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Ernstfall
Machiavel, père de la politologie moderne, appelait virtù et fortuna les forces qui déterminent le devenir politique dans les circonstances changeantes de l'histoire. Sa virtù ne correspond pas, on s'en doute, à "vertu", terme qui a acquis des connotations moralisantes et désuètes. Virtù signifie force de caractère et fermeté. Dans fortuna, il y a l'idée de hasard, d'aléatoire. Carl Schmitt, le politologue aux doctrines les plus complètes du XXe siècle, a raisonné longuement sur les notions de Notstand (état d'urgence), d’Ausnahmezustand (état d'exception) et d’Ernstfall (situation de crise, état critique). Pour lui, l'essence du politique consiste à désigner l'ennemi et à ramasser les énergies en vue d'affronter de de vaincre les dangers qui menacent une communauté politique. Schmitt estime que c'est davantage la fermeté du souverain que la discussion qui fait la réalité politique. Aux yeux des libéraux, seuls les États totalitaires "fascistes" ou "communistes" instaurent la mobilisation totale, vivent une vigilance permanente. C'est faux. La Suisse est une vieille démocratie européenne dont le système militaire est d'une redoutable efficacité et se base sur la mobilisation rapide de tous les citoyens. La force de la démocratie helvétique, c'est de prévoir le pire pour vivre en paix, sans devoir s'insérer dans de barnumesques organisations de défense comme l'OTAN. C'est aussi une garantie d'indépendance totale.
[Ci-contre : Le général Lucius Cornelius Sulla, plus connu sous le nom de Sylla, affronte la nuit du 1er novembre de l'an 82 av. JC les partisans de Marius sous les murs de Rome, près de la porte Colline. Sa victoire met un terme à la seconde guerre civile (entre parti de la noblesse et celui de la plèbe) qui déchire la république romaine à son agonie. Lui-même, en se faisant nommer dictateur, va porter un coup fatal à cette république en croyant la restaurer. Ses réformes vont ouvrir la voie à Jules César et à l'empire]
En 1978, la Carl Friedrich von Siemens Stiftung de Munich a organisé une série de séminaires sur la notion d’Ernstfall. Ce terme allemand est difficilement traduisible en français. C’est d’abord un mot composé comme il en existe beaucoup dans les langues germaniques. Décomposons-le et analysons-le sémantiquement. Il y a d’abord Fall, un substantif qui signifie "chute" et qu’il faut rapprocher de fallen, le verbe "tomber". Mais en français on pourrait tout aussi bien traduire Fall par cas. Cas est un mot dérivé du latin casus, issu de cadere (= tomber). Quant à Ernst, cela signifie "sérieux", "grave", c’est-à-dire ce qui échappe au "badin" ou à la légèreté. L’Ernstfall est l’antonyme absolu de la "dolce vita", du "farniente" mais aussi et surtout des rêveries idylliques que bon nombre de penseurs politiques ont voulu transposer dans la réalité. Pourtant, l’Ernstfall est également, au départ, un aspect de la vie quotidienne. Jadis, en effet, les hommes vivaient dans un environnement plus risqué. L’Histoire Magazine (mars 1983) nous évoque le terrible hiver de 1709 qui fit perdre la vie à plusieurs centaines de milliers d’Européens et qui fut la cause d’une effroyable famine l’année suivante. Avec cette famine, les épidémies ont trouvé un terrain favorable La "grande faucheuse" a pu alors faire son œuvre macabre. Ces Ernstfälle quotidiens relevaient d’une "banalité" tout aussi quotidienne comme notre confort d’aujourd’hui relève d’une "banalité calfeutrée".
Issu du vocabulaire militaire, le terme Ernstfall ne provient pas du vocabulaire de la philosophie politique. Ni du vocabulaire juridique. Participant aux séminaires de Munich, Josef Isensee écrit : « L’Ernstfall n’est pas une catégorie propre au droit constitutionnel. Ce concept est tout à fait impropre pour accéder à ce domaine, pour trouver une place dans une constitution d’État de droit ». Plus loin : « L’État de droit gouverne par la loi. Les lois sont déterminées par les événements réguliers de la vie. Il n’y a que le "normal" qui puisse être normé. L’État de droit se fonde sur la normalité. L’Ernstfall est l'"a-normal". Il se moque des calculs du législateur qui ne fixe son attention que sur des situations typiques, répétitives, qui entrent dans le cadre du "généralement valable" : Le pouvoir de l’État de droit table sur la régularité, le calcul, la mesure. L’Ernstfall, en revanche, est irrégulier et échappe à tout calcul. Il exige une tension extrême. Conforme à ce qu’est l’Ernstfall, est la "mesure" prise par l’homme d’État. Elle est la réaction unique, spécifique à une et une seule situation de l’État. Et une réaction qui déborde du cadre imposé par la norme ».
