout système hiérarchique et des tendances guerrières, “agressives”, etc., qui se présentent alors comme des complexes dont l’origine relève clairement de la pathologie sexuelle. À ce sujet, Reich met dans le même sac le patriarcat, les régimes militaristes, “fascistes”, le capitalisme, le communisme soviétique (parce qu’autoritaire), etc. En somme tout l’univers des “patristes” que Rattray Taylor a voulu décrire.

Certains n’ont pas hésité à faire appel à l’ethnologie pour en tirer la confirmation. Malinowski et une Américaine qui s’était improvisée ethnologue, Margaret Mead, ont comparé deux peuples sauvages vivant dans des milieux analogues. L’un d’eux, dont la société était matriarcale, connaissait une liberté sexuelle totale dés l’enfance, menait une vie pacifique, sans névroses ; le second, caractérisé par une organisation familiale patriarcale et autoritaire, ainsi que par une limitation de la vie sexuelle, présentait « les mêmes traits que la civilisation européenne » : agressivité, individualisme, tendances guerrières, etc. De telles constatations, purement factuelles, avec des relations de cause à effet hâtivement établies, ne sont des révélations que pour ceux qui estiment qu’il faut partir de l’inférieur pour expliquer le supérieur et des sauvages pour expliquer l’humanité civilisée. On pourrait rappeler ici la sage remarque de Dumézil, à savoir qu’il n’y a rien dont on ne puisse, avec un peu de bonne volonté, trouver une confirmation apparente en puisant aux matériaux ethnologiques.

Mais en ce qui concerne “l’agressivité” conçue comme une sorte de rabies [rage] due à un principe de plaisir entravé, Reich et d’autres (comme par ex. De Marchi, un auteur dont nous nous occuperons sous peu) s’abstiennent de nous expliquer les inhibitions sociales et sexuelles ou la peur de se perdre dans le plaisir dont souffrent, c’est évident, de nombreux animaux sauvages dan­gereusement agressifs. La limite du ridicule est franchie lorsqu’on croit sérieusement que des hommes comme Alexandre, Tamerlan, César, Napoléon, Frédéric II, etc., n’auraient jamais été ce qu’ils furent s’ils avaient reçu une bonne éducation sexuelle, non inhibée, en dehors de familles patriarcales et d’une société “cuirassée”. L’étrange, au contraire, c’est que, sur le plan individuel, aucun grand conquérant n’a mené une vie puritaine — à moins bien sûr de supposer avec Reich que, tout en aimant les femmes, les grands conquérants aient été affectés d’“impuissance orgasmique”. On est donc en présence d’un ensemble d’absurdités et de sottises, et l’arrière-plan existentiel régressif de cette sexologie appliquée à l’interprétation de la société est évident. Nous retournerons contre ces auteurs leur propre méthode interprétative en affirmant que la pulsion qui les a conduits à salir et à abaisser, au moyen d’une pseudo-science analytique et d’une conception pan-sexualiste et effrénée de la vie, les formes de toute civilisation supérieure — lesquelles sont inséparables des principes de l’autorité, de la hiérarchie, de la virilité, de la discipline et du style guerrier (à ne pas confondre avec “l’agressivité” hystérique et “l’impérialisme”) — est précisément le signe d’un instinct agressif inconscient (sadique ou masochiste, au choix), de sorte que Reich et les autres auraient eu besoin eux-mêmes de se faire psychanalyser. Il est à peine besoin de dire que les dispositions au commandement et à l’obéissance sont intrinsèques à la nature humaine et n’ont en général rien à voir avec des faits sexuels : la libido dominandi et la libido servendi n’en sont que des formes dégénérées. Il y a possibilité d’un dépassement de soi aussi bien chez celui qui, investi d’une autorité, exerce un pouvoir comme si c’était un devoir, que chez celui qui établit de façon libre un rapport de dépendance, de subordination et de loyauté envers un supérieur : c’est d’ailleurs ce que nous a montré, en Europe et hors d’Europe, le monde féodal sous ses meilleurs aspects.

