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Par EROE le 6 Décembre 2017 à 06:00
Edward N. Luttwak et la référence romaine des géostratèges américains
• Analyse : Edward Luttwak, La Grande Stratégie de l’empire romain, Economica (Bibliothèque stratégique, dirigée par Lucien Poirier et Hervé Coutau-Bégarie), Paris, 1987.
Très significative dans la pensée stratégique américaine contemporaine est la référence à la Rome impériale d’Auguste. Cette Rome est celle qui accroît sa domination à tout le bassin méditerranéen, après avoir éliminé la puissance navale carthaginoise, son unique rivale dans la zone. Edward N. Luttwak a consacré une étude magistrale à cette Rome augustéenne. Né en Transylvanie roumaine en 1942, il est un spécialiste des problèmes stratégiques et enseigne à la “Georgetown University” et au “Georgetown Center of Strategic and International Studies” de Washington. Il est également un “consultant” du gouvernement Reagan en matière de défense. Il a été conseiller du Président Ronald Reagan en politique étrangère. Il fait partie de ces équipes mises en place par les intellectuels conservateurs judéo-américains, qui s’opposent à leurs homologues de la gauche pré-reaganienne, et où l’on trouve des noms connus tels Mosse, Leeden, etc. En collaboration avec Dan Horowitz, Luttwak a écrit une étude sur l’armée israélienne, dans laquelle il a servi. Ensuite, il doit surtout sa célébrité à des ouvrages comme The Political Uses of Sea Power, Strategic Power, et, en traduction italienne, Strategia del colpo di stato, La grande strategia dell’Union Sovietica, Il Pentagono e l’arte della guerra.
Du système julio-claudien à la défense en profondeur
Dans La Grande Stratégie de l’Empire romain, ouvrage sous-titré L’appareil militaire comme force de dissuasion, Luttwak nous propose de comparer l’empire romain euro-méditerranéen à l’empire océanique euro-atlantique des États-Unis. Il analyse tout particulièrement les mutations dans la stratégie défensive de Rome, depuis le “système julio-claudien” d’Auguste et de Néron, avec ses États-clients et ses armées mobiles, à celui des Flaviens et des Sévères, avec ses frontières scientifiques et sa défense dissuasive, et pour finir, à la méthode finale, celle de la “défense en profondeur”.
Voyons ce que l’histoire des stratégies romaines peut apporter à l’étude de la situation contemporaine, du moins telle qu’elle se présentait immédiatement avant la chute du système soviétique. L’Empire américain est comparable à l’Empire romain de la décadence, du moins vu sous l’angle géopolitique. La décadence romaine fut longue, parfois splendide dans ses raffinements et ses productions culturelles. Soulignons toutefois que les proportions sont différentes dans chacun des deux cas analysés : la puissance océanique américaine couvre tout le globe, alors que le pouvoir maritime romain ne couvrait qu’une mer intérieure, avec les techniques de l’antiquité. Aujourd’hui, il n’est plus possible de conquérir directement des territoires ni d’assumer une hégémonie planétaire, donc, l’empire américain, tout comme l’empire romain, est contraint de défendre ses conquêtes mais aussi et surtout son propre “noyau” central, c’est-à-dire l’île-continent nord-américaine. Pour assurer cette défense, il faut que Washington soit en mesure de défendre toutes les positions acquises aux confins stratégiques du monde. La puissance maritime américaine doit donc pouvoir contrôler les îles, les presqu’îles et les côtes situées au-delà de “l’étang” qui baigne les côtes américaines. Jordis von Lohausen, dans son ouvrage Mut zur Macht, avait appelé cette problématique celle des “rivages et contre-rivages”. L’empire romain se situait sur un axe géographique horizontal (Ouest-Est), l’empire américain, lui, se situe sur un axe vertical (Nord-Sud). L’empire romain devait contrôler les côtes nord et sud de la Méditerranée pour pouvoir durer, l’empire américain, pour se maintenir, doit contrôler les côtes est et ouest des continents qui lui font face, au-delà du Pacifique et de l’Atlantique. Si l’empire romain avait une seule “mare nostrum”, l’empire américain en a deux.
