• Europe médianeLa guerre en Ukraine a fait resurgir dans l’actualité la partie du continent européen située entre l’Allemagne et la Russie. Depuis l’arrimage à l’Union européenne et à l’OTAN d’une bonne partie des États concernés entre 2004 et 2013, on croyait pourtant son destin réglé. Or cette “Europe médiane” (Europe centrale et orientale) ne peut être appréhendée sans une géographie historique. Europe “médiane” car “entre deux” (l'Autre Europe de Milosz) : entre deux mondes, entre deux périodes, entre deux avenirs. Comme prévenait l'historien Antoine Marès lors d'un entretien, l'Europe médiane est le sismographe de l'histoire européenne.

     

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    Les origines de l’Europe soviétique

    Europe médiane

    Ci-dessus : les soldats polonais du gouvernement communiste de Lublin, seul gouvernement admis par Staline, entrent dans Varsovie avec l'Armée rouge le 17 janvier 1945 et arborent le drapeau polonais. Staline, en ce qui concerne la Pologne, est resté fidèle aux clauses du Pacte germano-soviétique.

     

    ♦ Analyse : Der Ostblock : Entstehung, Entwicklung und Struktur 1939-1980, Jens Hacker, Nomos Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1983, 1047 p.

    Les dessous de l’intégration des Pays de l’Est de l’Europe Centrale (Ostmitteleuropa comme disent justement les Allemands) au bloc soviétique sont finalement mal connus. Dans un récent dossier publié par le très occidentaliste Express de Paris (n°1747 / 4-1-85), les journalistes restent en-deçà du problème ; s’ils évoquent un “réveil des peuples”, digne héritier de la calamiteuse théorie de l’auto-détermination chère à Wilson et à Maurras (qui n’avaient rien compris à la dynamique géopolitique de cette région d’Europe), ils ne cherchent nullement les causes historiques du malaise. Bienfaisante censure occidentale : ô docte ignorance qui profite à un super-gros d’au-delà des mers ! Ce sujet brûlant, le professeur ouest-allemand Jens Hacker le traite en un volume de 1047 pages : Il divise son ouvrage en neuf chapitres-étapes.

    • 1) Les prémisses du traité germano-soviétique de 1939 ; les projets d’alliance polono-tchèques de 1940 à 1942 ; la question polonaise aux yeux de Moscou ; l’extension de la sphère d’influence soviétique à la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie ; la position particulière de la Yougoslavie et de l’Albanie.

    • 2) La phase de transition : la mise au pas progressive des pays contrôlés par l’URSS (1945-1947).

    • 3) La phase de la “conformité totale” 1947-1953).

    • 4) Les héritiers de Staline à la recherche de nouvelles voles de “coopération” (1953-1956),

    • 5) Les efforts de l’URSS pour imposer son hégémonie et l’unité du "camp socialiste" (1956/57-1960).

    • 6) Les succès limités de l’URSS (1960/61-1964).

    • 7) La politique de "bloc" de Brejnev et Kossyguine (1964-68).

    • 8) L’intervention militaire en Tchécoslovaquie et la tentative de renforcement interne du "bloc" (depuis l968).

    • 9) L’URSS et sa volonté d’être “facteur d’ordre” dans une “communauté socialiste” resserrée.

    Telles sont bien les étapes majeures de l’histoire des quatre dernières décennies en Ostmitteleuropa. Bon nombre d’ouvrages ont déjà été écrits sur le sujet, sauf sans doute sur les prolégomènes évoqués dans le premier chapitre de Hacker. Ce premier chapitre reste, à notre sens, le plus important, puisqu’il explique des tentatives que l’histoire a fait avorter. Ces projets sont actuellement refoulés dans les consciences allemande, russe, polonaise et tchèque. Leur non-réalisation suscite des nostalgies qui, à leur tour, engendrent des malaises. Quasi aucun journaliste occidental de la grande presse ne devine ou ne dit que les clauses du traité germano-soviétique (le pacte Ribbentrop-Molotov) et les projets de confédération polono-tchèque constituent les désirs profonds des peuples de la région, en dépit de toutes les rêveries occidentales, anglaises, françaises ou américaines. Voyons, donc, avec Hacker, quels ont été les projets. Le point de départ pour connaître, et comprendre l’Est de l’Europe Centrale, c’est, en fait, analyser avec le maximum d’acuité les tenants et aboutissants du Pacte germano-soviétique du 23 août 1939.