Si la législation d’un État de droit ne prévoit pas l’Ernstfall, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas. Cela ne signifie pas que l’État de droit, grâce à ses qualités, échappe à la possibilité d’avoir à affronter un Ernstfall. Bien sûr, toutes les législations prévoient d’accorder à certains organes de l’État des pouvoirs spéciaux destinés à contrer un danger menaçant la communauté politique. C’est notamment, l’État d’exception, les lois martiales, etc. Mais un état d’exception n’est pas nécessairement un défi mortel pour un État ou une communauté politique. Par exemple, une catastrophe naturelle ne remet pas en question le système de valeur sur lequel repose l’État. La montée d’une contre-élite révolutionnaire, prête à imposer une nouvelle constitution, mettra forcément les valeurs établies en danger.
La notion d’Ernstfall ne peut donc être cernée par les juristes. Aucune procédure formelle ne peut maîtriser cet élément de la vie historique des peuples, des sociétés ou des nations. L’Ernstfall échappe au droit : il relève purement et simplement de l’"existentialité". Le lieu qu’il s’assigne est la réalité ; cette réalité dans laquelle l’ordre politique doit s’affirmer et se maintenir chaque jour. On percevra la différence entre Ernstfall et Notstand (état d’urgence) : Ernstfall implique une multitude de paramètres que le juriste ne peut objectivement maîtriser. Notstand est prévu par bon nombre de constitutions et est destiné à affronter un fait ou un ensemble de faits bien précis et prévisibles.
Inlassablement, il faut proposer de nouvelles définitions de l’Ernstfall. Ce jeu est utile parce que l’extrême concrétude, l’extrême existentialité qu’implique l’Ernstfall nous oblige paradoxalement à un très haut niveau d’abstraction. Le terme est tellement abstrait parce qu’il recouvre trop de paramètres qu’il nous fait oublier sans cesse les réalités existentielles et les circonstances lourdement concrètes qui le sous-tendent. Il n’existe pas d’Ernstfall-en-soi (ou d’aléa-en-soi) mais des Ernstfälle propres à des personnes précises ou à des institutions déterminées. Sans recours au concret, il n’est pas possible de penser l’Ernstfall. Pour recourir à un exemple prosaïque, nous dirons que l’étudiant rencontre l’Ernstfall au moment de passer son examen. L’alpiniste en glissant au fond d’une crevasse. À ces moments précis, il ne s’agira plus seulement de dominer la situation par l’exercice d’une "technique". L’individu concerné est obligé impérativement de s’auto-affirmer. La survie ou la réussite exigent la mobilisation totale des forces intellectuelles, morales et physiques de l’individu et aussi une action-réponse rapide. Dans l’Ernstfall, le destin danse sur une corde raide. En allemand, on dit : auf des Messers Schneide (sur le tranchant du couteau). Corde ou couteau, ce ne sont pas des "endroits" où il est bon de s’attarder à réfléchir pour convenir des actions à entreprendre, pour choisir judicieusement la procédure la plus "légale", la plus "normale" à suivre. Dans les situations-limites, l’espace de décision se rétrécit dangereusement. Quand la situation échappe au train-train de la normalité, le comportement habituel doit faire place très rapidement à un comportement nouveau. L’Ernstfall force à l’innovation. L’idéal du juste milieu s’estompe. Comme nous dit le poète en une seule formule : « ln Gefahr und grosser Noth / Bringt der Mittel-Weg den Tod » (Friedrich von Logau : Dans le danger et l’extrême nécessité / Le chemin du milieu apporte la mort). Le philosophe appellera kaïros le moment où la décision, qui implique la mort ou la survie, doit s’imposer.
Revenons à l’étudiant et à l’alpiniste. L’un a préparé son examen et l’autre s’est entraîné à dominer les dangers de la montagne. Il y a eu préparation. Et prévision. Mais l’adresse et la prudence ne suffisent pas. Le risque prévu, calculé, la mission sévèrement planifiée, la situation que l’on est capable de dominer ne sont pas stricto sensu des Ernstfälle. Ces derniers ne peuvent être surmontés que si la valeur existentielle et la chance se conjuguent.
