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Breuer
On a l’habitude de désigner par “Révolution conservatrice” une nébuleuse d’intellectuels néoconservateurs qui, sous la République de Weimar, tentent de définir une troisième voie entre libéralisme et socialisme prolétarien. Ces intellectuels ne veulent pas d’un retour au vieux nationalisme wilheminien discrédité par la défaite et se démarquent du conservatisme traditionnel par leur approbation de la modernité technicienne et de l’ère des masses. La question de leur responsabilité dans la “mise en acceptabilité idéologique” du nazisme se pose. Mais Stefan Breuer met en cause la pertinence même du “syntagme paradoxal” et propose d’autres idéal-types pour décrire cette nouvelle droite allemande. [source note]
Y a-t-il eu une “Révolution conservatrice” ?
à propos des nouvelles thèses de Stefan Breuer
Karlheinz Weissmann répond dans cet article aux nouvelles interrogations que se pose la communauté scientifique sur le phénomène politico-idéologique que constitue la Révolution conservatrice depuis la parution d'ouvrages récents, le livre de Sternhell sur la “droite révolutionnaire” française, la somme de Panajotis Kondylis et la critique de Stefan Breuer. Indubitablement, ce phénomène complexe, à strates multiples, devra être appréhendé sous des angles nouveaux.
En mai et en juin 1993, le programme scolaire du Norddeutscher Rundfunk (NDR) a produit une émission en 3 volets sur la Révolution conservatrice (RC). Le premier volet s'est penché sur les fondements de la Weltanschauung de la RC, les 2 autres avec ses 2 plus célèbres représentants : Carl Schmitt et Ernst Jünger. La façon de traiter le sujet était objective et pluraliste (on aurait toutefois pu se passer des tirades de Nicolaus Sombart sur Carl Schmitt), mais le plus remarquable, c'était qu'une telle thématique ait été choisie pour une émission radiophonique.
Comment l'expliquer ? Les rédacteurs de la NDR ont-ils redécouvert subitement un courant inconnu de l'histoire des idées ? Ce n'est apparemment pas le cas : leurs intérêts n'étaient pas “archéologiques”. Leur émission témoigne bien plutôt d'un changement de climat en RFA. Depuis quelques années, on perçoit nettement un regain d'intérêt pour la droite politique. Jusqu'à présent la plupart des analyses consacrées aux droites ne s'intéressaient qu'aux liens personnels entre leurs protagonistes et ne visaient qu'à découvrir et à mettre en exergue les “passerelles” et les “chevilles ouvrières” entre les différentes composantes de cette nébuleuse.
À quelques exceptions près (par ex. Uwe Backes et Eckhard Jesse qui ont des préoccupations scientifiques), la plupart des auteurs qui s'intéressent aux droites allemandes visent des objectifs de “pédagogie populaire”, à montrer combien les droites sont “dangereuses”, parce qu'on peut, paraît-il, démonter qu'elles cultivent toutes ouvertement ou de façon cachée des sentiments qualifiables de “(néo)-nazis”. Pour la plupart des politologues, sociologues et journalistes d'inspiration “anti-fasciste”, ce type de travail soi-disant “démasquant” reste à l'ordre du jour. Mais ils ont fini par lasser, un phénomène d'érosion est désormais perceptible dans ces cénacles comme dans les modèles interprétatifs culturels dominants ; les chercheurs plus intelligents se rendent compte de l'insuffisance des méthodes ressassées et tentent de les corriger partiellement. Résultat : on a constaté récemment que des travaux essayaient de proposer une vision plus différenciée des “familles de pensée” à l'intérieur de la droite.
Les interprétations de la RC jouent un grand rôle dans ce processus de clarification. Certes, Hermann Lübbe a déclaré qu'il n'était pas question d'envisager une renaissance, car le phénomène d'un “nouveau conservatisme révolutionnaire” n'était que marginal (1). Cependant, le politologue Hans-Gerd Jaschke constatait au début de l'année 1992, dans un essai sur le « revival des idées de la RC », qu'il « s'agissait de l'amplification d'une expression élitiste et intellectuelle de la protestation contre les exclusions de la société moderne » (2). Tandis que Jaschke estimait qu'un recours à la “carrière d'idées” que représente la RC présentait essentiellement un danger pour le “centre” (die Mitte) (3), Klaus Kleinschmidt, dans un appel rédigé dans les colonnes du quotidien libéral Süddeutsche Zeitung, exhortait les intellectuels conservateurs à revivifier l'héritage de la RC afin de barrer la route à l'extrémisme de droite (4). La situation est fort confuse, on le voit, et nécessité d'être clarifiée. Ce sont sans nul doute ces réflexions éparses et ces glissements dans les méthodes d'approche qui ont incité Stefan Breuer à publier son nouveau livre, Anatomie der Konservativen Revolution (Anatomie de la RC).