En second lieu, se dévoile ici ce à quoi nous avons fait allusion au début, à savoir que le fondement même de ces théories, c’est, contrairement à ce qu’on pourrait penser, une conception primitive et assez banale du sexe. Quand Reich, en effet, contre Freud, cherche à expliquer sadisme et masochisme comme de simples complexes secondaires pathologiques dus au refoulement, il tombe dans une grave équivoque et montre qu’il ignore les dimensions effectives de la pulsion sexuelle, dès lors qu’on considère ses manifestations les plus profondes et les plus intenses. Car si l’on peut dire qu’il y a un sadisme et un masochisme comme phénomènes pervers, il se trouve aussi que l’un et l’autre peuvent n’être que des accentuations d’aspects toujours présents et inhérents à tout amour érotique intense, lequel comporte justement un facteur de destruction (lié à l’impulsion à la “transcendance” que Reich a pressentie, mais de manière fugace et erronée). Les thèmes amour-mort, volupté-destruction sont bien plus que de simples projections psychopathiques de poètes romantiques ou décadentistes. Ils reviennent partout dans l’histoire de l’eros. C’est ainsi par exemple que de nombreuses divinités antiques du sexe, du plaisir et de l’orgie furent en même temps des divinités de la mort et de la folie destructrice. On peut rappeler notamment la déesse Ishtar pour la sphère méditerranéenne, la déesse Durgâ pour le monde indien, la déesse Hathor-Sechmet de l’ancienne Égypte (pour ne pas parler du dionysisme). Et en raison de leur aspect destructeur, elles furent aussi parfois des déesses de la guerre. Ainsi, chose plutôt ironique, nous voyons que les revendications en faveur d’une liberté sexuelle absolue ont pour contrepartie, et même pour condition, le fait de n’envisager la pulsion sexuelle, qu’on croit pouvoir placer à l’origine de tout, que sous ses formes les plus incomplètes et les moins intéressantes.

***

[…] Nous pouvons donc conclure en soulignant que tout ce mouvement réformiste et de “révolution sexuelle” est faussé dès le départ à cause des erreurs de l’égalitarisme et de la démocratie ; que ses théoriciens ignorent tout du plan où certaines exigences et certaines valeurs supérieures à celles de la petite morale bourgeoise, conformiste et hypocrite, étrangères aussi à toute “sexophobie”, peuvent être raisonnablement affirmées ; que des indices multiples et parfaitement clairs montrent que les auteurs de ces courants de pensée s’inspirent d’une conception tout à fait indifférenciée, naturaliste et affadie de la sexualité ; qu’au-delà de toute exigence partielle légitime, le fait d’associer les revendications sexuelles à l’attaque contre les idéaux d’une civilisation hiérarchique, virile et aristocratique, et même contre les valeurs classiques non de la “petite morale” mais de la “grande morale”, permet sans aucun doute de rattacher ce mouvement au processus global de régression qui caractérise l’époque actuelle.

► Julius Evola, extrait de « Liberté du sexe et liberté par rapport au sexe », in : L’Arc et la massue, Pardès, 1984.

(Traduit de l’italien par Philippe Baillet)

• nota bene : le titre de cet extrait de texte est de notre fait.

Wilhelm Reich-1957[Ci-contre : W. Reich escorté jusqu’à la prison par le marshall William Doherty, mars 1957. Cahier photographique de la biographie de Reich, Fury on Earth, par Myron Sharaf, 1983]

