• Guerre aérienne

    Guerre aérienneL’Air Power est-il l’horizon indépassable de la stratégie ?

    Suite à la Première Guerre mondiale, une école stratégique, emmenée par le général italien Douhet, affirmait que la seule aviation était désormais en mesure d’anéantir l’ennemi et donc de faire la décision. Cette théorie a été infirmée par le faible rendement militaire des bombardements stratégiques de 1940-1945. Pourtant, l’importance du tonnage de bombes déversées sur l’Irak lors de la seconde guerre du Golfe a marqué les opinions publiques ; et la défaite qui a suivi semble tardivement confirmer les théoriciens de la guerre aérienne.

    Dès avant 1914 le “père de l’aviation”, Clément Ader, fait œuvre de stratégie aérienne et souligne la vulnérabilité des villes face aux attaques menées dans la “troisième dimension”. Mais c’est avec l’échec avéré de la guerre offensive, fin 1914, que l’on prend réellement conscience de l’importance de cette nouvelle arme (1).

    En septembre 1914, les hostilités sont ouvertes conformément au modèle napoléonien tel que l’a théorisé Clausewitz. Les états-majors visent à désarmer l’ennemi par l’obtention d’une victoire décisive sur le champ de bataille, la victoire étant le moyen d’abattre la volonté adverse et de faire prévaloir ses vues politiques (2). Mais la guerre de mouvement planifiée de part et d’autre (plan XVII et plan Schlieffen) se heurte bien vite à l’association de la puissance de feu, de la bêche et du fil de fer barbelé. Et les armées, paralysées, s’enlisent dans une longue guerre d’usure.

    Soucieux de tirer les leçons de cette impasse stratégique, partisans des chars et de l’aviation d’assaut se querellent pendant l’entre-deux-guerres ; mais pour le général italien Giulio Douhet, seuls les bombardements stratégiques permettent d’éviter la guerre de position. Plutôt que de s’acharner à anéantir les forces militaires ennemies, fût-ce au moyen des matériels les plus modernes, Douhet pense pouvoir faire l’économie de la bataille en visant les sources de la puissance militaire. C’est-à-dire en bombardant les centres industriels et démographiques de l’ennemi. Frappé dans sa substance, terrorisé, celui-ci ne tarderait pas à céder sur l’enjeu du litige. Dès lors, le plus important, pour un État, est d’acquérir la maîtrise de l’air (air power : capacité à empêcher l’ennemi de voler tout en en gardant la possibilité) : « défensive sur terre et sur mer pour faire masse dans les airs » recommande-t-il (3).

    Abondamment discutées, ces conceptions sont loin de prévaloir en Italie, en France et en Allemagne. Mais elles ne tardent pas à s’imposer en Angleterre et aux États-Unis. Il est vrai que le développement de l’aviation menace de mettre fin à leur insularité géostratégique et que leurs traditions navales prédisposent à ce type de guerre (4). Aussi, Douhet y fait-il école. Aux États-Unis, William Mitchell développe des thèses voisines sans négliger pour autant la frappe d’objectifs tactiques ; plus prophétique, son disciple Alexandre de Seversky annonce l’entrée du monde dans l’ère aéronautique. En Angleterre le général Hugh Trenchard et le ministre Stanley Baldwin obtiennent la survie de la RAF (constituée en 1918), mise au service de “l’ordre impérial” (bombardements de l’Afghanistan et de la Somalie en 1919, de l’Irak en 1922).

    La Deuxième Guerre mondiale met à l’épreuve les théories de la guerre aérienne. La France défaite (mai-juin 1940), l’Allemagne lance ses bombardiers sur la Grande-Bretagne (opération OTARIE/16 juillet 1940). Il s’agit de préparer un débarquement en neutralisant la RAF et la flotte, et en anéantissant les centres portuaires et industriels.

    Très vite, la Luftwaffe s’avère vulnérable (rayon d’action limité, chargement en bombes insuffisant, nécessité de quatre chasseurs pour protéger un bombardier) ; et ce alors que les contre-mesures se renforcent (radar, DCA, chasseurs). Aussi les pertes sont impressionnantes, 15% des bombardiers engagés le 15 août 1940 sont abattus et, fin septembre, la Luftwaffe a perdu 1733 appareils (915 pour la RAF). L’opération OTARIE est arrêtée et le “Blitz” sur Londres commence (5). Les usines n’en continuent pas moins de tourner et les pertes humaines soudent la population. Les bombardements stratégiques n’ayant pu abattre la Grande-Bretagne, ils cessent en mai 1941.