    Le Pacte germano-soviétique

    Hitler a offert à Staline, ce jour-là, beaucoup plus que ce que toutes les puissances Occidentales, respectueuses des souverainetés des républiques nées après 1918, auraient pu lui concéder. Soviétiques et Allemands avaient tracé sur la carte les zones d’influence qu’ils pensaient respectivement s’octroyer. Le sort de la Pologne était scellé, celui des Pays Baltes aussi. Staline reprendra les territoires que la Pologne avait arraché à l’URSS en 1920 avec l’appui de la France.

    La campagne de Pologne terminée, Staline demande, après avoir mis des unités soviétiques à la disposition de l’OKW, que la Lithuanie soit englobée dans la sphère d’influence soviétique (alors que cette sphère ne devait s’étendre normalement que jusqu’à la frontière nord de ce pays balte) et estime désormais inutile de conserver un État polonais amputé sous quelque forme que ce soit. Les Allemands acceptent le sort de la Lithuanie en échange de territoires polonais supplémentaires autour de Varsovie et de Lublin. En agissant ainsi, Staline s’est révélé fin politique : le nouveau tracé correspondait à la ligne Curzon de 1919 (fixant la limite orientale du nouvel État polonais avant l’invasion de la Biélorussie et de l’Ukraine occidentales par les troupes de Pilsudski) et l’URSS restait, en une certaine manière, dans la légalité internationale puisqu’elle ne faisait que récupérer des territoires qui lui avaient appartenu dix-neuf ans auparavant. Seul Hitler portait, désormais, devant l’opinion publique internationale, une responsabilité entière dans la partition de la Pologne.

    Staline, sûr de son nouvel allié, se met a reconstituer le territoire des tsars, morcelé après 1917. Du 28 septembre au 10 octobre 1940, les Pays Baltes, cédant à la pression soviétique, doivent accepter des “pactes d’assistance”, préludes à leur inclusion dans l’Union Soviétique. La Finlande refusa catégoriquement de céder des bases militaires à l’Union Soviétique et de se laisser inclure dans la nouvelle “sphère d’influence”.

    Le 30 novembre 1939, la Guerre d’Hiver entre Soviétiques et Finlandais débuta. Elle durera jusqu’en mars 1940. Le 12 mars 1940, la Finlande et l’URSS signent un traité de paix à Moscou. La résistance finnoise sauve la Finlande de l’annexion. Staline se borne à réclamer quelques rétrocessions territoriales. Pendant ce temps, les Pays Baltes acquièrent des gouvernements de “démocraties populaires” qui “réclament”, en août 1940 après les victoires de la Wehrmacht à l’Ouest, l’inclusion de leurs pays dans l’URSS.

    L’épineux problème de la Bukovine

    Staline tire donc le profit maximum du traité qui le lie à Hitler. Les choses se gâteront quand il essaiera de faire valoir sa politique à l’encontre de la Bessarabie annexée par la Roumanie en 1918. Le Comte von der Schulenburg, ambassadeur du Reich à Moscou, s’entend déclarer par Molotov que l’URSS ne se contenterait pas de ce seul territoire, mais souhaite s’annexer aussi la Bukovine, ethniquement ukrainienne. L’Allemagne importait du pétrole roumain ainsi que d’autres matières premières et ne pouvait offenser de front son alliée économique tacite. Les Allemands estimaient correctes les revendications soviétiques en ce qui concerne la Bessarabie mais n’admettaient pas celles qui portaient sur la Bukovine, ancien territoire relevant de la monarchie austro-hongroise, peuplé de surcroît d’une forte minorité allemande. La Bukovine n’avait jamais appartenu à la Russie et Ribbentrop tenait à respecter stricto sensu les accords de Moscou de septembre 1939. L’URSS s’intéressait à la partie septentrionale de la Bukovine et à la ville de Czernowitz qui permettait de relier directement Odessa à Lemberg. C’est cette préoccupation d’ordre stratégique qui incita Staline et Molotov à réclamer ce territoire en dépit des accords germano-soviétiques. Le 28 juin 1940, l’Armée Rouge occupe et la Bessarabie et la Bukovine septentrionale qui deviennent la treizième république de l’URSS.

