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Kleinewefers
In memoriam : Paul Kleinewefers (1905-2001)
Publiciste et entrepreneur, Paul Kleinewefers vient de mourir à l'âge de 96 ans. Il avait appartenu au "Tat-Kreis" sous la République de Weimar, fer de lance de la révolution conservatrice et organe de recherche pour toutes les alternatives non marxistes au système capitaliste. La revue de ce cercle, Die Tat, était une revue pionnière, de haut niveau intellectuel ; elle avait été portée sur les fonds baptismaux par cette personnalité fascinante que fut l'éditeur Eugen Diederichs, auquel on ne rendra jamais assez hommage ; elle suscite toujours la curiosité des chercheurs du fait de sa fonction de carrefour. Elle a marqué une étape de la pensée politique allemande de ce siècle, toutes idéologies confondues, car la rigueur de ses argumentaires était telle, que tous pouvaient en tirer profit, quel que soit leur engagement. Ainsi le néo-socialisme de Henri De Man, formé en Allemagne, ministre en Belgique, impulseur du néo-socialisme en France, avait toute sa place dans les réflexions du "Tat-Kreis". Paul Kleinewefers y a rencontré des hommes comme Hans Zehrer, le rédacteur en chef, et surtout Giselher Wirsing, futur rédacteur en chef de la revue allemande Signal, traduite dans presque toutes les langues et diffusée en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale (elle n'était toutefois pas inféodée à la NSDAP, contrairement à ce que croient bon nombre d'imbéciles mal informés en France).
Après la guerre, Wirsing [ci-contre] est devenu directeur de Christ und Welt, une revue catholique conservatrice. Giselher Wirsing s'opposait au nationalisme étroit, que véhiculait la NSDAP, et entendait militer pour l'Europe unie, où tous les peuples seraient égaux en dignité. Giselher Wirsing est notamment l'auteur d'un ouvrage capital, qui devrait redevenir un classique de la pensée politique européenne, au même titre que les ouvrages de Bertrand de Jouvenel publiés à la même époque, notamment ceux qu'il a consacrés au blocus continental de Napoléon et à l'après-libéralisme. Cet ouvrage capital de Wirsing est Der maßlose Kontinent (en franç. : Roosevelt et l'Europe, Grasset, s.d.; en néerl. De Ontwikkeling van het Amerikaansche Imperialisme, Lage Landen, Brussel, 1942 ; cette traduction néerlandaise est plus complète que la française). Wirsing procède dans ce livre clef, avec le langage parfois corsé de l'époque, à une dénonciation méthodique de la politique impérialiste de Roosevelt, où sont décortiqués avec minutie tous les stratagèmes de la politique économique et internationale des États-Unis, tout le jeu complexe des trusts et de la machine militaro-industrielle. En lisant cet ouvrage, on apprend comment Washington a colonisé le sous-continent européen, on apprend comment le "mythe américain" s'est cristallisé, que a été le rôle de la thalasso-politique de l'Amiral Mahan, etc.
C'est dans cet esprit d'opposition au capitalisme classique, de facture manchesterienne, ou, pour reprendre la terminologie actuelle de Michel Albert, de type spéculatif anglo-saxon, et dans cet esprit de construction européenne loyale, désignant clairement l'ennemi d'Outre-Atlantique, que Paul Kleinewefers va évoluer. Un complexe idéologique auquel il demeurera inébranlablement fidèle. Après 1945, il œuvrera à la reconstruction de son pays, ravagé par les tapis de bombes. Sa ville natale de Krefeld a particulièrement souffert de ces bombardements, crimes de guerre inqualifiables, qu'a dénoncés récemment Jean-Claude Valla, car ils ont frappé cruellement la France aussi. Paul Kleinewefers prend en mains la direction des usines familiales, un patrimoine que détient sa famille depuis 150 ans, qui occupe 2.000 employés et fait un chiffre d'affaires de 500 millions de DM (250 millions d'Euro). Bel exemple de capitalisme patrimonial de facture "rhénane".
Mitteleuropa et géopolitique
Paul Kleinewefers revient sur le front idéologique au moment où il prend une retraite méritée à 83 ans en 1988, après avoir transmis le flambeau de ses entreprises à son fils Jan, dans un bel esprit de continuité. Avec le professeur de sciences politiques, Bernhard Willms, éminent spécialiste de Hobbes, il reprend la plume pour suggérer une reconstruction européenne au départ de la Mitteleuropa (Erneuerung aus der Mitte). Dans le sillage de ce travail, appelé également à devenir un classique de la pensée politique au seuil des années 90, tant la précision du projet constitutionnel qu'il propose est magistrale, Paul Kleinewefers multiplie les colloques et séminaires, rassemblant des hommes et des femmes venus de toute l'Europe. C'est ainsi qu'il a patronné une première thèse de doctorat sur Karl Haushofer, due à la plume du jeune politologue Frank Ebeling (Geopolitik : Karl Haushofer und seine Raumwissenschaft 1919-1945, Akademie Verlag, Berlin, 1994 ; recension en français, Vouloir n°9, 1997, p. 24). Pour la promotion de ce livre, Paul Kleinewefers a financé un colloque à l'Université de Hanovre en 1994, où j'ai eu l'honneur d'être invité, en même temps que mon vieux camarade Günter Maschke, le Prof. Piet Tommissen, le Prof. Jean Klein, le Prof. Hans-Adolf Jacobsen, Étienne Sur (de la rédaction d'Hérodote), le Prof. Bertil Haggman d'Helsingborg en Suède et bien d'autres. Je remercie encore chaleureusement Paul Kleinewefers, à titre posthume cette fois, d'avoir permis cette réunion, si fraternelle, dans la mesure où elle faisait table rase de clivages politiciens obsolètes. Il n'avait malheureusement pas pu y assister pour raisons de santé.
Avec la disparition de Paul Kleinewefers, nous perdons une personnalité forte, volontaire et modeste, et surtout un témoin de son temps. Car qui d'autre encore a connu Zehrer, Wirsing et Haushofer, pour nous en parler personnellement, pour nous transmettre des souvenirs vécus et donc vivants, pour être actif dans leur sillage direct ? Il ne nous reste plus qu'à lui promettre d’œuvrer, chacun dans notre créneau, pour faire triompher le même esprit, pour promouvoir le même idéal européen, pour consolider la géopolitique, car la géopolitique, disait Rudolf Kjellén, est le reflet pragmatique de l'âme des peuples.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.