    L’offensive aérienne sur la Grande-Bretagne n’est guère plus probante. Lancés dès mai 1940, les raids s’intensifient au cours de l’année 1941. Les attaques sont d’abord limitées aux cibles économiques et militaires mais leur imprécision convainc Churchill des bienfaits du bombardement “en tapis”, choix que fait sien Sir Arthur Harris nommé à la tête du Bomber Command en février 1942. Il s’agit de casser le moral de l’ennemi. C’est au cours de cette année que les Anglo-Américains se dotent des moyens adéquats et après un temps de “rodage” (“raid des 1000 bombardiers” sur Cologne le 30 mai 1942), Churchill et Roosevelt donnent à l’offensive aérienne plus d’ampleur (Conférence de Casablanca en janvier 1943). Les bombardements stratégiques doivent pallier au second front réclamé à cor et à cri par Staline (6). Les raids sont plus meurtriers (Hambourg est détruite à 70% et 30.000 de ses habitants sont tués en juillet 1943) mais la production industrielle allemande s’accroît, la population fait bloc autour d’Hitler et les systèmes de défense sont renforcés : par exemple, 22% des avions américains engagés lors de l’attaque contre Schweinfurt (usines de roulement à bille) en octobre 1943 sont perdus. A la fin de l’année, les vertus du douhetisme restent à démontrer.

    C’est en 1944 que l’offensive aérienne arrive à maturité, l’énorme supériorité matérielle des Alliés portant ses fruits. En juin, la maîtrise de l’air est acquise et, début 1945, l’économie allemande est à la limite de l’effondrement. Dresde est incendiée par des bombes au phosphore (7). Mais alors que les Anglo-américains ont perdu depuis les premiers raids 22.000 appareils et 150.000 aviateurs, la guerre n’est pas encore gagnée. Le IIIe Reich ne capitule qu’à l’issue d’une gigantesque offensive terrestre combinée (8 mai 1945). Les deux axiomes du douhetisme, omnipotence du bombardier et fragilité morale de populations civiles, ont donc été invalidés et la Deuxième Guerre mondiale a été une guerre d’usure (8).

    De 1945 à 1991, les offensives aériennes sur les différents théâtres d’opérations du tiers monde ne s’inscrivent pas dans des stratégies de destruction du potentiel économique. En Corée (1950-1953), les bombardiers n’ont joué qu’un rôle tactique et Truman s’emploie à limiter le conflit. Au Vietnam (1965-1973), les opérations ont été plus importantes, près de 6,4 millions de tonnes de bombes ayant été déversées de 1965 à 1972 (moins de 3 sur l’Europe allemande de 1939 à 1945). Mais Rolling thunder (1965) et Linebacker (1972) privilégient réseaux de communication et objectifs militaires.

    Il faut donc attendre 1991 (guerre contre l’Irak) pour assister à une nouvelle offensive aérienne à caractère douhetiste. Dès avant l’ouverture des hostilités, les États-Unis faisant preuve de leurs capacités logistiques en dépêchant 500.000 hommes à 12.000 km de leurs bases, le général Dugan révélait au Los Angeles Times ses conceptions quant à la conduite de la guerre (9). Le chef d’état-major de l’Air Force déclarait que la guerre serait totale, l’arme aérienne se voyant attribuer l’essentiel des missions de destruction de l’État irakien. Et la conduite effective de la guerre, telle qu’elle a été médiatisée par CNN, semble confirmer ses indiscrétions. Au cours des opérations, 2.000 spécialistes (le personnel de l’USAF pour l’essentiel) ont effectué 100.000 sorties et déversé près d’un million de tonnes de bombes (10). Les résultats ont été à la hauteur des efforts déployés ; ont été “traités”, outre le complexe militaro-industriel, les infrastructures du pays (voies de communication, centrales électriques, stations d’épuration…) et les centres de décision (ministères, administrations, bâtiments du Baath). Et par voie de conséquence, les populations civiles (“dommages collatéraux”). Au total, ce pays en voie de développement accéléré a été rejeté plusieurs années en arrière (11).

    Mais si la maîtrise de l’espace aérien et les frappes stratégiques ont joué un rôle majeur dans la victoire des États-Unis, le néo-douhetisme de Dugan a été réfuté dès le 14 décembre 1990 par le général Powell (chef d’état-major inter-armées), partisan d’une campagne air-terre-mer. Et les opérations ont été menées conformément à ce choix :

    • phase I : campagne aérienne stratégique
    • phase II : campagne aérienne tactique (attaque des forces déployées au Koweït)
    • phase III: campagne terrestre sous la forme d’une manœuvre d’encerclement.


    Le succès de cette stratégie combinée a montré que si l’USAF était à même de briser les armées irakiennes, seule l’action terrestre pouvait matérialiser sur le terrain la supériorité acquise dans les airs.

    En définitive, cette victoire totale est donc à attribuer à la combinaison de moyens maritimes (déploiement logistique, maîtrise de la mer et projection de puissance), atmosphériques (anéantissement par attrition), extra-atmosphériques (télédétection, télécommunication, cartographie) et terrestres, « l’ensemble étant intégré dans une vaste architecture s’élevant du sous-marin au satellite » (12). La prétendue capacité des bombardiers à faire la décision à eux seuls demeure un phantasme technologique.

