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Par EROE le 3 Octobre 2012 à 07:00
d'Engelbert Pernerstorfer à Vienne
à la fin du XIXe siècle,
précurseur de la "Révolution conservatrice"
[ci-contre : couverture de l'édition polonaise de La Social-démocratie et la cause du peuple, 1907]
◘ Analyse : William J. McGRATH, Arte dionisiaca e politica nell'Austria di fine Ottocento, Einaudi Editore, Torino, 1986 (Original anglais : Yale University Press, 1974).
Pourquoi avoir choisi cette thématique ? Pourquoi avoir ressorti un auteur quasiment oublié ? La première raison qui m'a poussé à opérer ce choix et à vous présenter les initiatives d'Engelbert Pernerstorfer c'est justement que le concept de Révolution conservatrice m'apparaît désormais trop restreint, trop limité, surtout dans le temps. Cinq faisceaux de motivations m'ont amené à réétudier, à partir des recherches de deux Américains, William McGrath et Bret Battey, les activités métapolitiques de la Vienne des 3 dernières décennies du XIXe siècle et d'en dégager des idées que l'on peut considérer comme les prémisses — ou comme certaines prémisses — de la future Révolution conservatrice.
La période choisie par Armin Mohler est limitée : elle va de 1918 à 1932, soit une période de 14 années, qui est trop particulière, trop marquée par la défaite de 1918, par les clauses du Traité de Versailles de 1919, par les débordements proches de la guerre civile (Putsch de Kapp, intervention des Corps francs à Munich, dans la Ruhr et en Silésie), pour offrir une alternative complète au système pour une période non effervescente. Qui plus est, les racines des idées développées par les principaux protagonistes de la Révolution conservatrice de 1918 à 1932, plongent dans une antériorité qu'il convient également d'explorer. Cette remarque n'enlève rien au mérite de Mohler et à l'excellence de son travail encyclopédique. Mon objectif est de donner une dimension temporelle plus profonde à son concept de Révolution conservatrice, ce qu'il entendait amorcer lui-même, notamment en accueillant favorablement les travaux de Zeev Sternhell.
Réflexions sur les vertus soldatiques
L'accent de la Révolution conservatrice après 1918 est tout naturellement mis sur les vertus "soldatiques" qui ont été cultivées pendant la Première Guerre mondiale et se sont avérées nécessaires pour éloigner le danger bolchevique des frontières de l'Allemagne en Silésie et dans l'espace des Pays Baltes et pour le conjurer à l'intérieur même du Reich, notamment dans la Ruhr, à Berlin et à Munich. La figure du combattant de la Grande Guerre est évoquée, de manière sublime, dans l'œuvre d'Ernst Jünger et dans celle de Schauwecker ; la figure du combattant des Corps Francs dans les ouvrages d'Ernst von Salomon. Dans l'espace idéologique de la "nouvelle droite" française, avant que celle-ci ne titube d'une démission et d'un aggiornamento à l'autre, Dominique Venner a introduit cette thématique dans un livre à grand tirage : Baltikum : Dans le Reich de la défaite, le combat des Corps-francs, 1918-1923, Robert Laffont, 1974. Ultérieurement, une version de ce titre est parue dans “Le Livre de Poche”. Sur le même thème, D. Venner a fait paraître plus récemment : Histoire d'un fascisme allemand : Les Corps-francs du Baltikum, Du Reich de la défaite (1918) à la Nuit des Longs Couteaux (1934), Pygmalion/G. Watelet, Paris, 1996.
Déjà, lors de mon intervention dans un colloque d'orientation idéologique, tenu dans une auberge de la Lande de Lüneburg, au début de l'aventure de Synergies Européennes en Allemagne, j'avais souligné l'intérêt politique qu'il y avait de suggérer à nos contemporains un projet révolutionnaire-conservateur, qui soit général et civil et non plus seulement soldatique, vu que cet idéal soldatique ne permet plus aujourd'hui de pénétrer les mentalités des masses, celles-ci n'étant plus du tout pétries de cet idéal, du fait de l'éloignement temporel qui nous sépare désormais, de plus en plus, de cette "période axiale" du XXe siècle (pour reprendre une expression chère à Karl Jaspers, à Armin Mohler et à Raymond Ruyer). Ce qui n'ôte évidemment rien à l'importance intrinsèque et primordiale que revêt une lecture, dans l'adolescence et au début de l'âge adulte, de cette geste héroïque contemporaine, notamment via les livres d'Ernst von Salomon et l'étude de Dominique Venner.
Du fait des impératifs qu'impose la rédaction d'une thèse, comme celle de Mohler, à cause aussi d'un excès d'attention accordé dans certains milieux — cherchant à continuer la Révolution conservatrice — à l'aspect héroïque de la seule geste soldatique de 1918-1919, la Révolution conservatrice historique, réduite à la période étudiée par Mohler, semble une sorte de météorite qui traverse trop rapidement le ciel, un phénomène sans antériorité ni profondeur temporelle. En rester à un tel jugement conduit à une insuffisance doctrinale, à une mutilation idéologique, à une coupure incapacitante. En guise de palliatif, le présent exposé a pour objectif premier de conseiller la lecture de travaux universitaires, généralement anglo-saxons, comme ceux de William McGrath (réf. infra) sur Vienne, que je vais aborder ici, et de David Clay Large sur Munich, que j'aborderai ultérieurement. William McGrath explore l'époque qui va de 1865 à 1914 à Vienne. David Clay Large analyse les vicissitudes culturelles et politiques qui secouent la vie publique à Munich entre 1890 et 1945 (nous nous bornerons à présenter la période qui va de 1890 à 1920, car c'est elle qui nous instruit clairement sur les évolutions idéologiques à l'œuvre dans la capitale bavaroise).
La nostalgie d'une unité idéologique perdue
Après la lecture de ces ouvrages anglo-saxons, nous sommes amenés à constater qu'il n'y avait pas de clivage gauche / droite bien tranché avant la prise de Munich par les Corps Francs en 1919. Ce clivage, aujourd'hui réel, est né du choc frontal entre ces volontaires nationalistes et les gardes rouges de la République des Conseils ; une césure binaire, parfaitement tranchée, n'existait pas auparavant. Avant les événements tragiques de Munich (et de Berlin) en 1918 et 1919, les composantes idéologiques, devenues antagonistes, ont connu un stade de “fusion” où elles se mêlaient dans des synthèses civiles, non idéologisées comme dans les années 20, 30 et 40 du XXe siècle. Cette fusion, perceptible dans les débats de Vienne à la fin du XIXe, à Munich de 1890 à 1914 ou à Bruxelles avec des figures comme Victor Horta ou Charles Buls à la même époque, a suscité des nostalgies — nostalgies d'une unité perdue — que l'on repère dans certains linéaments du complexe “national-bolchevique” (autour d'Ernst Niekisch et de ses revues), dans les tentatives de restaurer un esprit communautaire contre la pesanteur des masses dans le socialisme marxiste ou contre l'individualisme forcené des libéralismes, dans les rangs du Wandervogel ou des mouvements de jeunesse qui ont pris sa succession après 1918, dans le socialisme libertaire préconisé par Gustav Landauer ou, en filigrane, dans l'œuvre de Walter Benjamin, qui a mûri, elle aussi, dans le Schwabing de la Bohème littéraire munichoise.
La saisie en profondeur des racines de notre temps, du contexte idéologique très dense de cette époque qui s'étiolera après la révolution bolchevique, la prise du pouvoir par Hitler et la fin de la Seconde Guerre mondiale, passe par la nécessité de s'adonner — et de manière intense — à des lectures parallèles, ce qui, hélas, n'a jamais été fait dans notre courant de pensée, où trop souvent, les jugements à l'emporte-pièce ou le culte des chromos figés n'ont cessé de tenir le haut du pavé. Ces lectures parallèles, indispensables à la bonne compréhension des racines de notre temps, impliquent de lire conjointement :
◊ 1. les travaux de Zeev Sternhell et de Steve Ashheim, tous deux chercheurs de l'école californienne et israélienne,
◊ 2. l'histoire des mouvements artistiques à Bruxelles et à Vienne (avec l'accent sur le Jugendstil et la Wiener Sezession),
◊ 3. l'histoire du mouvement pré-raphaëlite en Angleterre, avec étude de l'œuvre de Ruskin, du Fabian Socialism, des ouvrages de Matthew Arnold et de Thomas Carlyle et surtout impliquent,
◊ 4. d'acquérir une bonne connaissance des productions de la maison d'édition d'Eugen Diederichs à Leipzig et Iéna, où l'on a traduit et commenté ces œuvres et où l'on a approfondi ces thématiques.
Méconnaissance des corpus philosophiques qui sous-tendent la “Révolution conservatrice”
La première étape dans cette enquête, dans cette historia au sens grec du terme (comme nous le rappelle Michel Foucault et son exégète française A. Kremer-Marietti), va nous conduire à Vienne, puis, seconde étape, à Bruxelles, et, troisième et quatrième étapes, à Munich et à Berlin. Car la notion d'enquête, d'historia, est à la base de la méthode archéologique et généalogique que nous ont léguée Wilhelm Dilthey et Friedrich Nietzsche, méthode archéologique / généalogique qui est la marque de l'épistémologie révolutionnaire-conservatrice. La méconnaissance de ce corpus, chez la plupart des exposants naïfs ou prétentieux d'une nouvelle Révolution conservatrice, conduit à des apories, des quiproquos ou des “maculatures” sans nom. La “nouvelle droite”, et certains personnages qui l'ont animée, en ont donné le triste exemple pendant plus de 30 ans. Personnages qui persistent dans leurs insuffisances. Et qui nous traitent d'“anarchistes”, à l'idéologie “peu claire” ou “peu sûre”, parce que nous remontons véritablement aux sources, des sources que, curieusement, ils ne veulent pas connaître, sans doute parce qu'elles les obligeraient à sortir de leurs chromos simplistes ou à relativiser leurs positions trop schématiques. Pire : citer Landauer, Benjamin et Foucault (même par le biais d'Angèle Kremer-Marietti) constitue un crime de “judéophilie” ou de “gauchisme” pour ces esprits bornés, qui osent ériger leurs tristes limites voire leurs obsessions ridicules au rang de paradigmes. Reproche d'autant plus infondé que des exposants non juifs, parfaitement “aryens”, ont défendu exactement les mêmes thèses ou positions. Ces paradigmes figés sont érigés en dogmes fixes, alors que l'objet même de nos préoccupations, la Révolution conservatrice et ses antécédents, sont des phénomènes dynamiques, des dynamiques effervescentes, qui ont leur trajectoire ; même si les limites de l'idéologie dominante actuelle et des sycophantes qui l'instrumentalisent bloquent ces dynamiques, elles ont encore des impacts, même si ces impacts ne sont plus des flots fougueux d'innovations, mais de minces filets qui ne cessent de filtrer, en dépit de tout : il suffit d'observer les succès de certaines expositions d'Europalia, sur Vienne ou sur d'autres villes, pour le constater. Une nostalgie indéracinable, bien qu'inconsciente ou fragmentaire, continue à attirer les foules vers les productions artistiques ou littéraires de cette époque, productions qui forment aussi l'arrière-plan politique des grands mouvements populaires de la fin du XIXe siècle.
