• Hillman

    HillmanLa destinée est en nous

    Le code de l'âme de Hillman bouleverse les instruments de la psychologie et nous apprend que nous sommes porteurs, depuis le début, de l'empreinte d'un caractère individuel pourvu de traits indélébiles. De Canetti à Kissinger, les parcours d'une vocation.

    [ci-contre : portait de J. Hillman par Jason Stout]

    Freud dehors, Platon dedans. Dans son dernier ouvrage Le code de l'âme (Adelphi), James Hillman [1926-2011], perturbateur génial des banalités psychologiques, a enfin lancé une idée qui lui tournait dans la tête depuis des années et qui se flairait déjà un peu dans ses livres précédents. Il s'agit de la « théorie du gland ». La voici. Nous ne sommes pas le résultat des traumatismes subis pendant notre enfance ou des névroses de nos parents. Nous sommes autre chose. « Nous portons, imprimée en nous depuis le début, l'image d'un caractère précis et individuel, pourvu de traits indélébiles ». Comme le gland du chêne, qui porte en soi la “chênitude” de l'arbre qu'il va peut-être devenir. C'est pour récupérer cette image, porteuse d'une destinée, qu'on a recours à l'analyse. Le problème est que la panoplie des analystes (qui est, après tout, celle de Freud, utilisée aussi par les disciples de Jung) est contaminée par les toxines des théories qui voient la vie comme déterminée par les traumatismes de l'enfance.

    Dans le “gland”, il y a déjà tout…

    Ainsi cette image innée qui nous montrerait notre vocation, notre “chênitude” personnelle, ne fait jamais surface, car l'intuition imaginaire, la faculté qui nous permettrait de la voir, reste enlisée dans la fange des névroses et des pathologies, encombrées, de surcroît, par l'idée d'évolution de la personnalité, alors que rien n'évolue : dans le “gland” il y a déjà tout. Comme le disait Picasso : « Je n'étudie pas, je ne fais que suivre ! ». Ou comme le dit Hillman : « Nous devons lire notre vie à l'envers, mais en abandonnant l'idée d'évolution et en recherchant plutôt la forme originaire qui est dans le “gland”, et si nous réalisons cette forme originaire (comme le disait Jung qui l'appelait “essence”), nous réalisons notre vie.

    C'est la recherche de cette forme qui ressort de nos actes les plus impulsifs, les plus inconsidérés, actes pleins de vie, que la psychologie, par contre, estime malsains ou névrosés. Comme quand le petit Élias Canetti (prix Nobel de la littérature en 1981), fasciné par les caractères imprimés des journaux que son père lisait chaque jour, mais pas encore autorisé à apprendre, mendiait auprès de sa cousine Laurica (qui allait déjà à l'école) la permission de voir ses cahiers qui contenaient « ces lettres de l'alphabet qui étaient la chose la plus fascinante que j'eus jamais vue ». Et voilà qu'un jour, la cousine ne lui permet pas de voir l’écriture, alors le petit Canetti va chercher une hache : « Je voulus la tuer… je levai la hache et, en la brandissant devant moi, je répétai en marchant : je vais tuer Laurica, je vais tuer Laurica… ».

    Quand quelqu'un voit devant soi l'image de son propre “gland”, il n'y a pas d'échappatoire possible : il doit le réaliser. « Canetti — dit Hillman — devait absolument s'emparer des lettres et des mots : comment aurait-il pu devenir écrivain ? C'est le démon, le génie, l’ange qui le veut. Ce qui se passe dans nos institutions pour l'hygiène mentale — dit toujours Hillman — où les psycholeptiques sont distribués avec moins de retenue que les préservatifs, aurait suffi à transformer toutes les “éminentes personnalités”, devenues telles parce que fidèles à leur “gland”, en de pauvres hères sans personnalité depuis leur plus tendre enfance. Par contre, il faut que la psychologie jette ses bases dans l'imagination des personnes au lieu de prendre en considération ces dernières seulement pour des calculs statistiques ou pour des classements diagnostiques ». Pour seconder cette opération Hillman déploie sous les yeux étonnés du lecteur des centaines d'histoires d'éminences, aussi bien dans la réussite que dans l'échec, qui surent reconnaître leur propre “gland” et y rester fidèles, en dépit de toute hygiène mentale ou psychologico-évolutive.

