• Dumont

    DumontLiberté française , liberté allemande

    à propos de “L’idéologie allemande” de Louis Dumont

    ◊ Recension : L’idéologie allemande : France-Allemagne et retour, Louis Dumont, Gallimard, 1991, 316 p.

    En 1967, Louis Dumont [1911-1998] publiait un ouvrage, devenu un classique aujourd’hui, consacré à l’étude du système des castes en Inde. Cette vaste enquête, fort novatrice à l’époque, était le point de départ d’une comparaison méthodique entre les cultures traditionnelles et cette spécificité dans l’histoire des cultures que représente l’idéologie moderne occidentale. Pour aider à mieux comprendre le cheminement particulier qui a abouti au monde moderne, Dumont était enclin à souligner l’importance de la conception que les sociétés ont de la place de l’individu à l’intérieur d’elles-mêmes. Pour cela, il créait une distinction majeure entre les sociétés de type holiste et les sociétés de type individualiste. Par holiste, il entendait les représentations qui privilégient la totalité, le corps social avant de mettre en avant le rôle des individus, et, par le second terme, les idées qui posent l’individu comme premier par rapport au tout social. La comparaison entre le jeu des castes, la hiérarchie qu’il suppose et l’univers de l’individu, les notions de liberté, d’égalité présentait un éclairage nouveau de la situation moderne. Il poursuivait son enquête avec la publication, en 1977, d’Homo aequalis, une étude des fondements de la pensée économique, puis avec les Essais sur l’individualisme (1983) qui retraçaient la genèse de l’idéologie moderne à partir de la césure de l’ère chrétienne.

    Deux conceptions de l’individu

    Dans son dernier ouvrage, L’idéologie allemande, la méthode comparative ne s’attache plus tellement aux différences entre sociétés traditionnelles et monde moderne, mais davantage maintenant, aux deux formes différentes qu’a pu revêtir l’individualisme en France et en Allemagne. Le propos n’est pas nouveau chez Dumont, c’est déjà celui des Essais sur l’individualisme. Les cultures, contrairement à toute attente, ne sont pas transparentes, la notion d’individu ne se décline pas de la même manière des deux côtés du Rhin, le terme n’a pas la même histoire et il renvoie à des idées qui sont loin d’être identiques dans les deux pays. D’où le germe d’un malentendu, encore renforcé, lorsque celui-ci se conjugue à la difficulté, comme chez les Français, de concevoir les cultures comme ne répondant pas aux mêmes présupposés que les leurs.

    L’universalisme français a du mal à discerner le fait que les autres cultures ne se laissent pas juger à l’aune de la sienne, suivant la tranquille certitude selon laquelle, pour reprendre l’expression d’Ernest Lavisse, la France est « la plus humaine des patries ». La distinction holisme-individualisme et la relation hiérarchique n’est pas la même selon les cultures et tend aisément à emprunter des vêtements très divers. Cela est, sans nul doute, la conséquence de notre héritage historique et du contexte dans lequel sont apparues les idées d’individu, car, comme le souligne Dumont, l’individualisme n’a jamais été capable de fonctionner dans une société sans que le holisme contribue d’une façon ou d’une autre à la bonne marche de celle-ci. Il n’est d’exemple plus probant que celui des Lumières où les nouvelles idées ont pu se développer prodigieusement dans un terreau politique traditionnel ne souffrant jamais ainsi, d’être mises à l’épreuve des faits.

    Le rôle-clef de la “Bildung”

    Pour Dumont, la spécificité de l’idéologie allemande se laisse ramener à trois idées majeures : la permanence du holisme, le rôle à long terme du luthérianisme dans la vision de l’individu et l’idée de souveraineté universelle, héritage du Saint Empire Romain de la Nation germanique (dernière réflexion qui aurait mérité d’être approfondie). Nantis de ces notions, Dumont est successivement conduit à se pencher sur les figures décisives d’Ernst Troeltsch et de Thomas Mann. Tous deux mis, en quelque sorte, en demeure par la violence du conflit franco-allemand d’éclairer la particularité allemande, avaient cherché à rendre intelligible ce que signifiaient liberté et individu outre-Rhin. L’historien des religions tout comme l’auteur des Considérations d’un apolitique (1918) voyaient dans l’idée de Bildung, qui est formation, éducation personnelle de l’individu, le nœud gordien donnant la clef du sentiment allemand.

