Homme politique et publiciste, August Winnig doit son ascension au mouvement ouvrier allemand dans la première moitié de notre siècle. Déjà avant la Première Guerre mondiale, il s'était clairement opposé aux porte-paroles du monde socialiste, car il luttait contre ce processus d'aliénation à l'œuvre dans les milieux ouvriers, où ceux-ci étaient systématiquement détournés de ces ressorts vitaux que sont le peuple et la nation. Fils d'ouvrier issu des milieux les plus pauvres, il estimait qu'il était parfaitement légitime pour lui, personnellement, de représenter les ouvriers face aux communistes de salon et aux littérateurs qui se piquaient de radicalisme.
Trois métamorphoses, typiques de l'époque, se sont succédé dans la vie de Winnig : il a d'abord été un social-démocrate actif et un chef syndicaliste pour devenir un conservateur nationaliste hostile au marxisme ; ensuite il est passé de la politique à l'écriture ; enfin, sur le plan religieux, il est passé de la libre pensée à un christianisme engagé. De lui même, il a dit un jour : « Seul était clair pour moi, ce que je ne voulais pas ». « Je ne voulais pas redevenir le sujet obéissant d'un parti qui se serait mêlé de me dicter ce que j'avais à honorer et à abominer. Positivement parlant, je voulais m'assurer une liberté de pensée et vivre selon ma conscience ».
August Winnig est né le 31 mars 1878 ; il était le douzième enfant d'un maçon et fossoyeur de la petite ville de Blankenburg dans le Harz, où, 2 ans plus tard, Oswald Spengler vit à son tour le jour. Après avoir été apprenti maçon, Winnig s'engage dans le mouvement syndical en pleine phase d'éclosion et adhère à la SPD. Pendant une grève, il rosse copieusement un “jaune”, venus de l'extérieur de son entreprise, et est condamné à plusieurs mois de prison. Cette épreuve ne l'intimide pas. Il monte dans la hiérarchie de son association syndicale, devient rédacteur dans son organe de presse et, en 1913, il accède au poste de “second président” de l'Association des travailleurs allemands du bâtiment. Il milite pour rassembler tous les travailleurs du bâtiment dans une association unitaire et centralisée et lutte pour que ses camarades puissent toucher des allocations de chômage dans un esprit de solidarité.
Dans le parti socialiste et dans les syndicats, la querelle dite du “révisionnisme” bat son plein au début du siècle. Winnig et d'autres syndicalistes tels Carl Legien prône un dépassement de la politique de lutte des classes. Ils développent une théorie de l'ascension sociale sans lutte des classes et se heurtent aux pratiques inquisitoriales des intellectuels du parti, qui estiment être les seuls à représenter un radicalisme pur. Enfin, ils doutent du dogme du “progrès infini”. Winnig a déclaré un jour à Rosa Luxemburg : « Je vais vous dire très clairement ce qui nous sépare ; vous, vous voulez la révolution et nous, nous voulons la réforme. L'enjeu est le suivant : vous essayez de pousser les ouvriers allemands à la révolution et nous, nous essayons de satisfaire leurs simples besoins vitaux. Il y a donc concurrence entre nous. Mais nous, nous avons une légère avance. Nous nous opposerons à toute révolution et si vous y parvenez quand même, vous me trouverez en face de vous ».
Négociateur dans les pays baltes
Quand éclate la guerre de 1914, Winnig plaide avec succès pour que les travailleurs mettent un terme à leurs luttes syndicales et ouvrières pendant la durée du conflit ; c'est ce qu'il appelle la « paix dans la citadelle » (Burgfriede). Quand il devient clair que le Reich ne gagnera pas la guerre, le gouvernement allemand tente d'élargir sa base parlementaire en impliquant des hommes politiques socialistes. Winnig est alors chargé d'une mission officielle auprès des troupes allemandes qui occupent les Pays Baltes qui, après la paix germano-soviétique de Brest-Litovsk, se sont soustraits à l'emprise russe. Il évalue les projets d'installation de paysans allemands dans les Pays Baltes et y envisage la création d'un État unitaire germano-balte. C'est dans cette région que l'armistice et la “révolution de novembre” le surprennent. La situation dans les Pays Baltes est imprévisible, mais il la connaît bien et fait montre d'un réel talent de négociateur.