    La destinée de Judy Garland

    Et voilà la petite Judy Garland (racontée par sa sœur) qui, à l'âge de deux ans, voit le numéro des Blue Sisters, trois petites sœurs entre cinq et douze ans. « Quand la plus petite des Blue Sisters commença à chanter… elle resta collée à la chaise comme en transe. Dans sa tête d'enfant, elle savait déjà exactement ce qu'elle voulait ». « Six mois plus tard, à deux ans et demi — raconte Hillman — on lui fit faire un numéro avec ses deux plus grandes sœurs ; après le numéro, toute seule, elle commença à chanter Jingle Bells, accompagnée par l'enthousiasme du public qui n'arrêtait pas de la rappeler sur scène. Et elle répondait en chantant et en faisant tinter ses clochettes de plus en plus fort, jusqu'au moment où son père dut la ramener de force… Le public l'adora instantanément ».

    « Ne pensez surtout pas à des narcissismes maternels ou paternels — met en garde Hillman — j'attribuerais plutôt l'incroyable magnétisme de Frances Gumm (c'était son véritable nom), âgée de deux ans et demi à l'éclosion, sous les lumières du spectacle, du “gland” de Judy Garland, laquelle, pour commencer sa vie sur Terre, avait choisi précisément cette famille d'artistes et cette situation-là. Mais il faut aussi savoir que chaque “gland” exige son tribut. Pour Judy, le prix était : lavages d'estomac, chantage, gorge coupée avec des tessons de verre, scènes abominables en public, prise de tranquillisants, méchantes cuites, sexe sans discernement, perte d'un toit, désespoir profond… Mais le terrain de son “gland” était Somewhere over the rainbow, au delà de l'arc-en-ciel. Jusqu'à la fin, quand elle montait sur les planches bouffie par l'alcool, chancelante, troublée et en proie à la terreur, c'était cette chanson-là qui enchantait son auditoire, en entraînant l'artiste et son public vers les étoiles ».

    Grande Judy ! Mais Grand James Hillman, dans ce livre ! Car aucun psychologue n'a jamais été en mesure de voir aussi nettement et aussi clairement la beauté de ce que nous appelons, avec hauteur, “pathologie” et qui n’est, en fait, que la réalisation d'une destinée, le déroulement exact du rôle qui nous a été confié, de la Moira, comme l'appelaient les Grecs de l'Antiquité. Hillman évite la chambre mortuaire de la psychologie et son langage, tout à la fois ordinaire et hautain, ne cache pas au lecteur que l'unicité du “gland” et la particularité absolue du démon qui le protège et l'illumine nous offre… un abîme de solitude… être vivants veut dire aussi être seuls ». Et aujourd'hui, en plus d'être quelque chose de difficile à vivre, comme cela l'a toujours été, c'est aussi être politiquement incorrect. « Tu dois socialiser, tu dois faire partie d'un groupe quelconque, tu dois participer. Colle-toi à un téléphone… ou alors demande à ton toubib qu’il te prescrive du Xanax (Prozac) ». Et puis il y a les théologies qui viennent d'Orient, ou d'Occident. « D'où qu'elles viennent, elles transforment subtilement le sens de la solitude en péché de solitude, en exaspérant le sentiment de malheur. Le désespoir devient vraiment insoutenable quand on cherche à s'en sortir ».

    Être différent, c'est être seul…

    HillmanMais regardons-la, ou mieux, éprouvons-la, cette solitude. Qu'est qu'on y trouve ? « Mélancolie, tristesse, silence… le substrat même des chansons de Judy Garland, du langage de son corps, de son visage, de ses yeux… cela rappelle au “gland” ses origines… Où sont ces origines ? Nous ne le savons pas car le lieu dont il est question dans les mythes et les cosmologies a disparu des mémoires ». « À force de vouloir rendre tout pathologique et psychologique, les Dieux, pour nous, sont devenus des maladies… Dionysos, nous dit-on, était un être obscène, Apollon était un être obsessionnel, tant et si bien que l'univers mythique, transcendent, l'univers d'où vient le “gland”, nous paraît, à nous Occidentaux modernes, rationnels et sécularisés, extrêmement éloigné, hors d'atteinte, beaucoup plus que lorsqu’il devait le paraître à Platon ». Et pourtant : « Judy Garland, alcoolique, droguée, ravagée, savait réveiller chez tous ceux qui l'écoutaient une sorte de pressentiment de ce qu'eux aussi dans un coin enfoui de leur âme, auraient espéré atteindre : l'image que chaque exilé porte en soi, dans son cœur, accompagné par le mélancolique souvenir de tout ce qui n'est pas de ce monde ». Ce serait donc une bonne thérapie, celle qui nous permettrait de reconnaître cette mélancolie, de lui rendre hommage sans essayer de la déloger à coup d'antidépresseurs. Le “gland”, c'est-à-dire nous, notre destinée, a une origine transcendante. C'est pourquoi ceux qui l'ont reconnu et réalisé refusent la biographie, ils ne veulent pas être racontés à travers une série de statistiques. Parce qu'ils savent bien ce que c’est, être différent.