    Pour être bref, nous pourrions dire que la Bildung est l’espace de liberté à l’intérieur duquel se développe la pensée d’un individu, espace qui existe en dehors et qui laisse intact l’ensemble des liens qui rattachent cet individu à la communauté dans laquelle il vit. À la différence de la liberté anglaise ou française, la liberté allemande ne réside pas en première instance dans l’hémicycle des revendications politiques, elle est davantage liberté de s’épanouir, de se former, et ne considère que dans un second temps les conditions politiques. Ce que résume parfaitement Trœltsch dans un article publié en 1916, où la liberté allemande est définie comme : « Unité organisée du peuple sur la base du dévouement à la fois rigoureux et critique de l’individu au tout, complété et légitimé par l’indépendance et l’individualité de la libre culture (Bildung) spirituelle ».

    Les sphères où évolue l’idée d’individu française et allemande ne sont pas superposables. L’individu des Droits de l’homme français ne rencontre pas la formulation luthérienne puis piétiste de l’individualité au sens où Thomas Mann avait pu dire, que la Réforme avait immunisé l’Allemagne de la Révolution. Si le propos de Dumont va à l’essentiel, le lecteur informé reste cependant sur sa faim. Les études trop courtes consacrées à Troeltsch ou à Mann permettent difficilement de sortir des grandes lignes alors que les études préexistantes consacrées notamment au second sont foison. On a l’impression en outre — est-ce snobisme de chercheur ? — que Dumont maîtrise mieux la bibliographie américaine que les études publiées en allemand ou en français sur le même sujet !

    Crise française de la pensée allemande, crise allemande de la pensée française

    La partie centrale consacrée à la genèse de la notion de Bildung en suivant respectivement Karl Philipp Moritz, Wilhelm von Humboldt (1767-1835) et « les années d’apprentissage de Wilhelm Meister » de Goethe est incontestablement la partie la plus riche et la plus intéressante du livre. Œuvres littéraires, correspondances, réflexions politiques, cette fin de XVIIIe et début de XIXe siècle sont perçus sous le signe d’une crise française de la pensée allemande, de même que les années qui suivirent 1871 en France, les années de la « Réforme intellectuelle et morale » peuvent être considérées comme une crise allemande de la pensée française. Dumont est clair : « Je me suis proposé ici de présenter l’histoire de la pensée et de la littérature allemande de 1770 à 1830 comme une réponse au défi des Lumières et de la Révolution ».

    Dumont laisse entrevoir que l’idée de Bildung se forme peu à peu, est contrainte de se préciser en opposition à l’idée française d’individu. Mais avant d’aller plus en avant, il est nécessaire d’avoir à l’esprit les origines religieuses, protestantes, de cette idée de formation personnelle. La Bildung est, dès la fin du Moyen-Âge chez les mystiques, une éducation de soi qui se comprend comme ouverture à la grâce divine, le modèle (Vorbild) de cette attention constante à soi étant la figure de Jésus-Christ Ce fondement religieux reste déterminant, rajeuni et ancré qu’il est par le piétisme, et ce, malgré l’élargissement et l’approfondissement que connaît l’idée de Bildung en cette fin de XVIIIe siècle.

    Intégration et revendication d’autonomie

    Dans un premier temps, l’analogie de la Bildung et des Lumières ne manque pas de se faire, particulièrement dans les manifestations les plus exacerbées des héros de roman : exaltation de l’homme en son individualité unique, égocentrisme, raison et liberté vagabonde. À partir de là, les rapprochements deviennent plus délicats. En effet, l’éducation de la Bildung consiste en grande part à faire sienne les valeurs intangibles de la communauté, de les intégrer au mieux, suivant les traits de sa complexion. Un peu de la façon dont Goethe pourra dire : « Ce dont tu as hérité, acquiers-le afin de le posséder ». Le nouveau Bildungsroman, roman de formation, décrit les itinéraires de ces jeunes gens, où la revendication d’autonomie de la pensée se conjugue avec la nécessité du voyage, qui est reprise en charge, reconnaissance par soi-même, assimilation de ce qui a déjà été créé, vécu. Ainsi, comme le montre bien Dumont, la Bildung, loin de créer un individu désolidarisé, en retrait du monde, n’incite au retour sur soi que pour mieux s’enrichir des ressources du monde qui l’entoure. L’idéal de développement du sujet de la Bildung en vient à transformer l’homme abstrait des Lumières en lui faisant intégrer la dimension holiste, en l’intégrant dans un tout plus vaste.