    L’Arbitrage de Vienne

    Les intérêts russes et allemands ne coïncidaient plus dans les Balkans. Le 30 août 1940, lors de l’Arbitrage de Vienne, les Allemands obligent la Roumanie à céder la Transylvanie à la Hongrie mais garantissent l’intégrité du territoire roumain. La Roumanie perdait le tiers de son territoire et de sa population. Staline reproche alors aux Allemands d’avoir organisé l’Arbitrage de Vienne sans son accord et sans l’avoir consulté et d’avoir octroyé une garantie à la Roumanie, ce qui pouvait être interprété comme un acte anti-soviétique. Le 26 septembre 1940, l’Allemagne informe l’URSS de la signature imminente du Pacte Tripartite entre l’Italie, le Reich et le Japon, pacte qui stipulait qu’aucune des parties ne renonçait aux bons rapports qu’elle entretenait avec Moscou. Staline et Molotov estimaient que l’art. IV des accords du 23 septembre 1939 était violé puisqu’il prévoyait qu’aucune des deux parties contractantes n’adhérerait à un regroupement de puissances qui pourrait nuire aux intérêts de l’autre.

    Vers une quadripartite ?

    Mais la crise ne pouvait encore éclater. Hitler n’avait pas gagné la bataille d’Angleterre et voulait resserrer les liens qui l’unissaient à Staline. Ribbentrop écrit alors à Molotov pour l’inviter à Berlin et fixer les règles d’un accord quadripartite (URSS-Allemagne-ltalie-Japon) selon des "critères séculaires". Staline ne voit guère la nécessité d’inclure l’Italie et le Japon. Il préfère le dialogue germano-russe.

    Lors des entretiens Molotov-Hitler, ce dernier évoque l’idée d’une Grande Asie sous contrôle soviétique et met en exergue les intérêts de l’URSS dans le Golfe Persique et la Mer Rouge. Molotov ne nie pas l’intérêt de ces propositions mais déclare que les priorités, pour le Kremlin, résident en Europe. Il veut que les choses soient claires vis-à-vis de la Finlande, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Turquie (et de la Mer Noire). Il déplore la garantie accordée par le Reich à la Roumanie. Puis il lance dans la discussion les questions grecque et yougoslave, le problème de la neutralité suédoise et du transit à travers la Baltique, etc. Résultat : le rêve d’une quadripartite s’effondre. Mais, au regard de l’Histoire qui s’écrira plus sereinement quand les idiots de l’anti-fascisme ou de l’anti-communisme professionnels seront passés de vie à trépas, ni l’Allemagne aujourd’hui morcelée ni surtout l’URSS en perte de vitesse n’ont tiré profit de cet entêtement. Une URSS qui aurait pris le relais de l’Angleterre en Perse, en Afghanistan, au Pakistan (voire aux Indes) et une Grande-Allemagne maîtresse du reste de l’Europe auraient, conjointement, mieux pu garantir la paix. Surtout au Moyen-Orient.

    Le projet d’une confédération polono-tchèque

    Après le partage de la Pologne entre Soviétiques et Allemands, un gouvernement polonais en exil se constitue à Paris, sous la direction du Général Vladislav Sikorski. La Grande-Bretagne et la France ne reconnaissent que ce gouvernement. Celui-ci rejoindra, après l’effondrement de la France en juin 1940, un gouvernement tchèque exilé à Londres. Parmi les Tchèques de Londres, se trouvaient deux professeurs Piotr Stefan Wandycz et Édouard Taborsky. Avec Édouard Bénès, ils esquisseront les plans d’une confédération polono-tchèque et d’une Europe articulée autour de plusieurs autres confédérations du même type. Dès l’été 1942, Staline tentera, par tous les moyens, de torpiller ce projet qui aurait sans nul doute contrecarré les siens.