Dans sa conclusion à La Grande Stratégie de l’empire romain, Luttwak insiste sur la nécessité de diviser les adversaires potentiels, de balkaniser leurs volontés, car même une défense en profondeur des frontières s’avèrerait problématique en cas de coalition ample et cohérente. Quand les Germains se sont soudés en une vaste alliance multi-tribale, la défense en profondeur, mise en place par Dioclétien, ne peut plus jouer optimalement. Elle ne peut plus que contenir l’ennemi, non disloquer d’avance ses défenses.
On notera toutefois, qu’à rebours de l’empire romain, les États-Unis, puissance essentiellement maritime, poursuivent surtout des objectifs économiques, développent un expansionnisme de type capitaliste et proposent un modèle de vie consumériste. Ils ne visent nullement la création d’un bloc impérial uni autour d’un éventail de valeurs intangibles, de doctrines politiques ou d’intérêts géopolitiques. Ils se bornent à organiser une “ceinture” d’États-clients pour défendre, sur les airs et sur mer, à partir du rimland européen, africain et asiatique, le territoire américain. Au contraire, les puissances continentales de l’histoire (Sparte, le Rome républicaine, la Macédoine de Philippe et d’Alexandre, l’Islam, l’empire napoléonien, le IIIe Reich germanique et la Russie tsariste et soviétique), ont tenté d’élargir progressivement leur propre territoire en amenant les peuples à adopter un modèle d’ordre qu’ils jugeaient idéal (qu’il soit politique, religieux, racial ou autre), en formant et en informant les populations soumises. Rien de tel dans le cas américain, qui se borne à offrir des jeux (télévisuels ou audiovisuels) : c’est la différence entre un néo-colonialisme moderne et un impérialisme territorial classique.
► Carlo Terracciano, Vouloir n°137/141, 1997.
(extrait d’une étude parue dans Orion n°30, 1987)
♦ Du même auteur :
• La Montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie, Odile Jacob, 2012 [recension 1 / recension 2]
• La Grande Stratégie de l’empire byzantin, Odile Jacob, 2010 [recension 1 / Recension 2]
• Le Grand Livre de la stratégie : De la paix et de la guerre, Odile Jacob, 2002
• Le Paradoxe de la stratégie, Odile Jacob, 1989 [recension]
L’avènement de la géo-économie
• Analyse : Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, Odile Jacob, Paris, 1995, 463 p.
Dans le dernier chapitre de ce livre sur l’Amérique, Luttwak annonce l’avènement de la géo-économie, c’est-à-dire d’une forme de guerre commerciale à outrance qui opposera des blocs de dimensions continentales. Il y a ébauche de géo-économie, pour Luttwak, quand des consortiums associant gouvernements et industriels dictent la politique des États, l’exemple le plus patent demeurant le MITI japonais. Les stratégies de la géo-économie sont la manipulation des taxes douanières, la subvention par l’État des activités de recherche appliquée, les prêts avantageux, etc., de façon à développer des produits, à les vendre, au détriment de ceux fabriqués par le concurrent. Dans l’histoire européenne, le politique était l’apanage des aristocrates, guerriers et diplomates : avec l’avènement de la géo-économie, les industriels producteurs prennent le relais, un peu comme les samouraïs japonais qui se sont recyclés dans la production de technologies. Face aux États-Unis qui nient les règles de la géo-économie, qui s’annoncent à l’horizon, pour défendre bruyamment le libre-échange, tout en pratiquant une politique exactement contraire à leur discours, certains pays tentent quand même de créer chez eux l’autarcie, avec plus ou moins de fortune (Pérou avant Fujimori). Mais les règles de la géo-économie ne sont pas une simple modernisation du protectionnisme classique : elles imposent aux bureaucraties un rôle qui n’est plus simplement administratif, gestionnaire, mais offensif. Luttwak démontre que le fonctionnariat ne peut plus être confiné à des tâches médiocres, prestées par des militants politiques casés dans des sinécures improductives, mais reprendre le rôle jadis dévolu aux diplomates les plus audacieux. Le géo-économiste au service de l’État vise l’efficacité politique, pas nécessairement l’efficacité économique ; il inscrit son action dans de grands-espaces, manie tantôt le libre-échange tantôt les barrières. dans un monde où la solidarité pan-occidentale a cessé d’être.
► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.
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