La revue “Die Telyn” au Schottengymnasium de Vienne
Sortir des impasses de la clique parisienne qui prétend réincarner la Révolution conservatrice, implique justement de poser une démarche archéologique / généalogique. Et cette démarche, pour le volet viennois de notre enquête, aboutit à étudier la trajectoire d'un personnage des plus intéressants : Engelbert Pernerstorfer. Il débute sa longue carrière politique et métapolitique en mars 1867, alors qu'il n'est encore qu'un modeste lycéen, inscrit dans une célèbre école de Vienne, le Schottengymnasium (Lycée des Écossais), tenu par des pères bénédictins. À l'origine, cette institution d'enseignement catholique avait été fondée par des religieux issus d'Irlande, qui avaient immigré en Europe centrale, sans doute en même temps que les “Oiseaux Migrateurs”, ces mercenaires irlandais mettant leur épée au service du Saint-Empire contre les ennemis de l'Europe.
Engelbert Pernerstorfer et ses amis du Schottengymnasium fondent une revue pour exprimer leurs idées ; elle porte le titre de Die Telyn, soit “La Harpe celtique”, clin d'œil, sans doute, à ces bénédictins d'Irlande venus jadis à Vienne, pour accompagner leurs compatriotes soldats. Mais une autre référence celtique anime les jeunes collégiens : la fête de l'Eisteddfodd gallois, remise à l'honneur au Pays de Galles à la fin du XVIIIe siècle, dans le cadre de ce que l'on a communément appelé le Celtic Revival. L'Eisteddfodd consistait en un festival de musique traditionnelle, avec récitations de poésie, avec chants puisant dans le patrimoine mythologique et national irlandais ou gallois. Le choix de l'instrument de musique symbolique de la Verte Eirinn et la référence à l'Eisteddfodd gallois indique clairement que nos collégiens du Schottengymnasium avaient un projet précis : revitaliser la culture populaire, remettre les racines à l'honneur à l'instar des celtisants gallois, afin d'amener, à terme, une révolution politique.
[ci-dessus : Engelbert Pernerstorfer à g. et Victor Adler à d., en 1870]
Nature, patrie, art
Dans ce premier groupe autour d'Engelbert Pernerstorfer, nous trouvons Victor Adler, Max Gruber et Heinrich Friedjung (tous trois d'origine israélite). Pourquoi Pernerstorfer a-t-il immédiatement barre sur ses condisciples ? Parce que son père a fait la révolution de 1848. Il est d'ascendance modeste. Il est un homme du peuple [artisan tailleur], alors que les familles des Adler, Gruber et Friedjung appartiennent à une bourgeoisie aigrie, mécontente du rythme trop trépident que prennent la révolution industrielle et la modernité. Pour nos quatre collégiens, trois valeurs doivent être sauvées, restaurées et portées au pinacle de la Cité : la nature, la patrie et l'art. Dans le concret, cela signifie 4 orientations politiques précises :
- 1) On s'oppose aux Habsbourgs, car on est pangermanique, on veut l'unification générale des Allemands ethniques, unification perçue comme un impératif de la nature ;
- 2) On est socialiste, au sens où la révolution de 1848 a anticipé le mouvement socialiste et où la crise de l'ordre économique existant postule un changement allant dans le sens d'une redistribution plus juste et d'un dépassement du primat accordé par le libéralisme à l'économie et aux accumulations quantitatives de tous ordres. Le socialisme de ces lycéens est proche de celui de Ferdinand Lassalle, qui s'entendra avec Bismarck. Lassalle veut un socialisme étatique, c'est-à-dire un socialisme acceptant les correctifs de l’État ;
- 3) On veut se dégager des conventions sociales, qui sont autant d'étouffoirs à la créativité ; cette volonté de dégagement vaut autant pour les Catholiques, majoritaires en Autriche, que pour les Juifs ou les Protestants ;
- 4) On veut instaurer une pédagogie, un système d'éducation, permettant à tous d'accéder aux hautes valeurs de la culture, car la culture, les arts et la littérature seront le ciment de la communauté nationale allemande, comme ils ont été le ciment de la conscience nationale et ethnique des Gallois.
Panthéisme irlandais et NibelungenCette quadruple option, prise par notre quatuor de lycéens viennois, s'explique par la psychologie et par une idiosyncrasie particulière. Sur le plan psychologique, leur réaction est, dit McGrath, une réaction de fils contre le monde de leurs pères, en d'autres termes, une révolte juvénile qui anticipe celle du Wandervogel berlinois, né en 1896. McGrath ne formule au fond rien de bien original, sacrifie peut-être un peu trop aisément aux manies freudistes américaines ; pour lui, les pères veulent un monde stable, figé, tandis que les fils, par définition — ce qui nous laisse sceptiques — un monde mouvant, effervescent. Sur le plan idiosyncratique, le Schottengymnasium, par le truchement de ses traditions pédagogiques, a provoqué tous les déclics idéologiques chez notre quatuor de lycéens. Ce refuge de bénédictins irlandais en Autriche véhiculait, volens nolens, une tradition irlando-écossaise, plus panthéiste que ne l'étaient les scolastiques de l'enseignement catholique habituel ailleurs en Europe. Ce panthéisme irlandais au sein d'un catholicisme continental, plus rationaliste, explique la double référence celtique : à la harpe (la telyn) et aux fêtes de l'Eisteddfodd gallois. Deux professeurs ont laissé une empreinte philosophique indélébile sur Pernerstorfer et ses jeunes amis, leur ont communiqué les linéaments d'une idéologie alternative : Hugo Mareta et Sigismund Gschwander. Le niveau de leur enseignement est très élevé, dans toutes les branches, mais le dénominateur commun du message que communiquent les pères, dénommés “Schotten”, est un ancrage dans le paysage, dans la terre des forêts entourant Vienne et dans le peuple qui véhicule des traditions authentiques, bien plus anciennes que les poncifs du libéralisme du XIXe. Hugo Mareta, germaniste, initie ses élèves à tous les arcanes des Nibelungen et les plonge dans un univers wagnérien.
Cette référence constante aux racines et à la nature amène les élèves du Schottengymnasium à percevoir le libéralisme ambiant comme une crise de civilisation passagère, comme une ère qu'il convient de dépasser. Pour effectuer la transition, il faut préparer une élite qui sache renouer avec la tradition antérieure. Mais cette élite ne devra pas se contenter de réminiscences stériles du passé, de répétitions interminables de ce qui a été (et ne sera plus) : elle est appelée, au contraire, à l'action politique concrète, qui consistera, dans un premier temps, à rechercher systématiquement des alternatives idéologiques à la fausse culture libérale.
Du lycée à l'université
Le temps du lycée est bref, pour tous les adolescents. La deuxième étape dans la trajectoire du groupe de Pernerstorfer se déroule à l'Université, où ils fondent, le 2 décembre 1871, le Leseverein der deutschen Studenten Wiens (Cercle de lecture des étudiants allemands de Vienne), puis, dans la foulée, la Burschenschaft Arminia (Corporation Arminia). Dans leur formulation, les écrits laissés par le Leseverein sont moins radicaux que ceux de Die Telyn. Mais leur niveau est forcément plus élevé, les rédacteurs acquérant sans cesse savoir et maturité.
Le Prof. McGrath, dans son enquête minutieuse, a retracé l'historique des conférences prononcées à la tribune du Leseverein, ce qui nous permet de mettre en exergue ses idées motrices, telles qu'elles sont apparues au fil du temps. McGrath nous rappelle un débat récurrent sur l'œuvre de Lorenz von Stein, professeur à Vienne jusqu'en 1885. Lorenz von Stein est considéré comme un “conservateur social”, cherchant à réduire la dépendance des ouvriers, en leur donnant un accès à la propriété et à l'instruction. La dépendance ouvrière s'est accrue après les révolutions bourgeoises, française et industrielle : elle est un fruit de la modernité et non pas un héritage de l'Ancien Régime, qui prévoyait des protections diverses pour les pauvres, souvent en nature (vivres, jouissance de logements individuels ou collectifs, terres de pâturages sur les communs, revenus allodiaux, droits de récoltes ou de ramassage divers, etc.). Lorenz von Stein critiquait les théories pré-communistes des théoriciens français (notamment Blanqui). Ce communisme, outrancier, ne peut déboucher que sur l'oppression généralisée et abstraite de tout le peuple et ne permet pas de construire un ordre économique capable de fonctionner sur le long terme. L'alternative, proposée par Lorenz von Stein, est une société organique axée sur le Bien Commun (concept hérité d'Aristote), qui combat l'égoïsme et l'individualisme.
Sur le plan pratique, la société organique et la notion aristotélicienne de Bien Commun induisent la nécessité d'améliorer les conditions de vie des ouvriers et de leur accorder une plus grande mobilité sociale, de permettre une circulation des élites plus fluide. Le socialisme ultérieur de Pernerstorfer et d'Adler découle davantage des idées conservatrices et aristotéliciennes de Lorenz von Stein que de Karl Marx. Et, in fine, tout socialisme efficace, tout socialisme réellement populaire ne fonctionne que sur base d'un héritage organique perceptible, ancien, ancré dans un tissu social, et non pas sur des innovations et des bricolages boiteux, nés de l'esprit de fabrication (Joseph de Maistre).
La référence schopenhauerienne de Karl Rokitansky
Le premier maître à penser philosophique du groupe est Arthur Schopenhauer. Dans le curriculum du Leseverein, ce sera un docteur en médecine, Karl Rokitansky, qui, par le biais de ses conférences, injectera les bases d'un schopenhauerisme pratique dans le corpus doctrinal du groupe. Rokitansky part de l'idée de la solidarité générale unissant toute la vie animale. Il énonce, à partir de cette idée tirée d'une lecture de Schopenhauer, une théorie biosociale, certes darwinienne en même temps que schopenhauerienne, mais solidariste et non pas compétitive. La solidarité, réclamée par Rokitansky, dérive de la notion (bouddhiste) de compassion, énoncée dans l'œuvre de Schopenhauer. L'homme doit dépasser les pulsions négatives qui le poussent à agresser ses concitoyens, à l'égard desquels il doit se montrer solidaire, afin de consolider le Bien Commun. Le schopenhauero-darwinisme de Rokitansky conduit à affirmer un altruisme solidaire, dont le ciment est la culture, qu'il s'agit de défendre et de développer, surtout au sein des masses déshéritées par les pratiques du libéralisme.
Le conférencier Theodor Meynert, psychiatre, va communiquer aux étudiants du Leseverein un corpus reposant à la fois sur Kant et sur Schopenhauer (un corpus qui sera repris plus tard par Konrad Lorenz). Pour Kant, expliquait Meynert, il existe un moi primaire et égoïste et un moi secondaire et abstrait, capable de recul. Ce recul permet la civilisation, induit la solidarité réclamée par son collègue Rokitansky, mais que Meynert appelle le “mutualisme”, idéologie dont la vocation est de réaliser la fraternité. Nous constatons donc que l'époque connaît deux variantes de darwinisme, le darwinisme libéral axé sur la concurrence et le darwinisme solidariste et mutualiste, axé sur la coopération et l'altruisme, deux vertus politiques qui consolident le Bien Commun et rendent les sociétés, qui les pratiquent, plus fortes.