    Sikorski et Bénès savaient que la disparition de leurs États provenait d’une non coordination de leurs diplomaties. Ils savaient aussi qu’après la Guerre, leur position serait une position de faiblesse. Ils percevaient, de ce fait, la nécessité de créer une "zone intégrée" en Europe Centrale qui comprendrait au moins la Tchécoslovaquie et la Pologne, sans offenser les Russes. Les deux gouvernements en exil signeront, dans cette optique, le 1er novembre 1940, un accord prévoyant une étroite coopération économique et politique entre leurs deux pays, qui entrerait en vigueur après les hostilités. La Grande-Bretagne était prête à encourager cette initiative, de façon à ce qu’il se constitue, entre l’Allemagne et la Russie, un "bloc" allié à Paris et à Londres. Les frontières seront celles d’avant les Accords de Munich du 29 septembre 1938.

    Quand la guerre éclate entre l’URSS et l’Allemagne, le gouvernement Sikorski entre en contact avec l’ambassadeur soviétique de Londres pour lui demander si l’URSS considère désormais comme nuls et non avenus les accords germano-soviétiques de 1939 concernant la Pologne et reconnaît l’ancienne frontière orientale de la Pologne. Les Polonais souhaitent revenir aux clauses du traité de Riga (1921), inacceptable pour les Soviétiques. Staline, explique George F. Kennan, n’a jamais voulu rendre à la Pologne les territoires acquis grâce aux accords Ribbentrop-Molotov, même quand les Allemands menaçaient Moscou et Stalingrad. La Grande-Bretagne qui, pour se sauver elle-même, devait espérer en la victoire des armes russes, ne pouvait plus soutenir les revendications du gouvernement polonais en exil. Quant aux Tchèques, ils réclamaient le retour de la région d’Olsa que les Polonais leur avaient enlevée lors du démembrement de la Tchécoslovaquie.

    Le refus de Staline

    Finalement les différends entre tchèques et Polonais s’estomperont et ils signeront un accord en vue de forger une confédération le 13 janvier 1942. Américains et Britanniques soutiennent ce projet qui restaure le “cordon sanitaire” de 1919. Mais l’idée d’un "cordon sanitaire" ne plaît guère aux Soviétiques. Bénès croit pourtant en leur bienveillance. Début février, il doit déchanter. L’URSS refuse d’entendre parler d’une confédération où elle n’aurait pas son mot à dire, Les Tchèques comprennent les motivations et les craintes russes mais les Polonais s’isolent dans leur intransigeance. Ils seront abandonnés par leurs alliés. Molotov fait savoir à Bénès que si la Tchécoslovaquie forme une confédération avec la Pologne, elle sera considérée comme un “ennemi” de l’URSS, au même titre que Varsovie !

    Sikorski affirme, pour sa part, que la Pologne et la Tchécoslovaquie doivent mettre les grandes puissances devant un fait accompli et imposer leur volonté. Dans un mémorandum adressé le 7 décembre 1942 au sous-secrétaire d’État du Ministère des Affaires étrangères des USA, Sumner Welles, Sikorski propose la création de deux "unions fédérales" dans l’Est de l’Europe Centrale. La première regrouperait la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Lithuanie et la Hongrie et la Roumanie et la seconde, la Yougoslavie, la Grèce, la Bulgarie et l’Albanie (voire la Turquie). Sikorski a la prudence d’ajouter que ces “blocs” ne seraient pas dirigés contre l’URSS mais lui serviraient de bouclier contre un retour offensif de l’impérialisme allemand. La diplomatie américaine ne réagit pas.

    Entre-temps, Bénès change son fusil d’épaule. Il réalise que la Pologne ne lui apportera rien et préfère dialoguer directement avec l’URSS. Il lancera une nouvelle proposition, prévoyant une triple alliance entré la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’URSS. Les Polonais refusent cette solution et signifient leur refus dans une note au gouvernement tchèque datée du 20 mars 1943 ; cette note stipule que seul le gouvernement tchèque porte la responsabilité dans l’échec du plan de confédération. Le 25 avril 1943, l’URSS rompt toutes ses relations diplomatiques avec le gouvernement Sikorski. Le prétexte lui fut livré par les Allemands qui annoncèrent la découverte du charnier de Katyn, contenant les corps de milliers d’officiers polonais exécutés par les Soviétiques. Le gouvernement Sikorski réclame une enquête de la Croix-Rouge Internationale… Vladislav Sikorski périra dans un accident d’avion le 4 juillet 1943. Son successeur Stanislav Mikolajczyk ne parviendra pas à renouer les contacts avec Staline qui, lui, commencera à mettre sur pied un nouveau gouvernement polonais, communiste et entièrement à sa dévotion.