Machiavel parlait de virtù et de fortuna. Ce sont les forces qui déterminent le devenir politique dans les circonstances changeantes de l’histoire. Mais qu’est-ce que l’Ernstfall pour un système politique ? Nous avons déjà effleuré la réponse. Carl Schmitt, le célèbre juriste allemand, a formulé, lui, une réponse lapidaire : l’Ernstfall, c’est la guerre et seulement la guerre. En affirmant cela, il se plaçait exclusivement dans le domaine de la politique extérieure. Fidèle à ces conceptions traditionnelles, héritées notamment de Joseph de Maistre, il prétend ainsi qu’il n’y a pas de place pour la politique à l’intérieur d’une communauté politique. Il n’y aurait de place que pour la police qui ferait respecter l’ordre et la sécurité. Carl Schmitt raisonne bien sûr dans l’absolu. La guerre civile politise la communauté politique de l’intérieur. Il y a aussi Ernstfall parce que l’existence de l’État en tant qu’État ou de l’ordre constitutionnel en tant qu’ordre constitutionnel est menacée. Il faut que l’ennemi extérieur ou intérieur exige un bouleversement radical. Il n’y a donc pas d’Ernstfall quand il y a des querelles pour savoir s’il faut maintenir ou modifier tel ou tel aspect de la constitution. Quand il y a effraction envers la loi constitutionnelle, cela ne veut pas dire que la constitution va être remplacée par une autre qui lui serait antinomique. Dans ce jeu, les variantes sont multiples : ce sont tantôt l’importance politique des forces armées qui déterminent l’Ernsrfall. Ainsi, l’Occident vivrait un Ernstfall si ses structures économiques étaient radicalement changées ; Israël vivrait un Ernstfall si le mythe de Sion ne suscitait plus d’intérêt chez les Juifs de la Diaspora ; le Chili de Pinochet deviendrait tout autre si un gouvernement civil social-démocrate remplaçait l’actuelle junte militaire.
Un État qui baserait toutes ses institutions sur l’Ernstfall serait nécessairement totalitaire. Un tel État aurait besoin d’une puissance politique illimitée pour venir à bout des "ennemis du peuple", des "ennemis de classe" ou des "ennemis de la nation". L’État totalitaire recrute, dynamise et mobilise toutes les forces potentielles de son peuple pour servir sa cause. L’individu est enrôlé et militarisé. On exige de lui une tension longue, une endurance patriotique absolue.
L’État totalitaire bannit tout ce qui diminue l’efficacité : la liberté privée et publique, la pluralité des intérêts, la concurrence et l’opposition politiques. Mais l’État libéral ou démocratique ressemble à ce type d’État totalitaire, du moins dans ses formes extérieures, quand survient l’Ernstfall et quand l’auto-affirmation devient une nécessité absolue. Churchill a gouverné l’Angleterre avec autorité pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme dans la Rome antique, les démocraties prévoient une "dictature" technique. Mais cette ressemblance avec l’État totalitaire n’est que superficielle. Dans les régimes totalitaires, la dictature est souveraine ; dans les démocraties, elle est commissariale. L’objectif d’une dictature commissariale est de rétablir au plus vite la normalité libérale et d’assurer ainsi sa propre disparition. Cette dictature-là est provisoire. Elle se veut une mesure transitoire. Une démocratie n’est viable à long terme que si elle ne chasse pas, de la pensée des hommes politiques, la notion d’Ernstfall. Mais à la différence de l’État totalitaire, elle distingue nettement la normalité de l’Ernstfall. Ces démocraties-là ne se perdent pas dans des rêveries idylliques, elles gardent prise sur le réel. Elles gardent quelque chose de romain : la possibilité d’un recours à Cincinnatus.
Pour les idéologies iréniques et idylliques, la normalité est une sorte de paradis terrestre dont rien ne trouble la quiétude. Pour les démocraties éclairées, conscientes des impératifs de l’heure et de la force de toute Realpolitik, la normalité est une période de détente après l’effort. Elles ne conçoivent pas l’État comme un système en lutte permanente pour sa survie. Ses citoyens ne sont pas des militants mobilisés en permanence. Ils sont souvent démobilisés. Comme en Suisse, ils rangent leurs fusils d’assaut dans leurs placards.
Josef Isensee nous rappelle les modèles historiques d’États axés sur une notion d’Ernstfall permanent. Le modèle antique est Sparte. Les modèles actuels sont les dictatures militaires du Tiers-Monde africain et l’État hyper-militarisé de la plus grande des démocraties populaires, l’URSS. L’un modèle comme l’autre reposent sur un paradoxe. L’État spartiate, forgé par Lycurgue, est collectivisé et organisé à outrance. Du berceau à la vie adulte, tout est prévu et règlementé. L’ascèse, l’égalité des égaux, la discipline produisent une "culture de la caserne". C’est là que survient le paradoxe. Un observateur venu de l’épicurienne cité de Sybaris ironisait déjà dans cette lointaine antiquité : « il est facile pour un Spartiate d’être brave et téméraire au combat. La mort est sans doute plus douce pour lui que la vie quotidienne, où il doit ingurgiter son infecte soupe noire ». En effet, sur les champs de bataille, la discipline devait être quelque peu relâchée. La vie plus libre. Les punitions et les remontrances plus rares. C’est la guerre qui est, pour le Spartiate, le moment de détente.
