• La notion de “Volk” dans l’idéologie allemande

    Dans “l’idéologie allemande”, marquée du sceau de l’infamie depuis 1945, tout s’ordonne autour du “Volk”, plus particulièrement du “deutsches Volk”, le peuple allemand (“peuple tautologique” note Jean-Pierre Faye dans ses Langages totalitaires : si “deutsch” signifie “qui fait partie du peuple” (1), “deutsches Volk” signifie précisément “le peuple… de ceux qui font partie du peuple” !). “L’idéologie allemande” qui se met en place au lendemain de la fondation du IIe Reich est donc “völkisch” si l’on en croit George Mosse (dans The Crisis of German ldeology, 1964).

    Mais que signifie “völkisch” ? D’après le Trübners Deutsches Wörterbuch (édition de 1956), völkisch « correspond tout à fait au vieil haut-allemand diutisc, dont notre deutsch est sorti » (2). Après une brève apparition aux XVe et XVIe siècles, “völkisch” sombre dans l’oubli. Le terme réapparaît pour la première fois chez Fichte ; l’équivalence deutsch-völkisch est alors clairement posée : « deutsch signifie en son sens littéral völkisch comme un quelque chose d’originaire et d’autonome » (2). Le nationalisme fichtéen apparait ici entièrement : ainsi que Fichte l’expose dans ses Discours à la Nation Allemande, le “deutsches Volk” est l’Urvolk, le peuple originel, détenteur de l’Ursprache, la langue originelle. L’Indo-germanique remplace alors l’hébreu comme langue originelle de la même façon que le christianisme germanique remplace, dans le système fichtéen, le judaïsme ou le judéo-christianisme dans son rôle messianique.

    “Völkisch” réapparait dès 1875 comme une germanisation du mot “national” (2). Les nationalistes allemands, et particulièrement les membres de la Ligue Pangermaniste (AIIdeutscher Verband) à partir de 1900, emploieront les mots “Volk” et “völkisch” de préférence aux mots “Nation” et “nationalistisch” qui rendent un son trop “welsch”, trop latin ou trop gaulois. Mais entre l’époque où Fichte exhume “völkisch” et l’époque où cet adjectif se fixe dans le lexique politique allemand, “Volk” et “völkisch” se sont chargés de sens, dans les milieux wagnériens ; les proches de Wagner, et particulièrement Ludwig Schemann, fondateur de la Gobineau Vereinigung, assurent en Allemagne la diffusion du gobinisme. Un autre wagnérien, Houston Stewart Chamberlain, se chargera de transformer, conformément à la pensée du maître de Bayreuth lui-même, le pessimisme racial de Gobineau en une nouvelle pensée raciale, optimiste celle-ci. En même temps, le darwinisme allemand (la Ligue moniste de Haeckel) apportera une caution scientifique à l’idée raciale völkisch. Le Volk est donc devenu Rasse à la fin du XIXe siècle, le Volk allemand “Urrasse”, race nordique originelle (le glissement de l’idéologie völkisch dans un sens “rassisch” était déjà sensible au début du XIXe siècle chez les Teutomanes qui glorifiaient le “sang germanique”).

    Enfin, si les wagnériens ont donné au Volk une dimension raciale, Wagner lui-même a montré dans ses œuvres un Volk allemand collectivement créateur des mythes dont l’inconscient européen se nourrit ; Wagner parait compléter ainsi Fichte sur un point important. Plus tard, d’autres auteurs décriront un Volk allemand collectivement faustien, épris de liberté et de démesure. À la fin du XIXe siècle, Volk et völkisch ont acquis leur signification définitive et le Volk allemand acquiert définitivement sa place dans la pensée völkisch : il y est le Volk par excellence, voire même le Volk tout court.

    Dans l’Allemagne impériale, le Volk n’est plus l’objet de la sollicitude de la philosophie politique (Herder, les Romantiques, Fichte), des biologistes et des artistes seulement : politologues et agitateurs politiques, réformateurs religieux, historiens et économistes, sociologues et socialistes allemands placent eux aussi le Volk au centre de leur système. L’idéologie völkisch gagne les milieux intellectuels, une véritable révolution culturelle s’opère, annonciatrice d’une révolution politique (la “Révolution Allemande” prônée par les mouvements völkisch de l’après-guerre). L’idéologie völkisch sera la réponse allemande aux défis de la modernité.