    C’est sur cette base que s’établit le dialogue avec la culture grecque et son souci pédagogique , L’homme qui naît au monde est un être mal dégrossi qui se doit de se développer, d’épanouir sa propre personne. Le perfectionnement de soi est le premier but auquel l’homme se doit de répondre. Cette réflexion de longue haleine centrée sur la formation et l’éducation de soi permettra ainsi à Wilhelm von Humboldt de dire : « C’est la contribution incontestable des Allemands d’avoir les premiers vraiment saisi ce qu’est la Bildung grecque ». Le parcours personnel d’un homme, l’approfondissement de sa pensée croissent à mesure que le monde proche a été reconnu et fait sien. À l’inverse, un monde mis en coupe réglée, géométrisé, cher à Descartes et à ses héritiers est un monde hors de toute présence humaine et dont l’exemplaire d’humanité, si ce mot a encore un sens ici, ressemblerait fort au téléspectateur moderne, martien éberlué.

    Le zèle révolutionnaire, produit d’un individualisme à la française

    Le personnage de Wilhelm von Humboldt, l’évolution de ses idées permettent assez bien de saisir la particularité de l’idéologie allemande, l’adaptation aux Lumières qui s’est opérée, la prudence puis le rejet de plus en plus ferme à l’égard de la Révolution française. La Révolution qui heurte les Allemands de plein fouet, qui entraîne l’Europe dans la guerre, qui suscite violences et spoliations lui ôte rapidement les rares partisans qu’elle pouvait trouver hors de France. Pour Humboldt, ces tares ont leur source dans cette volonté de transformation politique abrupte qui caractérise la Révolution, cette volonté de mettre en œuvre le contrat social rousseauiste en oubliant, un instant, que l’auteur de l’Émile ne pose celui-ci que comme hypothèse de réflexion.

    Humboldt, dans ses écrits, met en forme la réponse allemande aux idées révolutionnaires : l’individu de la Bildung forme un cercle indépendant de l’État et le laisse se réformer tout seul. Le pendant de cette conception est développé dans une importante étude théorique, l’Essai sur les limites de l’État. Si la première préoccupation de l’homme politique concerne la libre formation des sujets, les fonctions de l’État doivent être réduites au minimum et la première des tâches de celui-ci est d’assurer la sécurité des sujets.

    Cette subordination de la politique à la formation singulière de l’individu n’a pu se faire que dans la mesure où la Bildung était perçue comme une ouverture à la totalité. Les conséquences de ces points de vue se laissent assez rapidement saisir. Le conservatisme de l’État allemand retient les pleurs et les soupirs des historiens, qui regardent d’un même coup avec perplexité la conjugaison de méfiance envers l’État et d’obéissance qui caractérisent ses sujets. Ainsi, l’individualisme qui surgit dans la notion de Bildung est loin de se retrouver dans l’individu des Droits de l’homme.

    Les lacunes de l’université française

    Si l’individualisme français de l’identité renvoie à une égalité première de tous les hommes, pour le lecteur allemand, la même notion renvoie à la singularité, à la spécificité de tout être, et cette différence implique une inégalité de fait. C’est finalement lors de la création de l’université (1809-1810) de Berlin que Wilhelm von Humboldt aura la possibilité de mettre en œuvre ses vues réformatrices. Après la défaite devant les armées napoléoniennes, la restauration de l’État passait en premier lieu par la relève spirituelle, préoccupation des meilleurs esprits de l’époque. L’université de Berlin, symbole du renouveau prussien, deviendra bientôt le foyer européen des sciences historiques et philologiques, modèle d’innovation dans les sciences humaines.

    L’idée de Bildung renforce encore la tradition d’indépendance des universités allemandes. En comparaison, le régime des universités françaises, sous les régimes les plus différents du XIXe siècle, Empire, Restauration, Républiques, reste une université sous tutelle. Autrement dit, l’université allemande n’a de comptes à rendre qu’à la culture allemande ; en France, elle est un moyen de diffuser l’idéologie du régime. L’insuffisance de l’université française, ses tares, ont été remarquablement décrites par Georges Gusdorf dans son ouvrage sur l’herméneutique (1), il est plaisant de constater que sa dépendance envers le pouvoir politique n’a aujourd’hui que peu changé, signe de la permanence des idées politiques.