Tant les dictatures militaires que les régimes marxistes sont loin d’égaler la perfection spartiate. Pour reprendre la terminologie de Max Weber, ces phénomènes politiques modernes n’ont pas la pureté idéaltypique du système de Lycurgue. Les dictatures militaires s’imaginent lutter contre le chaos, l’anarchie, la corruption ou la décadence. Elles s’assignent pour tâche de restaurer l’ordre. Les régimes marxistes mènent la "lutte des classes" ; cette lutte part de la révolution pour déboucher ensuite sur la dictature du prolétariat. Cette période de transition doit servir à épurer totalement la société des scories de l’ancien régime. Ensuite seulement, surviendra le paradis communiste, l’univers sans plus aucune contradiction. Un monde d’où le tragique sera chassé, où l’assaut des aléas sera un mauvais souvenir du passé. Le paradoxe réside en ceci, que l’espoir de voir s’installer un paradis produit une société ascétique, pauvre, ordonnée et contraignante. Mais l’espoir, qui est le moteur premier de toute dynamique révolutionnaire, est déçu par le glissement progressif dans le pragmatisme et l’opportunisme. Ernst Bloch a très bien perçu ce processus. L’élan révolutionnaire se noie dans l’immense tristesse du bureaucratisme autoritaire. Du rouge, on passe au gris. Le processus de normalisation est dangereux pour le régime totalitaire. La routine le menace. Les vieux militants sont déçus. Il reste à la nouvelle élite au pouvoir à mettre l’Ernstfall en scène. Du réel, on vire au spectacle. De I’ incarné au désincarné. La révolution culturelle chinoise est l’exemple typique de ce scénario. Bien qu’elle ait servi aussi à restaurer l’autorité de Mao Zedong, passé au second plan dans les années qui avaient précédé ce bouleversement. La simulation est l’Ersatz-Revolution. La désignation de l’ennemi régresse en démonologie. Ainsi, la vie quotidienne est un terrain de lutte : le travail des ouvriers d’usine est comparé à la montée d’un régiment sur le front ; une récolte réussie devient synonyme d’une bataille gagnée. Mais cette simulation n’a qu’un temps : Andropov, écrit un journaliste de Die Zeit (Hambourg), doit demander à sa police de lutter contre une corruption et un laxisme au travail sans mesure, impensable dans une société capitaliste axée sur la maximisation du profit. Le journaliste libéral accuse même Andropov de vouloir restaurer un "puritanisme spartiate". En vain. Le laxisme au travail a fait de l’URSS une puissance de seconde zone ; une puissance incapable d’occuper économiquement ses comptoirs militaires du Nicaragua, du Mozambique, d’Angola, d’Éthiopie et demain peut-être, du Vietnam.
La simulation de l’Ernstfall n’est pas l’Ernstfall. C’est une sortie hors du réel. Une sortie qui a les mêmes effets que le californisme d’exportation, servi aux Européens, par les média américains. Une sortie du réel qui aura, pour la Russie, des effets désastreux : elle tombera chaque année davantage sous une dépendance économique américaine. Sauf, si elle fait appel à des experts européens. Pour les sympathisants non marxistes de la Révolution d’Octobre, la Russie n’avait pas fait une révolution socialiste mais une révolution nationale ; elle avait voulu chasser les industriels et les investisseurs européens de son territoire. Certains écrits de Lénine sur l’impérialisme sont, à ce sujet, très révélateurs. La bourgeoisie russe appelait les étrangers pour sauver ses prérogatives. La Nomenklatura d’aujourd’hui, qui est tout sauf une élite révolutionnaire, devra très probablement faire appel aux ingénieurs allemands, italiens ou français pour sauver la Russie du marasme économique. Mais l’échange sera différent : du temps des deux derniers tsars, on échangeait des investissements contre des dividendes. Demain, on échangera du savoir-faire technologique contre des matières premières ou des denrées alimentaires.
L’État libéral de droit offre la liberté mais n’exige pas l’allégeance absolue à une image anthropologique fixe, à un corpus doctrinal posé comme définitif. On n’éduque pas les citoyens à acquérir une "conscience démocratique". L’État libéral exige l’impôt et c’est tout. Il n’exige aucun service faisant appel à l’idéal ou au patriotisme. L’héroïsme n’est de mise que lorsque la "tyrannie" menace. Les citoyens peuvent faire valoir leurs droits face à l’État. Cette défense reste un exercice normal des droits. Il n’implique aucun risque.