(1) Ces applications thérapeutiques, pour lesquelles Reich avait créé un institut aux États-Unis, où il s’était établi après diverses pérégrinations, furent à l’origine de ses mésaventures. Dénoncé par le Commissariat américain pour la Santé qui ne voyait dans tout cela que charlatanerie, Reich refusa de se présenter devant le tribunal et déclara n’être disposé à discuter et à se justifier que devant des gens compétents, en un autre lieu ; accusé pour cette raison d’“outrage à la Cour” il fut condamné à deux ans de réclusion et mourut en prison d’une crise cardiaque ; puis dans la terre promise des libertés démocratiques et de la psychanalyse, l’Amérique, une décision de justice interdit la diffusion publique de toute une série de ses livres, même ceux qui ne concernaient pas sa discutable thérapie, comme The sexuel revolution, Ether God and Devil, The mass psychology of fascism, Character analysis, etc. Mais cela n’empêcha pas les drôles d’idées reichiennes sur le caractère “sado-autoritaire”, d’être abondamment utilisées par le team de psychanalystes et de psychiatres enrôlés par les Américains pour effectuer en Allemagne, après la guerre, le lavage démocratique des cerveaux. Voir à ce sujet : C. Schrenck-Notzing, Charakterwäsche, Stuttgart, 1965, pp. 113-119.

• note en sus :

Sexpol-Reich[Ci-contre : la revue de sexologie politique Sex­pol n°18-19, déc. 1977]

[a] La recension de l’ouvrage de Helmut Uhlig : Das Leben als kosmisches Fest (1998) évoque le rapport entre la notion reichienne d’orgasme et le tantrisme. Radu Stoenescu s’est risqué sur ce sujet, dans une étude tirée de son ancien mémoire et parue en 2007 : Wilhelm Reich et le Tantra-yoga : une comparaison critique. Par “puissance orgasmique”, Reich entend la capacité de s'abandonner totalement et sans retenue au plaisir surgissant dans l'acte sexuel : « La puissance orgasmique est la capacité de s'abandonner au flux d'énergie biologique sans aucune inhibition, la capacité pour une libération totale de toute excitation sexuelle emmagasinée dans le corps grâce à des contractions involontaires jouissives » (La Fonction de l'Orgasme, L’Arche, 1952, recension, commentaire). Pour sa part, Patrick Tacussel établit un parallèle pertinent entre l’attraction passionnée chez Charles Fourier (empruntant à Newton) et l’économie sexuelle chez Reich : « Il faut regarder la vision fouriériste de l’univers comme l’une des tentatives les plus complètes de rupture mentale avec la conscience du désenchantement du monde qui menace déjà, d’une façon encore inavouée, la société progressiste. En effet, le seul moyen de sortir l’idéologie du progrès de la malédiction qu’elle fait peser sur les vies terrestres, conditionnées par l’inachèvement et la mort privée de signification, consiste à lui donner une chance de salut mythique, en situant la puissance du progrès dans une cosmogonie dont le mouvement éternel inscrit chaque rouage relativement à l’harmonie tout entière. Nous rencontrons, au milieu de ce siècle, une théorie étonnamment voisine de celle que Fourier professe, concernant le jeu des passions et sa répression par les mécanismes de “dressage” civilisés. Souvenons-nous que Wilhelm Reich partira de l’idée que la cuirasse caractérielle, résultant d’une profonde déstructuration de la fonction sexuelle, est une brèche dans le système végétatif. Il en vient à opposer les courants végétatifs au blocage de l’énergie sexuelle par des tensions musculaires chroniques. L’ancien psychanalyste marxiste croit pouvoir établir que l’orgasme est un phénomène de décharge électrique, et que ces courants végétatifs constituent l’orgone, phénomène bio-électrique. Dans cette perspective, débouchant sur une végétothéraphie caractéro-analytique [ou orgasmothérapie], la névrose n’est plus la conséquence de refoulements, de défenses qui suscitent — comme chez S. Freud — la formation de symptômes, elle est l’expression d’un trouble chronique de l’équilibre végétatif et de la motilité naturelle. La structure psychique est alors identifiée à une structure biophysique. Le parallèle entre Fourrier et Reich est encore plus saisissant dans les derniers travaux du second. Dans un de ses ultimes livres : Le Meurtre du Christ (1953), Reich souligne avec force que la pensée orgonomique n’est ni politique, ni exclusivement sociologique ou psychologique, mais qu’elle repose “sur la découverte de l’énergie cosmique” [éd. Champ Libre, 1975, p. 279]. Biologique et bio-sociale, « l’orgonomie (…) est l’appréhension effective de ˋl’Énergie d’orgone cosmiqueˊ universelle (ˋDieuˊ, ˋÉtherˊ) (…) dans la profondeur de l’existence cosmique de l’homme. Elle se distingue de la pensée religieuse par sa formulation concrète du concept de Dieu, par son instance sur l’élément bio-énergétique » [idem, p. 279]. En signalant que le plaisir (expansion) s’oppose à l’angoisse (contraction), et que celle-ci est l’antithèse fondamentale de la vie végétative, Reich actualise à sa manière les découvertes fouriéristes concernant les lois de l’attraction passionnée. Il en tire d’ailleurs des conclusions similaires, visant à démontrer expérimentalement le rôle de l’énergie biologique en tant qu’énergie de l’orgone atmosphérique ou cosmique. Dans La fonction de l’orgasme (2e édition, 1947), il affirme : “L’énergie de l’orgone peut être démontrée visuellement, thermiquement et électroscopiquement dans le sol, dans l’atmosphère et dans les organismes végétaux animaux” [p. 294]. Par exemple, on peut lui attribuer la scintillation du ciel, les “orages électriques”, la formation des nuages, des brouillards, des aurores boréales. Il en déduit : “L’organisme humain est entouré d’un champ orgonotique qui varie dans les limites de la motilite végétative de l’individu” [idem, p. 296] », (« Migrations des âmes chez Charles Fourier », in : Politica Hermetica n°12, 1998, pp. 64-65).

