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Monte Verità
[Ci-contre : Portrait de la survivaliste Lynx, in : Rencontres hors du temps, Éric Valli, La Martinière, 2011]
Pour cette entrée, étape à Ascona, au Tessin. Cette région italophone de la Suisse garde un caractère de lieu-charnière de l’Europe, aussi bien pour sa position géographique que par son inscription historique. Carrefour entre le Nord et le Sud de l’Europe, penchée sur la partie méridionale des Alpes, elle est avant tout renommée pour la beauté de ses paysages montagneux et de ses lacs. Mais elle est, en même temps, une région qui a participé aux grands événements de la turbulente histoire européenne du XXe siècle : elle incarne en effet le lieu géographique où ont convergé nombre d’utopies sociales et politiques, de renouvellements philosophiques, de créations de liens et de rencontres artistiques et scientifiques entre Occident et Orient. C’est ici que jadis, des intellectuels dansaient nus, suivaient un régime végétalien, écrivaient et philosophaient, sans cesse en quête de nouveaux modes de vie. C’est ici que les premiers poèmes dadaïstes ont vu le jour, que Hermann Hesse a vécu un temps dans une grotte et que poètes et penseurs devisaient avec des anarchistes russes à propos d’un mode de vie végétarien, du pacifisme, de l’anarchisme ou de la danse expressionniste. En quoi ce lieu fut-il révélateur d'une crise de la conscience européenne ? En quoi peut-il transcender ce que JC Lemagny intitule sur le plan de l'imaginaire une « étendue rêveuse », c'est-à-dire une aire « habitée, hantée, par un esprit invisible, l'esprit du lieu, genius loci », pour constituer un topos historique et spirituel ?
Ascona, village de pêcheurs et paysans, devenait à la fin du XIXe siècle, un lieu de refuge pour quelques personnalités contestataires, radicalement opposées à la société bourgeoise et industrielle : anarchistes (not. Bakounine) et socialistes fuyant la police impériale allemande, syndicalistes en difficulté, sympathisants théosophiques regroupés autour d’Alfredo Pioda et quelques originaux. Mais l’essor de ce lieu discret commence véritablement en 1900 avec un petit groupe d’hommes et de femmes qui vient s'établir pour y réaliser un rêve d'humanité “nouvelle et libre”. Parmi eux, l’anversois Henry Oedenkoven et la pianiste monténégrine Ida Hofmann, ont été très marqués en 1895 par la colonie végétalienne du Suisse Arnold Rikli à Veldes (Autriche) offrant une voie de sortie à la civilisation contemporaine paralysante. Ils achètent quelques hectares de terre à l’ouest du petit bourg d’Ascona, pour y bâtir une colonie d’adeptes de la Lebensreform [réforme du mode vie], un courant où l’on peut voir les prémisses de la contre-culture. La Lebensreform cristallisait l’opposition à la culture et à la société industrialisée, perçue comme patriarcale et militariste. Rejetant l’autoritarisme politique, le dogmatisme religieux et les tabous sexuels, ils proposent une nouvelle manière de vivre dans le but d’établir une société basée sur la liberté complète, la propriété commune, la pratique du nudisme et la symbiose avec la nature. Leurs habitations sont des maisons d’air et de lumière et leur régime est composé d’aliments naturels. Ils baptisent la colline principale de leur propriété Monte Verità, la Montagne de Vérité, désignation soulignant par sa consonance spirituelle la vocation nouvelle prônant une vie terrestre libérée du joug de la morale puritaine chrétienne. Le théosophe Josua Klein, le peintre naturaliste Fidus rejoignent le couple. On construit de ses propres mains des cabanes “air-lumière”. Des vasques pour des bains de soleil sont installées en pleine lumière. En fait naît l’idée de fonder une maison de cure végétalienne. Le “retour à la nature” applique les thèses de l’Émile de Rousseau. La “Cabane” construite par les mains des “colons” évoque aussi le retour au travail artisanal sur la base des mouvements anglais de Ruskin et Morris. Les travaux sont exécutés en habit “réformé” ou nu, en cadence, avec un esprit religieux. L’union entre spiritualisme et rythmes du corps appelle la danse à Monte Verità : Jaques-Dalcroze y séjourne en 1909 et, en 1913, Rudolf von Laban y installe son école de danse (fondée à Munich) qu’il appellera “Temple vibrant”, “Cathédrale de l’avenir”. Monte Verità est bâtie, comme l’œuvre de Jaques-Dalcroze et Steiner, sur un ferment d’idées spiritualistes et naturistes que les peintres symbolisent et traduisent. La coopérative communautaire ne résiste pas à la Première Guerre mondiale ; elle disparaît en 1920.
Avec les années, plusieurs mouvements ont trouvé dans cette région le lieu approprié pour promouvoir leur idéal de vie : anarchisme libertaire, naturisme, végétarisme, médecines naturelles, hygiénisme, théosophie. La communauté et ses soirées de discussions, ses concerts et performances devient une curiosité non seulement pour les gens de l’endroit, mais également pour des voyageurs qui visitent ce lieu. Écrivains, philosophes et artistes arrivent à Ascona en grand nombre : : Malatesta, Hermann Hesse, Erich Maria Remarque, Else Lasker-Schüler, Isidora Duncan, Émile Jacques-Dalcroze, Rudolf von Laban, Mary Wigman, Stefan George, Paul Klee, Rudolf Steiner, Ernst Toller, Henry Van de Velde, Fanny zu Reventlow, Frieda von Richthofen, Otto Gross, Martin Buber, Erich Mühsam, Gustav Stresemann, Rudolf Steiner, Krishnamurti, Paul Klee, Sophie Täuber Arp, Marianne Von Werefkin, El Lissitzky, Alexei Jawlensky, les Dadaïstes Hans Arp, Hugo Ball et Hans Richter, les artistes du Bauhaus Oskar Schlemmer, Josef Albers et Walter Gropius, etc. Rapidement, et avec le temps, Monte Verità est devenu un haut lieu de rencontres pour penseurs et voyageurs de toute l’Europe. Acquis en 1926 par le baron Eduard von der Heydt, un des plus grands collectionneurs d’art contemporain de l'époque, le Monte Verità connaît alors sa période artistique la plus faste. Sa renommée et son influence pérenne, le Monte Verità le doit à des poètes, penseurs et artistes aussi majeurs que Hermann Hesse et Gerhart Hauptmann, Max Weber et Ernst Bloch. Le roman de Hermann Hesse Demian se déroule sur le mont de la vérité. Après la guerre, en 1918, le dramaturge Gerhart Hauptmann y a cherché consolation et refuge. Quant au philosophe Ernst Bloch, c’est en ces lieux qu’il a mis le point final à son premier ouvrage, L’Esprit de l’utopie, influencé par la vue de cette montagne si singulière. Monte Verità, la première colonie artistique d’Europe, est devenu un mythe.