Les thèses de Breuer
L'ouvrage de Breuer commence par la phrase suivante : « Le syntagme révolution conservatrice est une création de la nouvelle historiographie des idées et elle a connu son succès ». La signification de ce concept était au départ fort vague, on aurait d'ailleurs pu le relier à la Réforme tout comme à la Première Guerre mondiale ou à la tentative de forger une Weltanschauung d'un type nouveau. Une relative clarté conceptuelle s'est révélée plus tard, grâce « au livre d'Armin Mohler » (p. 5). Breuer songe évidemment au monumental Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, paru en 1950 dans une première version, complétée et présentée sous forme de manuel en 1972, finalement republiée en une troisième mouture par Mohler en 1989, flanquée d'un volume complémentaire, avec bibliographie sélective et un résumé des nouvelles pistes de recherche qui se sont révélées dans le monde universitaire.
Dans une première phase, Breuer accepte les concepts mis au point par Mohler, de même que les critiques que celui-ci s'était adressé à lui-même au fil du temps, not. contre la répartition de la RC en 5 groupes principaux — les folcistes (Völkische), les jeunes-conservateurs (Jungkonservative), les liguistes (Bündische), les nationaux-révolutionnaires, et le Mouvement Paysan (Landvolk-Bewegung) — ce qui l'amène à concentrer son attention sur le “noyau dur” que sont les Jungkonservativen (Max Hildebert Boehme, Ernst Forsthoff, Hans Freyer, Heinrich von Gleichen, Albrecht Erich Günther, Edgar J. Jung, Arthur Moeller van den Bruck, Carl Schmitt, Oswald Spengler, Wilhelm Stapel, Hans Zehrer et les autres auteurs du Tat-Kreis), d'une part, et les nationaux-révolutionnaires (Helmut Franke, Friedrich Hielscher, Ernst et Friedrich-Georg Jünger, Ernst Niekisch, Franz Schauwecker), d'autre part. Mais l'accord entre Mohler et Breuer se limite finalement à la reconnaissance de ces 2 groupes. Pour le reste, Breuer formule 3 objections fondamentales à l'encontre de Mohler et développe sur 200 pages une argumentation contradictoire.
♦ 1. Breuer commence par faire référence à l'énorme et solide étude que le philosophe grec Panajotis Kondylis a consacré au “conservatisme”. Sur base de sa lecture de Kondylis, Breuer conteste le fait que la RC ait été véritablement “conservatrice” au sens propre du terme ; en effet, pour Breuer, la RC « est un ensemble de tentatives d'orientation, un éventail de mouvements de recherches à l'intérieur même de la modernité, qui tous s'opposent effectivement à l'idéologie des Lumières et au libéralisme qui dominent le mainstream, mais qui sont tellement compénétrés de volontarisme et d'esthétisme, attitudes typiques de la modernité, que l'on ne peut plus parler de conservatisme au sens historique et spécifique du terme » (p. 5).
Hétérogénéité idéologique et mentalité commune
♦ 2. L'hétérogénéité idéologique (sur le plan des Weltanschauungen), que Mohler avait remarquée, lui aussi, a plus de conséquences, selon Breuer, que Mohler ne veut bien l'admettre. Il existe bel et bien une sorte « d'unité générationnelle » (p. 33), car la plupart des Jungkonservativen et des nationaux-révolutionnaires appartiennent à la génération des combattants de la Grande Guerre. Mais cela ne suffit pas pour affirmer qu'ils appartiennent tous sans distinction à une même Weltanschauung cohérente. Pour Breuer, la vision défendue par Mohler, prétendant qu'il existe entre tous ces protagonistes une “mentalité” commune générée par l'idée nietzschéenne d'éternel retour, n'est pas davantage démontrable. Ce qui compénétrait vraiment la mentalité de l'époque, c'était « une combinaison d'apocalyptique, de recours à la violence et d'esprit communautaire masculin (Männerbund) » (p. 47). Mais cette combinaison n'est pas typique de la RC, elle a touché l'ensemble de la droite radicale sous la République de Weimar ; en tant que telle, elle ne peut nullement servir de critère pour prouver l'existence d'une « idéologie de doctrinaires » indépendante (p. 48).