    L’idée de Bildung, de formation personnelle, a conservé un très fort pouvoir d’attraction dans les pays de langue allemande jusqu’à nos jours. Il nous semble que la littérature allemande a toujours été particulièrement sensible de préciser d’une part, la place de la personne dans la collectivité, de l’autre, son cheminement propre. Ainsi dans la confrontation franco-allemande qui est celle de la première guerre mondiale, l’individu apparaît en Allemagne sous trois couleurs dissemblables : « das lndividuum », l’individu français détaché de toute appartenance à son peuple, « der Einzelne », l’individu dénombrable, et enfin « die Persönlichkeit », la personne en tant qu’elle a été formée par la Bildung, consciente de son appartenance. Les réponses pressenties par le Bildungsroman ne sont jamais univoques. Ainsi de l’itinéraire de Joseph Knecht, héros du Jeu de perles de verre de Hermann Hesse qui, au terme de son parcours initiatique, parvenu à la tête de son ordre éprouve une nostalgie inextinguible vers le monde et la nécessité d’y retourner. Initiation, enseignement forment un cercle où se déploie la liberté de l’homme ; la compréhension de la culture dessine, tout à la fois, son individualité et son attachement à la communauté.

    ► Guillaume Hiemet, Orientations n°13, 1991.

    (1) Georges Gusdorf, Les origines de l’herméneutique, Payot, 1988.

     

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    Essais sur l’individualisme

    • Recension : Essais sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Louis Dumont, Seuil, coll. Esprit, 1983, 268 p.

    L’homme informé et cultivé d’aujourd’hui ne peut plus ignorer l’existence de Louis Dumont. Dans aucune première candi, il ne figure au programme. Édifiant, comme d’habitude. Louis Dumont a consacré quinze ans de sa vie, des centaines d’articles et deux livres absolument remarquables (Homo Hierarchicus et Homo Aequalis) parus chez Gallimard à différencier la civilisation occidentale moderne de toutes celles qui l’ont précédée et de la plupart des “sociétés traditionnelles” de l’Inde ou d’ailleurs : la différence porte sur l’individualisme que nous héritons du christianisme et qui donne lieu, après quelques avatars, au primat de l’économie et des valeurs hédonistes. À l’inverse, les sociétés non occidentales (ou les sociétés européennes d’avant le christianisme) encore peu pénétrées de christianisme, étaient communautaires, holistes, hiérarchisées et religieuses. Dans Essais sur l’individualisme, Dumont donne une vue d’ensemble de sa thèse. L’ouvrage se compose de sept chapitres, originellement des articles parus un peu partout. Chapitre l : les commencements chrétiens de l’individualisme. Des pères de l’Église à Calvin. Chapitre 2 : La catégorie politique de l’État à partir du XIIIe siècle. En passant par Thomas d’Aquin, Hobbes, Rousseau, la Déclaration des droits de l’homme, la Révolution française. Chapitre 3 : Le peuple et la nation chez Herder et Fichte. Ce chapitre est capital pour nos régions ou l’Herderisme est la philosophie de base du mouvement flamand et où le fichtéisme modernisé pourrait apporter des solutions. Chapitre 4 : L’individualisme et le racisme chez Adolf Hitler. Dumont nous livre ici une critique inédite du IIIe Reich et de son maître. En dehors des dogmes et des manies habituelles. Chapitre 5 : Dumont rend hommage à son maître Marcel Mauss. Chapitre 6 : La communauté anthropologique et l’idéologie. Chapitre 7 : La valeur chez les modernes et chez les autres.

    Le livre n’est pas un ouvrage de pure anthropologie. Il nous aide à comprendre des mondes non marqués par l’individualisme occidental. Des mondes qui ont refusé la mentalité étroite de l’économisme. Et ce monde qui refuse individualisme et économisme constitue 75% des hommes de notre planète. Dumont rend un insigne service aux diplomates qui veulent prendre la peine de comprendre les peuples chez qui ils vivront.

    On garde toutefois un goût amer, une fois le livre refermé : et si l’Occident, cher à Tindemans, à Gol et au général Close Badaboum, c’était une maladie de la culture, comme la tuberculose l’est des poumons ? Et il faudrait mourir atomisé pour que cette maladie se perpétue ?

    ► F.T., Vouloir n°2, 1984.