Après la Deuxième Guerre mondiale, de 1949 à 1978, dans cette même région, le groupe Eranos (fondé en 1933) organisait des conférences annuelles, où hommes de sciences et chercheurs provenant du monde entier se rencontraient avec l’objectif de créer une communauté vraie, rassemblant orateurs et auditeurs et incarnant un esprit nourri et conforté par les échanges de points de vue. Des noms tels que Carl Gustav Jung, Henri Corbin, Adolf Portam, James Hillman. Walter Otto, Giuseppe Tucci, Louis Massignon, Ernst Benz, Gilbert Durand, Mircea Eliade, Gershom Scholem, Martin Buber, Denis de Rougemont, figurent parmi les participants de ces sessions finalisées à la promotion d’approches transdisciplinaires, qui ont contribué à enrichir les débats scientifiques de la deuxième moitié du XXe siècle en promouvant la fin ultime de la connaissance : redonner de la cohérence à l’être humain. Dès les années 1980, Rudolf Ritsema, responsable d’Eranos, dirige les efforts du groupe vers l’étude du Yi king, convaincu que cette technique psychologique et divinatoire propre à l’Extrême-Orient ne pouvait pas être ignorée par l’Occident. Mais ce faisant, il rompt avec ce qui était la particularité d’Eranos, la pluralité des regards, des savoirs des thèmes. L’intérêt pour cet art divinatoire signera le début du déclin, bien qu’Eranos essaie aujourd’hui de renaître de ses cendres.
Monte Verità, 1900-1920 :
une “communauté alternative” entre mouvance völkisch et avant-garde artistique
À Fabrice
La petite ville d’Ascona, dans le canton du Tessin (région méridionale et italophone de la Suisse), sur la rive gauche de la partie nord du Lac Majeur, au-dessus duquel s’élève le Monte Verità. Au XXe siècle, le Monte Verità a été un extraordinaire laboratoire d’idées sociales, artistiques et spirituelles, attirant des figures originales ou brillantes.
Il y a encore vingt ou trente ans seulement, il paraissait évident ou presque, non seulement pour la mentalité collective mais aussi pour une grande partie de la recherche académique, que rationalisme et irrationalisme s’opposaient nettement dans l’histoire des idées en Occident (*). Au lendemain de la défaite des forces de l’Axe — et en particulier du nazisme, interprété par le plus grand penseur marxiste du XXe siècle, Georg Lukacs, comme l’aboutissement de « l’irrationalisme moderne de Schelling à Nietzsche » (Lukacs, 1958), en illustration de l’axiome “Le sommeil de la raison engendre des monstres” —, beaucoup avaient adhéré à une vision de l’année 1945 comme marquant carrément une césure entre toute une époque, celle de la vieille Europe happée par le désastre, à l’instar de ses villes bombardées, et une autre époque, qui se devait d’être absolument nouvelle par rapport à l’ancienne. Dans le même temps, les progrès exponentiels de la science, qui renforçaient au niveau des masses un positivisme et un scientisme souvent déclinés en véritables lieux communs, semblaient confirmer la modernité, en dépit des horreurs produites par les totalitarismes, dans sa conviction d’incarner “l’âge de raison” de l’humanité, après les derniers soubresauts de la barbarie “irrationaliste”.
“L’ombre” de la modernité ou la face cachée de la raison
[Ci-contre : Schwabing, quartier de Munich où se retrouvait toute la bohème artistique et intellectuelle de la capitale bavaroise. Monte Verità y recruta de nombreux membres. « Ascona était le Schwabing de Schwabing ; le comportement le plus excessif et les idées les plus radicales avaient libre cours, loin des influences de la grande ville » note Martin Green, in : Les Sœurs von Richthofen, Seuil, 1979]
Mais cette vision simpliste d’une opposition tranchée entre rationalisme et irrationalisme ne devait pas résister longtemps aux assauts de l’analyse et aux acquis de la recherche. En octobre 1945 — il convient d’insister sur cette date — paraît un livre important de René Guénon, dans lequel rationalisme (ou matérialisme, inclus, pour Guénon, dans les “postulats” du premier) et irrationalisme (ou intuitionnisme, vitalisme, occultisme, spiritualisme, etc.), loin de s’opposer, sont décrits et présentés comme deux phénomènes solidaires, deux étapes d’un gigantesque processus de “subversion anti-traditionnelle” qui aurait “fabriqué” le monde moderne. Au rationalisme correspondraient la “solidification” du monde des hommes, par fermeture au vrai surnaturel, et “l’anti-tradition” ; à l’irrationalisme ou néo-spiritualisme correspondraient la “dissolution”, par ouverture des dernières défenses du psychisme aux influences infra-humaines, et la “contre-tradition”, qui s’achèvera par la “grande parodie”, forme extrême de la “spiritualité à rebours”. Guénon prévoyait alors une brillante carrière pour le néo-spiritualisme et estimait que son adversaire apparent n’occuperait plus jamais le devant de la scène : « Le matérialisme ne fait plus que se survivre à lui-même, et il peut sans doute se survivre plus ou moins longtemps, surtout en tant que “matérialisme pratique” ; mais, en tout cas, il a désormais cessé de jouer le rôle principal dans l’action anti-traditionnelle » (Guénon, 1972 : 191).
Ce diagnostic radical de Guénon, incompris ou jugé excessif et provocateur lorsqu’il fut formulé, allait être partiellement et involontairement repris par une fraction des milieux académiques quelques décennies plus tard : non au sens où la recherche adopterait l’interprétation guénonienne des deux étapes de l’action anti-traditionnelle, bien évidemment (Guénon n’ayant en outre jamais fait mystère du peu d’estime qu’il avait pour la recherche universitaire), mais en ce sens qu’elle verrait de plus en plus dans l’irrationalisme et son cortège de “religiosité parallèle”, de nouveaux mouvements religieux et/ou magiques, comme l’ombre, au sens jungien du terme, du rationalisme moderne, comme ce qui en suit pas à pas la trajectoire. La recherche est parfois remontée jusqu’à l’aube de la modernité ou peu s’en faut : c’est le cas des travaux de Frances Yates (1988), qui mettent en relief le lien existant, durant la Renaissance, entre redécouverte de la tradition hermétique et essor de la nouvelle culture scientifique. Le regard anachronique a cédé peu à peu la place à une vision plus juste, qui nous rappelle qu’il fut un temps où ce qui nous apparaît aujourd’hui comme incompatible — être à la fois astrologue et astronome, par exemple — ne l’était pas du tout pour Kepler ; ou bien qui nous apprend que Newton était à la fois le grand mathématicien que l’on sait et un passionné d’alchimie. Longtemps considéré avec mépris ou réputé indigne de devenir objet de recherche scientifique, l’ésotérisme a gagné ses lettres de noblesse et a même fini par entrer, du moins en France et (depuis peu) aux Pays-Bas, à l’Université, fût-ce par le biais d’une “institution de francs-tireurs”, s’il est permis de s’exprimer ainsi : en 1965 est créée à l’École pratique des hautes études (EPHE) une chaire d’“histoire de l’ésotérisme chrétien”, qui sera occupée par François Secret jusqu’en 1979. À celui-ci succède alors Antoine Faivre, toujours titulaire de la chaire désormais dite d’“histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine” (Pasi, 1999, article : 202). C’est tout un pan de l’histoire des idées en Occident qui est reconsidéré et réhabilité (Faivre, 1996), la notion même d’ésotérisme donnant lieu à des tentatives de définition de plus en plus rigoureuses (Faivre, 1992), jusqu’à une réflexion méthodologique et épistémologique sur l’étude de l’ésotérisme en tant que discipline à part entière (Faivre-Hanegraaff, 1998).