Le scandale von Ofenheim
Ex cursus : Au moment où les étudiants du Leseverein planchaient sur les idées de Lorenz von Stein et écoutaient les conférences de Rokitansky et Meynert, éclate en Autriche, en 1875, un scandale emblématique, celui provoqué par les manigances du financier véreux Victor von Ofenheim. Ce noble dévoyé avait spéculé sur les chemins de fer en Galicie, vendu des actions gonflées démesurément, promis des dividendes pharamineux, attiré par ses leurres des milliers de gogos qui ont évidemment été ruinés. Cité en justice par les actionnaires floués, von Ofenheim entend le Comte Lamezan, véritable aristocrate de robe, prononcer contre lui un réquisitoire sévère. Le Comte Lamezan, proche à certains égards des étudiants du Leseverein, estime que le procès qui se déroule est emblématique : il met en exergue la contradiction — apparemment insoluble — qui existe entre l'éthique et l'économie. Mais en dépit du brillant réquisitoire de Lamezan, von Ofenheim gagne le procès ; il déclare, via son avocat, qu'« avec la morale, on ne construit pas de chemins de fer ». Les étudiants, mutualistes, constatent avec énormément d’amertume : « Le système libéral est mauvais, puisqu'il s'avère incapable de sanctionner des activités aussi immorales ». L’avocat de von Ofenheim s'en était tiré par une pirouette, en disant qu'il existait certes des tribunaux terrestres pour sanctionner des délits, mais que seul le tribunal céleste pouvait sanctionner l'immoralité.
Troisième orateur de marque dans le Leseverein, le philosophe Johannes Volkelt qui proposera aux étudiants viennois une synthèse entre Kant, Hegel, Schopenhauer et von Hartmann. Le titre de sa première conférence indique qu'il part résolument de Kant : Kants kategorischer Imperativ und die Gegenwart (L’impératif catégorique de Kant et les temps présents). Volkelt avait commencé sa conférence en rappelant que le sujet connaissant (tel que défini par Kant) est instable, vu les limites de ses capacités cognitives. L'homme, sujet connaissant, est jeté dans un monde instable (en ce sens, il préfigure Heidegger). Pour pallier cette instabilité, l'homme doit respecter un code moral extrêmement rigoureux, qui lui donne les recettes de la survie et de la navigation sur la mer, souvent déchaînée, des circonstances existentielles (plus tard Arnold Gehlen parlera de “culture”, comme système de palliatifs pour consolider la position de l'homme, être fragile quant à ses dons et capacités naturels). L'exigence morale de Kant est terrible. Elle postule de dépouiller systématiquement l'agir éthique de tout désir, de toute aversion, de tout affect. L'éthique qui en résulte est certes tranquille, mais elle est le résultat d'une lutte perpétuelle que l'homme a à mener contre lui-même. Finalement, ce n'est qu'au terme de cette âpre lutte qu'il est capable d'affirmer pour lui-même et pour les autres, une véritable autonomie. L'autonomie est atteinte seulement quand tous les affects incapacitants, distrayants, dissipants, sont éliminés (cette position de Volkelt est à mettre en parallèle avec la théorie de l'“individu absolu” de Julius Evola).
Volkelt contre l'amollissement généralisé
Au nom de la morale kantienne, Volkelt condamne, devant ses auditeurs du Leseverein, la société contemporaine, parce qu'elle est axée sur la commodité (Bequemlichkeit), qui, elle, abandonne par principe toute lutte. Volkelt condamne aussi l'orientation des sciences et des techniques de l'époque, dans le sens où elles conduisent à la facilité, qui ruine et fait disparaître la vigueur et l'indépendance de l'homme, par ailleurs garantes dans la durée de son autonomie. Quand il chavire dans la facilité, l'homme abandonne son trésor le plus sacré : l'autonomie. Le jugement de Volkelt est sans appel : « Wir leben in einer Zeit allgemeiner Auspolsterung » (Nous vivons une époque d'amollissement généralisé) (à lire en parallèle avec Die Perfektion der Technik de Friedrich Georg Jünger). La civilisation moderne, pour Volkelt, conduit donc à la superficialité spirituelle, à la légèreté et à la futilité, où les idéaux sont bannis, où la moralité n'est plus qu'une simple convention, où l'opportuniste est roi. L'affaire von Ofenheim l'a clairement démontré.
L'objet de la métapolitique (et le terme n'est pas anachronique comme nous allons le voir) est de forger une nouvelle éthique, contraire diamétral du libéralisme, de jeter les bases d'un nouvel ordre social et de restaurer le Bien Commun. Par conséquent, il faut remplacer l'individualisme matérialiste des libéraux classiques par une sorte de collectivisme idéaliste, où les salaires et les profits sont proportionnels au travail réellement presté, où les hommes sont animés par la conscience de faire quelque chose d'utile au Bien Commun, et ne poursuivent pas le but pervers de l'enrichissement personnel.
De Kant au binôme Wagner / Nietzsche
Par la suite, le Leseverein abandonne progressivement le kantisme pour adopter les idées de Wagner et de Nietzsche, surtout celles qui évoquent une “métaphysique de l'artiste” (dans le cadre de la “nouvelle droite”, qui n'a jamais évoqué l'œuvre de Pernerstorfer, seul Giorgio Locchi a abordé la relation complexe entre Nietzsche et Wagner).
C'est Victor Adler qui, le premier, a introduit Nietzsche dans le groupe qui participait à la rédaction de Die Telyn. Mais, il s'agissait du premier Nietzsche, pour qui l'art joue un rôle central, constitue la véritable activité métaphysique. La musique, pour ce premier Nietzsche, exprime une volonté collective non individualiste, elle est l'expression d'une sapience, d'une sagesse dionysiaque, présente dans le théâtre d'Eschyle et de Sophocle. Pour rappel, chez ce premier Nietzsche, le théâtre grec constitue une communion de l'homme avec sa propre communauté et avec la nature. Dans la dialectique Apollon / Dionysos, que ses livres sur la tragédie grecque explicitent, un surplus d'apollinisme conduit à la sclérose (comme à Rome), tandis que l'irruption permanente et ininterrompue du dionysiaque donne force et vitalité à la Cité. La Polis grecque, pour Nietzsche, fusionne ses éléments épars, ses différences de classe ou d'origine, dans la communauté mystique du rite dionysiaque. Si le flot dionysiaque vient à s'amenuiser, la Cité entre en déclin, comme ce fut effectivement le cas à partir d’Euripide. Nous assistons alors à l'assèchement des sources organiques, tant et si bien que l'homme de la période hellénistique est devenu trop “théorique”. Le bon fonctionnement de la Cité, hier en Grèce, à l'époque d’Adler et Pernerstorfer dans le monde germanique, implique de limiter l'extension des formes découlant du logos. L'Allemagne a pour mission de corriger par la musique une civilisation qui sombre dans un excès de logos. La musique allemande est l'élément dionysiaque, donc la source vitale, de la culture germanique d'Europe centrale. La fusion communautaire dans la Cité s'opère donc par la voie artistique et non pas par la raison économique.
La métaphysique des artistes et des long-voyants
Adler, comme Nietzsche, appelle l'avènement d'une “métaphysique de l'artiste” (Artistenmetaphysik). Le surhomme de la métaphysique de l'artiste est celui qui s'est auto-transcendé par la création artistique (lato sensu). Il a généré des formes éternelles, a ainsi dépassé la finitude du physique. Nietzsche évoque la nécessité de créer des institutions ou des agences capables de promouvoir les activités de ces créateurs de formes. Ces institutions doivent permettre de voir plus loin et plus clair, les deux valeurs cardinales d'une réforme profonde de l'enseignement et de la société en général sont la clairvoyance et le sens du long terme. Ceux qui participent à des cercles “long-voyants”, comme ceux d'Adler et de Pernerstorfer, doivent se former eux-mêmes et préparer l'avènement d'êtres géniaux, les aider à faire mûrir leurs œuvres. Cette optique vaut sur le plan artistique et littéraire, mais aussi sur le plan politique : il faut faire émerger une capacité de décision, étrangère et différente de l'esprit dominant de l'époque (matérialiste, positiviste, économiciste). L'optique nietzschéenne de Victor Adler entend maintenir intacte la force, la puissance des passions, génératrices de formes esthétiques ou de volontés politiques au service du Bien Commun (cette intuition du jeune Victor Adler est à mettre en parallèle avec l'œuvre de ce dissident russe, décédé trop tôt en 1992, Lev Goumilev, théoricien de la “passionalité” des peuples jeunes et dynamiques ; l'estompement des passions conduisant au déclin irrémédiable).
La troisième étape du groupe “Telyn”, dans sa forme initiale, commence le 18 décembre 1878 quand est prononcée la dissolution du Leseverein. Nos jeunes hommes quittent l’Université et se réunissent dans les cafés viennois. Une partie du groupe devient activiste politique avec Adler, Pernerstorfer et Friedjung. Une autre partie décide de s'adonner à l'esthétique, avec Lipiner, von Kralik, Wolf et celui qui deviendra le grand compositeur autrichien Gustav Mahler (auquel le père de Victor Adler avait acheté son premier piano). Les esthètes se réunissent au sein du Gralbund (Ligue du Graal), fondé en 1905, principalement sous l'impulsion de Richard von Kralik. Cette “Ligue du Graal” est in fine d'inspiration catholique, même si elle mêle à son catholicisme des éléments traditionnels non spécifiquement chrétiens.
Ainsi, les activistes s'entendent autour du Programme de Linz, à la fois socialiste et nationaliste, et dont les éléments “nationalistes” sont surtout portés par Friedjung, d'origine israélite. Friedjung entend défendre la langue allemande et milite pour une diminution, sinon une disparition, des taxes levées dans les classes pauvres. Parallèlement aux efforts d'Adler, Pernerstorfer et Friedjung, Georg von Schönerer, socialiste, pangermaniste et antisémite, développera une synthèse plus âpre, plus populiste. Les esthètes se veulent tout à la fois prêtres et poètes, entendent gérer la “passionalité”, la conduire sur des chemins positifs, en faire un ciment de cohésion pour le Bien Commun. Dans ce contexte, Richard von Kralik, dans le cadre du Gralbund, vise à rénover la culture européenne par un recours permanent aux idées-forces de l'antiquité, de la germanité, du christianisme médiéval et de la tradition des mystères, le tout s'inscrivant naturellement dans le cadre du national-catholicisme autrichien.
Richard von Kralik et les “esthètes pythagoriciens”
L'itinéraire de Richard von Kralik est intéressant pour saisir l'évolution des esprits et la synthèse que ceux-ci finissent par proposer dans le cadre de la culture germanique du XIXe siècle. En 1876, deux ans avant d'entrer dans le groupe de Pernerstorfer, von Kralik étudiait à Berlin chez Theodor Mommsen, le spécialiste de la Rome antique à l'époque, et assistait aux leçons de Treitschke et de Hermann Grimm. Il est socialiste, milite au parti, dévore l'œuvre complète de Ferdinand Lassalle, se frotte à l'idéologie marxiste en pleine maturation. En 1878, quand Siegfried Lipiner, ami de Wagner et futur rédacteur des Bayreuther Blätter, l'introduit dans le Cercle de Pernerstorfer, il commence à lire Nietzsche, s'enthousiasme pour Wagner, de concert avec Gustav Mahler. Mais la rupture entre Nietzsche et Wagner créera une importante polarisation dans le groupe : les uns acceptent le wagnérisme mystique de la fin, curieux mixte de Schopenhauer, de théorie musicale et de mystique chrétienne, dont Kralik et Mahler. D'autres suivent les critiques de Nietzsche, estimant que Wagner avait subi une “involution”, et que le complexe idéologique de socialisme chrétien et mystique, assorti d'une option végétarienne (que Wagner déclarait “pythagoricienne”), n'avait aucun avenir, n'était qu'une illusion pseudo-religieuse parmi bien d'autres.