     

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    DumontUne approche en termes sociologiques

    L’individualisme

    Si le nom de Louis Dumont est aujourd’hui connu d’un public plus large que celui de sa discipline, c’est pour avoir fait de la notion d’individualisme l’outil conceptuel d’une anthropologie comparative. Or c’est justement pour expliquer à un lecteur français d’aujourd’hui ce que c’est qu’un système des castes que Dumont s’était placé « dans le sillage de Tocqueville » et de sa caractérisation de l’individualisme.

    Avant d’être ainsi redéfini, le terme avait deux emplois principaux. Il pouvait être opposé (péjorativement) à l’esprit de solidarité, au civisme. Ou bien il pouvait être opposé (laudativement) à l’embrigadement dans un parti, ou encore aux prétentions abusives de l’État à se mêler des affaires personnelles de chacun. Dans le premier sens, l’individualisme est un autre nom de l’égoïsme. Dans le second sens, il désigne un refus libéral ou libertaire de dessaisir l’individu de sa volonté propre au profit d’une “ligne”, d’une “volonté générale” qui serait définie à l’échelle d’une organisation collective.

    Dans Homo hierarchicus, le mot “individualisme” est introduit à l’aide d’une citation de Max Weber. Mais on s’aperçoit que, sur ce point, Dumont n’attend pas grand-chose de Weber, sinon de témoigner de la difficulté que nous avons à fixer le sens du terme. C’est Tocqueville qui fournit la définition proprement sociologique de l’individualisme, car il en donne une définition comparative. Lisons à nouveau le début du texte classique :

    « L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme. L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis […]. L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. » (De la démocratie en Amérique)

    Tocqueville détaille dans la suite de son chapitre le contraste entre, d’un côté, l’égoïsme, condamné par les moralistes d’hier et d’aujourd’hui, et, de l’autre, l’individualisme qui est un phénomène nouveau, d’origine sociale. C’est le citoyen d’une société démocratique qui est individualiste, et non l’être humain considéré dans son caractère moral. Mais, prenons-y garde, le mot “démocratie” a deux sens chez Tocqueville : les sociétés modernes ont non seulement un régime politique démocratique, mais une constitution sociale démocratique. C’est ici la constitution sociale qui est en cause (l’égalisation des conditions) et non le régime de la souveraineté.

    Le point décisif est donc celui-ci : l’égoïsme est un trait de caractère personnel, alors que l’individualisme est l’affirmation sociale d’une valeur. Ce sont les sociétés qui sont individualistes, et non pas directement les individus. Dans les vingt dernières années, nombre d’essayistes et de chroniqueurs ont usé du terme “individualisme” pour caractériser des différences de comportement entre des générations françaises depuis les années 1950. On explique par exemple qu’il y a eu la génération “individualiste” et qu’elle a été suivie par la génération “morale”, elle-même suivie… etc. Même si l’on a fait souvent référence à Tocqueville et Dumont dans ce contexte, il est clair qu’il y a eu régression de la signification sociologique du terme à une signification purement morale et locale. La démocratie selon Tocqueville, l’individualisme selon Dumont sont des mouvements humains de grande ampleur, qui mettent plusieurs siècles à développer leur sens dans le monde entier. On ne saurait y voir des tendances éphémères de l’esprit public en France.

    Les contemporains valorisent l’égalité. Du coup, ils lui opposent l’inégalité. Mais comment pourrait-on faire de l’inégalité une valeur ? Elle n’est par elle-même porteuse d’aucun sens ou d’aucune valeur. Tant qu’on en reste à la vision du sens commun, les âges aristocratiques font l’effet d’avoir été déficients, immoraux, incompréhensibles. Une comparaison sociologique permettra de surmonter l’unilatéralité du sens commun et de ne pas opposer naïvement la présence du bien (chez nous) et l’absence du même bien (chez eux). Pourtant, c’est encore cette vue du sens commun que reproduit le sociologue wébérien lorsqu’il définit la modernité par la rationalité et ne peut donc lui opposer qu’une irrationalité (routines de la “tradition”, arbitraire du “charisme”). Et c’est encore le sens commun que vient fonder en raison le philosophe kantien qui oppose notre moralité de l’autonomie humaine à la moralité hétéronomique des anciens : de nouveau, on cherche le contraste entre eux et nous dans une comparaison où nous incarnons tout ce qui fait sens, tout ce qui est empreint de valeur, ce qui laisse à l’autre pôle, pour définir l’autre forme d’humanité, la seule ressource de diviniser la servitude et le non-sens.