Parallèlement, l’étude des courants occultistes aux XIXe et XXe siècles a progressivement abandonné l’interprétation à l’enseigne de la « fuite de la raison » qu’avait soutenue notamment James Webb (Webb, 1971 et 1976). Des chercheurs comme Jean-Pierre Laurant (1992) et Joscelyn Godwin (1994) mettent en avant « un élément plus facilement identifiable et définissable en termes historiques, à savoir le rapport des courants occultistes non pas tant avec la rationalité que, plutôt, avec le christianisme. Ce nouveau paramètre […], qui peut être en partie mesuré par la présence de thèmes empruntés à la tradition de l’Illuminisme, rend les analyses sur le phénomène plus concrètes et permet de voir plus clairement les dynamiques internes et externes qui agitèrent : les différents courants de l’occultisme » (Pasi, 1999, livre : 21). La thèse de la “fuite de la raison” n’est plus entièrement recevable, dès lors que la recherche a pu démontrer que la critique rationaliste de l’occultisme « feint […] d’ignorer que les nouveaux mouvements magiques ont fasciné un très grand nombre de représentants du rationalisme et du positivisme modernes » (Introvigne, 1993 : 22). On doit à l’historien et sociologue Massimo Introvigne, entre autres chercheurs, d’avoir rappelé que rationalité et attrait pour les “sciences occultes” n’ont pas coexisté seulement dans les cénacles de la Renaissance, mais aussi bien chez des modernes et des contemporains plus ou moins scientistes : ainsi du physicien William Crookes, d’abord intéressé par le spiritisme, puis membre du plus fameux mouvement magique moderne, la Golden Dawn anglaise (laquelle comptait d’ailleurs dans ses rangs un grand nombre de médecins) ; ainsi de Charles Longuet, gendre rationaliste de Marx, mais aussi membre de l’Ordre maçonnique réformé de Memphis ; ainsi encore de l’étonnant François Jollivet-Castelot, animateur des Frères Illuminés de la Rose-Croix, dirigeant de la Société alchimique de France, membre du Parti communiste français, puis exclu de celui-ci et fondateur, en 1927, d’une Union communiste spiritualiste (ibid. : 198, 49, 97). En fait, on n’aurait que l’embarras du choix si l’on voulait multiplier les exemples, qu’il s’agisse de figures célèbres de la culture ou de simples outsiders.
Occultisme et nazisme : de la “mythologie moderne” à l’étude des sources
Un autre phénomène a longtemps accompagné les triomphes du rationalisme “dur” et du positivisme satisfait : l’indifférence — dans le meilleur des cas — ou le mépris — dans presque tous les cas — pour la problématique de “l’histoire souterraine”, des relations entre sociétés secrètes, ésotérisme, occultisme et histoire politique. Lorsque la question des liens supposés ou réels entre les deux domaines s’est appliquée après 1945 au nazisme, elle n’a donné lieu pendant plusieurs décennies qu’à des affabulations souvent idéologiquement intéressées, plus souvent encore sordidement intéressées, à savoir très vulgairement “alimentaires”. Tout cela relevait de ce qu’un chercheur anglais, qui en a d’ailleurs fait justice avec une rigueur et une compétence exemplaires, a appelé la « mythologie moderne de l’occultisme nazi » (Goodrick-Clarke, 1989 : 299-311). Depuis quinze ans maintenant, la revue Politica Hermetica s’attache à appliquer la problématique des relations entre occultisme et/ou ésotérisme, d’une part, et histoire politique, d’autre part, à des thèmes comme “Doctrines de la race et tradition”, “Gnostiques, et mystiques autour de la Révolution française”, “Secret, initiations et sociétés modernes”, “Le complot”, “Ésotérisme et socialisme”, “Le souverain caché”, etc. Si cette démarche n’évite pas toujours l’écueil de l’érudition microscopique, s’il lui arrive parfois de faire songer à L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, on ne saurait pourtant nier toutes les pistes nouvelles qu’elle ouvre à la recherche. Quant à l’application scientifique de cette problématique au nazisme, elle a récemment donné lieu à des travaux très solides : qu’il s’agisse d’une mise en perspective générale (Hakl, 1997), de la question disputée de l’influence exercée par les thèses des “aryosophes” autrichiens sur le jeune Hitler au travers de la revue Ostara (Hamann, 2001), du « mythe du Pôle » dans son rapport à l’idéologie nazie (Godwin, 2000), ou encore des nombreuses relations de Julius Evola au sein de la Révolution conservatrice allemande et de l’exacte mesure de son rôle joué en marge de certaines hautes sphères du régime nazi (Hansen, 1999). Dernière en date, la mise en scène d’images d’archives a parfois adopté ce sérieux de bon aloi dans l’étude des sources : ainsi d’un documentaire qui s’appuie notamment sur le livre de Goodrick-Clarke (Sünner, 1997) et qui a été diffusé sur la chaîne Arte le 29 mai 1998.
Monte Verità ou l’utopie devenue a-topie
[Ci-contre : Monteveritaner végétariens, en tunique de lin, au marché de Locarno, 1913. Dans un droit de réponse au Figaro en 1909, H. Oedenkoven précise que « vivre en harmonie avec la nature ne veut nullement dire retourner à l’état de nature primitif. Nous voulons au contraire introduire dans notre vie tous les progrès réels de la civilisation tout en observant les lois de la nature pour notre santé. Nous voulons travailler activement, très activement pour nos besoins matériels le matin. Et cela suffit amplement : car, si nous faisons abstraction de tous les besoins que créent le luxe, les excès de table, la manie de fumer, si nous vidons nos maisons des mille horribles bibelots inutiles et sans art qui les remplissent, si le paysan ne donnait pas les trois quarts de son travail pour produire la nourriture des animaux, une demi-journée de travail nous fournirait en abondance ce que nous avons besoin. Et l’après-midi, nous voulons jouir de la vie, nous voulons la consacrer aux études, au sport, à l’art. Et nous prétendons qu’une vie organisée ainsi nous donne plus de santé, plus de satisfactions et nous permet d’évoluer plus rapidement »]
Le phénomène de Monte Verità est précisément un cas emblématique d’interférence du politique, de l’artistique et de formes de religiosité “parallèle”. L’histoire proprement dite de cette colonie couvre très exactement les deux premières décennies du XXe siècle. Mais Monte Verità a évidemment des racines qui remontent à la période 1870-1900, voire avant, racines qu’il importe de mettre au jour pour comprendre le phénomène, les raisons de son émergence, ses caractéristiques et, disons-le sans attendre, sa très grande complexité. Avant, il est cependant nécessaire d’évoquer brièvement le lieu ainsi dénommé, puisque cette si foisonnante utopie en acte est devenue presque invisible sur la carte des communautés “alternatives” répertoriées par les historiens.