« L'homme fort est en mesure de créer pour lui-même une réalité idéale »
Un clivage net commence à séparer les esthètes (pythagoriciens) des activistes. Les wagnéristes végétariens, autour de Kralik, Mahler et Lipiner, considèrent comme totalement futiles les questions d'ordre politique. Richard von Kralik justifie ses positions anti-politiques par une révélation, qu'il aurait eue à la suite d'une dépression : il nie désormais l'existence d'une réalité plus parfaite au-delà du monde sensible des phénomènes. Face à la crise de son ami, Lipiner écrit à Nietzsche, au philosophe naturaliste, tellurique et mystique Gustav Theodor Fechner et à Paul de Lagarde, pour qu'ils fassent en sorte que Kralik change d'avis. Seul Lagarde répondra. Et obtiendra des résultats : Kralik admet à nouveau l'existence d'une sphère idéale transcendant la réalité quotidienne, mais le lien que cette sphère transcendante peut entretenir avec notre monde, passe par la médiation de la mythologie et de la symbolique germaniques, seules capables de faire miroiter l'idéal caché dans le réel. Mais Kralik refuse toujours la politique : « L'homme d’État doit savoir que toutes ses luttes ne lui apporteront aucun résultat ». Finalement Kralik et Lipiner conviennent qu'aucune alternative valable ne s'offre à l'imperfection du réel ; l'homme fort est en mesure de créer pour lui-même une réalité idéale. Ces positions, partagées par nos deux hommes, conduisent à la création en 1881 de la Sagengesellschaft (Société de la Saga). Elle accueillera ceux qui, par esthétisme, refusent l'engagement politique, fuient la réalité et la sphère publique pour se consacrer à l'art. Lipiner : « Pour nous, le royaume des formes n'est pas un monde merveilleux qui existe pour que l'on s'évade de la vie ; pour nous, ce monde est la vraie vie, ou, alors, rien n'est rien ».
Pour un art authentique et unitaire
Richard von Kralik décrit l'objectif de la Société de la Saga : « L'objectif le plus important me semble le suivant : assurer à notre nation un substrat culturel épique comparable à celui qu'avaient les Grecs, les Indiens et les Perses ; par ce projet, nous devons donner une unité à notre héritage de sagas sur les dieux et les héros, comme l'avaient fait Homère, Hésiode et Ferdawsi » (nous reprenons la transcription de ce nom persan, telle que nous l'a léguée Henry Corbin). Cette volonté de retrouver le noyau commun des mythologies indiennes, persanes, grecques et germaniques dérivent d'une lecture de Religion und Kunst de Wagner. La référence à la Perse vient très certainement de Gobineau. La mise en exergue du noyau commun à ces mythologies indo-européennes permettra, pensent les membres de la Société de la Saga, de créer un « art authentique et unitaire ». Telle est la mission qu'ils se donnent, à la suite des recommandations de leur maître Richard Wagner. Tâche évidemment titanesque. Mais Richard von Kralik ne baissera pas les bras. Successivement, il s'intéressera aux mystères médiévaux, à la constitution d'un corpus aussi complet que possible des sagas et mythes germaniques, à la quête du mythe faustien dans ses formes originelles, à la poésie de Dante, etc.
L'idéal de Kralik est de faire ré-émerger une culture régénérée, inspirée des mythes, capable de comprendre et de faire comprendre, par ses symboles, ce qui transcende les simples phénomènes. Son intérêt pour le mythe de Faust le conduit, paradoxalement, à prendre des positions anti-faustiennes et à vouloir substituer à la culture faustienne, qu'il qualifie d'aveugle et d'insatiable, une “culture du Graal”, dont Parsifal, héros wagnérien et pur idéaliste (reiner Tor), est le symbole. Cette culture du Graal correspond évidemment aux derniers idéaux de Wagner : mélange de schopenhauerisme, de mystique néo-chrétienne et de compassion bouddhiste.
Les activistes contre l'intellectualisme inerte
Pendant ce temps, les activistes marquent des points. Adler, Pernerstorfer, Friedjung et les frères Braun cherchent à traduire en termes politiques efficaces les idées qu'ils ont cultivées dans les colonnes de Die Telyn et dans les cercles de lectures universitaires qu'ils ont animés. Friedjung est sans doute l'homme qui perçoit le plus rapidement le danger de l'“intellectualisme inerte”, des discussions stériles qui ne débouchent sur rien et, surtout, qui ne communiquent pas leur flamme à des catégories plus vastes de la société. C'est pourquoi le groupe décide de s'allier en 1879 à un jeune orateur politique fougueux, nationaliste et populiste, Georg von Schönerer. Dans un discours électoral de 1875, celui-ci avait réclamé, dans une perspective libérale, progressiste et anti-cléricale, le « maximum de liberté politique pour tous les citoyens », le bannissement des Jésuites, la reconnaissance de la maçonnerie, la lutte contre la corruption, toutes revendications qui continueront à faire partie du corpus nationaliste germanique, à l'exception de l'indulgence pour la franc-maçonnerie. Avant qu'il n'ait pris contact avec les jeunes autour de Pernerstorfer, Schönerer n'avait qu'une vague conscience des problèmes sociaux réels qui affectaient les classes défavorisées en Autriche.
En 1875, alors qu'il était encore un libéral bon teint sur le fond, Schönerer se distinguait toutefois par sa rhétorique, plus musclée, plus scandée, de ton plus acerbe (scharfe Tonart). Cette caractéristique ira crescendo, deviendra de plus en plus virulente, faisant du coup la célébrité du député fort en gueule. En 1878, en plein Parlement à Vienne, il traite ses collègues députés d'« eunuques de la politique ». En Italie comme en Autriche, voire en Belgique avec Paul Hymans, la critique du statu quo et des lenteurs parlementaires, qui sera le principal cheval de bataille des nationalismes et des fascismes du XXe siècle, trouve ses racines dans l'aile gauche et populiste du libéralisme.
Schönerer, le député ad hoc
Lors d'une réunion du Leserverein, Anton Haider (ancêtre de Jörg Haider) lance l'idée que leur cercle de lecture, pour trouver sa traduction dans la sphère politique réelle, a besoin de l'appui d'un député capable de défendre le corpus idéologique de la communauté militante étudiante sur les strapontins de la Diète impériale. Pour Anton Haider, les travaux des cercles de lecture sont insuffisants, si un tel appui n'existe pas. Les autres lui répondent qu'il y a pas de député qui corresponde à ce profil. Anton Haider répond : « Il y en a un qui pourrait le devenir… Il s'appelle Schönerer. Il n'est guère connu ; il est jeune, élu de fraîche date et n'a pas encore d'orientation bien définie, mais je pense qu'il pourra être d'accord avec nous. Je crois que nous campons déjà sur des positions voisines, sans le savoir. Nous devrions l'inviter et parler avec lui. Je retiens qu'il est la personne adéquate ». C'est ainsi que Georg von Schönerer devint membre du Leseverein.
L'alliance entre ce Schönerer et le Groupe de Pernerstorfer conduit à une fusion (qui sera passagère mais qui, en dépit des engagements ultérieurs, différents, ne sera pas pour autant reniée) entre les pionniers du socialisme autrichien et les premiers nationalistes pangermanistes. Les deux idéologies sont au départ étroitement mêlées — et même de manière inextricable — et l'ennemi qu'elles désignent est le libéralisme, qu'elles entendent faire reculer et disparaître, parce qu'il est un crime contre l'esprit, l'art, la moralité publique et le Bien Commun. Cette volonté s'est exprimée dans le fameux Programme de Linz, résultat du travail politique de Pernerstorfer et de ses amis, plus que de la faconde de Schönerer. L'historiographie conformiste n'évoque cette fusion que rarement — et avec réticence — et le mérite de l'avoir exploré correctement revient au Professeur américain William J. McGrath.
Du “Deutscher Klub” au Programme de Linz
Le Programme de Linz est en réalité le programme du mouvement pangermaniste autrichien, visant un rapprochement avec l'Allemagne de Bismarck, voir l'Anschluß, et un détachement graduel des Allemands d'Autriche-Hongrie de l'Empire des Habsbourg (1). Parmi ceux qui ont forgé ce programme, nous trouvons, outre Pernerstorfer, Friedjung et Adler, le Chevalier von Schönerer et le futur bourgmestre de Vienne Karl Lueger, populiste et antisémite. Certes, à cette époque, l'antisémitisme de Schönerer et de Lueger n'est pas encore trop virulent et ne choque nullement Adler et Friedjung, tous deux d'origine juive. Ce n'est qu'en 1882, à la suite d'un discours tonitruant de Schönerer, de facture nettement antisémite, que leurs rapports vont se relâcher, puis que leurs voies vont se séparer.
Pendant cette période fort effervescente de trois années de fusion entre populistes et socialistes, les cercles universitaires changent de forme, les "associations de lecture" de l'Université, réservées aux étudiants, et les "associations de lecture pour universitaires devenus actifs", tel le Deutscher Klub, où participent médecins, professeurs, ingénieurs plongés dans la vie économique réelle, agissent en parallèle ; à celles-ci s'ajoutent une "association pour les écoles allemandes", visant à défendre la langue et la culture allemandes sur les confins de l'empire (Tyrol, Slovénie, Tchéquie, etc.). Ces activités intenses ont une tonalité plus nationaliste que socialiste, mais d'aucuns, comme Friedjung, Pernerstorfer et Adler, se rendent parfaitement compte qu'il est impossible de créer un parti de masse sur la base du nationalisme seul : il faut penser des "passerelles", aussi nombreuses et diversifiées que possibles, tâche à laquelle s'attèleront la métapolitique de Pernersstorfer et la praxis wagnéro-marxienne d'Adler. Nous y reviendrons.
Parallèlement au Programme de Linz, Friedjung avait sorti en 1876 un opuscule, tout aussi programmatique, sous le titre de Ausgleich mit Ungarn (Règlement de toutes les questions avec la Hongrie). Il préconisait une politique générale pour l'Empire, plus nationaliste allemande qu'impériale :
- 1) séparation définitive entre la partie allemande (Cisleithanie) et la partie hongroise de l'Empire, afin de faire glisser définitivement la Cisleithanie dans le bloc allemand forgé par Bismarck après les guerres contre le Danemark, l'Autriche-Hongrie et la France,
- 2) L'autonomie de la Galicie polonophone, afin de réduire le poids des députés polonais catholiques et conservateurs dans le Parlement de Vienne,
- 3) Imposition de la langue allemande dans toutes les administrations publiques de la Cisleithanie (2). Pour Friedjung : « Les Allemands d'Autriche ne doivent jamais oublier qu'ils ont été politiquement unis aux autres souches germaniques pendant tout le millénaire qui à précédé 1866 [date de la défaite de l'Autriche face aux armées de Bismarck] »,
- 4) L'indépendance des États balkaniques vis-à-vis de la Russie, avec, en compensation pour la Russie, la promesse autrichienne de ne procéder à aucune conquête ou annexion dans la péninsule au Sud-Est de l'Europe,
- 5) Union douanière avec l'Allemagne des Hohenzollern.