 

 

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FHARFreudo-marxisme

[Ci-contre : en 1971, première manifestation homosexuelle militante en France. Les militants du FHAR se sont insérés à l'intérieur de la manifestation syndicale du premier mai et dénoncent l’ostracisme sexuel. Ils scandent des slogans : “Les pédés dans la rue”, “Nous sommes tous un fléau social”, “À bas les phallocrates”]

Par l'expression “freudo-marxisme”, on désigne les diverses tentatives de concilier les découvertes psychanalytiques et le marxisme. À la psychanalyse, qui proposait une théorie de l'âme, une méthode et une technique de soin dans le but de soustraire l'homme à son aliénation, conséquence des “ratés” de son histoire personnelle, le marxisme apportait une analyse des processus d'aliénation socio-historique qui se voulait objective et une solution pour y remédier : la révolution prolétarienne. Cette alliance, qui ne plaisait pas à Freud, réfractaire à toute idéologie, a surtout séduit les psychanalystes dans les années 1920 et 1930. Elle retrouva une certaine audience, en Italie et en Allemagne, surtout, et quelque peu en France, à la suite des événements de mai 1968.

Les freudo-marxismes

Chaque freudo-marxisme puise différemment dans l’œuvre de Freud, mais aussi, dans une moindre mesure, dans celle de Marx, de sorte qu'il existe presque autant de freudo-marxismes que de freudo-marxistes. Ce mouvement fut essentiellement une préoccupation de psychanalystes, parmi lesquels Alfred Adler, Siegfried Bernfeld, Carl Furmüller, Wilhelm Reich — son représentant le plus éminent —, Otto Fenichel, Paul Federn, Heinrich Meng, les sœurs Bornstein, Edith Jacobson, Kate Friedländer, Margarete Hilferding, Josef Karl Friedjung, Eric Fromm…, conscients que la levée des symptômes psychiques ne pouvait pleinement se réaliser sans que soit délivré l'homme du système d'exploitation économique, en l'occurrence le système capitaliste. Rares furent en revanche les théoriciens marxistes ou socialistes qui se sont intéressés à la psychanalyse ou qui n'ont pas porté sur elle un regard hostile. Beaucoup, comme Lénine ou Lukàcs, craignaient que le souci porté à la libération des pulsions ne détournât les masses d'accomplir la révolution. Quelques marxistes révolutionnaires — Léon Trotski, Adolf Ioffé, Karl Radek, Nicolas Boukharine, le juriste Mikhaïl Reissner — se déclaraient au contraire convaincus de la nécessité de compléter l'oeuvre de Marx.