Monte Verità désigne en fait une petite colline qui s’élève sur l’ancien lieu-dit La Monescia, tout près d’Ascona, sur la rive gauche de la partie nord du lac Majeur (le site fait donc partie du Tessin, le canton italophone de la Confédération helvétique). C’est un endroit où la géographie physique et une topographie moins matérielle semblent interférer depuis longtemps, au point que l’on a pu écrire : « Dans la géographie sacrée des nouveaux mouvements magiques, le Monte Verità remplit toutes les conditions pour être considéré comme le sanctuaire principal » (Introvigne, 1993 : 220-221). Le site fut acquis au tout début du siècle par une colonie végétarienne mêlant l’alimentation saine à la phytothérapie, l’amour libre et l’émancipation de la femme à la réforme de l’habitat et du vêtement, et même, vers la fin de son histoire, la franc-maçonnerie “de marge” (fringe masonry) à des formes de danse rituelle et cultuelle. La colonie de Monte Verità attira rapidement « des anarchistes, des théoriciens du “retour à la nature”, des théosophes, des occultistes et des partisans du mouvement de “réforme de la vie” (Lebensreform) » (ibid. : 221). Insistant sur l’importance du phénomène en question, Introvigne a pu affirmer que « quiconque a gravité autour du milieu des nouveaux mouvements magiques a jugé opportun de faire un pèlerinage ou un séjour à Monte Verità » (ibid.). La suite de cette étude montrera que ce propos n’a rien d’exagéré.
L’ironie de l’histoire, les données de la géographie physique et les intérêts touristiques ont voulu que le site hors du commun d’Ascona — qui avait abrité pendant vingt ans, en lisière d’un village de montagne peuplé d’environ mille habitants, un véritable rassemblement de rebelles — soit devenu au milieu du XXe siècle, et soit resté depuis, un lieu de villégiature huppé, réservé sinon à la jet-set, du moins à un clientèle très fortunée. Mais le plus étonnant reste le très petit nombre d’études disponibles sur le phénomène. Au plan de la recherche internationale, cet oubli peut en partie s’expliquer par le fait que Monte Verità a été présenté parfois comme un phénomène ayant frayé la voie au nazisme, ce qui a sans doute contribué à dissuader des chercheurs de s’y intéresser. L’enracinement du phénomène dans le monde germanique, en dehors duquel il est strictement incompréhensible, a peut-être joué dans le même sens. Enfin, en ce qui concerne la France, cette fois, un facteur objectif — l’absence de tout francophone parmi les protagonistes de cette aventure — est venu s’ajouter pour faire de Monte Verità un “non-lieu”, une terre de nulle part.
L’Écossais James Webb, dans une étude déjà ancienne qui passait en revue quelques figures importantes de la religiosité parallèle et des courants occultistes aux XIXe et XXe siècles (Webb, 1976), avait consacré à Monte Verità plusieurs pages, mais sans vraiment se pencher sur le sujet. Même l’Allemagne et l’Autriche ne font pas exception à la règle : aucun auteur n’y a pris Monte Verità pour seul et unique objet d’étude. On signalera cependant une intéressante étude sur les « ennemis du progrès » dans l’Allemagne de la seconde moitié du XIXe siècle (Sieferle, 1984), et surtout un ouvrage récent qui traite notamment des « parts d’ombre de la modernisation » (die Schattenseiten der Modernisierung), du mouvement de réforme de la vie et du mouvement de jeunesse, du mouvement des colonies et de son rapport avec la bohème de l’époque, et qui contient également un long chapitre sur un auteur très apprécié des colons de Monte Verità, le philosophe Ludwig Klages (Rohkrämer, 1999). Plusieurs des thèmes abordés dans le présent article reviennent également dans deux études classiques de Jost Hermand : l’une porte sur le rayonnement exercé au tournant du siècle par l’idéal de la “vie belle”, saine et réconciliée avec la nature ; l’autre, sur le « vieux rêve du nouveau Reich » en rapport avec les utopies völkisch et le nazisme (Hermand, 1972 et 1988).
Monte Verità : sources directes et littérature secondaire
[Ci-contre : le peintre allemand (descendant de hugenots) Alexandre de Beauclair (1877-1962) au seuil du portail aux formes sinueuses inspirées par l'Art nouveau du Sanatorium Monte Verità, en 1907. Venant d'être engagé comme secrétaire du propriétaire Henri Oedenkoven, il gère en son absence l'établissement de cure. Sa fille, Hetty Rogantini de Beauclair, ancienne directrice du Musée de la Casa Anatta, maintient la mémoire du lieu]
Les sources directes sur Monte Verità sont elles aussi très minces, ce qui n’est pas vraiment surprenant, puisqu’on est en présence d’un lieu de vie, où la pratique a généralement précédé la théorie et dont la fondation s’est faite de manière assez spontanée, et non conformément à un projet précis. La colonie suisse n’a jamais été un simple cercle d’études, ni même une université “sauvage”. Parmi ses figures de proue, on trouve des personnes possédant une sensibilité artistique très développée, mais quasiment aucun théoricien. En revanche, on verra que les théoriciens sont nombreux à la périphérie du phénomène.
Les sources directes sont constituées par 4 brochures de deux des fondateurs de la colonie : Ida Hofmann (sur la condition féminine, le végétarisme, en défense du projet de Monte Verità ; Hofmann, 1902, 1905 et 1906) et son compagnon Henri Oedenkoven (sur le sanatorium Monte Verità, ouvert en 1902 et qui donna son nom à l’ensemble de la colonie ; Oedenkoven, 1906) ; par des informations contenues dans les archives Gräser (Freudenstein, Allemagne), du nom d’un autre des fondateurs, archives réunies par Hermann Müller, et dans les archives du petit musée Casa Anatta (Ascona) ; par les témoignages figurant dans les souvenirs et la correspondance des deux plus grandes figures artistiques de Monte Verità, les chorégraphes et danseurs Rudolf von Laban et Mary Wigman ; par le témoignage, très critique, d’un des personnages les plus marquants de la colonie, Erich Mühsam, qui publia très tôt une brochure sur elle (Mühsam, 1905).