Le volet socialiste contre le manchestérismePlus tard, Friedjung ajoutera à ce programme de politique extérieure en revendiquant une liberté de presse pleine et entière, avec droits de réunion et d'association. Ensuite, sur le mode des organisations paysannes, venant en aide au petit paysannat, il revendique la création d'associations ouvrières et l'extension du droit de vote à de plus larges strates de la population. Sur le plan fiscal, Friedjung préconise un allègement général de l'impôt pour les classes modestes, compensé par des taxes plus lourdes sur les produits de luxe et sur les transactions boursières. Friedjung réclame aussi une administration plus diligente et une justice moins onéreuse pour les citoyens aux revenus modestes.
Autres revendications : nationalisation des chemins de fer (pour éviter toute réédition de l'affaire von Ofenheim), lois réglementant le travail dans l'industrie, réduction du pouvoir de l’Église, lois pour éviter les fraudes dans les opérations boursières. L'objectif général, idéologique, consiste à mettre hors jeu « le libéralisme cosmopolite, qui ignore les besoins authentiques de la communauté nationale » et dont le noyau idéologique fondamental est “le libre développement” (le “laisser faire, laisser passer”), propre du manchesterisme, « qui a fini par détruire la véritable essence de la nation ».
En gestation constante au fil des mois, le Programme de Linz, dans sa version définitive, est publié dans le numéro du 16 août au 1er septembre 1882 de la revue Deutsche Worte (Paroles allemandes). Les revendications de Friedjung, et celles des autres protagonistes de l'union entre jeunes socialistes et populistes pangermanistes, y trouvent une formulation plus achevée, mais où l'on doit tout de même reconnaître une contradiction : cette version du programme demande une « défense énergique des intérêts autrichiens en Méditerranée » (3).
Primordialité de l'art
Mais la volonté de rédiger un programme, comme celui de Linz, vient essentiellement de Pernerstorfer. Sa volonté était de donner à la politique autrichienne un “contenu allemand”. Pour Pernerstorfer, le groupe aura réussi sa mission quand l'assiduité allemande et l'art allemand, sous toutes leurs formes, auront compénétré la vie publique autrichienne. L'art reçoit donc un statut primordial dans la démarche de Pernerstorfer. Sa motivation est principalement esthétique, car elle est directement inspirée de Richard Wagner et de Friedrich Nietzsche, pour qui il y a unité de l'art et de la politique. Cette primordialité de l'art, ensuite, aura une incidence de premier plan sur la tactique et le style du mouvement.
Déjà, pour Friedjung, l'art était le “principe viril” et le remède contre l'impuissance et la paralysie de la politique libérale (on songe aux propos que tiendront un Marinetti puis un Evola quelques décennies plus tard). Les politiciens deviennent trop prudents, trop timorés, ils changent de couleur, ou plutôt, leurs couleurs initiales sont rapidement délavées. Par le recours aux formes sublimes de l'art, les jeunes générations pourront, en s'initiant à la pensée de Wagner et de Nietzsche, “donner pleine expression à leurs enthousiasmes”. Friedjung : « Orphée ose entrer avec sa lyre dans le règne des enfers uniquement parce qu'il sait que dans ces masses obscures vit une vague pulsion endormie, qu'une note juste peut subitement réveiller, la transformant en un sentiment vibrant ». L'art — et la musique en particulier — doit donc servir à réveiller les masses.
L'art comme ciment de la communauté nationale
Dans un article de 1884 de Deutsche Worte, intitulé significativement « Metapolitik », Pernerstorfer soutient le Prof. Immanuel Hoffmann, un Wagnérien en querelle avec les Bayreuther Blätter, organe officiel de l'orthodoxie wagnérienne, parce qu'il préconise l'introduction du plébiscite, que les orthodoxes jugent inopportune. Hoffmann :
- « L'art et la religion ne peuvent exister séparément de la politique… L'art véritable ne peut se déployer, selon la parole du Maître [Wagner], que sur le terrain d'une éthique authentique, et aucun peuple ne pourra avoir un art et une religion authentiques si sa vie politique repose sur le mensonge […] L'erreur historiciste sur laquelle se fonde notre culture actuelle — erreur qui nous permet de la qualifier de culture du mensonge — est de préférer le parfum des fleurs aux fleurs elles-mêmes, d'apprécier les distillations plutôt que l'essence naturelle de la chose, de croire que les élus du peuple sont plus sages que le peuple lui-même ».
Pernerstorfer soutient donc Hoffmann dans son plaidoyer pour le plébiscite (la votation référendaire), car il donne plus grande cohésion à la communauté nationale. L'art comme ciment de la communauté nationale, le plébiscite comme expression directe de sa volonté sont les deux facettes d'une même réalité. La cohésion sociale passe par la participation de tous à la vie spirituelle et intellectuelle de la communauté nationale, car il ne s'agit pas seulement « de jouir des biens matériels, car ceux-ci ne sont que les simples instruments pour atteindre des fins plus élevées ». Les biens matériels sont là pour offrir à tout individu la possibilité de participer à l'héritage spirituel de la nation, afin d'être un membre réceptif et créatif du grand corps que doit devenir la communauté populaire germanique, ajoutait Pernerstorfer.La fusion communautaire dans le théâtre grec et l'opéra wagnérien
Comme dans la Grèce antique, le lieu où cette fusion communautaire nationale devra s'effectuer est le théâtre, ainsi que l'avait préconisé le jeune Nietzsche, en assistant aux drames wagnériens. Pour lui, le noyau d'émergence de la communauté nationale allemande résidait tout entier dans les opéras de Wagner, dont le centre de gravité se situe dans l'orchestre exactement comme il se situait dans le chœur du théâtre grec antique. Dans cette perspective, la germanité de la fin du XIXe siècle est la nouvelle hellénité, la restauration de l'hellénité perdue depuis l'antiquité, espérée depuis la renaissance, une hellenité qui ne se contente plus d'être une simple et sèche érudition, mais une hellénité qui renoue avec le théâtre antique, avec la charge de dionysisme que véhiculait la tragédie grecque. Pernerstorfer : « Wagner avait trouvé chez les Grecs le théâtre dans sa pureté idéale et dans tout son sublime ; religion et art y fusionnaient et de cette fusion naissait une communauté qui aujourd'hui encore, après plus de deux mille ans, reste l'un des plus beaux rêves de l'humanité ». Pernerstorfer rejoint Wagner quand il s'agit d'exalter le vif sentiment national qui unissait les Grecs : « Les Grecs se sentaient comme une seule nation et ont créé une culture unitaire, si bien que l'esprit populaire hellénique se reconnaissait dans la dramaturgie nationale ».
Pour les Allemands d'Autriche, le chant jouera le rôle de ciment. Lors de manifestations pangermanistes et socialistes, dont celle, historique, du 5 mars 1883, le chant occupe une place centrale. Les participants, généralement des étudiants contestataires de la politique conservatrice du Premier ministre autrichien Taaffe, s'étaient regroupés sous une immense bannière allemande, celle de l'Empire fondé à Versailles par Bismarck. Aucune bannière autrichienne n'était arborée dans la salle. L'orchestre jouait la Marche Impériale (allemande) et les participants chantaient, tour à tour, l'hymne de bataille de Rienzi, quelques partitions du Tannhäuser et le chant de guerre Wacht am Rhein, très populaire à l'époque, y compris en Flandre (4). À la suite de ces préliminaires musicaux et chorégraphiques, Hermann Bahr parle du nationalisme d'inspiration wagnérienne, puis Schönerer monte à la tribune, pour terminer un discours exalté, par un tonitruant “Vive notre Bismarck !”, jugé séditieux par la police, présente dans la salle. La foule se disperse en chantant Wacht am Rhein. Pour Pernerstorfer et ses amis, ce type de manifestation, alliant musique, discours et chants, permet, à terme, de recréer un esprit national, de forger une communauté soudée par des émotions partagées. Quand une telle communauté sera vraiment soudée, quand un maximum de citoyens aura adhéré à l'idéologie implicite, non rationnelle et totalement intuitive, du mouvement, le peuple sera “régénéré”.
Une métapolitique reposant sur l'élément émotif
Le thème central de toute cette effervescence est effectivement la “régénération”, qui naît d'une “explosion unitaire de foi politique”. La métapolitique de Pernerstorfer repose donc entièrement sur l'élément émotif et sur le style tapageur des manifestations politiques, sortes de messes wagnériennes, conçues délibérément pour répudier la rationalité des libéraux et des conservateurs. D'un côté, les passions du cœur, le sens de la justice, la rébellion contre la sécheresse, de l'autre, les hommes “aux cœurs gelés”. D'un côté, le cœur du peuple réel, de l'autre, les idées abstraites du centralisme, du libéralisme, de la culture (des Philistins), la notion de “légalité constitutionnelle”. Dans Deutsche Worte, Pernerstorfer explicite cette position : « La politique des libéraux est trop doctrinaire et dépourvue d'idéalisme pour être capable de susciter de véritables émotions ». Plus tard, dans un numéro ultérieur de la revue : « [Eduard Herbst] est le représentant typique d'un style politique cérébral à l'excès : nous n'entendons pas chez lui ce ton d'animateur, propre d'un sentiment national viril ; il est incapable de dire quoi que ce soit sur les grands problèmes que nous avons à affronter ». En bref : qui n'adhère pas pleinement au style hellénique-wagnérien est une lopette, ou, pour paraphraser Schönerer, “un eunuque politique”. Herbst, comme les autres libéraux, les von Plener, Sax et von Bründelsberg, se bornent à ânonner des “vérités familières à n'importe quel écolier sur un ton de grande solennité ; [à répéter] des citations d'auteurs célèbres avec des airs professoraux devant un public révérencieux”.
« Vers une organisation de parti »
Les blocages qui affectent la société autrichienne de l'époque sont donc dus à un style trop compassé où l'on ne veille qu'à la correction des procédures et non pas à affronter les problèmes réels. Ces mauvaises habitudes doivent être balayées, pensent Pernerstorfer et ses amis politiques. Dans cette optique, Pernerstorfer écrit un maître article dans Deutsche Worte, significativement intitulé « Vers une organisation de parti ». La réflexion initiale qui le motive dans la rédaction de cet article important est la suivante : « La conscience et les aspirations nationales ne se commandent pas, ne s'enseignent pas ; il n'est pas possible de les introduire dans les strates les plus larges de la population par le truchement des méthodes traditionnelles d'éducation ». De même, le fonctionnement de toutes les petites sociétés politiques libérales, où la discussion feutrée est toujours de mise, ne peut servir de modèle à la constitution d'un futur parti ou mouvement national, s'adressant aux masses. Les discussions raisonnables des notables libéraux sont valables seulement si le vote est censitaire ou réservé à une petite catégorie de citoyens, votant en toute connaissance de cause, mais en ne tenant compte que de leurs seuls intérêts sectoriels et limités. Les mouvements de masse de l'avenir, pense Pernerstorfer, ont besoin d'une petit groupe choisi, bien formé, qui décide des objectifs à poursuivre et des tactiques à mettre en œuvre. La grande masse ne peut avoir la lucidité rationnelle de la minorité des censitaires. Pour cette raison, le fonctionnement formel des cercles politiques conventionnels du libéralisme doit faire place à un fonctionnement informel : les idées nationales doivent circuler dans toute la population, dans les familles, dans les discussions informelles des citoyens dans les cafés et autres lieux publics. Cibles de cette métapolitique, fonctionnant de manière informelle : les femmes et les jeunes, parce que les unes influencent leurs enfants et leurs maris, et parce que les autres sont les électeurs de l'avenir, à cette époque où les pyramides démographiques ne sont pas encore inversées. L'infiltration discrète de cercles divers, même a priori hostiles au nationalisme, est une nécessité impérieuse.