Cette absence de risques ne correspond pas au tempérament polémique de beaucoup d’intellectuels qui aiment jouer le rôle du "résistant", du "dissident". Il y a quelque chose de don-quichottesque à cette attitude. Les platitudes de la vie quotidienne ne conviennent pas aux tempéraments combattifs ; leur sensibilité morale souffre des insuffisances du système ; leur zèle éthique exige la lutte pour des idéaux sublimes ; ils ont l’espoir de trouver dans le militantisme politique un style de vie plus accompli. Une telle mentalité tend à vouloir l’Ernstfall. Elle adhère ainsi plus facilement au marxisme, avec son programme de combat à l’échelle planétaire. Ce dont les natures combattives ont besoin, c’est d’enthousiasme. De foi. Elles estiment que la normalité leur dérobe toute créativité. Ainsi, il est facile de déduire que l’État de droit se base sur une mentalité sans aléatoire. Une mentalité qui doit être présente chez tous les citoyens pour que ce type d’État soit totalement stable. L’objectif des gouvernants sera d’accentuer le sentiment de sécurité chez les citoyens. L’Ernstfall doit être houspille hors des esprits. Ce refoulement devient alors une sorte de "vertu politique". Tandis que l’État totalitaire simule l’Ernstfall, l’État libéral dissimule l’Ernstfall. C’est une autre manière d’échapper aux réalités.
Un État qui s’assigne pour but l’efficacité sociologique doit pouvoir concilier l’Ernstfall-Mentalität et la Normalfall Mentalität. Il faut faire une approche différentialiste, relativiste du problème : il y a des hommes "installés", attachés modestement à leur travail quotidien, à leur foyer, à leur ville ou leur village et il y a des hommes "désinstallés", mus par un idéalisme fougueux et farouche ; ils sont souvent des aventuriers, toujours amoureux des aléas. Ces deux types d’hommes doivent co-exister harmonieusement dans une société.
Aujourd’hui pourtant, il n’y a plus de révolution communiste ou fasciste possible. On ne peut plus faire une sociologie des révolutions. Trop de paramètres, trop d’informations, trop de freins s’y opposent. Nous vivons une prolifération cancéreuse de signes comme le proclame Baudrillard. Ces signes sont notamment la simulation de l’Ernstfall dans les régimes communistes ou sa dissimulation dans les systèmes libéraux américanomorphes. Au milieu de cette ahurissante prolifération, il n’y a plus moyen de mener une idée jusqu’à sa logique définitive. En un mot, il n’y a plus moyen de transposer une idée ou un rêve révolutionnaire dans le concret. L’hétérotélie [le fait que les résultats ne soient pas conformes aux intentions] guette (1). Elle enraye tous les processus rénovateurs. Elle les étouffe dans l’œuf. En janvier 1983, la revue économique américaine International Business Week se félicitait de l’initiative du ministre sandiniste nicaraguéen Carlos Argüello, qui venait de débarquer aux États-Unis pour demander aux investisseurs américains, aux banquiers de New York de songer aux potentialités du Nicaragua. La révolution sandiniste venait de trahir son projet initial. Comment aurait-elle pu faire autrement ? On a beau retourner cette question dans tous les sens : la réponse sera toujours négative. On n’échappe plus au système.
Pour Jean Baudrillard, notre époque n’est plus politique ; elle est transpolitique. Le politique implique l’anomie, c’est-à-dire l’irruption perpétuelle d’Ernstfälle. Le transpolitique, lui, implique l’anomalie, l’aberration sans conséquences. On ne connaît plus de transgressions, on ignore toute loi. On s’enfonce dans l’anodin et l’inexplicable. L’anomalie n’a pas d’incidence critique dans le système, contrairement au spectacle qui la fait naître. Mais l’incidence critique du spectacle est fugace, éphémère. Le peuple du Nicaragua, le prolétariat de Managua voulait-il vraiment la révolution ou ne désirait-il pas plutôt le spectacle de la révolution ? Pour se distraire de sa misère ? Ces Ernstfälle au sein du monde obèse, dénoncé par Baudrillard, sont-ils réellement les moteurs de l’histoire, comme le laisse sous-entendre Josef Isensee ? Ils le sont indubitablement. Mais pour Baudrillard et Elias Canetti, nous sommes sortis de l’histoire ; nous sommes à l’ère de la transhistoire comme à l’ère du transpolitique.