[Ci-contre : Couverture de l'étude, inédite en français, de Martin Green, 1986. L'esprit d'Ascona selon l'auteur rejoint ce que Michael Löwy définit ainsi : « Le romantisme anticapitaliste — qui ne saurait être confondu avec le romantisme comme style littéraire — est une vision du monde caractérisée par une critique plus ou moins radicale de la civilisation industrielle/bourgeoise au nom de valeurs sociales, culturelles, éthiques ou religieuses précapitalistes. […] Un des thèmes essentiels de cette critique, qui revient comme une obsession chez des écrivains, des poètes, des philosophes et des historiens, est l’opposition entre Kultur, un univers spirituel de valeurs éthiques, religieuses et esthétiques, et Zivilisation, le monde du progrès économique et technique, matérialiste et vulgaire », in : Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992]
La littérature secondaire est un peu plus fournie. Pour cette seconde étape de ma recherche, je me suis appuyé avant tout sur quatre ouvrages, une livraison de la Revue d’Allemagne et un film. Il me faut d’abord mentionner le gros catalogue dirigé par Harald Szeemann, paru en marge d’une exposition (îles de Brissago, lac Majeur, 8 juillet-27 août 1978) consacrée à Ascona et au Tessin aux XIXe et XXe siècles (Szeemann, 1978). Parmi ses 15 contributions, dues pour l’essentiel à des auteurs suisses alémaniques, si certaines ne présentent pas d’intérêt pour notre sujet, d’autres en revanche doivent retenir l’attention. Ce catalogue contient en outre une abondante iconographie. Ensuite vient le livre d’un universitaire américain, Martin Green, qui reste à ce jour le seul ouvrage intégralement consacré à l’histoire de la colonie (Green, 1986). Remarquablement informé, ce livre a aussi le mérite d’éviter toute “diabolisation”, mais cède trop souvent au plaisir de l’anecdote sur un milieu très haut en couleurs, au détriment parfois de l’analyse approfondie des courants, des sensibilités et des filiations. Complémentaire de l’ouvrage de Green est le livre récent de Laure Guilbert, qui étudie en particulier la trajectoire de la danse moderne ou d’expression (Ausdrucktanz) depuis les expériences fondatrices de Laban et Wigman dans le cadre de l’utopie asconienne (1913-1919) jusqu’à leurs attitudes sous le régime nazi, ce qui conduit l’auteur à revisiter l’atmosphère du “romantisme anticapitaliste”, cet OVNI de l’histoire des idées, qui associe sensibilité utopique et nostalgies “archaïsantes” (Guilbert, 2000). Digne de mention est aussi le film écrit et réalisé par Henri Colomer, diffusé sur Arte durant l’automne 1996 et rediffusé le 14 avril 1999 (Colomer, 1996). Long d’un peu moins d’une heure, il se compose de documents d’archives rares et saisissants (sur les fondateurs de Monte Verità, sur Laban et Wigman, le peintre Fidus, le mouvement de jeunesse du Wandervogel, etc.), mais s’accompagne d’un commentaire souvent biaisé, soucieux de démontrer à tout prix une thèse préconstruite : l’irrationalisme et la “négation de l’histoire” propres à Monte Verità comme l’un des terreaux sur lesquels aurait grandi et prospéré le national-socialisme.
Je me suis enfin beaucoup servi de l’énorme ouvrage d’Armin Mohler sur la Révolution conservatrice (Mohler, 1993), bien que le nom de Monte Verità n’y apparaisse jamais et que le phénomène qu’il étudie commence quand s’éteignent les derniers feux de la colonie suisse. En effet, l’ouvrage de Mohler contient une foule de références croisées sur les origines et les précurseurs de la Révolution conservatrice. Or, il se trouve que ces références renvoient souvent à des groupes, revues, éditeurs et auteurs qui évoluèrent à la périphérie de Monte Verità. Il faut souligner que ni le catalogue dirigé par Szeemann, ni le livre de Green, ni celui de Guilbert, ni le documentaire de Colomer ne mentionnent l’ouvrage de Mohler. Entouré en France d’une certaine “légende noire”, car soupçonné de complaisance coupable pour le nazisme (alors qu’il suffit de le feuilleter pour s’apercevoir qu’il n’en est rien), ce livre, dont l’édition française a été accueilli par un grand silence, est en fait un monument d’érudition typiquement germanique et, comme l’indique son sous-titre, un “manuel” très précieux, du moins pour ceux qui sont déjà un peu familiarisés avec les univers de pensée qu’il étudie. Cet “oubli” du livre de Mohler est d’autant plus incompréhensible que l’ouvrage avait fait l’objet, auparavant, de jugements élogieux de la part de plusieurs chercheurs spécialistes du sujet. Récemment encore, Louis Dupeux déclarait que le livre de Mohler « manifeste une connaissance étonnante des composantes religieuses du courant völkisch, surtout dans sa prodigieuse bibliographie commentée » (Dupeux, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 165). Les Actes d’un récent colloque précisément dirigé par Louis Dupeux (Dupeux-Fabréguet, 2000) aident eux aussi à cerner le contexte de Monte Verità et complètent très utilement des travaux antérieurs du Centre d’études germaniques de Strasbourg (Dupeux-Favrat, 1982 ; Dupeux-Goeldel-Merlio, 1984).
En tout état de cause, on verra dans la suite que, sectarisme ou simple ignorance, les auteurs mentionnés plus haut se sont privés, en passant à côté du livre de Mohler sans s’y arrêter, de plus d’un éclairage important sur le contexte de Monte Verità.
Les antécédents germaniques : mouvance “völkisch” et “réforme de la vie”
[Ci-contre : Vers le temple de la fraternité blanche (au sens de tournée vers la vie saine et lumineuse), toile de Fidus, 1911. Tout au long du XIXe siècle, la révolution industrielle a brutalement modifié le monde en imposant la « cage d’acier » (Max Weber) de la rationalisation et de la mécanisation. En réaction, nombreux furent ceux qui éprouvèrent la nostalgie d’une harmonie avec la nature et entreprirent de renouer avec elle. Inspiré par l’Art déco, le Jugendstil et les anciennes traditions germaniques, le peintre et illustrateur Fidus célébra le corps et la vie naturelle, comme ici]
Le cas de Monte Verità doit d’abord être mis en relation avec la façon particulière dont l’Allemagne entra dans la modernité industrielle : entrée rapide, excessivement rapide même, qui provoqua dans les trois dernières décennies du XIXe siècle un grave malaise, notamment au sein de la classe bourgeoise cultivée (Bildungsbürgertum). Dupeux parle d’une « révolution industrielle fulgurante », cause d’un « bouleversement des modes de vie » (Dupeux, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 169). Green écrit à ce propos : « Ce furent les Allemands qui ressentirent le plus fortement la crise — les habitants de l’Allemagne, mais aussi les germanophones de toute l’Europe —, eux qui étaient allés plus vite que d’autres peuples pour cueillir les bénéfices étincelants du progrès. […] En 1800, 22 millions d’habitants vivaient dans ce qui allait devenir plus tard l’Allemagne ; en 1900, ils étaient 56 millions. Un sur deux vivait dans un endroit différent de celui où il était né, et probablement dans une ville » (Green, 1986 : 1). C’est l’époque où Max Weber parle d’une « cage de fer » enserrant une société qui connaît une urbanisation ultra-rapide et une atomisation génératrice d’angoisse (ibid. : 1-2). Goodrick-Clarke élargit le propos en évoquant le déclassement de certaines catégories sociales : « En raison de la survivance de comportements et d’institutions pré-capitalistes dans ces deux États [la Prusse et l’Autriche-Hongrie], la modernisation imposait un effort particulier à ceux qui s’identifiaient à l’ordre traditionnel et rural. Beaucoup méprisaient la modernisation parce que le développement des villes et celui des usines, qui poussaient comme des champignons, les coupaient de leurs racines, perturbaient leur impression de sécurité et portaient atteinte à leur statut social » (Goodrick-Clarke, 1989 : 5).