Une maïeutique au service de la cause nationale
Les membres des cercles nationalistes doivent connaître les opinions de leurs adversaires, percevoir comment il faut les subvertir, les investir pour en retourner la force au profit du nationalisme. Quant aux citoyens sans formation, l'absence de logique dans leurs raisonnements constitue un tremplin métapolitique : dans ce vide, on peut injecter un contenu nouveau, allant dans le sens du combat qu'on s'est assigné. Pernerstorfer, ensuite, préconise de ne pas attaquer les arguments des adversaires de front : il importe de gagner d'abord leur sympathie, pour entamer ensuite un débat fructueux, qui n'est grevé d'aucun ostracisme de nature personnelle. L'exposant de la métapolitique pernerstorfienne se pose d'emblée comme un homme intéressant et affable, qui opère par le biais d'une sorte de maïeutique socratique, c'est-à-dire en ne rejetant pas d'emblée les arguments de l'adversaire, en écoutant ses arguments puis en induisant la conversation vers les positions de bon sens nationalistes. Chants, théâtre, opéra, recours aux émotions populaires, aux sentiments sains du bon peuple, argumentation subtile de type socratique / maïeutique forment le menu de l'activisme politique à l'ère des masses, selon Pernerstorfer.
Le fair play qu'il préconisait ne cadrait pas entièrement avec le ton âpre et violent de Schönerer, qui bascule bien vite dans l'antisémitisme ambiant de la société viennoise et autrichienne. La rupture entre les deux pôles du mouvement pangermaniste et populiste se consommera en 1883, à la suite d'un discours extrêmement violent de Schönerer. Mais la question de l'antisémitisme ne se posait pas de la même façon à l'époque qu'aujourd'hui. William J. McGrath se réfère à George Mosse, spécialiste de cette question dans le contexte germanique : pour Mosse, les jeunes activistes métapolitiques juifs de la Vienne des dernières décennies du XIXe siècle entendaient rompre avec un certain judaïsme de leurs pères, qu'ils jugeaient stéréotypé. Ils s'insurgeaient contre l'image stéréotypée qui faisait d'office du juif un être exclusivement intellectuel et artificiel, privé de racines et de liens à la nature et, par conséquent, parfaitement adapté au milieu capitaliste et urbain, que dénonçaient les nationalistes. Les jeunes activistes juifs et pangermanistes estimaient de fait que ce stéréotypage n'était pas faux en soi et qu'il devait être dépassé par des efforts de volonté : l'homme juif dans la société allemande devait abandonner cet intellectualisme et cette artificialité stérile, retrouver des racines et des liens avec la nature au même titre que les Allemands “chrétiens” ou “aryens”. C'est cette démarche de libération, estimaient-ils, qui devait fonder leur identité politique, sans déterminisme matériel ou racial aucun. L'adhésion à l'esthétique wagnérienne et nationale, à l'art allemand, constitue le fondement volontariste de l'identité politique. Pour l'aile représentée par Schönerer, il y a un déterminisme biologique qui surplombe irrémédiablement ce fondement volontariste.
Travailler à l'émergence d'un bloc populiste solide
Après la rupture avec Schönerer, Adler et Pernerstorfer évoluent vers un socialisme populaire, non déterministe, marqué par Nietzsche et Wagner. Friedjung opte pour la position des libéraux de gauche, favorable à l'émancipation des classes laborieuses et défavorisées. Adler et Pernerstorfer ne réservent pas leur socialisme à la seule classe ouvrière proprement dite, mais l'étendent aux artisans, aux paysans pauvres et à la partie des classes moyennes, dont les revenus sont faibles. L'objectif est d'unir, en un bloc populiste solide, toutes ces classes vivant dans la précarité économique pour qu'elles luttent de concert contre le libéralisme autrichien, qui génère une hiérarchie sociale basée sur l'argent et la quantité, et non sur la qualité et le mérite. Ouvriers, paysans, artisans et représentants de la petite classe moyenne doivent communier dans la foi nationaliste, ciment de leur unité, pour lutter de concert contre la dictature sournoise et indirecte de l'argent, quasi invisible dans les textes de loi ou dans les institutions, mais bien présente dans la société et fort lourde à supporter.
La pensée de ce socialisme est organique. Karl Ausserer, membre du groupe Pernerstorfer, écrit dans la Deutsche Wochenzeitschrift du 16 mars 1884 un article qui exprime parfaitement cette mystique de la nature, présente dans le corpus intellectuel du groupe depuis les années du Schottengymnasium. Ausserer : « Sous les tempêtes hivernales, tout observateur attentif prévoit de longue date l'apparition du printemps, le réveil de la nature… Une force élémentaire invisible est à l'œuvre dans les profondeurs de la Terre ; tout est en germination, tout croît, se remplit de lymphe et de suc vital » (Comment ne pas penser à Henri Bergson ou à Maurice Blondel ?). Ausserer se réclame ensuite du passé médiéval allemand, surtout de l'époque ottonienne et de celle des Hohenstaufen. La poésie et la musique médiévales allemandes ont été mises en exergue à l'époque par des philologues et des médiévistes tels Victor Scheffel et Julius Wolff. Ausserer : « Ces poètes [du moyen âge] ont fait vibrer les cordes de nos cœurs et leurs chants se sont ancrés dans le peuple… Bien vite, à ces chants, s'est associée la mélodie ».
Pour un équilibre entre émotions et rationalité
Les référentiels et les leitmotive des hommes du groupe de Pernerstorfer sont donc doux, empreints de sagesse et de quiétude, en dépit de la nécessité, qu'ils reconnaissent, d'employer des mots durs pour fustiger les “eunuques politiques”. À la suite de la rupture avec Schönerer, le groupe d'Adler et de Pernerstorfer perçoit le risque de dérive découlant de l'utilisation irraisonnée des “discours âpres” et d'une excitation irréfléchie des émotions populaires. Le 10 mai 1885, Friedjung explique, dans les colonnes de la Deutsche Wochenschrift, que la politique découlant des “discours plus âpres” est pleinement justifiée, car elle met un terme à une tiédeur politique délétère pour amorcer une ère nouvelle, énergique, où l'esprit national se défend avec virilité, mais cette défense virile de la nation ne doit pas s'accompagner d'une atrophie spirituelle, de limitations qui conduisent à la stupidité. Le 31 mai, dans les colonnes de la même revue, Friedjung écrit : « Le sentiment et l'émotion ont leur place dans la politique et sans le soutien précieux de ces facultés — les plus nobles de la nature humaine — la vie publique dégénère trop souvent en un jeu d'ambitions et en un combat fondé uniquement sur les intrigues ». Et il ajoute : « Il faut cependant éviter tout excès de sentimentalisme facile, éviter de se complaire dans les slogans de bas de gamme, vides de sens et trop hauts en couleurs ».
Friedjung, après la rupture de 1883, tente donc de redéfinir le style politique du groupe issu du Schottengymnasium et du Leserverein. Les appels à l'émotion doivent recevoir des contrepoids plus réfléchis pour amorcer une stratégie plus vaste, destinée à rameuter l'électorat indécis oscillant entre les libéraux (de gauche) et les pangermanistes populistes. En 1885, cette nouvelle stratégie porte ses fruits : pas moins de 47 députés représentent la mouvance au Parlement, dont de nouveaux élus comme Pernerstorfer, Ausserer et Steinwender. Pernerstorfer, financé par son ami Adler, est élu député socialiste de Wiener Neustadt. Il le restera quasiment pour le reste de ses jours.
L'apport de Victor Adler au socialisme autrichien et les aveux de Kautsky
Victor Adler [ci-contre vers 1870], qui avait opté plus tôt pour un combat plus socialiste, plus social-démocrate, que ses collègues issus du Leserverein, fera une carrière brillante au sein du parti socialiste autrichien (SDAP), dont il fut l'un des pères fondateurs. Il assurera une transition sans heurt entre le pangermanisme de sa jeunesse et la sociale démocratie de sa maturité. Médecin de profession, on le surnommait dans les quartiers populaires de Vienne le “Docteur”. Ses discours avaient une teneur psychanalytique avant la lettre, soit avant la vulgarisation généralisée du freudisme. Il avait retenu les leçons de Theodor Meynert, prodiguées à la tribune du Leserverein.
Dans un discours prononcé devant une assemblée de socialistes viennois en 1901, Adler révèle sa vision thérapeutico-politique : « Le cerveau est un organe répressif et c'est en cela que réside sa supériorité ; mais si le cerveau ne se consacre qu'à la seule répression, il court le risque de ne plus pouvoir activer ses centres moteurs ». Adler fustige les théoriciens rigides, déterministes et marxo-matérialistes de la sociale démocratie allemande et autrichienne : comme le fera plus tard Henri De Man, Adler vise à créer, au sein du parti socialiste, un équilibre entre politique (rationnelle) et psychologie (émotive des masses), ce qui revient à prôner un équilibre entre l'émotivité qui impulse l'action politique à la base et la nécessité d'avoir un cadre doctrinal efficace. Même Karl Kautsky, exposant d'un socialisme positiviste et rationaliste, souvent brocardé par les soréliens et les léninistes pour sa rigidité et ses modérations, reconnaît la qualité et l'efficacité des positions d'Adler : « [Dans les rangs des nationalistes pangermanistes], il a acquis une formation politique et une capacité de traiter les situations et les hommes, qu'avant lui, les chefs de la sociale démocratie autrichienne n'avaient jamais eue. L'arrivée d'Adler dans leurs rangs a mis fin au règne de l'infantilisme politique ». L'aveu est de taille : cela signifie, si l'on retient ces paroles de Kautsky et qu'on les extrapole, sans pour autant les solliciter outre mesure, qu'un socialisme privé du terreau des pensées énergiques (et énergisantes) de l'élan vital nationaliste, pangermaniste, wagnérien et nietzschéen, sombre quasi automatiquement dans la banalité et l'infantilisme…
Le passage au socialisme n'estompe nullement l'élan pangermaniste
Dans d'autres passages de l'œuvre ou des mémoires de Kautsky, nous trouvons d'autres évocations élogieuses d'Adler :
- « Autour de lui, il y avait un cercle d'intellectuels — des médecins, des avocats, des compositeurs, des journalistes — qui s'intéressaient tous au socialisme et qui étaient très proches de lui. Une seule chose m'éloignait d'eux : le fait qu'ils professaient ouvertement des idéaux pangermanistes… [Les membres juifs de ce groupe] étaient de fervents nationalistes, beaucoup étaient même chauvins… Ils ne voulaient rien avoir à faire avec les Habsbourg et n'exaltaient que les Hohenzollern. Les juifs autrichiens étaient à l'époque les défenseurs les plus passionnés de l'Anschluss, auquel s'opposait clairement Bismarck ».
Malgré les sentiments positifs qu'il éprouvait à l'égard d'Adler, Kautsky exprimait souvent son incompréhension face au wagnérisme et au nietzschéisme qu'il avait hérités de son long passage dans le mouvement pangermaniste. Devenu à son tour député socialiste, Pernerstorfer explique les mobiles qui ont animé sa jeunesse, qu'il ne renie pas, dans les colonnes de Deutsche Worte :- « J'ai grandi pendant une période de grande exaltation patriotique, mais, dès ma jeunesse, je me suis intéressé aux idées démocratiques et socialistes ; je pensais que le pangermanisme, tout comme les autres mouvements nationaux dont s'étaient inspirées les guerres de libération contre Napoléon, étaient de nature démocratique ».