    Pour avoir un contraste valide du point de vue comparatif, il est nécessaire que les deux pôles de la comparaison soient doués de sens pour les intéressés. En face de l’égalité (valeur moderne), il faut donc placer des valeurs reconnues par l’ancienne société : ce seront des valeurs holistes, c’est-à-dire qu’elles exalteront le sens de la solidarité entre les uns et les autres (entre chacun, les supérieurs qui ont besoin de lui et dont il attend une protection, les inférieurs qui dépendent de lui et dont il attend un concours).

    Le holisme en question

    Deux questions ont été plusieurs fois posées à propos de la place du holisme dans la pensée de Dumont. Selon sa définition du terme, une société est holiste si elle attache la valeur à l'existence du tout social plutôt que de l'individu (en développant une idéologie du bien commun et de la justice sociale plutôt que des droits de l'homme). Par extension, une sociologie est holiste si elle refuse de réduire le lien social à une association d'ordre contractuel entre des individus par eux-mêmes indépendants les uns des autres, mais part de la société globale pour comprendre les phénomènes sociaux particuliers. D'où les interrogations que voici :

    1. Tout d'abord, Dumont lui-même nous explique que la société holiste est celle d'avant la révolution moderne des valeurs, tandis que nos sociétés modernes sont individualistes. Comment peut-il soutenir qu'il n'est de bonne sociologie que holiste ? N'est-ce pas renoncer à l'esprit moderne (qui est aussi celui de la science) ? N'est-ce pas substituer à l'idée d'une science sociale celle d'un retour à la philosophie de la société “fermée” [allusion à K. Popper, par ailleurs individualiste méthodologique notoire], à la République de Platon ?

    2. Ensuite, Dumont plaide pour que nous reconnaissions la rationalité du concept de hiérarchie. Mais n'a-t-il pas expliqué lui-même qu'un citoyen du monde moderne fondait sa conscience de soi sur le rejet de toute hiérarchie ?

    Ces questions reviennent à se demander si Dumont ne propose pas une synthèse entre l'individualisme et le holisme. En nous invitant à développer une discipline holiste dans un monde qui a cessé de se représenter la valeur comme attachée au tout, il paraît croire à la possibilité de combiner les deux. Or, il a lui-même souligné maintes fois que les deux idéologies étaient incompatibles. Il a également expliqué que la combinaison des deux donnait la formule du totalitarisme. S'il en est ainsi, que peut-on attendre d'un retour à des conceptions holistes dans quelque ordre que ce soit ?

    Le principe de la réponse est qu'il ne s'agit pas d'un retour à des principes holistes (comme s'ils avaient véritablement disparu), mais plutôt d'un retour à une conscience plus lucide de la part de principes holistes dans toute vie humaine en tant qu'elle reste une vie sociale.

    Il convient tout d'abord de distinguer entre les idéologies (1) et la réalité. Entre une idéologie holiste et une idéologie individualiste, l'incompatibilité est totale. Toute tentative de synthèse doit donc être récusée sur le plan des idées. Maintenant, les choses se présentent autrement si nous considérons les réalités et les pratiques. En effet, aucune société ne peut fonctionner selon les seuls principes individualistes, pas même la société moderne. Le sociologue constate donc que ces principes ne sont pas appliqués intégralement et qu'ils ne pourraient pas l'être. Comme l'écrit Dumont, nous devons nous demander quelle a été la portée réelle de l'individualisme. Il répond : « La thèse sera non seulement que l'individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n'a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine » (L'idéologie allemande, p. 21)

    Aussi longtemps qu'on méconnaît cet écart inévitable entre la représentation que notre idéologie nous donne de nous-mêmes (nous serions indépendants) et la réalité (dans laquelle nous continuons à dépendre les uns des autres), on n'est pas bien préparé à comprendre ce que Dumont appelle les « malheurs de la démocratie » (2), par quoi il entend principalement les guerres mondiales et les phénomènes totalitaires. Ce sont en effet des malheurs de la démocratie, des maladies du monde moderne et non pas, comme on le dit trop souvent, des résurgences incompréhensibles d'un passé archaïque.