    Conclusions

    Malgré l’issue de la Seconde Guerre mondiale, on perçoit les assises d’une certaine complicité germano-russe et de fortes dissensions entre les peuples coincés entre ces deux puissances. L’actuel conflit Est/Ouest en Europe ne pourra se régler qu’entre Européens de l’Est, sans l’intervention des puissances occidentales (France, Grande-Bretagne, États-Unis). Celles-ci ont provoqué la catastrophe en intervenant dans une région du monde dont elles ne pouvaient comprendre les mentalités, là dynamique historique et les particularismes. Nos médias réduisent la double dynamique (germano-russe et “confédérative”) de l’Europe Centrale et Orientale à une sorte de morale manichéenne qui fausse les jugements. Deux idées sont à retenir : le problème polonais n’est pas résolu. La récupération légitime par Staline, des territoires envahis par Pilsudski en 1920 a été compensée en 1946 en livrant à la Pologne des terres, à l’ouest, allemandes depuis toujours. Les Polonais de Volhynie, chassés en 1946, ne se sont pas acclimatés en Poméranie et en Silésie, provinces massivement abandonnées par leurs habitants.

    Enfin, l’idée d’une confédération doit mobiliser nos esprits. Une ou plusieurs confédérations regroupant les peuples d’Europe Centrale en groupes d’État dégagés de Moscou et de Washington et s’étendant de la Mer du Nord à la Mer Noire, donnerait un essor nouveau à notre continent. L’intransigeance de l’URSS découle de la crainte d’une intervention occidentale dans cette région. Ce type d’intervention, à commencer par celle de la France après la Grande Guerre, a provoqué une quantité de déséquilibres, tracé des frontières aberrantes et semé une zizanie tragique. Le cataclysme de la guerre à l’Est a pris des proportions horribles parce qu’aucun des protagonistes ne voulait que se reconstitue la situation irrationnelle, le chaos de l’Après-Versailles. Les nouveaux États étaient incapables de se défendre seuls. Les Occidentaux qui, par leur criminelle et incurable ignorance, les avaient fait naître ne pouvaient directement intervenir dans cette région puisqu’ils n’avaient pas de frontières communes avec ces “alliés’’. Russes et Allemands cherchèrent à reconstituer à deux le tracé des frontières des trois Empires (russe, allemand et austro-hongrois) d’avant 1914. Staline reprenant à son compte celui des tsars et Hitler les deux autres. L’URSS est restée seule grande puissance finalement dans cette région et cette solitude dessert ses intérêts à long terme.

    En Occident, l’ignorance du mode “ethniste” de pratiquer la politique dans l’Est de l’Europe Centrale demeure une triste constante. Personne ne se rend compte qu’on y raisonne en termes de “peuples” et non en termes juridiques et individualistes. Les politiciens français et américains, dont les slogans insipides déteignent dangereusement sur notre mental, ne comprendront jamais la dynamique de l’Europe Centrale. Les traités de Westphalie, Versailles et le discours des médias d’aujourd’hui ne sont que les étapes de cette incompréhension.

    La chape soviétique, stérilisante et bureaucratique, qui pèse sur les peuples de l’Ostmitteleuropa sert à éviter une nouvelle catastrophe. En mettant les peuples au frigo, Si l’URSS estimait avoir son mot à dire dans le concert européen et regrettait d’avoir été exclue de Munich en 1938, elle doit aujourd’hui comprendre qu’aucune solution définitive n’est possible en Europe Centrale sans un dialogue entre l’URSS et une Allemagne réunifiée et dégagée de l’emprise occidentale. Les intentions soviétiques sont restées les mêmes depuis 1939. La thèse de Jens Hacker le prouve.

    ► René Lauwers, Vouloir n°17-18, 1985.

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    ◘ Pacte Molotov-Ribbentrop (1939) 

    TraitésSur le Pacte germano-soviétique

    • Recension : Ingeborg FLEISCHHAUER, Der Pakt : Hitler, Stalin und die Initiative der deutschen Diplomatie 1938/39,  Ull­stein, Berlin, 1990, 552 p.