♦ 3. Breuer confirme ce postulat après avoir analysé quelques-uns des champs thématiques qui ont préoccupé la RC (définition de l'ennemi, ordre économique, position vis-à-vis de la technique, définitions de la nation, du peuple et de la race, autorité, Reich) et après avoir explicité quelques jugements politiques concrets émis par des intellectuels classés dans la catégorie de la RC (position vis-à-vis des partis de la droite après la fin de la monarchie, jugements sur le fascisme italien, sur le national-socialisme, sur l'Union Soviétique, attitude face aux cabinets présidentiels sous la République de Weimar, positions adoptées sous le Troisième Reich). Breuer écrit : « On ne peut trouver aucun noyau dur de convictions politiques, sociales ou économiques qui n'aurait été le propre que des auteurs de la RC et qui les aurait distingués des autres orientations […]. On ne peut s'y soustraire : la RC est un concept intenable, qui génère plus de confusion qu'il n'apporte de clarté. Il faudrait donc le biffer de la liste des courants politiques du XXe siècle » (p. 181).
“Nouveau nationalisme” ?
Mais, chose étonnante, Breuer n'en reste pas à ce jugement négatif. Il propose de conceptualiser les formations considérées jusqu'ici comme “jeunes-conservatrices” ou nationales-révolutionnaires au sein de la RC comme les courants d'un "néo-nationalisme" ou d'un “nouveau nationalisme”. Ce nouveau nationalisme, d'après Breuer, se définissait pour l'essentiel par son approche “holiste” de la nation (p. 187), par son caractère révolutionnaire mais anti-jacobin, par l'accent mis sur les vertus guerrières mais sans intention impérialiste. Breuer note : « Si le nouveau nationalisme et non pas le national-socialisme avait triomphé en Allemagne, nous aurions certes eu à l'intérieur une dictature et à l'extérieur un régime nettement révisionniste [i.e. des clauses du Traité de Versailles], mais, objectivement, nous pouvons dire que les Juifs d'Europe n'auraient pas subi l'enfer de l'holocauste et que le reste du monde n'aurait pas eu à subir la Seconde Guerre mondiale » (p. 194).
Une critique de la critique
Breuer a eu un jour l'occasion de dire qu'un travail scientifique, pour avoir l'appui de la communauté scientifique, doit être caractérisé par l'absence de tout enthousiasme nébuleux (ce qui conduit à l'incompréhension) et de toute redondance (des répétitions de ce qui existe déjà) (5). S'impose-t-il ses propres exigences ? Pour répondre à cette question, nous devons examiné l'argumentation de Breuer dans chaque détail.
• 1. D'abord, nous devons rappeler que la critique adressé à la conceptualisation mohlerienne de la RC n'est pas nouvelle. Déjà peu après la parution de la première édition de son livre, Klemens von Klemperer, dans son étude intitulée Germany's New Conservatism : Its History and Dilemma in the Twentieth Century (Princeton, 1957) et dans sa traduction allemande Konservative Bewegung zwischen Kaiserreich und National-Sozialismus (Munich, s.d.) développe la thèse suivante : le courant politique que Klemperer lui-même désigne sous l'étiquette de “néo-conservateur” en Allemagne reniait en fait l'essence même du conservatisme : « On défilait trop, on battait trop le tambour, on s'enivrait de discours exaltés, qu'est-ce que tout cela avait encore à voir avec le conservatisme ? » (6). Mais Klemperer avait des difficultés à définir positivement le contenu de son propre concept de “conservatisme”, au-delà de son appel à une tradition anglo-saxonne considérée comme “idéaltypique”.
Défense de la “societas civilis” ou dérive esthétisante ?
Cette première critique à l'encontre de Mohler nous révèle combien le recours opéré par Breuer à l'œuvre de Kondylis est bien plus efficace. En effet, Kondylis a bien mis en exergue que le “conservatisme” n'avait de sens que pour désigner une position politique concrète, consistant à défendre la conception vieille-européenne de societas civilis. L'élimination du pouvoir de la noblesse, caste porteuse du conservatisme historique et concret, a conduit, dès la fin du XIXe siècle, à réinterpréter les linéaments du conservatisme historique, notamment en les “esthétisant”. La RC serait partie prenante dans ce processus d'esthéticisation. La RC aurait au fond repris à son compte des conceptions du paléo-libéralisme ; son importance dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres résulte dès lors pour l'essentiel de l'humiliation et de l'isolement du Reich.