Au sein du mouvement psychanalytique, il revient à Alfred Adler (1870-1937) d'avoir le premier conduit une réflexion, très vite marquée par ses propres théories plutôt que par celles du maître, dans le but d'éclairer l'analyse marxiste par la psychologie. Adler innove en prenant en compte, dès 1909, les facteurs sociaux dans le développement de la névrose. Dix ans plus tard, il publie Bolschewismus und Seelenkunde (Bolchevisme et psychologie) qui attribue une place prépondérante à la communauté, infléchissant sa théorie dans un sens plus marxisant, influencé probablement par les Thèses sur Feuerbach de Marx (1845), qui soulignent combien l'homme n'est pas le simple produit de ses conditions sociales, mais également de son éducation.

Mais c'est Wilhelm Reich (1897-1957) qui représentera la tentative la plus élaborée d'articuler le marxisme et la psychanalyse. Dans son étude de 1929, Matérialisme dialectique et psychanalyse (1), il croit pouvoir allier les deux pensées en préservant leurs spécificités tant méthodologiques que conceptuelles. Il les envisage de manière complémentaire, la psychanalyse pouvant aisément s'insérer dans la conception marxiste de l'histoire, là où les problèmes psychologiques, qui sont pour Marx la transformation d'un mode d'existence matérielle en idée dans le cerveau, apparaissent. Dans sa critique du patriarcat ou son plaidoyer pour une « libération des pulsions », Reich s'oppose à Freud qui ne se prononce pas pour une « société sans père » et ne croit qu'à une libération très modérée des pulsions.

Le marxisme offrait alors la possibilité d'utiliser les concepts comme un outil non seulement pour comprendre la société, mais également pour la changer : ainsi Reich avec l'organisation Sexpol, Bernfeld avec son foyer pour enfants, Simmel sensible à un engagement social de la psychanalyse et actif au sein de l'Association des médecins socialistes, Vera Schmidt et son home d'enfants, l'engagement des adlériens dans la réforme pédagogique de la municipalité socialiste de Vienne, etc.

C'est surtout en Russie, des années 1910 au milieu des années 1930, que se développe une réflexion freudo-marxiste originale, et probablement la plus importante. À l'intérieur du freudo-marxisme russe, plusieurs courants ou tendances, parfois fondamentalement différents, se dégagent. Il n'y a rien de commun cependant entre les conceptions pédagogiques défendues par Aron Zalkind, pendant un temps membre de la Société psychanalytique russe, et celles mises en pratique par la psychanalyste Vera Schmidt ou par Karl Radek, ou encore par Larissa Reissner. Zalkind, adepte d'une psychanalyse aux fondements physiologiques, défend une pédagogie autoritaire, hostile à la masturbation et également, tout comme Lénine, à la conception freudienne de la sexualité — ce qui lui vaudra les foudres de Reich. Il milite pour une sorte de réorientation de la sexualité et du transfert vers la collectivité communiste, alors que Vera Schmidt, qui prend en compte la spécificité de l'âge de l'enfant, croit primordial d'éviter la répression des activités sexuelles tout en favorisant les capacités sublimatoires.

À ce freudo-marxisme marxisant s'oppose en quelque sorte un freudo-marxiste socialisant qui ne rejette pas le marxisme, s'y réfère même souvent, mais ancre ses références politiques dans les conceptions austro-marxistes férocement condamnées par Lénine et Trotski. Outre son rejet ou sa relativisation des principes de la dictature du prolétariat ou de la lutte des classes, ce freudo-marxiste socialisant se démarque des références marxistes orthodoxes, sur lesquelles Reich fonde ses théories politiques, par une réflexion moins doctrinaire, plus ouverte à la démocratie et plus attentive à l'individu. Le rôle qu'il accorde à l'éducation obéit moins à une idéologie politique qu'à des considérations psychologiques. Henri de Man, dont l’œuvre principale publiée en 1926, Zur Psychologie des Sozialismus — traduite en français sous le titre Au-delà du marxisme —, est inspirée par la psychologie adlérienne, appartient à ce courant. H. de Man inverse la conception marxiste selon laquelle la position de classe détermine les processus psychologiques. Les réactions ou les dispositions psychologiques de classe ne découlent pas directement du système économique, mais émanent de dispositions innées et de réactions à l'événement social antérieur n'impliquant pas nécessairement la donnée économique.