Quant à Adler, il n'a jamais cessé de lire et de vénérer les corpus légués par Wagner et Nietzsche. Axiome indépassable de sa pensée : la musique créera le sens communautaire socialiste et national. À ce propos, il écrit :- « La musique a le pouvoir de nous guider vers les plus hautes cimes du sentiment, où toutes les particularités disparaissent et où notre regard ne rencontre plus que ce qui est grand et sublime. Le sens le plus élevé de notre solidarité, l'enthousiasme pour la cause sacrée où les masses s'unissent dans la fraternité, ne peuvent s'exprimer par des mots : ils doivent se chanter ».
Un socialisme culturel et non matérialistePour Adler, les objectifs du socialisme ne sont donc pas d'ordre matériel, ne visent pas uniquement à améliorer le bien-être matériel des masses, à en faire des animaux d'élevage gavés, dociles et domptés, mais surtout à élever leur niveau culturel. Il exprime clairement cette idée dans un article de la revue Gleichheit de 1887 :
- « La révolution économique avance inexorablement sur sa voie, en suivant les lois de la mécanique… mais, simultanément, une autre révolution avance dans la conscience de l'humanité, une révolution intellectuelle qui, elle, est le véritable objectif premier des partis prolétariens sociaux démocratiques ».
Les militants socialistes sont dès lors des missionnaires, les missionnaires d'une révolution culturelle, éducatrice qui vise l'élévation morale des classes défavorisées. Les historiens du socialisme international reconnaissent cette spécificité du message d'Adler ; ainsi, l'historien britannique G. D. H. Cole :- « … le mouvement socialiste viennois se distinguait des autres surtout par les succès qu'il avait remportés dans son travail culturel ; les socialistes autrichiens, ou du moins les socialistes viennois, sont devenus le groupe prolétarien le plus cultivé et le mieux préparé du monde ».
Pernerstorfer est fier du travail réalisé par ses amis et camarades ; lors du congrès des socialistes autrichiens de 1894, il les félicite et ajoute une phrase capitale, qui prouve nettement que l'idéologie de la table rase, propre des socialistes dégénérés et véreux d'aujourd'hui, n'est pas la sienne : « Tout ce qui forme le patrimoine des civilisations du passé et du présent, tout ce qui est noble, grand et beau, se concentre en vous ».Un socialisme qui table sur le “mythos” plutôt que sur le “logos”
Le socialisme n'a de sens, ajoute McGrath, que s'il patronne une éducation artistique des masses prolétariennes. Pour y parvenir, Pernerstorfer sait qu'on ne peut faire table rase des legs de la religion, des symboles, des mythes, notamment de ceux qui s'exprimaient dans le théâtre de la cité grecque antique. Avant d'autres auteurs importants, notamment de la future Révolution conservatrice, Pernerstorfer affirme que le socialisme, s'il veut triompher, doit tabler sur le “mythos” plutôt que sur le “logos”. Leitmotiv qui est évidemment d'inspiration wagnérienne et nietzschéenne. Pour lui, un peuple qui ne va plus au théâtre, qui ne dispose plus de théâtres où il peut créer directement ses formes d'expressivité, est un peuple mort-vivant. De même, si le théâtre n'est plus que commémoratif, répétition stérile des mêmes clichés, il ne peut servir de ciment communautaire. Bertold Brecht pour la “gauche” officielle du XXe siècle, Hanns Johst, dans le contexte national-socialiste, ne diront pas autre chose. Quelques citations puisées dans les articles de Pernerstorfer sont révélatrices à cet effet :
- « L'immense majorité du peuple est complètement exclue du théâtre et de l'art en général ; la dramaturgie, qui, normalement, est intimement liée à la collectivité nationale tout entière, du fait du caractère religieux de ses origines et de son développement, n'est plus que le privilège d'une strate très restreinte de la population ».
- « Jadis, la nation et le théâtre étaient étroitement liés l'une à l'autre. Ils se développeront à nouveau tous deux lorsque de nouvelles formes de vie, dans la grande ère à venir, se montreront capables de réunifier la nation au niveau culturel le plus élevé, alors naîtra un nouvel art dramatique, qui ne sera en rien inférieur aux plus grandes créations de l'art antique ».
- « Seul le socialisme pourra créer en toute conscience une situation où il n'y aura plus de restrictions sociales empêchant les individus d'évoluer totalement… Alors seulement la souveraineté de l'œuvre d'art, dont rêvait Richard Wagner, deviendra réalité ».
Socialisme = culture, libéralisme = barbarieLe socialisme est donc au service de l'esthétique, de l'art, et non l'inverse. Il est le contraire du libéralisme, qui crée un monde d'enfer, parce que le beau n'a, pour lui, aucune importance, seules comptent pour lui les plus sinistres abstractions inventées par l'homme : les bilans, les procédures bancaires, l'argent, les accumulations quantitatives, la production d'horribles objets sérialisées, le vacarme d'abominables automobiles. Pour satisfaire le culte insensé voué à ces abstractions, on faisait mourir des enfants, que l'on laissait déchiqueter sous des machines à tisser, comme le montre le film poignant consacré, il y a quelques années, à l'œuvre politique du Père Daens. L'artiste, l'historien, le philologue, le philosophe, le créateur dérangent, au lieu de les respecter et de les choyer, on les condamne à la misère existentielle et morale. L'employé de banque, le comptable, l'ingénieur commercial, le "manager", le producteur tayloriste sont hissés sur le pavois, payés grassement pour ne rien créer de beau et même pour généraliser toujours davantage l'horreur sérialisée qui est leur propre, alors que leurs abjectes et médiocres personnes, par le fait même qu'elles existent, mangent, ch…. et respirent, font chavirer notre civilisation dans un déclin irrémédiable, à l'horizon duquel une misère noire nous attend, une double misère morale et économique, car ce fatras infâme finira par crouler — sa croissance exponentielle ne pouvant se poursuivre à l'infini. Un vrai socialisme aspire à une société débarrassée des maniaques de l'accumulation quantitative sans frein, les émules de la crapule marchande von Ofenheim.
On ne peut être socialiste qu'avec l'indispensable zeste de wagnérisme et de nietzschéisme
L'exemple historique le plus patent qui vient à l'esprit quand on rappelle ces deux équations, chères à Pernerstorfer et Adler — “socialisme = esthétique” et “libéralisme = barbarie culturelle” —, est le sort advenu aux créations architecturales de Victor Horta : celui-ci n'était pas encore décédé que les libéraux, élus par le plus vil des esprits mercantiles, faisaient raser à Bruxelles les immeubles qu'il avait érigés. Plus tard, après la seconde guerre mondiale, quand le socialisme avait vraiment perdu ses dernières plumes culturelles, qu'il avait sombré dans l'horreur matérialiste la plus vulgaire, sa splendide “Maison du Peuple” de la rue Joseph Stevens, près du Sablon, croulait sous les pioches et les bulldozers des démolisseurs, malgré les appels et les pétitions lancées dans le monde entier, notamment par le grand architecte finlandais Alvar Aalto. Le socialisme belge, qui avait partagé avec le socialisme autrichien une volonté d'esthétiser la vie publique, perdait bel et bien ses dernières bribes qualitatives : depuis, il n'a cessé de sombrer dans la fange la plus abjecte, dans la veulerie, la crapulerie et la corruption. Il est aujourd'hui représenté par d'ignobles voyous sans foi ni loi, qui auraient fait honte à des esprits aussi élevés que les fondateurs de la sociale démocratie autrichienne : Engelbert Pernerstorfer et Victor Adler. Avec eux et avec Horta, nous aurions été socialistes sans arrière-pensées, avec l'indispensable zeste de wagnérisme et de nietzschéisme. Avec la vermine qui prétend représenter le socialisme en Belgique aujourd'hui, on n'ose plus revendiquer cette étiquette.
Pour Adler, la politique est l'art de l'action
Victor Adler a bel et bien représenté un socialisme où il y avait équilibre en l'esprit et le cœur, entre l'intellect et les passions. Emile Vandervelde, dans l'hommage qui lui rend immédiatement après sa mort, écrit :
- « Je n'ai jamais connu personne — et je le répète, personne — en qui se résumaient si bien toutes les qualités de caractère et d'intelligence, ce qui concourait à former un grand chef politique. Il appréciait les grandes motivations idéales mais ne fermait pas les yeux face à la réalité ; il avait une parfaite maîtrise des théories et des faits, faisait montre d'un merveilleux équilibre entre l'esprit et le cœur ; il avait un pouvoir magnétique qui lui permettait d'entraîner les hommes tout en conservant le calme nécessaire pour les freiner dans leurs moments de colère ».
Ces qualités distinguaient Adler de la grande majorité des chefs sociaux-démocrates allemands. Il se désolait de voir combien un Bebel ignorait les ressorts de la psychologie des masses. Ces socialistes allemands étaient des raisonneurs abstraits, des bâtisseurs d'hypothèses rigides. Julius Braunthal observe qu'« Adler n'avait pas la moindre sympathie pour tout ce qui est hypothétique, abstrait et artificieux… Pour lui, la politique était l'art de l'action, l'art de faire ce qui est nécessaire en des circonstances déterminées ».Adler admirait Jean Jaurès, son style théâtral, sa capacité d'enivrer. Comme lui, il entendait, en toute conscience, valoriser l'aspect théâtral de la politique. Plus spécifiquement, écrit McGrath, un examen approfondi des techniques utilisées par Adler démontre qu'il était un maître de la symbolique politique. Les exemples que souligne McGrath sont intéressants : le combat mené par Adler et ses amis pour faire du 1er mai la fête des ouvriers, d'une part, la grande manifestation qu'ils ont organisée à Vienne pour obtenir le suffrage universel.
Cri d'appel et ligne ondulatoire
Pour Adler, la politique fonctionne correctement, fait vraiment bouger les choses si on table sur l'“appel”, le cri d'appel, le Weckruf, qui consiste à réveiller l'énergie vitale assoupie. L'appel du 1er mai passe par le retour à un mythe païen, celui de la célébration du printemps, de la fête qui inaugure le temps de la fertilité et la période des fleurs. Pour Adler, le 1er mai ne doit pas être une journée de revendications brutales, mais une journée festive. Adler mêle là traditions populaires et éléments glanés dans La Naissance de la tragédie de Nietzsche. Le choix de la fête, plutôt que de la manifestation purement revendicative, est un choix tactique conscient. Il sait que le parti socialiste doit maintenir vive la conscience des iniquités sociales dérivant du mode de scrutin censitaire en vigueur dans l'Autriche de son temps. Mais, en tant que psychologue, il sait aussi que « l'on ne peut maintenir éternellement la lutte à la température maximale, une température maximale qui n'est possible qu'en certains moments et dans des conditions favorables ». Il serait donc criminel et vain de maintenir une pression constante de type linéaire. Le risque est alors de courir à la catastrophe. Adler ne croit pas à la “ligne droite” mais à la “ligne ondulatoire” (Wellenlinie). Il l'explique au congrès socialiste de 1904 :
- « Toute activité psychique — et la politique est aussi et surtout une activité mentale — se développe selon un rythme ondulatoire. Dans tout mouvement, il y a des crêtes de vague, mais chacune d'elles est suivie, par nécessité physique, d'un creux, d'une diminution d'intensité qui constitue un moment de pause et prépare une reprise d'intensité dans le mouvement. Aucune activité psychique ne peut se maintenir sur le long terme ou pour toujours à son niveau maximal ».