Breuer : « Si ces idées de la RC ont pu exercer une influence politique temporaire en Allemagne, la raison n'en était pas une affinité particulière entre celles-ci et l'esprit ou la “voie particulière” (Sonderweg) de la germanité ou de la Prusse, comme l'a laissé sous-entendre l'idéologie des vainqueurs, mais plutôt une situation hautement paradoxale et unique dans l'Allemagne d'après 1918, où de larges strates de la bourgeoisie se sont radicalisées » (7). Kondylis, dans d'autres passages de son maître-ouvrage, a exprimé des doutes : les dénominations idéologiques issues de l'époque bourgeoise, telles le “libéralisme” ou le “conservatisme”, sont-elles encore utiles et pertinentes à l'ère des démocraties de masse ? Nous avons donc affaire à un processus de « réinterprétation » constante (8), qui conduit à une confusion linguistique totale, où « l'instabilité du vocabulaire témoigne de son obsolescence » (9).
Les résultats de cette analyse sont certes bien séduisants, mais, quelque part, on peut en être insatisfait. Notamment parce que, dans ses travaux, Kondylis n'a pas (encore ?) traité d'un problème : la montée des mouvements désignés au sens large par l'étiquette de “fasciste”. On ne peut les ramener que fort difficilement aux principes de stabilité de la société d'abondance moderne (“l'hédonisme” et la “rationalité technique” selon Kondylis) et, par ailleurs, on ne peut qu'à grand'peine les interpréter comme des chutes, des retours aux systèmes bourgeois ou féodal. Ensuite, Kondylis n'a rien proposé pour imposer une dénomination nouvelle aux composantes de l'échiquier politique et idéologique, où les uns tendent vers l'égalitarisme et les autres vers la méritocratie, si bien que nous sommes condamnés, jusqu'à nouvel ordre, d'utiliser avec scepticisme les concepts de “gauche” et de “droite”, de “socialisme”, de “libéralisme” et de “conservatisme”. Cependant, cet emploi peut se justifier puisque la formation/constitution de toutes les traditions, et en particulier des traditions politiques, opère par sélection et par invention de continuités plutôt que par découverte de continuités.
Dans cette optique, il nous apparaît utile de rappeler la tentative d'Ernst Nolte, de redéfinir la RC. Il distingue la RC du totalitarisme national-socialiste en la décrivant comme une “solution minimale”, alors que le nazisme serait une “solution maximaliste”. Certes, entre les intellectuels conservateurs-révolutionnaires et les nationaux-socialistes, il y a eu des convergences doctrinales, not. en ce qui concerne la critique de la civilisation (au sens technique et mécanique du terme), l'hostilité au marxisme et au libéralisme, etc., mais tandis que le mouvement de Hitler est issu d'une volonté de lutter contre la Russie bolchevique, la RC tire ses racines d'un processus qui, depuis le XIXe siècle, conduit à ceci : « lors de chaque grand changement dans la situation historique et au fil des générations, on a vu des branches jeunes du conservatisme s'opposer à des branches plus anciennes, et ces branches jeunes considéraient la “révolution” comme la “sixième grande puissance” du siècle et se trouvaient dès lors, dans une certaine mesure, plus proches d'elle que les anciennes branches, tout en y étant simultanément hostiles » (10). Cette position noltienne a l'avantage de retenir l'élément “continuité” en dépit de toutes les discontinuités dans l'histoire des idées conservatrices, et de prendre au sérieux l'étiquette auto-référentielle de “conservatisme” jusque dans les groupes nationaux-révolutionnaires (11).