La critique sociale inspirée de Freud et de Marx se veut plus radicale avec les membres de l’École de Francfort. Elle permet à Fromm de fonder sa perspective psychosociale. Chez Herbert Marcuse (1898-1979) avec Éros et la civilisation (1955), elle constitue un outil critique radical de la société, alors qu'elle s'intègre dans une perspective philosophique chez Theodor Adorno et Max Horkheimer — avec qui Freud échange une brève correspondance —, et même, dans une perspective plus épistémologique, chez Jürgen Habermas.

Un outil de critique sociale

Dans l'Europe de l'entre-deux-guerres, profondément plongée dans une remise en cause radicale de l'ordre social et culturel, le marxisme s'imposait comme l'outil théorico-politique de subversion privilégié. La domination de la pensée marxiste tient également à la facilité avec laquelle ses concepts peuvent être utilisés. Bien des analyses des freudo-marxistes, de Reich à Althusser, étonnent aujourd'hui par leur démarche quelque peu “plaquée” sur des réalités complexes.

En dehors des considérations historiques et sociales, les raisons du succès du freudo-marxisme tiennent également à une sorte de légitimité scientifique que la psychanalyse apportait au discours politique qui se voulait une critique radicale de la société. Il incarnait un idéal que ni la psychanalyse sur le plan psychologique et individuel, ni le marxisme sur le plan sociologique et collectif, pris isolément, n'étaient capables d'offrir. Le freudo-marxisme apparaissait d'autant plus séduisant qu'il répondait à une espérance, pour reprendre le mot choisi par Ernst Bloch (Le Principe Espérance, 1954-1959), à un idéal qui jalonne l'histoire depuis des siècles. Marxisme et psychanalyse légitimaient ainsi une critique radicale de la société au nom, croyait-on alors, de la science. Mais il lui a foncièrement manqué, malgré quelques rares exceptions, un contenu pragmatique.

La cohérence conceptuelle du freudo-marxisme imposait, en premier lieu, d'éradiquer la bête noire de la science marxiste, à savoir l'idéalisme : la psyché ou l'âme n'est pas une chose matérielle, mais reflète la nature matérielle, ou constitue l'une des propriétés de la matière. S'il fallait résumer le point essentiel justifiant la pertinence du rapprochement entre Freud et Marx, il résiderait dans le jeu dialectique entre la conscience et l'inconscient. Au marxisme qui privilégie la conscience comme le résultat de forces historiques, souvent “fausses apparences”, la psychanalyse répond par son concept d'inconscient, instance psychique nourrie de refoulements relatifs au vécu du sujet et réceptacle des aliénations.

Si, dans la mouvance de Mai-68, un certain sursaut du freudo-marxisme est perceptible, en France par ex. avec l'audience considérable que rencontrent les écrits de Reich et de Marcuse, force est d'admettre que cette alliance, avec la mort des idéologies et l'effacement de la prégnance de la pensée marxiste, ne rencontre plus un grand écho de nos jours. Au-delà des raisons historiques, ce déclin marque un échec épistémologique certain de cette tentative.

► Entrée par Jacquy Chemouni pour l’Encyclopédie Universalis.

Repris dans : Dictionnaire des Idées, éd. Encyclopædia Universalis, 2016. [aperçu] [boutique]

[1] « Matérialisme dialectique et psychanalyse », 1929, trad. in : Matérialisme dialectique, matérialisme historique et psychanalyse, Éditions de la pensée molle, 1970.

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◊ Pour prolonger : « Du “freudo-marxisme” au “freudo-libéralisme” ? », C. Boyer, in : Le Philosophoire n°38, 2012.

 

 


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