Pour l’Occidental, comme d’ailleurs pour le ressortissant des pays du COMECON, l’histoire n’existe plus. Les Ernstfälle classiques sont devenus impossibles ou insignifiants. Pour l’Afghan ou l’Iranien, qui ont vécu jusqu’ici à la périphérie de l’histoire occidentale, la résistance au système est un Ernstfall classique. Ces peuples peuvent vivre un militantisme patriotique réel, qui conjugue spectacle et concret. Leur sacrifice est postulé par un réel optimisme. Ils restent persuadés de contribuer à l’éclosion d’un monde nouveau ou d’une société nouvelle. Ou de retrouver leur monde traditionnel, après avoir chassé l’envahisseur. Ils réagissent comme nous réagissions au XIXe siècle ou au début du XXe. Chaque acteur du drame historique peut se donner un rôle, fût-il le plus modeste. L’Afghan ne voit pas l’image du révolutionnaire sur l’écran d’une télévision. Pour voir cette image puissamment mythique, il doit jouer lui-même le rôle du révolutionnaire. S’habiller et s’armer en conséquence. L’aspect sublime se confond avec l’aspect lourdement concret.
Les Occidentaux sont à juste titre trop pessimistes pour se jeter dans une aventure révolutionnaire. Connaissant le nombre incalculable de paramètres dont il faudra tenir compte pour mener une entreprise révolutionnaire, ils abandonnent toute chimère. Ils savent très bien qu’ils réintègreront le système contre lequel ils se seront révoltés, comme les Sandinistes nicaraguayens.
Alors à quoi bon se donner un rôle ? Pourquoi vouloir correspondre encore à une image mythique ? L’image du révolutionnaire sur l’écran de télévision est plus belle et plus captivante que celle qu’ils pourraient se donner. Le sublime est moins sublime dans le concret. La tentation du spectacle s’estompe et provoque l’assomption de l’Ernstfall révolutionnaire. Les héros de Malraux ou d’Hemingway peuvent s’actualiser dans les moudjahidines iraniens ou dans les résistants afghans. Pas dans les Européens d’aujourd’hui.
Le professeur berlinois Wolf Lepenies, dans son magistral ouvrage intitulé Melancholie und Gesellschaft, évoque l’époque de la Fronde, dans la France du XVIIe siècle. Mais c’est surtout le règne de Louis XIII qu’il prendra en considération. Lepenies amorce sa démonstration à partir d’un thème de Norbert Elias : celui du "mécanisme royal" (2). Au XVIIe siècle, on assiste à une monopolisation sans précédent du pouvoir. La rationalité progresse à pas de géant. Le souverain centralise son pouvoir à l’aide d’un appareil et devient ainsi arbitre des forces sociales, tout en restant acteur au sein de la société. Le monopole étatique permet une stabilisation de la société même si, en son sein, coexistent de puissants groupes antagonistes. Comme, par exemple, la noblesse d’épée et la noblesse de robe. La seconde est concurrente de la première. La neutralisation des conflits se fait à la cour. Celle-ci est une institution destinée à contrôler et à dompter la vieille caste des "guerriers". La vie sans contrainte des chevaliers appartient désormais au passé. Mais le roi, Louis XIII en l’occurrence, n’a pas d’emblée maîtrisé cette institution de neutralisation. Si le souverain ne joue pas son rôle d’arbitre social, s’il néglige l’étiquette de la cour, la noblesse se mettra à souffrir de son oisiveté. Elle se rendra compte d’avoir été exclue du pouvoir de décision réel. Survient alors la satire du pouvoir, puis la conspiration et enfin la Fronde. Au début de l’âge de l’absolutisme, deux sphères semblaient dominer la scène politique : celle de l’ordre primaire et celle de l’ordre secondaire. L’ordre primaire, c’est le partage institutionnel des pouvoirs réels, c’est l’équilibre des vrais centres de décision. L’ordre secondaire, c’est l’ordre des dérivations ; c’est le lieu où règnent les prescriptions ultra-formalisées, les règles, les privilèges et l’étiquette. Cet ordre satisfait le besoin de parade, d’artifices. Il est le domaine du "passe-temps". La rigidité des principes, le degré d’obligations doit être exactement proportionnel à la perte de pouvoir réel. Les deux ordres se complètent. L’un est impensable sans l’autre. La pression des besoins insatisfaits, dans l’orbite du premier ordre, est déviée vers le second ordre. On offre en pouvoir "formel" ce que l’on confisque en pouvoir réel. La noblesse se voit privée de tout pouvoir de décision.