La “droite révolutionnaire” de Zeev Sternhell
Par rapport à Mohler, la “période axiale” (Achsenzeit) de la pensée conservatrice est ramené en arrière sur la ligne du temps. Mohler lui-même a accepté cette correction, en appréciant largement le point de vue proposé par Zeev Sternhell. Certes, le concept extensif de “fascisme” chez Sternhell pose problème, cependant, l'historien israëlien est convaincant quand il démontre qu'à la fin du XIXe siècle, à la suite d'une crise de la démocratie libérale et du marxisme, des mouvements potentiellement révolutionnaires émergent, qui n'étaient “ni de gauche ni de droite” et que l'on doit interpréter comme « l'expression d'un changement radical, portant toutes les caractéristiques d'une crise de civilisation » (12). Breuer reprend partiellement cette position de Sternhell à son compte, mais, malheureusement, cette “pré-histoire” du conservatisme révolutionnaire ne joue absolument aucun rôle dans son enquête.
Pour pousser nos investigations plus loin, il ne suffit pas d'adopter la perspective de l'oiseau ou du sociologue, il faut se soumettre à un travail de bénédictin, comme l'a fait Mohler pendant tant d'années. Pour être plus précis, il conviendrait d'enquêter sur les nœuds de questions suivants :
- a. Le champ sémantique du concept de RC n'a pas encore été exploré en suffisance. Nous ne voulons pas dire par là qu'il faut encore et toujours trouver des exemples dans le XIXe siècle (13), mais qu'il faut aussi aller voir comment le fascisme italien (14) et le national-socialisme (15) ont repris ultérieurement à leur compte cette terminologie.
- b. Une bonne et intelligente analyse du conservatisme révolutionnaire ne pourra désormais plus être faite sans comparaison avec les courants intellectuels apparentés dans les autres pays européens.
- c. Il demeure toutefois légitime de mettre l'accent sur le rapport entre la RC et la “conscience particulière” (Sonderbewußtsein) des Allemands. Dans cette optique, il ne conviendrait pas seulement d'accorder davantage d'attention au nietzschéisme mais surtout à ce que l'on appelle dans les pays anglo-saxons le “bismarckisme allemand”, -isme qu'il faudra s'efforcer de comprendre au-delà de tous les préjugés habituels. Souvenons-nous ici, par ex., des réflexions de Norbert Elias qui défendait le point de vue suivant : en Allemagne, il n'y a jamais eu péréquation entre les anciennes conceptions guerrières et aristocratiques, d'une part, et l'universalisme moderne, bourgeois et moraliste, d'autre part, propre de l'Angleterre ou de la France, car cet universalisme, à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire au moment du triomphe social de la classe moyenne allemande, était « actif dans son erreur » (16). L'Allemagne, pour cette raison, l'a refusé. Thomas Nipperdey avance les mêmes arguments dans sa réhabilitation prudente des “idées de 1914” (17).
• 2. Revenons au deuxième ensemble problématique étudié par Breuer : l'unité interne de la RC. De fait, on peut douter de la validité du modèle proposé à l'origine par Mohler. Mais Mohler lui-même a apporté quelques corrections à son modèle en tenant compte des critiques qui lui avaient été adressé. Il s'est en quelque sorte mis à la remorque de Sternhell et ne considère plus tant la conception cyclique / sphérique du temps et le rejet du christianisme comme les clefs permettant de comprendre la RC, mais privilégie désormais un ensemble d'idées directrices parmi lesquelles l'anti-matérialisme, l'anti-individualisme, le scepticisme anthropologique, les conceptions volontaristes exigeant un renouveau de la société, la conception agonale de la politique et l'accent placé sur le “perspectivisme” dans cette vision du monde (18).Breuer ne prend pas au sérieux l'idée qui voit dans la RC une « conspiration intellectuelle » (19) et s'aperçoit très bien qu'à la fin du XIXe siècle, le « nouveau climat intellectuel » ne produit pas une idéologie aussi compacte que le marxisme, mais l'ébauche – née de la réalité transformée par les masses post-libérales, légitimée par elles – d'une « consistance et d'une force explosive » (20) qu'on ne doit pas sous-estimer. Breuer ne se préoccupe pas de certaines attitudes propres à la RC, telles la « volonté d'être efficace dans le monde » (Welttauglichkeit) (21) ou le « réalisme héroïque » (22) ; pour cette raison, il semble ne pas percevoir quelle est la teneur de la communauté d'esprit que constitue la RC. Quand Mohler parlait d'arraisonnement physiognomique, on pouvait ne pas s'estimer satisfait car la pertinence de ces termes ne pouvait être vérifiée par des méthodes scientifiques. Pourtant, force est de constater que comprendre les mentalités politiques exige un certain degré d'intuition et de sympathie (Einfühlung), plus important et fructueux finalement que le maniement de procédés "autonomes". On ne peut effectivement pas répéter ici les arguments rationalistes et superficiels d'un Virchow, qui avait déclaré devant le Landtag de Prusse, qu'il n'y avait pas d'âme immortelle, car il n'en avait jamais vue, alors qu'il avait découpé toutes les parties du corps humain dans sa carrière de chirurgien.