    Les représentations collectives hybrides

    La question n’est donc pas de savoir si holisme et individualisme peuvent coexister. En fait, l’un et l’autre sont donnés en toute vie sociale selon des proportions variées. Elle est plutôt de savoir comment ils peuvent coexister sans provoquer des tensions insupportables et, à terme, des catastrophes. Si nous considérons la réalité de la vie sociale, nous trouvons trois types de combinaison entre éléments traditionnels (holistes) et éléments modernes (individualistes).

    Il y a d’abord la coexistence de principes modernes et de pratiques traditionnelles qui n’ont jamais été abandonnées. Ici, les éléments étrangers à l’individualisme doivent leur pérennité à une attitude conservatrice qui se garde d’appliquer systématiquement les principes modernes à tous les secteurs de l’existence sociale.

    En deuxième lieu, on constate que les institutions libérales d’une société moderne, qui sont définies pour un individu supposé indépendant, ont été partout corrigées et modifiées par l’introduction d’une dose de holisme, dose variable selon les pays, en vue de corriger les effets néfastes de l’« utopie libérale » (3). On citera ici les systèmes d’assurance sociale, le droit du travail, les formes de régulation étatique du marché.

    Enfin, et c’est le point véritablement original de l’analyse de Dumont, il faut noter que certaines représentations nées depuis le XVIIIe siècle sont en réalité des représentations hybrides. Elles combinent sans le dire un principe individualiste (égalitaire, artificialiste) et un principe holiste. Elles sont dangereuses, dit-il, non pas parce qu’elles réunissent les deux principes opposés, mais parce qu’elles le font de façon confuse, sans tenir compte de l’impossibilité de les placer sur un pied d’égalité. Dumont a forgé cette notion d’une représentation hybride en étudiant le phénomène du « communalisme » dans l’Inde moderne (4). Au moment de la partition entre l’Inde et le Pakistan, les nouvelles entités politiques ont eu tendance à se former non pas sur une base nationale (comme l’attendaient les progressistes), mais sur une base religieuse (islam, hindouisme). Le communalisme n’est ni tout à fait un mouvement national (puisqu’il défend une identité religieuse et non civique), ni tout à fait un mouvement religieux (parce que la religion tient lieu ici d’identité nationale). C’est un phénomène hybride dans lequel on peut voir un travail d’acculturation, un effort que fait toute une société traditionnelle pour se redéfinir en des termes modernes (ici, dans le langage politique) sans pour autant renoncer au principe holiste traditionnel (ce qui définit le groupe politique n’est pas la volonté générale des individus, c’est toujours le passé, la religion des ancêtres).

    Du côté occidental, Dumont a étudié l’apparition de représentations hybrides de ce genre, avant tout l’idée de nation (de Herder et Fichte jusqu’à la Grande Guerre de 1914-1918 et à ses suites pendant tout le XXe siècle). On connaît la mutation idéologique du concept de nation par laquelle la théorie « ethnique » l’a emporté sur la théorie « élective ». Or cette dernière théorie est composite : le nationaliste invoque pour son peuple un droit à la souveraineté nationale au nom de l’égalité entre les hommes (principe moderne), mais d’une égalité qu’il transpose du niveau des individus à celui des peuples.

    Il n’existe pas de culture isolée. Toute culture est sans cesse en interaction avec les autres. Il en résulte des phénomènes d’acculturation de part et d’autre, de sorte que nous devons envisager un futur dans lequel s’intensifieront les constructions hybrides. Comment nous y préparer ? Peut-être en nous demandant comment le principe individualiste et le principe holiste, qui coexistent en réalité dans toute vie sociale, le font pacifiquement quand ils ne sont pas confondus l’un avec l’autre.

    ► V. Descombes, extrait de : « Louis Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit n°6/1999.

    [article repris dans : Le raisonnement de l'ours, Seuil, 2007]

    • 1. Chez Dumont, le mot "idéologie" ne doit pas s'entendre dans un sens marxiste (les représentations propres à la classe dominante), mais dans un sens structuraliste, celui qu'on trouve aussi chez Dumézil : le système des représentations collectives d'une société globale.
    • 2. Homo hierarchicus, op. cit., p. 29.
    • 3. Voir la préface de Dumont à la traduction de Karl Polanyi, La Grande Transformation, op. cit.
    • 4. Cf. son étude de 1964 sur le nationalisme et le communalisme, reprise en appendice à Homo hierarchicus.


     


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