Carl Schmitt avait dit que la décision (Entscheidung) était l’apanage du politique. La noblesse s’est vue dépolitisée par les rois. En perdant son pouvoir de décision et en étant ravalée au rang d’une cour, elle perd automatiquement toute faculté réflexive ; elle devient inapte à penser politiquement. Quand l’étiquette s’efface, en revanche, d’importantes potentialités réflexives sont libérées, potentialités qui ont ipso facto un impact révolutionnaire et qui menacent l’ordre premier, celui qui recèle les véritables assises du pouvoir. L’évolution historique, du XVIIe siècle au XVllle, allait être la suivante : de la cour et de son étiquette on est passé à l’ère du Salon. Le salon est une tentative de créer un ordre qui échappe à l’ennui. Mais sans l’intervention du roi. Plus tard, on tentera de sortir le salon de la société établie : de le situer dans un parc, un jardin ou un pavillon de chasse. En bref, dans la Nature. On postule alors une nature non pervertie par les artifices sociaux, une nature plus ou moins dépolitisée, Cette évolution est logique ; elle s’explique psycho-politiquement. Elle est l’œuvre de ceux qui sont devenus conscients de l’insignifiance de la routine courtisane. Ils ont pris leur distance par rapport à la société et cette distance permet une critique acerbe du régime. Le successeur de Rousseau, c’est Robespierre. Mais, nous, dans ce dernier quart du XXe siècle, sommes-nous capables de prendre distance vis-à-vis du consumérisme ambiant, vis-à-vis de cette hyper-dimension de l’obésité, pour paraphraser Baudrillard (3) ?
Le monde communiste de la simulation, le monde américain de la dissimulation digèrent en quelque sorte les Ernstfälle. Ils concentrent chacun (mais surtout le second) une telle quantité de puissance que seule une quantité équivalente ou supérieure pourrait constituer pour eux un défi. Reste le recours à l’ironie. Une ironie qui ne serait plus celle de la beat generation ou celle des provos d’Amsterdam. Mais une ironie à la Ulenspiegel, qui garde sa bonne humeur tout en refusant les contraintes de l’establishment. Cette ironie-là puise sa vitalité dans ce que Michel Maffesoli appelle l’espace dionysiaque, celui de la fête et des beuveries populaires, celui où sous divers masques, règne magistralement le dieu Pan. Mais l’ironie d’Ulenspiegel ajoute à ce côté médiéval, breughelien et chaucérien, une conscience luthérienne. Un refus obstiné des dogmes et des contraintes sociales qu’ils impliquent. L’ironie doit être prête à saisir les armes. Et à se battre durement.
Mais, sur le plan intellectuel, cette ironie devra montrer l’hétérotélie des idéologies dominantes. Jürgen Habermas, héritier de la théorie critique de l’École de Francfort, a développé un appareil critique de premier ordre. Mais il a échoué parce qu’il basait son instrumentarium critique sur les mêmes valeurs que celles proclamées officiellement par le système : hédonisme, individualisme et rationalité. De ce fait, Habermas devait rejeter toute solution révolutionnaire ; il ne pouvait justifier, avec ses critères rationalistes, l’irrationalité fondamentale de tout mouvement populaire. Pour lui, la crise n’est pas l’Ernstfall : elle peut être affrontée par un éveil critique perpétuel. La révolution, prolétarienne ou fasciste, est un Ernstfall privé de rationalité, une anomalie. Au sein de l’obésité, Habermas prône la stratégie du cancer lent : une sorte de prolifération des formes arrêtées, de croissance immobilisée dans l’excroissance. Habermas salue la rationalité-modèle des systèmes occidentaux gestionnaires et bureaucratiques ; il souhaite leur conservation infinie ; il veut qu’ils se succèdent à eux-mêmes. L’ironie d’Ulenspiegel devra proclamer joyeusement que le cadavre est bien mort, qu’il fait peut-être illusion parce qu’il est joliment embaumé et maquillé. Les peuples dits primitifs tuent leurs idoles pour en faire revivre d’autres. L’immortalité c’est le ridicule, comme la République des Immortels que visite le héros de Swift, Gulliver. Comme les cadavres des funeral homes américaines dont se gausse l’Anglais Evelyn Waugh. L’immortalité est une violente dénégation du réel. La dissimulation des Ernstfälle, ou leur simulation-travestissement aussi. Nous avons inconsciemment sombré dans la transhistoire, en ne tuant pas à temps nos idoles. L’ordre n’existe que pour être désobéi, soumis aux aléas. L’ordre est un médicament dont on n’a plus besoin une fois la maladie guérie. Souvent, bien sûr, un autre médicament s’avère nécessaire. Quand on désobéit au vieil ordre, il faut être capable d’en créer un nouveau. Ce que nous ne faisons pas. Et nous souffrons de l’obésité, nous dit, en clignant de l’œil, Baudrillard.
► Robert Steuckers, Orientations n°5, 1981.