Les signes de rejet du nouveau monde urbain et industriel se multiplient après 1870. Il y a d’abord le mouvement de médecine naturelle, plus important en Allemagne que partout ailleurs, et la vogue du naturisme et de ses “bains d’air-lumière”, comme on dit à l’époque. Ce dernier aspect fut socialement significatif en Allemagne et en Autriche. Mais il ne s’agissait pas d’un courant potentiellement révolutionnaire. Touchant des milieux privilégiés, la médecine naturelle et le naturisme formaient plutôt « un mouvement réactionnaire, et il est révélateur que le premier établissement public de médecine naturelle en Allemagne ait été ouvert grâce au grand conservateur Bismarck, qui avait été guéri d’un supposé cancer du foie en 1880 par une cure de médecine naturelle que lui avait prescrite un certain Dr Schweninger » (Green, 1986 : 157). La filiation courant de la médecine que l’on dirait aujourd’hui “alternative” jusqu’à Monte Verità, est directe et illustrée par les cas de deux des fondateurs de la colonie : Henri Oedenkoven (1875-1935) et Ida Hofmann (1868-1926). Le premier, originaire d’Anvers et fils d’un riche industriel, souffre depuis son adolescence d’une grave maladie ; il rencontre la seconde, une pianiste originaire du Monténégro, durant l’été 1899 au sanatorium de médecine naturelle du Suisse Arnold Rikli (1823-1906), à Veldes en Autriche.Tous deux décident peu après de créer leur propre sanatorium.
Médecine naturelle et naturisme s’inscrivent bientôt dans un mouvement plus large, le mouvement de “réforme de la vie” (Lebensreform), expression qui se répand, semble-t-il, vers 1895. Trois ans plus tôt, un livre du médecin Max Nordau, intitulé Entartung (Dégénérescence), a fustigé le danger des grandes villes, dont le rythme haletant est censé favoriser la nervosité et même l’hystérie, qui obsèdent le XIXe siècle finissant (Nordau, 1892-93). Un spécialiste du mouvement de réforme de la vie, Janos Frecot, y a distingué trois phases : « La première est la phase de la médecine naturelle comme alternative à la médecine officielle ; la deuxième se présente comme réaction contre la technique, l’industrialisation, l’urbanisation et les problèmes sociaux qui s’y rapportent ; la troisième, enfin, comme évasion esthétique entamée vers la fin du XIXe siècle avec la découverte de la beauté du corps » (résumé par Kneubühler, in Szeemann, 1978 : 143).
Fils d’un rabbin, Max Nordau (1849-1923), de son vrai nom Simon Maximilian Südfeld, naît à Budapest. Désireux de s’intégrer dans la bonne société, il fait de brillantes études de médecine. En 1880, il s’installe à Paris comme médecin, mais aussi comme correspondant de deux quotidiens importants, la Vossiche Zeitung de Berlin et la Neue Freie Presse de Vienne. Son ouvrage Dégénérescence, paru en 1892-93, connaît un grand retentissement et sera traduit en quinze langues (à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Nordau est un auteur célèbre : au total, onze titres de lui ont été traduits en français). Dans ce livre, il « applique les théories anthropologico-médicales de Cesare Lombroso à la littérature, à l’art et à la philosophie fin-de-siècle (Tolstoï, Zola, Ibsen, Wagner, Nietzsche, le symbolisme, le mysticisme), qui pour lui participent tous de la décadence. Sa vision l’amène à une eschatologie de la catastrophe, face à laquelle il reste attaché à une philosophie fondée sur le libéralisme, le positivisme et le rationalisme » (Bechtel, « Avant-propos », in Bechtel, 1996 : 7). Nordau en effet, tout en se montrant attentif d’un point de vue médical aux regrettables conséquences du progrès, n’en est pas moins un “philistin” au sens de Nietzsche. C’est un Homais qui parle allemand, qui collectionne les idées reçues et qui eût fait les délices de Flaubert. Positiviste endurci, obsédé comme Lombroso par le déterminisme biologique, il “médicalise” tout ce qu’il touche, en particulier sa bête noire, l’avant-garde artistique. Pour lui, « les courants esthétiques à la mode sont le résultat de la maladie mentale qui frappe les dégénérés et les hystériques […] Ils ont — ajoute-t-il — à la bouche le mot de liberté alors qu’ils proclament avoir pour Dieu leur ego corrompu » (cité par Hamann, 2001 : 112).
On constate donc que, contrairement à une autre idée reçue, les pangermanistes et une partie des Völkischen n’étaient pas les seuls, dans l’Allemagne et l’Autriche fin-de-siècle, à condamner les “dégénérés” au nom des derniers acquis de la “science”. Tout cela était en fait dans l’air du temps : « Quand Nordau disait que les villes et le prolétariat industriel exemplifiaient la dégénérescence, contrairement aux paysans qui, selon lui, ne montraient aucun signe d’épuisement, il exprimait sans doute une opinion majoritaire » (George L. Mosse, « Max Nordau, le libéralisme et le “nouveau Juif” », in Bechtel, 1996 : 12). Nordau partageait même avec les Völkischen, entre autres, la conviction que santé et vigueur de l’esprit vont de pair avec santé et vigueur du corps : au début du XXe siècle, il inspire en effet la création de la Jüdische Turnzeitung (Journal juif de gymnastique) (ibid. : 16).
Bien entendu, les pangermanistes devaient plus tard récupérer à leur profit la notion d’Entartung, terme qui avait d’ailleurs été déjà employé par Richard Wagner. L’Entartung désigne pour eux ce par quoi un individu est devenu étranger à son espèce, genre ou race (Art) propre, et ce dans le cadre d’une conception fermée de la communauté. C’est ainsi qu’un certain Fr. Siebert, dans un article intitulé « Alldeutsches zur Frauenbewegung » (Le point de vue pangermaniste sur le mouvement des femmes), paru en avril 1911 dans le journal Die Unverfälschte deutsche Worte (La pure [littéralement : non falsifiée] parole allemande) du chef politique autrichien Georg von Schönerer, écrit : « Il y a dégénérescence au plan culturel lorsque le personnage en question n’a plus conscience que ses racines plongent dans le sang et la vie de son peuple. Il y a de même manifestation de dégénérescence lorsque l’instinct de conservation du peuple est insuffisant […] ; on voit ici combien il est juste de parler de dégénérescence, en d’autres termes de manque de sensibilité à ce qui est notre genre propre » (cité par Hamann, 2001 : 113-114). On sait d’ailleurs que le dernier avatar de la notion de dégénérescence fut la tristement célèbre exposition nazie de 1937 sur « l’art dégénéré » (entartete Kunst).