    C’est un lieu commun de constater que l’Allemagne a été Volk avant d’avoir été État (à l’inverse de la France, création artificielle qui se confond avec le pré-carré des rois capétiens). Pour être en accord avec le destin particulier de l’Allemagne, l’École allemande de science politique plaçait « à la base de sa construction moins l’État (Staat) que la Nation (Volk) » (Marcel Prélot, La science politique, PUF / Que sais-je ?, p. 40). Les agitateurs völkisch, pour leur part, prétendent défendre l’intégrité du Volk allemand contre le métissage et l’acculturation et défendre l‘indépendance du Volk contre, pêle-mêle, les Juifs, les libéraux, les sociaux-démocrates, le catholicisme et la haute finance anglo-saxonne.

    Les réformateurs religieux sont, eux aussi, emportés par le flot montant de l‘idéologie völkisch. Ainsi Paul de Lagarde, héritier du germano-christianisme de Fichte, pour qui le Volk allemand doit devenir la nouvelle Église chrétienne. Le protestantisme allemand, prédisposé au nationalisme, semble vouloir continuer dans un sens völkisch et achever, ainsi, la Réforme.

    L’historiographie (nationaliste) allemande vient au secours de l’idéologie völkisch sur plusieurs points :

    • 1) en glorifiant le Nordique (l’Indo-­Germain) préhistorique et le Germain historique, ou tout au moins en leur rendant justice. Pour ce faire, on s’attache à détruire le mythe de l’Ex Oriente Lux dans le domaine de la pré- et de la proto-histoire : de nombreux auteurs tels que Gustav Kossina (in : Ursprung und Verbreitung der Germanen, Mannus­-Bibliothek) démontrent l’originalité voire même l’antériorité de la civilisation nordique ou indo-germanique par rapport aux autres civilisations de l’Ancien Monde, s’attachant à montrer que ce furent les Nordiques et non les Orientaux qui civilisèrent l’Europe et, pourquoi pas ?, la planète entière.

    L’historiographie allemande tend à détruire, pour ce qui concerne l’Antiquité, le mythe de la supériorité méditerranéenne, latine et catholique sur la prétendue barbarie germanique. Les médiévistes allemands décrivent l’Allemagne naissante du Moyen Âge comme le refuge du germanisme et du nordisme et comme la nation-leader de l’Occident médiéval, la nation impériale (le Volk allemand étant porteur de l’idée de Reich).

    • 2) en faisant du Volk allemand l’héritier le plus direct et le plus pur des Nordiques préhistoriques et des Germains, lui conférant ainsi une nouvelle mission civilisatrice (et impériale). L’historiographie nationaliste allemande visant à susciter chez les Allemands une conscience nationale völkisch et visant l’édification des générations futures : on voulait élever les jeunes générations en fonction d’un type, le type nordique, type mythique et glorieux des origines du Volk allemand.

    Les économistes allemands depuis Adam Müller jusqu’à Sombart et Spann ont réagi contre l’individualisme et le cosmopolitisme de l‘économie classique. Ils ont placé à la base de leur système le Volk conçu comme un “tout existant par lui-même” et au sommet un État (prussien) qui ne soit pas réduit, selon l’expression de Lasalle, au rôle d‘un “veilleur de nuit”. Selon eux, l‘économie politique a pour but : le développement des forces productives (3) du Volk et la satisfaction de tous les besoins du Volk. Parmi les précurseurs ou les membres de cette École allemande, on peut ranger :

    • Le romantique Adam Müller (Cf. ses Éléments de l’art politique). Ses idées seront reprises et développées au XXe siècle par Othmar Spann dont “l’universalisme” (= l’organicisme) est largement d’inspiration romantique et catholique.
    • Le libéral Friedrich List qui, dans son Système national d’économie politique prône le protectionnisme et l’interventionnisme étatique, nécessaires au développement de l’industrie allemande.
    • L‘École Historique allemande qui rejette la pensée classique avec Wilhelm Roscher (il reste un libéral mais s‘oppose au dogmatisme de l’économie classique), Bruno Hildebrand et Karl Knies et, après 1870 : la Jeune École Historique avec Gustav Schmoller, Adolf Wagner entre autres, qui se confond avec le courant interventionniste du “socialisme de la chaire”.
    • Le socialisme d’État de Johann Karl Rodbertus et de Ferdinand Lassalle, héritier du Fichte de “l‘État commercial fermé”, qui préconise l’intervention massive de l’État dans l’économie (étatisme) ; la social-démocratie elle-même qui en 1914 passera au nationalisme.