Concrétisations politiques ?
• 3. Quoi qu'il en soit, une faiblesse a marqué l'enquête de Mohler : jamais il ne s'est vraiment penché sur les tentatives de concrétisation politique des Jungkonservativen, des nationaux-révolutionnaires et des folcistes. Il s'est concentré exclusivement sur l'histoire des idées. Breuer, au contraire, — et c'est son principal mérite — nous donne un bon aperçu synoptique des orientations politiques des intellectuels de la droite au temps de Weimar. À ce niveau, on perçoit parfaitement la volonté de connaître de l'auteur et son honnêteté intellectuelle, même s'il omet de parler de certains auteurs à la périphérie de la RC (not. Werner Sombart et pratiquement tous les géopolitologues), dont l'esprit terre-à-terre se démarque résolument de certaines excentricités esthétiques ou idéologiques.
Si Breuer avait inclus ces auteurs périphériques dans son analyse, il aurait pu explorer d'autres caractéristiques importantes du Zeitgeist. L'un des meilleurs connaisseurs en la matière, Louis Dupeux, fondateur en 1975 du Groupe d'Étude de la Révolution conservatrice, un institut que les Allemands envient à leurs voisins de l'Ouest, considère que la RC a été « de fait, l'idéologie dominante dans l'Allemagne de l'époque de Weimar » (23). On ne s'en aperçoit pas souvent, malgré l'évidence, mais cette position dominante explique pourquoi le conservatisme révolutionnaire est hétérogène. La crise de l'époque et la brièveté du temps de déploiement de cette RC (seulement 15 ans, entre 1918 et 1933 !) n'ont pas permis d'homogénéiser les corpus doctrinaux, mais, il nous semble que l'impact intellectuel a été tel que, par la force des choses, il ne pouvait être que pluriel, différencié, hétérogène.
Mettre cette hétérogénéité en évidence aurait sans nul doute permis d'expliciter clairement les rapports entre la RC et le national-socialisme. Il ne s'agit pas tant de savoir si les intellectuels de la RC seraient entrés en conflit avec l'hitlérisme ou s'ils s'y seraient ralliés, mais d'analyser concrètement les rapports qu'ils ont entretenus avec le nouveau régime après 1933 : ce fut pour les uns le ralliement (Alfred Baeumler, Werner Best, Ernst Krieck), pour les autres l'adaptation (Franz Schauwecker), "l'immigration intérieure" (Ernst et Friedrich-Georg Jünger) ou l'opposition ouverte (Friedrich-Wilhelm Heinz, Ernst Niekisch, Karl-Otto Paetel, Beppo Römer). On regrettera aussi que l'influence de la RC sur la jeune génération de la Résistance, surtout sur les nationaux-bolcheviques autour de Harro Schulze-Boysen et sur le cercle "prussien-socialiste" autour de Stauffenberg et de Tresckow n'a pas du tout été étudiée.
Nation ou “Reich” ?
Pour terminer notre analyse, formulons une remarque sur le concept de nouveau nationalisme. Breuer lui-même pose d'emblée une limite : les intellectuels révolutionnaires-conservateurs n'ont pas tous été "nationalistes". Se définissaient comme nouveaux nationalistes : les amis des frères Jünger, qui, de fait, entendait la nation comme une "totalité" ; mais pour d'autres, comme Leopold Ziegler, Edgar J. Jung ou Max Hildebert Boehm, la référence était le Reich, l'Empire, qui constituait évidemment une grandeur supra-nationale, laquelle devait être servie, devait faire l'objet de toutes les obligations politiques. Quoi qu'il en soit, l'un des protagonistes de la RC, Wilhelm Stapel, a accepté a posteriori le concept de nouveau nationalisme, le hissant au niveau d'un concept global incluant aussi le national-socialisme, celui-ci devenant toutefois “hérétique” sous l'influence de Hitler. Breuer tente une nouvelle fois d'opérer une différenciation, en montrant que le concept central de l'idéologie nationale-socialiste est celui de la race, ce qui est évident pour une bonne part, mais ne permet toutefois pas de poser une dichotomie nette et claire et donc convaincante ; en effet, sur le plan pratique, à la base des mouvements, il n'y a pas de concept central clairement défini, les militants mêlent leurs vénérations pour la nation, le Reich et la race dans la plus parfaite confusion.