    Invalidé par l’épreuve des faits, le douhetisme n’est-il, pour conclure, qu’un archaïsme ? C’est la thèse de J.F.C. Fuller qui y voit un retour à la grosse artillerie de la Première Guerre mondiale. Les bombardements horizontaux, pures opérations de destruction, n’avaient pu alors remédier au statisme du front. Dès 1939, avec la guerre-éclair, leur version verticale perd toute justification théorique. Enfin, la deuxième guerre du Golfe l’a montré, le maître de la mer et de l’air doit débarquer pour vaincre.

    Pourtant, Douhet a pressenti les mutations stratégiques dues à l’extension des opérations à la troisième dimension : prime à l’offensive et à la surprise ; démantèlement de l’espace et déclassement du territoire (fin de la distinction avant/arrière) ; dévalorisation de la conquête ; convocation des populations civiles à la barre de la guerre ; promotion du génocide au rang de nouveau mode stratégique (génocide virtuel depuis la mise au point de l’arme nucléaire). Si la doctrine opérationnelle est erronée, la représentation douhetiste de la guerre et de l’espace stratégique est-elle hypermoderne. Nous sommes bel et bien à l’ère de la stratégie intégrale. Le navalisme futuriste des États-Unis, renouvelé par le Space Power (pouvoir spatial et aérien), leur domination satellitaire et furtive, le “hit and run” de leur stratégie planante, leur refus de toute responsabilité impériale (institution d’un nouvel ordre politique par la conquête) en témoignent.

    ► Louis Sorel, Vouloir n°109/113, 1993.

    ♦ Notes :

    1. Cf. C. Carlier, « Clément Ader premier stratège aérien » in : Stratégique n°49, 1991. Dans le même volume, lire également D. David, « Douhet ou le dernier imaginaire ».

    2. Pour s’initier à la pensée de Clausewitz, lire R. Aron, Sur Clausewitz, éd. Complexe, 1987.

    3. Citation extraite de L. Poirier, Des stratégies nucléaires, éd. Complexe, 1988, p. 31.

    4. Carl Schmitt démontre qu’a l’opposé de la guerre continentale, guerre entre États épargnant la population civile et la propriété privée, la guerre navale repose sur une conception totale de l’ennemi. La propriété privée est soumise au droit de prise et le blocus atteint l’ensemble de la population. Cf. « Souveraineté de l’État et liberté des mers » in : Carl Schmitt, Du politique, Pardès, 1990.

    5. Rappelons que les raids anglais sur Berlin ont précédé le “Blitz”. Cf. C. Villers, « Winston Churchill : l’autre visage du bouledogue… » in : Terres d’histoire n°2, 1989.

    6. La question du front occidental, dont l’ouverture avait été promise dès 1941 par les Anglo-Saxons, empoisonne les relations avec Staline qui soupçonne ses alliés d’envisager une paix séparée avec Hitler. Churchill ne parviendra pas à faire prévaloir l’idée d’un débarquement dans les Balkans (afin de couper la route de l’Armée Rouge), Roosevelt étant obnubilé par la victoire totale (notion d’ordre tactique).

    7. Cf. D. Irving, La destruction de Dresde, Art et histoire d’Europe, 1987.

    8. Commencée modestement en avril 1942, l’offensive aérienne américaine a également meurtri le Japon, particulièrement à partir de novembre 1944 (après la prise des Mariannes). Mais les bombardements atomiques d’août 1945 ne doivent pas dissimuler le fait que ce sont les pertes de la marine qui ont mis à genou le pays (opération “Starvation”). Dès juillet, le Japon était prêt à capituler, mais pas inconditionnellement.

    9. Le 24 août 1990. Dugan a été limogé en septembre.

    10. Dont seulement 7% de “bombes intelligentes”. Cf. P.M. Gallois, « Le paradoxe de la mère des batailles » in : Stratégique n°51-52, 1991.

    11. C’était là un des buts de guerre des États-Unis : ramener l’Irak à la “norme” pour éviter toute polarisation régionale et continuer à jouer sur l’équilibre instable entre cet État, l’Arabie Saoudite et l’Iran (Cf. Noël Jeandet, Un golfe pour trois rêves, L’Harmattan, 1993).

    12. P.M. Gallois, op. cit.

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    ♦ Bibliographie complémentaire :

    • - R. HOLMES, Atlas historique de la guerre, Club France Loisirs, 1990
    • - J. KEEGAN, Atlas de la seconde guerre mondiale, Club France Loisirs, 1990
    • - E. M. EARLE, Les maîtres de la stratégie, tome II, Champs-Flammarion, 1987
    • - A. JOXE, L’Amérique mercenaire, Stock, 1992. Du même auteur, voir également Le cycle de la dissuasion, La Découverte, 1990
    • - G. CHALIAND, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990
    • - J.F.C. Fuller, La conduite de la guerre de 1789 à nos jours, Payot, 1990


     

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