    Parmi les publications et prises de position à l'occasion du 50ème anniversaire du fa­meux traité germano-soviétique de l'été 1939, peu ont mis l'accent sur les prémisses de ce “pacte dia­bolique”. L'historienne Ingeborg Fleischauer (Université de Bonn), spécialiste des relations germano-russes, a été la première Occidentale à pouvoir consulter certaines archives et pièces ori­ginales soviétiques. Ce qui lui a permis de retracer plus minutieusement que ses prédécesseurs la gé­néalogie du “pacte”. Elle en déduit que l'initiative de renouer de bonnes relations entre le Reich et la Russie venait surtout d'Allemagne et principale­ment dans la période qui a suivi Munich. Outre les archives russes, Ingeborg Fleischhauer a aussi compulsé un maximum de sources occidentales et interrogé les derniers témoins. Parmi les docu­ments analysés pour la première fois, il y a la cor­respondance privée du dernier ambassadeur alle­mand à Moscou, le Comte Friedrich Werner von der Schulenburg, dont le rôle n'a pas encore été évalué à sa juste mesure. La thèse personnelle d'Ingeborg Fleischhauer est de dire que l'initiative provient, non pas de Hitler ou de Staline, mais des milieux professionnels de la diplomatie allemande. L'historienne compte quatre étapes dans la gesta­tion du “pacte” : 1) d'octobre 1938 à fin janvier 1939, où l'on assiste à un renforcement des rela­tions commerciales bilatérales entre les deux puis­sances ; 2) de février 39 au 10 mai 39, où les rela­tions bilatérales cessent d'être strictement com­merciales et se politisent lentement, malgré la désapprobation soviétique (surtout Litvinov) de l'occupation de la Bohème par les troupes de Hit­ler. Malgré l'annexion de ce territoire slave, une nouvelle génération de diplomates soviétiques ac­cepte le fait accompli qui contribue à déconstruire le cordon sanitaire occidental, mis en place pour tenir et l'Allemagne et l'URSS en échec ; 3) de mai 39 au 20 août ; les initiatives allemandes, quali­fiées de néo-bismarckiennes, se multiplient, jus­qu'à l'offre du pacte de non-agression du 17 août ; 4) du 20 au 23 août 1939, avec le voyage de Rib­bentrop à Moscou et la signature du “pacte”. En bref, un ouvrage d'une exceptionnelle minutie que doivent posséder et lire tous ceux qui veulent comprendre la dynamique de notre siècle.

    ► Robert Steuckers, Vouloir, 1990.

     

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    Une vision russe de l’histoire

    ♦ Analyse : Russische Universalgeschichtsschreibung : von den "Vierziger Jahren" des 19. Jahrhunderts bis zur sowjetischen "Weltgeschichte" (1955-1965), Hans Hecker, R. Oldenbourg, 1983, 376 p.

    Le slaviste allemand Hans Hecker vient de consacrer un volume à l’histoire universelle russe de 1840 à 1965. Cette science historique russe nous dévoile la vision de l’histoire universelle qui a animé quantité d’historiens russes sous les tsars comme sous les Soviets. Depuis les années 40 du XIXe siècle jusqu’à nos jours, il s’est développé, dans les universités russes, une conception de l’histoire universelle dont l’historien T.N. Granovsky a posé les fondements conceptuels et méthodologiques. Granovsky est le fondateur de cette histoire universelle russe moderne. Elle repose sur quatre idées-maîtresses :

    • 1) se soumettre à une scientificité sévère et critique et promouvoir une ouverture méthodologique à toutes les disciplines qui peuvent enrichir la science historique.
    • 2) mettre en exergue les retards de la Russie sur le plan de la culture politique et défendre le point de vue que la science historique peut orienter la société russe dans le sens d’une libération.
    • 3) compléter le “romano-germano-centrisme” des sciences historiques ouest-européennes, et illustrer le rôle de l’élément slave dans l’histoire européenne. Ainsi se constituera un "regard" russe sur l’histoire universelle.
    • 4) s’aligner sur une conception “libérale”, évolutionniste et légaliste de la société et du politique, conception qui oppose la vision d’un individu-citoyen ancré dans une cité constitutionnaliste à l’autocratisme d’une part et au radicalisme révolutionnaire d’autre part.