La lecture du livre de Breuer nous laisse donc une impression ambigüe. L'auteur se hisse très au-dessus de la littérature de “troisième main” que l'on a l'habitude de lire sur le sujet, ne cherche pas à manipuler l'histoire des idées au profit d'une idéologie actuelle, et ne voit pas partout l'œuvre de ceux qui ont « préparé la voie » au national-socialisme. Breuer nous livre un manuel, sans pour autant nous révéler de la nouveauté, n'explore aucune piste nouvelle pour nous permettre de mieux comprendre la genèse et la postérité de la RC.
La “Révolution conservatrice” est-elle actuelle ?
Revenons à la question de savoir si la RC est actuelle ou non. Dans le dernier paragraphe de la conclusion de Breuer, on peut lire, que l'Occident doit désormais admettre « que son universalisme, qu'il répand dans le monde, n'est pas pure philanthropie, mais est aussi l'arme, le véhicule et l'idéologie accompagnatrice d'une civilisation technocentrée, qui demeure absolument indifférente à l'égard de toutes les traditions particulières, nées de l'histoire. Le nationalisme allemand est le premier nationalisme dans une suite de nationalismes modernes à avoir pris conscience de cela ; on s'en sert désormais comme l'exemple a contrario, pour montrer à quelles conséquences catastrophiques le nationalisme peut mener, s'il s'écarte de la voie de développement imposé par cette civilisation [occidentale]. Mais ne pourrait-il pas être conçu, dans l'avenir, comme l'aiguillon qui obligerait cette civilisation à réfléchir sur elle-même et à amorcer sa propre auto-critique ? » (p. 201 et sq.).
Ce passage constitue indubitablement une manifestation de sympathie étonnante, que nous apprécions d'autant mieux qu'elle provient d'un homme qui n'a jamais renié ses origines idéologiques, situées à gauche de l'échiquier politico-philosophique. De ce fait, cette manifestation de sympathie est dépourvue de toute espèce de nostalgie. Car, effectivement, les nombreux amateurs de textes de la RC sont trop souvent des bibliomanes ou des passéistes qui rêvent de reconstituer un passé bien révolu, exercice stérile s'il en est. “L'actualité” de la RC, ce n'est pas de citer Moeller van den Bruck avec emphase, de rêver tout haut de “l'État des états” (Ständestaat), de se livrer à des jeux archaïsants, de gloser à l'infini sur le principe de “décision” ou d'imiter le style des dynamiteros nationaux-révolutionnaires.
La RC historique est née dans une situation historique exceptionnelle, très différente de notre situation actuelle ; nous ne pouvons donc pas revenir à la naïveté des origines. Certes, il existe bon nombre de points de comparaison, not. dans la perception des phénomènes de décadence, de cette « utopie du malheur » (25), qui a toujours sous-tendu les sentiments des conservateurs-révolutionnaires et les mobiles de leurs actions. Aujourd'hui, ce sont surtout les éléments de la critique révolutionnaire-conservatrice de la modernité qui retiennent l'attention, car c'est une critique de fond qui transcende largement les barrières temporelles. Tous ceux qui estiment que la RC conserve une actualité, donnent au fond un signal, amorcent une libération intellectuelle. Armin Mohler l'avait déjà annoncé en 1955 : « Où se situe aujourd'hui la RC ? Sa cause ne se situe ni dans la réaction ni dans le fidéisme progressiste. Comme elle aperçoit la durée dans le changement, elle se gardera de s'enliser dans le passé comme de s'enliser dans l'avenir. Elle veut replacer l'homme dans son présent » (26).
◘ Anatomie de la Révolution conservatrice, Stefan Breuer, éd. Maison des Sciences de l'Homme, 260 p.
► Karlheinz Weissman, Vouloir n°134/136, 1996. (article tiré de Criticón n°138, été 1993)
• Nota bene : on pourra aussi se reporter à l'analyse critique de cet ouvrage dans la contribution de Gilbert Merlio au volume collectif La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, (Presses univ. de Rennes, coll. Études germaniques).