    Les sociologues allemands, notamment Ferdinand Tönnies, véritable fondateur de l‘école sociologique allemande, étudient la Gemeinschaft, la communauté fondée sur la volonté organique, en l’opposant à la Gesellschaft, la société fondée sur la volonté réfléchie. Comme le remarque Raymond Aron dans La sociologie allemande contemporaine, les sociologues allemands, même s’ils s’en défendent et protestent de leur impartialité, suggèrent la valeur supérieure de la communauté (ordre social naturel) sur la société (ordre social artificiel quelque peu inhumain). Ne sont-ils pas ainsi fidèles à la pensée romantique qui préfère ce qui est “naturel” et issu d’un lent développement organique à l‘artifice et à l’abstraction ? L‘antithèse communauté/société recoupe d‘autres antithèses posées par l’idéologie allemande : les antithèses âme/esprit (cf. Ludwig Klages), nature ou culture/civilisation, Volk/État-Nation.

    En marge de l’école sociologique allemande, certains auteurs développent un modèle social völkisch. Déjà, au début du XIXe siècle, certains Romantiques (Achim von Arnim et l’École de Heidelberg) et les “Teutomanes” (Jahn et Arndt) voulaient abattre la féodalité pour lui substituer une communauté du peuple allemand qui ne connaitrait plus ni serfs ni nobles ni princes souverains mais l’allégeance directe de tous à la Nation allemande personnifiée par le monarque prussien ; qui ne connaitrait plus de relations féodales de vassaux à seigneurs mais des relations d’hommes du Volk à hommes du Volk (constitutives de ce que les Völkische appelleront plus d’un siècle plus tard la Volksgenossenschaft, la “camaraderie du Volk”). Bien plus tard, des auteurs proches de la social-démocratie tels que le sociologue Tönnies ou Werner Sombart (cf. Handler und Helden, 1915) ou même membres de la social-démocratie (Paul Lensch, Johann Plenge, August Winnig, …) militeront pour que le Volk allemand se constitue en communauté. L’idée d’une “Volksgemeinschaft” naît pendant la Grande Guerre, à gauche.

    C’est une des “idées de 14”. Joseph Royan écrit, dans son Histoire de la social-démocratie allemande (Seuil, 1978, p. 15) : « Le grand remue-ménage des faits et des idées mis en branle par la guerre conduira aussi à des retournements plus entiers encore : pour certains sociaux-démocrates, la redécouverte de la patrie et de la nation aboutira à l’idéologie nationaliste et pangermaniste, à la dérive vers un “socialisme national”, conçu non plus comme l’avènement du prolétariat mais comme la réalisation de la Volksgemeinschaft ». Le vocable de Volksgemeinschaft réapparait immédiatement après la Grande Guerre à l’extrême-gauche du Mouvement de Jeunesse allemand où Alfred Kurella, fondateur de la Jeunesse Socialiste Libre, le propose pour réconcilier les deux tendances völkisch et socialiste antagonistes du Mouvement de Jeunesse (Cf. Jean-Pierre Faye, Les langages totalitaires, Paris, Hermann, 1973, pp. 472 à 478). Ce vocable sera appelé à connaître rapidement une fortune particulière dans les milieux völkisch.

    ► Thierry Mudry, Orientations n°5, 1984.

    Notes :

    (1) Cf. Nouvelle École n°27-28, p. 155, article d’Alain de Benoist intitulé « Der Volksname Deutsch ».

    (2) Cf. Jean-Pierre Faye, Les Langages totalitaires, Hermann, 1973, pp. 152.

    (3) L‘expression “forces productives”, reprise par Marx, a List pour auteur.

    (4) L‘expression est de Werner Sombart.

    Sur Paul de Lagarde, théoricien d’un nationalisme religieux, héritier de Herder, Fichte, Schleiermacher et des penseurs romantiques, il existe une thèse universitaire, présentée devant l’Université de Paris IV, le 29 mai 1976 et éditée par les bons soins de la Librairie Honoré Champion en 1979. Ce travail est dû à la plume de Jean Favrat et s’intitule La pensée de Paul de Lagarde (1827-1891) : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XlXe siècle.

    À propos des idées politiques de Richard Wagner on lira en français l‘ouvrage de Maurice Boucher (Les idées politiques de Richard Wagner : Exemple de nationalisme mythique, Aubier-Montaigne, Paris, 1947). Maurice Boucher aborde les questions importantes du “wagnérisme”.

     





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