    L’Universalgeschichte russe s’inscrivait dès lors dans une pensée inspirée des idées issues d’Europe occidentale. La base sociologique, qui allait promouvoir cette vision de l’histoire dans la société russe, c’était l’intelligentsia “raznocincy”, décidée à surmonter les difficultés politiques, sociales et économiques propres à la Russie. Le résultat, scientifique de cette “révolution culturelle” : la Russie apporte à l’Europe de l’Ouest de nouveaux éléments pour comprendre son propre destin historique et jette les bases d’une étude comparative. entre l’histoire de la Russie et celle de l’Europe de l’Ouest.

    Après la Révolution d’Octobre 1917, les historiens russes qui n’avaient pas pris le chemin de l’exil, purent travailler sans ennuis pendant quelques années encore. Le nouveau pouvoir fit appel à eux pour donner une armature scientifique à la nouvelle science historique marxiste. Petit à petit, pourtant, la pression doctrinale marxiste-léniniste va stériliser cette “histoire universelle” russe. Au bout d’une dizaine d’années, les thèmes cesseront d’être variés, les méthodes perdront leur diversité. Ce ne sera qu’en 1934 que Staline réhabilitera ces historiens de la “troisième génération” au nom d’un “patriotisme soviétique”. À la condition, toutefois, qu’ils enseignent le dogme de la révolution de 1917 comme couronnement de toutes les autres révolutions européennes, comme l’aboutissement de toutes les aspirations révolutionnaires qui agitent la scène européenne depuis la fin du Moyen Âge. L’histoire universelle russe a été portée par des “professeurs politisés” qui mêlaient habilement science historique et engagement politique. L’avènement du marxisme comme philosophie d’État va politiser la science, historique et, ipso facto, dépolitiser l’historien et en faire un pur instrument de propagande. Mais, il nous semble que c’est surtout la troisième idée-maîtresse de l’Universalgeschichte russe qui doit attirer notre attention. Notre vision de l’histoire reste, qu’on le veuille ou non, “carolingienne”, c’est-à-dire centrée sur le territoire où a régné Charlemagne. Il y a une incompréhension occidentale, surtout française, anglaise et espagnole, à l’égard des dynamiques historiques grecque-byzantine, scandinave, touranienne et, bien sûr, slave.

    Le courant slavophile va vouloir corriger ce réductionnisme carolingien. L’historien le plus significatif de ce courant est Alexis Stepanovitch Khomiakov (1804-1860). Descendant d’une vieille famille noble, il étudia la philosophie et en particulier les “théories” de Schelling et Hegel. Khomiakov partageait bon nombre des postulats, avancés par les historiens "libéraux" : méthode, romantisme allemand, idée populiste organiciste, etc. Il refusait les interprétations eschatologiques de l’histoire. Si la religion orthodoxe n’a pas suscité à proprement parler d’interprétation de l’histoire, la vision de Khomiakov reste marquée par la religiosité populaire de la Russie paysanne et orthodoxe. Dans cette optique, il critique la notion de “Moyen Âge”, trop alignée, sur le catholicisme.

    Aucune “haine” à l’encontre de l’Occident ne transparaît dans la démarche de Khomiakov. Rien qu’une volonté de corriger des mésinterprétations. Ce courant mérite sans doute une plus ample attention. Hans Hecker ne s’est pas assigné un tel objectif. Son but est davantage d’explorer l’œuvre des historiens russes qui, au XIXe siècle, se sont penchés sur l’histoire européenne et de chercher s’il y a continuité ou rupture entre cette “histoire universelle” russe du XIXe et l’histoire lue au travers d’une grille marxiste-léniniste. Son livre analyse les œuvres de savants, amoureux des idées politiques occidentales, qui voulaient ancrer leur patrie dans le concert européen, à l’encontre de la politique choisie par les autocrates qui fermaient leur pays aux influences ouest-européennes. C’est ainsi qu’il s’est créé une “école russe” pour l’histoire de la Révolution française, pour l’histoire de la Réforme en Allemagne ou des révolutions anglaises du XVIIe.

    L’ouvrage de Hecker est fondamental ; il nous permet de cerner avec beaucoup de précision ce que fut l’occidentalisme russe, c’est-à-dire la volonté d’une intelligentsia d’être européenne.

    ►Luc Nannens, Vouloir n°17-18, 1985.

     

     

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