    Henry James mit le feu à ses journaux intimes dans le jardin, comme Dickens. À 29 ans (!) Freud avait déjà détruit ses journaux, et il disait : « Quant aux biographes, qu'ils se débrouillent. Je m'amuse beaucoup en pensant aux gaffes colossales qu'ils commettront ». D'autres personnages aiment raconter des faits absolument faux, régulièrement démentis par les témoins… Comment est-ce possible ? ». C'est, bien sûr, le “gland”, qui ne veut pas être diminué au niveau d'événements dus au hasard ou à la simple chronologie des choses, comme si la vie pouvait se résumer à l'affirmation banale qui veut que d'une chose en dérive forcément une autre.

    Voici donc Henry Ford, qui raconte comment, lorsqu'il était enfant, il se faisait prêter les montres de ses voisins pour les démonter et pouvoir ainsi observer comment elles fonctionnaient. Il fit placer dans sa chambre un banc de travail d'horloger et il aimait raconter qu'adolescent, il avait souvent travaillé la nuit. Sa sœur nia les faits : jamais aucun voisin ne lui avait prêté de montre, jamais il n'avait réparé quoi que ce soit, jamais il n'avait eu de banc d'horloger dans sa chambre !

    Et que dire de Henry Kissinger qui, interviewé sur son enfance passée à Furth, en Allemagne, en pleine période nazie, lui, juif, raconta : « Cette partie de mon enfance n'est pas significative pour ma vie. Pour les enfants, certaines choses ne sont pas tellement importantes ». En revanche, sa mère se souvient très bien de la peur et de l'effroi de ses fils quand des escouades de jeunes nazis passaient en défilant devant la maison. La biographie de Kissinger psychotise, dénonce le mécanisme du négationnisme et fait la relation entre la politique et ses jeunes années. Hillman pose la question : « Qui est l'auteur de cette vie, est-ce Kissinger ou est-ce son biographe ? Voilà un exemple typique de psycho-histoire ». En fait, le futur secrétaire d’État, l'homme de pouvoir capable d'affronter et de maîtriser les intrigues de la Maison Blanche, d'affronter les Breznev et les Mao Tsé Toung, d'ordonner les contrôles et les interceptions les plus dangereux et de proposer les bombardements contre l'ennemi, ne pouvait pas s’être senti menacé par un troupeau de garçons blonds en bas de laine. Pour le enfants, certaines choses ne sont pas tellement importantes parce que grâce à son “gland” Henry n 'avait jamais été l’enfant que sa mère avait devant les yeux.

    Et l’on pourrait continuer ainsi encore longtemps… avec, par ex., Léopold Stokowski, le compositeur, qui raconte quand son grand-père lui offrit son premier violon (en réalité son grand-père mourut avant sa naissance et Léopold ne joua jamais du violon), ou avec Léonard Bernstein, qui parle de son enfance misérable (ses parents étaient millionnaires !!!). C'est toujours le “gland” qui raconte son mythe, sa vérité, la seule qui compte. La dernière fois que je vis James Hillman, tout de blanc habillé, élégant, parfait, assis à la terrasse de l'Hôtel Tamaro d’Ascona, sur le Lac Majeur, je lui demandai ce qu'il préparait. « Je fais de l'ordre dans mes idées ­— me répondit-il en levant sa tête d'oiseau curieux — je ne suis plus si jeune… ». Un travail de maître, James. Un très joli “gland”. Bien sûr, c'est le tien, mais maintenant, il est à la disposition de tout le monde. J'espère qu'on en fera quelque chose de bon !

    ► Claudio Risé, Nouvelles de Synergies Européennes n°39, 1999.

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    ◘ Sur notre site : Notes relatives à l'Essai sur Pan de James Hillman (A. Colla)

    ◘ Lire aussi : « James Hillman : la Psicologia Moderna y el Olvido del Alma »

     

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