L’un des principaux personnages du mouvement de réforme de la vie fut un artiste qui, sans avoir jamais fait partie des Monte Veritaner (comme disent les auteurs de langue allemande) ou des Asconiens (comme disent Green et Guilbert) au sens propre, exerça une forte influence sur eux : le peintre Fidus, alias Hugo Höppener (1868-1948). Lui aussi adepte du nudisme, qu’il a pratiqué dans la vallée de l’Isar avec son maître Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913), Fidus représente sur ses tableaux et gravures une humanité nordique “régénérée”, des corps nus et sveltes s’offrant aux caresses du soleil, des éphèbes saluant l’aube, le tout souvent entouré de runes. Avec Fidus, qui fera un séjour à Monte Verità en 1907, c’est l’influence völkisch [1] qui se fait sentir dans la colonie. Sa peinture rappelle par sa simplicité et son élégance stylistique les préraphaélites. Son univers figuratif « est essentiellement exaltation ravie et extatique du corps humain et de la nature dans ce qu’ils renferment de plus “authentique” », affirme Kneubühler (in Szeemann, 1978 : 143). Fidus adhérera à la NSDAP en 1932 et s’attribuera dans l’ascension du parti nazi un rôle disproportionné à la réalité des choses. Après 1933, son œuvre ne sera pas spécialement mise en valeur par le nouveau régime. Il est vrai que les éphèbes ambigus de Fidus et l’atmosphère d’homosexualité douceâtre qui émane souvent de ses tableaux s’accordaient mal avec les canons du monumentalisme nazi. Fidus, en fait, est sans doute plus intéressant par l’influence durable qu’il exerça sur les mouvements de réforme de la vie et de jeunesse que par son œuvre propre (Frecot-Geist-Krebs, 1972), puisque son public était « composé essentiellement de Wandervögel et de ce que Hermand appelle des “hippies du Jugendstil” » (Imhoff, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 229).
[Ci-contre : Die heilige Stunde, Ludwig Fahrenkrog, 1918]
Si l’on excepte l’étude pionnière de Mosse (Mosse, 1964 ; toujours non traduite en français), remarquable mais insuffisamment attentive aux aspects “para-religieux” de la mouvance völkisch, c’est encore vers Mohler, avant tout, qu’il faut se tourner pour avoir une idée juste de ce que fut cette dernière. Je préfère en effet parler de “mouvance” plutôt que de “mouvement” völkisch, car il s’agit d’un phénomène qui se présente comme une nébuleuse, bien plus que sous la forme d’un courant structuré et univoque. Ceci permet de dire que le courant völkisch est passible, toutes proportions gardées eu égard à la chronologie et aux contextes, de ce jugement, désormais partagé par tous les chercheurs, concernant le New Age, qui l’appréhende comme « une cristallisation de fragments néo-religieux en circulation » (Mayer, 1991 : 241). Historiquement parlant, les Volkischen, comme le rappelle un lecteur de Mohler dans une lettre adressée à celui-ci et citée dans les deuxième et troisième éditions de Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, sont les fils de Friedrich Ludwig Jahn (1778-1850), auteur de Deutsches Volkstum (L’essence du peuple allemand, 1810) et fondateur du Turnerbewegung (Mouvement des sociétés de culture physique), lui « dont la barbe en bataille et les manières teutoniques répugnaient déjà à Metternich, et qui exhibait déjà, par là même, certaines singularités » (in Mohler, 1993 : 175, n. 14) desdits Völkischen.
Le caractère de mouvance des Völkischen — qui, selon le lecteur de Mohler, perpétueraient « la tradition des Guerres de libération et du Parlement de Francfort » (ibid.) — est bien souligné par Mohler. Celui-ci écrit en effet que, chez eux, le « flottement des contours est accentué par l’irruption des nombreuses “doctrines occultes” auxquelles le repli du christianisme laisse le champ libre et qui cherchent à pénétrer dans les “mondes inconnus” évacués par le christianisme et contournés par le progrès » (ibid. : 171). La mouvance völkisch constitue un terrain propice pour tout ce qui ne relève pas du savoir officiel et de l’institution, et qui peut s’y répandre aisément, mais avec un inconvénient : l’éparpillement. Si les Völkischen sont si peu homogènes, « c’est naturellement pour cette simple raison qu’ils remontent le plus loin dans l’histoire — et ceci à un double égard : en tant que mouvement, et dans la projection de leurs utopies historiquement orientées » (ibid. : 173). Chez eux, « les divisions vont très loin, comme le montre, par exemple, le fait qu’[ils] ne sont même pas unis par une opposition à des adversaires communs. L’idée courante selon laquelle ils sont au moins liés entre eux par leur hostilité contre les Juifs est inexacte. Car il y a bel et bien — écrit Mohler — des Völkischen d’esprit philosémite ou, tout au moins, exempts de tout antisémitisme » (ibid.).
Comme presque toujours pour les courants modernes et contemporains plus ou moins marqués par les “doctrines occultes”, la mouvance völkisch réunit un grand nombre d’excentriques et d’autodidactes. Ce dernier trait est évidemment accentué lorsqu’on descend dans les “couches inférieures” de la mouvance, à savoir chez des aryosophes comme Guido (von) List (1848-1919), Adolf Joseph Lanz (dit Jörg Lanz von Liebenfels, 1874-1954) et leur public composé de gens semi-cultivés. L’usage de fausses particules nobiliaires (comme dans les deux cas signalés) ainsi que de nombreux termes ronflants et grandiloquents, destinés à impressionner les “profanes”, fait également partie de la panoplie classique de l’occultisme. Ces aspects disparaissent en revanche complètement dans les “couches supérieures” de la mouvance, lorsqu’on a affaire à des universitaires, qu’il s’agisse d’un darwiniste social comme Otto Ammon, de l’architecte Paul Schultze-Naumburg, des “raciologues” Hans F.K. Günther et Ludwig Ferdinand Clauss ou du spécialiste du vieux monde nordique Bernhard Kummer. L’excentricité, elle, est plus importante et mérite que l’on s’y arrête, car c’est elle qui explique comment purent cohabiter, par ex. au sein de la bohème de Schwabing (du nom du quartier des artistes à Munich), puis parmi les colons de Monte Verità, des personnes marquées par une formation völkisch et d’autres de sensibilité libertaire ou anarchiste. En effet, par rapport au philistinisme du tournant du siècle, et jusqu’en 1914, était-il vraiment moins excentrique, moins antibourgeois de s’exhiber en tenue (supposée) d’ancien Germain, avec tunique et peaux de bête, que de heurter les bonnes mœurs en prêchant la révolution sociale et en pratiquant l’amour libre ?
Puisqu’il est toujours préférable d’illustrer une thèse par un exemple précis, j’ai trouvé chez Mohler un Völkisch type assez remarquable, tant par l’excentricité que par le côté autodidacte ; ce dernier aspect l’amena d’ailleurs à disserter sur les sujets les plus divers, puisqu’il devait s’imaginer avoir reçu des lumières que ne dispensent ni l’école ni l’Université. Il s’agit d’un certain Heinrich Pudor, qui eût assurément pu figurer parmi les Monte Veritaner. Né à Dresde en 1865 (Mohler n’indique pas l’année de sa mort [1943], mais précise que sa dernière publication connue remonte à 1941), Pudor ne publiera pratiquement qu’à compte d’auteur et vivra comme “écrivain indépendant”. « Une bibliographie complète de Pudor, écrit Mohler, donnerait un catalogue assez complet des thèmes volkisch : racisme, enthousiasme pour les pays du nord de l’Europe, antisémitisme, engagement religieux dans le cadre de la Foi allemande, politique en faveur des classes moyennes et de la famille, culture naturiste [Nacktkultur, 1906] et mouvement de plein air, végétarisme, gymnastique et danse naturelle, éducation naturelle, conseils pour l’achat et l’ameublement d’appartement, réforme du vêtement, théorie de l’art [Babel-Bibel in der modernen Kunst, 1905], théorie sur l’histoire linguistique et la protohistoire, réforme de l’agriculture, théorie sexuelle — il ne manque quasiment rien » (Mohler, 1993 : 458). Pudor lui-même avait d’ailleurs parfaitement conscience de son éclectisme. On apprend par Mohler qu’il avait établi « la classification suivante pour son œuvre : “1. Le mouvement nordique. 2. L’antisémitisme. 3. La race. 4. La croix gammée. 5. Allemand-Germain-Aryen. 6. Famille. 7. Relèvement du taux de natalité. 8. Le travail. 9. Héligoland-l’Atlantide. 10. La question des matières premières. 11. Question rurale et paysannat ; colonisation et culture locale. 12. Le mouvement national” » (ibid.).