Le gouvernement provisoire du Reich, sous la direction d'Ebert, le nomme “plénipotentiaire général du Reich pour les Pays Baltes”. Son objectif est de pacifier cette région et d'y appliquer le principe des nationalités, tout en tenant compte des intérêts allemands. Les attaques de l'Armée Rouge réduisent cette politique à néant.
Lors des élections pour élire l'assemblée nationale allemande de 1919, Winnig obtient un mandat au Reichstag, puis, peu après, est nommé Reichskommissar pour la Prusse orientale et occidentale, ensuite Oberpräsident de Prusse orientale. C'est à partir de ce moment que comment son combat décidé, mais vain, contre les clauses du Traité de Versailles, notamment celles qui concernaient la rétrocession de territoires allemands à la Pologne. Il tente de fusionner un vaste mouvement national contre la solution du “corridor”, en prévoyant bien à l'avance que ce corridor allait amener le pire pour l'Allemagne et pour l'Europe. Il fut le seul député du Reichstag à voter contre la ratification du Traité de Versailles et, en guise de protestation, remis son mandat de député.
Le putsch de Kapp
C'est alors que survient un événement qui sera un tournant décisif dans son existence. Kapp et von Lüttwitz organisent un putsch à Berlin et y prennent le pouvoir pendant quelques jours. Le commandant de la zone militaire de Prusse orientale parvient à le convaincre de faire une déclaration commune, qui reconnait le « nouveau gouvernement de Kapp et von Lüttwitz comme le détenteur de fait du pouvoir ». Le jour suivant, Winnig demande par voie télégraphique à l'ancien et au nouveau gouvernements de former une coalition pour le renouveau national, afin d'éviter que l'Allemagne ne s'enfonce dans la guerre civile. Une semaine plus tard, le putsch de Kapp s'effondre sans gloire, l'ancien gouvernement revient à Berlin et Winnig n'a plus qu'à constater son erreur. Il est suspendu de toutes ses fonctions et exclu de la SPD.
Dans les 12 années suivante de la République de Weimar, l'influence politique directe de Winnig est certes réduite à zéro, mais, au contraire, son influence intellectuelle s'accroit considérablement, grâce à ses activités de journaliste politique et d'écrivain. Pendant quelques années, il sera le co-éditeur de la revue de Niekisch, Widerstand (Résistance). En effet, la résistance allemande au “système” de Versailles et la volonté générale de dépasser le marxisme constituent des thèmes centraux. « Par le rôle que jouent les partis, la politique se réduit à quelque chose de mesquin. Les partis ne voient pas la Nation, mais une masse d'électeurs mus par des intérêts particuliers. La masse n'exige qu'une chose : qu'on lui plaise. La masse, c'est le peuple qui a perdu sa forme. Les partis sont des effets de l'adaptation à la masse. Les instincts de la masse dictent leurs lois aux partis. Dans la masse, c'est la petitesse et la vulgarité qui détiennent la puissance. La Nation et les partis constituent aujourd'hui deux mondes bien distincts ».
« Un peuple sans conscience historique est comme un arbre sans racines ». Cette phrase pourrait à elle seule résumer toute la pensée de Winnig. Dans son recueil Wir hüten das Feuer (Nous gardons le feu), se trouvent consignés et résumés ses principaux articles et discours. En 1928, paraît son ouvrage intitulé Das Reich als Republik (Le Reich comme République), une première histoire de la République de Weimar. Winnig y constate une aliénation de l'État par rapport à la Nation. « L'État devient un État affairiste et économiste, si faible sur le plan politique et national qu'il devient le champ opératoire de puissances plus fortes ». Il proclame la nécessité d'adopter un attitude conservatrice et résistante face à la dissolution et au déclin de la communauté, contre l'esprit de civilisation et la déspiritualisation de la vie : « Être konservativ, dans ce cas, c'est conserver un lien intérieur avec le fond vital du peuple, c'est maintenir sa forme spirituelle. Mais l'état d'esprit conservateur ne peut nullement constituer l'expression définitive de cette attitude de résistance [qui est nôtre], bien au contraire, le destin historique de cet esprit conservateur est de déployer à terme un esprit révolutionnaire créateur ». Et plus loin : « On nous demande si nous avons la force de créer des valeurs qui nous sont propres et d'y croire. Si nous avons la force et assez de courage pour être les révolutionnaires de l'esprit du Ponant, si l'élite intellectuelle voit que cette tâche est bien la sienne. Telle est la question allemande ».