La triple lecture de Schopenhauer, de Wagner et de Nietzsche permet à Adler de mieux saisir la psychologie des masses que ses collègues marxistes conventionnels, qui n'argumentent qu'avec des schémas secs, rationalistes ou positivistes. Par conséquent, tout mouvement socialiste qui s'écarte de la pensée en termes de “rythmes ondulatoires” sombre dans l'apathie ou le ronron politicien. Il n'y a pas de socialisme triomphant qui soit pensable sans apport nietzschéen.La grande manifestation pour le suffrage universel
La campagne pour le suffrage universel permet une nouvelle fois à Adler de démontrer l'excellence de ses conceptions. Le Premier ministre hongrois Fejérvary annonce en septembre 1905 que la partie hongroise de l'Empire adoptera le suffrage universel masculin. Aussitôt, en Cisleithanie, les esprits s'échauffent et veulent le même statut. Les Tchèques sont en faveur d'une grève générale (prélude à une insurrection ?). Adler, plus prudent, opte pour une tactique différente. L'émeute n'arrangerait pas les choses : le gouvernement conservateur risquerait de tenter à son tour le coup de force, comme le gouvernement russe qui vient de mater la révolte de 1905. Adler veut organiser une fête, un Volksfeiertag. Les ouvriers défileront dans le calme, le silence et la dignité (Würde) devant le Parlement, où l'on débat sur la question du suffrage universel masculin. Ils doivent défiler en famille, vêtus de leurs beaux effets du dimanche. Réclamer le suffrage universel ne se fait pas par des cris, des vociférations, des bagarres, mais par le faste d'une procession quasi religieuse ou d'un cortège traditionnel, inscrit dans la liturgie naturelle et agraire qui se profile derrière la liturgie catholique. 250.000 ouvriers allemands d'Autriche et une centaine de Slovaques de Moravie (en désaccord avec les Tchèques) participeront à cet immense défilé silencieux et digne. L'Arbeiter Zeitung écrit le lendemain : « Tous, du sympathisant au simple observateur, garderont le souvenir d'un spectacle sublime (erhabenes Schauspiel) ». L'unité populaire (et celle du prolétariat) ne naît pas d'une organisation rigide et enrégimentée mais d'une authentique communion d'idée et de sentiments. Les ouvriers autrichiens, en défilant calmement devant le Parlement de Vienne, ont prouvé qu'ils n'étaient pas un troupeau ignare manœuvré par des agitateurs. Cette vision, explique l'organe socialiste, est un “cliché libéral”, propre aux “philistins de l'imposture individualiste”. La classe ouvrière viennoise a fait preuve d'autodiscipline, a démontré sa volonté collective qui était, non pas le produit d'une violence destructrice, mais, au contraire, le produit d'un long travail éducatif, métapolitique, sans précédent. Au lendemain de cette gigantesque manifestation couronnée de succès, Victor Adler souligne le contraste entre, d'une part, cette masse puissante par le nombre et la discipline et, d'autre part, l'impuissance du Parlement, ou, pour parler comme Maurras, le contraste entre le pays réel et le pays légal. Adler écrit : « Cette Chambre ne jouit que de peu de crédit dans le peuple… Elle n'est plus en mesure de faire quoi que ce soit de bon, ni même quoi que ce soit de mauvais : elle est devenue complètement inutile ». L'anti-parlementarisme, dont on a accusé plus tard les fascistes, a des racines socialistes et foncièrement démocratiques. Du moins en Autriche.
Victor Adler traversera les turbulences de la Première Guerre mondiale et mourra le 11 novembre 1918. Un jour après sa mort, la République est proclamée. Mais ce n'était pas la république dont il avait rêvé dans sa jeunesse, surtout parce qu'elle s'interdisait de réaliser l'Anschluß, l'union des Allemands d'Autriche à la “grande patrie germanique”. Ce ne seront plus les socialistes qui militeront pour cette réunion, mais les nationalistes, héritiers directs d'un ancien associé politique d'Adler : le Chevalier von Schönerer.
Conclusion
◊ Nous avons retracé, en suivant les démonstrations de McGrath et de Battey, l'histoire d'un mouvement politique à la fois identitaire et universel, un mouvement qui a clairement fait appel aux racines (Nibelungen, poésie et mystères médiévaux, ères des Staufer et des Othoniens, etc.), qui a imité des démarches identitaristes pionnières telles les Eisteddfodd gallois, tout en proposant un modèle universel (et non pas universalistes). Tous les peuples ont le devoir éthique de défendre leurs racines : cette vérité est universelle, mais ne débouche pas, a fortiori, sur un modèle universaliste arasant, qui se poserait comme unique pour toute la planète. Nous constatons aussi que si les composantes spécifiques, fondement de l'identité, sont négligées, passent à l'arrière-plan ou subissent un processus volontaire d'expurgation, le mouvement bascule dans l'inauthentique, dans la répétition stérile de poncifs fonctionnels sans âme puis dans le n'importe-quoi et dans la corruption. Ainsi, l'abandon par les forces socialistes des linéaments nationalistes, identitaristes, wagnériens et nietzschéens a conduit le mouvement socialiste à l'impasse qu'il connaît aujourd'hui : être un mouvement gestionnaire de la gabegie dominante, incapable d'affronter le néo-libéralisme, être un mouvement qui se contente de survivre ou être un mouvement anti-démocratique qui oblitère la variété nécessaire des réalités sociales, estime être l'horizon indépassable de l'humanité (dans ce cas, l'horizon n'est guère éloigné…), impose une forme ou une autre de “pensée unique”.
◊ Le Programme de Linz [1882], la volonté de faire participer les masses par le théâtre, les manifestations chantées ou les processions comme le Volksfeiertag de Vienne lors de la lutte pour le suffrage universel, sont des mixtes audacieux et efficaces de populisme actif, un vrai socialisme. Sans ces dimensions, le socialisme est une imposture.
◊ Une révolution conservatrice réelle doit se vouloir un retour à cette forme de socialisme, postuler à nouveau l'usage des “paroles fortes” ou des “paroles âpres”, se remémorer la notion de “cri d'appel” (Weckruf) telle que l'avait forgée Victor Adler, remettre à l'honneur la pratique des défilés de masse dans la dignité. Une telle révolution conservatrice serait civile, instrumentalisable contre le néo-libéralisme. Personne ne pourrait incriminer une telle idéologie révolutionnaire-conservatrice, puisque l'incriminer équivaudrait à incriminer le mouvement socialiste et démocratique (suffrage universel, journée des huit heures), dont se réclame la “correction politique” actuelle, alors que sa rigidité et sa répétitivité sont le déni absolu du fondement identitariste, de la dynamique de base, de ce mouvement dans sa phase ascendante. Les champions de la “pensée unique”, de la “bien-pensance” (Élizabeth Lévy), de la “political correctness”, rejettent comme “fascistes”, “fascistoïdes” ou “fascistogènes” les éléments qui ont donné au mouvement socialiste et démocratique leur plus forte impulsion, leur dynamique ascendante. C'est la preuve qu'ils ne sont pas démocratiques, parce que sans ces éléments jugés “fascistes” par les terribles simplificateurs d'aujourd'hui, le mouvement démocratique n'aurait jamais connu le succès. L'objectif des champions de la “bien-pensance” est d'éradiquer dans la Cité tout ferment de dynamisme, de clore le bec aux citoyens et d'asseoir définitivement la gabegie dominante, d'en faire l'horizon indépassable de l'histoire.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.
Intervention lors de la IXe Université d'été de l'association Synergies Européennes, Région de Hanovre, août 2001
◘ Notes :
• 1. La volonté de détacher les Allemands d'Autriche, voire l'ensemble des peuples de Cisleithanie (Tchèques, Italophones du Trentin, Slovènes et Allemands) de la partie de l'Empire réunie à la Couronne de Hongrie (Hongrois, Slovaques, Croates) ruine la perspective danubienne de l'histoire allemande. Cette idée, tout à la fois folciste, au sens où l'entendait Herder, et moderne, est en contradiction avec la mission confiée au Traité de Verdun à Louis le Germanique (Ludwig der Deutscher) en 843. Louis avait reçu la mission de conquérir le cours du Danube pour restaurer l'impérialité romaine dans sa plénitude. Le détenteur du titre de Kaiser, Lothaire (Lothar), avait reçu cette dignité parce qu'il régnait sur les deux fleuves qui avaient donné à Caius Julius, de la gens julia, la dignité de Caesar : le Rhône, le Rhin (et dans une moindre mesure le Pô). Abandonner cette perspective d'un bassin danubien unifié est une négation de l'héritage romain, donc de l'avenir européen. C'est évidemment un point du programme du Groupe Pernerstorfer que nous ne saurions partager.
• 2. Après que l'Empire austro-hongrois soit devenu “dualiste” en 1867, on a eu coutume d'appeler Cisleithanie la partie occidentale, essentiellement allemande, mais aussi tchèque, avec pour villes principales Prague, capitale du Royaume de Bohème, et Vienne, capitale de l'Autriche et résidence de l'Empereur. Le parlement des peuples de Cisleithanie siégeait à Vienne. Celui de la Transleithanie à Budapest. Les députés de la Galicie, devenue autrichienne à la suite des partages successifs de la Pologne, à la fin du XVIIIe siècle, siégeaient à Vienne, apportant leur soutien aux forces conservatrices et catholiques.
• 3. Cette volonté de conserver une façade méditerranéenne à l'Autriche, même avec une Cisleithanie englobée dans le Reich de Bismarck, est une position en contradiction avec la volonté de rupture avec la Hongrie, étant donné que la côte dalmate, croate, relève de la partie transleithanienne de l'Empire. Le seul débouché cisleithanien sur la Méditerranée se situait à Fiume / Rijeka (Sankt-Veith am Pflaum) et à Trieste. Cette région, aujourd'hui partagée entre la Croatie et la Slovénie, était et est slave, avec toutefois, à l'époque, une forte minorité italienne. L'intérêt du bloc germanique est évidemment de conserver cette petite façade adriatique, mais la conserver est en contradiction avec le réductionnisme "folciste".
• 4. Ceux qui veulent approfondir cette thématique et savoir quelles ont été les manifestations pangermanistes en Flandre, où Wacht am Rhein a été chanté, se réfèreront aux 4 gros volumes de Geschiedenis der Vlaamse Gedachte [Histoire de l'idée flamande] du Dr. Elias, notamment les chapitres sur les avatars du mouvement flamand (ou thiois ou “nederduytsch") à la fin du XIXe siècle. Pour le mouvement flamand, il s'agissait essentiellement de s'organiser pour empêcher toute présence française sur le Rhin [Ze zullen hem niet hebben den vrijen Duitschen Rijn, zolang aan Scheldenboorden er Vlaamse vuysten zijn / Ils ne l'auront pas le libre Rhin allemand, tant que sur les rives de l'Escaut se serreront des poings flamands. Ce chant de combat pangermaniste se chantait exactement sur la même mélodie que l'hymne national flamand]. Des fêtes du chant avaient lieu à intervalles réguliers en Flandre, soulignant la fraternité des peuples du Nord et du centre de l'Europe. Au début de cette aventure paraissait à Bruxelles, en langues néerlandaise et allemande, une revue intitulée Der Pangermane, la seule à avoir jamais porté ce nom, le vocable allemand que l'on traduit généralement par “pangermaniste” est : Alldeutsche(r). La “Ligue pangermaniste” s'appellait Alldeutscher Verband.
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