Notes :
(1) C’est le politologue Jules Monnerot qui a forgé ce terme et l’a expliqué dans Intelligence de la politique (tome 1, l’anti-providence) paru chez Gauthier-Villars à Paris en 1977. Pour Monnerot, l’actant politique peut viser un objectif "0" et atteindre un objectif "P", sciemment ou non. Mais l’hétérotélie est surtout le tragique, qui déjoue les optimismes et trompe les enthousiasmes.
(2) Cf. Wolf Lepenies, Melancholie und Gesellschaft, Suhrkamp (st 63), Frankfurt am Main, 1972. Le livre de Norbert Elias dont il est fait ici mention est paru en allemand sous le titre de Über den Prozeß der Zivilisation (1939) et comptait deux volumes. L’édition française comprend également deux volumes mais chaque volume porte un titre différent. Le premier : La civilisation des mœurs et le second : La Dynamique de l’Occident (Calmann-Lévy).
(3) Ce vocabulaire à la fois satirique et sociologique hérisse les conformistes. C’est dans son ouvrage Les stratégies fatales (Grasset, 1983). Pour Baudrillard, toute radicalité critique est devenue désormais inutile.
• Version espagnole parue dans Futuro Presente, n°15/16, 1983.
• Version italienne : « La nozione di Ernstfall : Senso del tragico e situazione d'emergenza », L’Uomo libero n°17, mars 1984.
◘ Bibliographie : Der Ernstfall, Schriften der Carl-Friedrich-von-Siemens-Stiftung ; Band. 2, Propyläen-Verlag, Frankfurt/M., Berlin, Wien, 1979. Herausgegeben von Anton Pelsl und Annin Mohler.
Depuis 1979, la Carl Friedrich von Siemens Stiftung publie ses séminaires de Munich-Nympllenburg, dont une partie est radiodiffusée. Les textes paraissent en librairie et, depuis 1982, c'est la Maison R. Oldenbourg de Munich qui les édite et les diffuse. Les organisateurs, Anton Peisl et Armin Mohler, choisissent le plus souvent des sujets très généraux qui sont abordés par divers spécialistes dans une optique interdisciplinaire. Le premier volume abordait l'homme et son langage, le second l'Ernstfall (cf. notre article ci-dessus). Le troisième volume tombait, lui, à pieds joints dans l'actualité. Consacré à la "névrose allemande", ce livre analysait, avec le concours de neuf spécialistes, l'anormalité historique dans laquelle vit aujourd'hui le peuple allemand ; les problèmes de l'opinion publique, de l'auto-perception des Allemands, de la situation géopolitique au centre de l'Europe, de la psychologie du "vaincu", du conflit des générations, de l'économie, du refus de l'histoire y sont abordés avec minutie et font découvrir, au non-Allemand, qui ignore généralement l'ampleur de la question, une réalité historico-politique brûlante et des virtualités historiques demeurées en jachère. Le quatrième volume aborde le problème des "Weltanschauungen", des visions-du-monde qui s'affrontent sur le théâtre de l'histoire et de la politique. Outre une définition précise et une histoire de ce terme allemand presque intraduisible, nous y découvrons les arcanes des utopies politiques, des projets sociétaux de la gauche et de la droite (Armin Mohler), des communautés religieuses extra-ecclésiales, de l'illuminisme, de l'occultisme et des mouvements d'émancipation. Le cinquième volume nous parle de la nécessité de promouvoir une nouvelle anthropologie. Le sixième aborde la question du "temps" en tant que dimension, dans ses aspects physique, biologique, psychique, théologique, etc. Le septième tome de cette brillante série s'occupe de la "Nature et de l'Histoire" et nous révèle que la "Nature" n'est pas celle, statique et idyllique, de Rousseau et des écologistes, mais est aussi soumises aux aléas, aux changements, aux transformations. Pour tous renseignements concernant les travaux de la fondation, s'adresser à R. Oldenbourg Verlag, Rosenheimer Strasse 145, D-8000 München 80. Références du volume commenté : Der Ernstfall, 1979. 240 p. Disponible chez Oldenburg Verlag. (RS, 1984)
◘ Pour prolonger :
• Situation exceptionnelle et théorie générale de l’État (G. Protière, 2008)
• Du « cas d'urgence » à l'état d'exception permanent (A. de Benoist, 2007)
• Différence entre état d’urgence, état de siège et état de guerre (M. Tangara, 2013)
• Une formule originale de pouvoirs de crise : l'article 16 (M. Voisset, Pouvoirs n°10, 1979)
• Le décisionnisme de Carl Schmitt : théorie et rhétorique de la guerre (E. Tuchscherer, Mots n°73, 2003)
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