En 1930, il publie Vom Proletariat zum Arbeitertum, où il règle ses comptes avec le marxisme, qu'il juge assis sur des fondements théoriques pseudo-scientifiques. Son jugement est d'ailleurs lapidaire : « Le marxisme doit être remisé dans le grenier de l'histoire ». Les diagnostics qu'il pose sont pourtant très pointus et d'une étonnante clairvoyance quand on voit la débâcle actuelle du marxisme.
L'ouvrier comme Gestaltende Kraft
Dans beaucoup de ses écrits, Winnig évoque la mission particulière du monde ouvrier. À ce propos, plusieurs années après les faits, Winnig, dans ses mémoires, se souvenait du jour « où les frères Jünger (Ernst et Friedrich Georg) étaient venus lui rendre visite à l'improviste et lui avaient demandé comment il était venu à penser que l'ouvrier pouvait devenir le porteur de forces créatrices / formatrices (gestaltende Kräfte) et donc constituer un espoir ». « Notre conversation a duré toute un avant-midi, mais nous ne nous sommes pas rapprochés et nous nous sommes même séparés dans l'insatisfaction. Les mots avaient chez eux deux une autre signification que chez moi ». Ce qui différenciait Winnig des intellectuels de la droite de son époque, c'était qu'il était lui véritablement d'origine prolétarienne et que ses expériences existentielles venaient en droite ligne du monde ouvrier.
En 1931, Winnig converse pendant plusieurs heures avec Hitler, qui lui propose la place de Premier Ministre de Prusse s'il adhère au parti dans un délai de 4 semaines. Winnig a d'abord hésité, puis il a refusé. Il passe les année du IIIe Reich dans de bonnes conditions, dans sa maison de Potsdam, près du Neuer Garten ; il est un écrivain politique apprécié par le grand public. Ses livres et ses nouvelles, son autobiographie intitulée Der weite Weg (Le long chemin), connaissent des tirages élevés. Peu avant que n'éclate la guerre, la même année où paraît Les falaises de marbre d'Ernst Jünger, Winnig publie un essai sur l'Europe (Europa – Gedanken eines Deutschen ; = L'Europe : Les pensées d'un Allemand). Dans ce petit ouvrage percutant, il explique que l'Europe actuelle est l'œuvre historique des grands peuples germaniques qui ont sauvé l'essentiel du travail politique antérieur de Rome. Sur ce double héritage romain et germanique, se greffe un apport chrétien : « L'Europe est née sous le signe de la Croix. En tant qu'unité vivante, elle ne vivra dans l'avenir que sous la forme d'une communauté européenne, dans laquelle chaque peuple pourra garder son propre style de vie ». Winnig s'inquiète, dans ce livre, du sort que pourrait connaître l'Europe si la Russie bolchévique parvient à se rendre maîtresse du centre du continent, grâce à une alliance qui la lierait à l'Occident.
Certains des vieux rêves de Winnig semblent se réaliser fin 1940 quand les armées du Reich sont au faîte de leur puissance, si bien, qu'après la guerre, il note dans ses souvenirs : « Même certains de mes anciens amis de mon époque syndicaliste, d'anciens députés du Reichstag, avec qui j'échangeais encore du courrier, étaient désormais convaincus de la mission mondiale de Hitler et auraient été prêts à renier tous les reproches qu'ils lui avaient adressés ».
Il vit l'effondrement allemand de 1945 dans sa ville natale de Blankenburg, où il s'était réfugié au cours des dernières semaines du conflit. Avec la défaite du Reich, tout s'apaise autour de lui. En 1953, il obtient un titre de docteur honoris causa de l'université de Göttingen ; en 1955, il est décoré de la Grande Croix du Mérite (Große Verdienstkreuz) de la République Fédérale allemande. Il meurt le 3 novembre 1956 à Bad Nauheim.
► Hannpeter Scheide, Vouloir n°134/136, 1996.
(article tiré de Junge Freiheit n°33/1995)