Ce Pudor était-il une manière de “fou littéraire” ? C’est probable. Cela le rend-il pour autant inintéressant ? Absolument pas : on voit en effet apparaître chez lui comme chez d’autres Völkischen, avec une singulière avance pour l’époque, plusieurs préoccupations qui sont aujourd’hui celles de “l’écologie profonde”, et d’autres thèmes, tournant essentiellement autour de la redécouverte du corps, qui devaient revenir dans le cadre de l’avant-garde artistique asconienne, puis expressionniste, avant de confluer, sous une forme figée et dévoyée, dans le national-socialisme au pouvoir.
La création d’un style de vie alternatif
La caractéristique majeure de la mouvance völkisch, ce qui en fit la force et l’attrait, ce qui constitua le trait d’union de ses réseaux disparates, commence donc à émerger clairement : la création d’un style de vie alternatif qui ne laisse rien en dehors de lui-même. Le bon et vrai Völkisch, en effet, comme l’attestent de nombreux témoignages autrichiens et allemands, vit dans son monde. Son type idéal pourrait être décrit comme suit : il s’alimente selon les principes du végétarisme, se soigne par la phytothérapie, se livre en été à des “bains d’air-lumière”, fait chaque jour de la gymnastique, renoue avec de vieilles traditions germaniques pour l’architecture de sa maison, décore l’intérieur de celle-ci de bois gravés où l’on aperçoit des runes, des roues solaires, des entrelacs celto-nordiques, pratique avec ses enfants le chant choral et la danse collective sur de vieux airs traditionnels, rencontre ses amis à des clubs de lecture qu’ils ont fondés pour répandre la bonne parole plus ou moins alldeutsch (pangermaniste) et, du moins quand il est chez lui, abandonne la redingote au profit de la tunique et les chaussures de ville au bénéfice des sandales.
La mouvance völkisch, précisément parce qu’elle est une mouvance, se donne rarement des formes d’organisation rigides. Elle préfère des formes plus fluides et souples : la famille, puis les familles amies qui partagent les mêmes convictions et ont le même style de vie, enfin la petite structure, si typiquement germanique, de l’Arbeitsgemeinschaft, de la “communauté de travail”, où les liens personnels de sympathie, d’amitié et d’affection entre les membres sont généralement beaucoup plus forts que dans le cadre d’un “parti”. Il est à peine besoin de souligner ce que ces traits ont de commun avec ceux de la nébuleuse New Age et des premiers réseaux écologistes des années 60 et 70.
Le style de vie alternatif et les formes d’organisation fluides expliquent, avec les racines anciennes du phénomène, son étonnante capacité à perdurer : il y a toujours des Völkischen en Allemagne et en Autriche. À ce sujet, le lecteur déjà mentionné de Mohler a raison d’écrire : « L’accent mis unilatéralement sur les bizarreries de nombreux Völkischen — qui, certes, existent et sont gênantes — en donne une image déformée. En fait, les Völkischen ont accompli une œuvre plus durable que, par exemple, les nationaux-révolutionnaires, qui ont pu paraître captivants après la Première Guerre mondiale et qui semblaient avoir l’avenir pour eux, mais ne l’avaient nullement » (ibid. : 175, n. 14). Il est plus que probable que quelque chose de l’héritage des Völkischen — la meilleure part, libérée du racisme, de l’antisémitisme et des lubies “nordicistes” — est passé chez les plus conséquents et radicaux des Grünen. Mais comme tout courant qui se constitue spontanément en “contre-société”, les Völkischen n’ont pas toujours su éviter la dérive sectaire.
Pour en revenir à la période fin XIXe siècle-début XXe siècle, un point particulier doit être souligné : la mouvance völkisch est très tôt puissamment implantée en Saxe (Dresde, Leipzig, Halle) et, plus encore, en Thuringe (Erfurt, Iéna, Weimar, Eisenach, Gotha). M. Fabrégu et écrit à ce propos : « Le dynamisme du mouvement völkisch fut en fait précoce en Thuringe. Dès 1894 avait été fondée à Gotha, par Friedrich Lange, une Alliance allemande qui compta parmi ses premiers membres Theodor Fritsch, Adolf Bartels ou encore Heinrich Class [trois auteurs völkisch] […] Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Thuringe devait illustrer tout à la fois la multiplicité mais également la complexité des liens entre le mouvement völkisch et la NSDAP » (Fabréguet, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 237). Cette implantation locale n’est pas indifférente pour notre sujet, car on verra dans la suite que plusieurs phénomènes étroitement liés à Monte Verità eurent précisément la Thuringe (ou la Saxe) pour cadre. Au début du XXe siècle, la mouvance völkisch touche déjà un public important, comme l’atteste la forte diffusion de publications naturistes qu’elle inspire (cf. infra). Plus tard, ledit public ne sera plus important, mais considérable. Ainsi, le roman violemment antisémite d’Artur Dinter, Die Sünde wider das Blut (La souillure contre le sang), paru en décembre 1917 chez un éditeur très lié à la mouvance völkisch et au mouvement de jeunesse, connaît un premier tirage de 50 000 exemplaires. « Le succès immédiat du roman fit de Dinter, dès 1918 […] un membre à part entière du triangle d’agitateurs de l’idée völkisch, aux côtés de Theodor Fritsch et de Dietrich Eckart [futur mentor de Hitler à Munich]. Par la suite, l’ouvrage connut d’innombrables rééditions et, à l’automne 1922, il aurait au total rencontré quelque 1,5 million de lecteurs » (ibid. : 236).
[Ci-contre : Sexualreligion par Fidus, 1897. Cette illustration pour un ouvrage aryosophiste de Maximilian Ferdinand (pseud. de Sebaldt von Werth) montre une rare représentation de l'unité androgyne. Sous la forme d'un Janus bifrons, les deux aspects (masculin et féminin, ce que Jung intitulera plus tard animus/anima) sont unis dans le Soi, symbolisé ici par le roue solaire aryenne, inscrivant la divinité dans le mouvement de la vie. La pensée völkisch, porteuse d'une modernité alternative, sera exploitée démagogiquement par l'État-parti hitlérien qui enrayera dans le même temps ses activités associatives]
En fonction de ce que j’ai dit sur les caractéristiques de la mouvance völkisch, on comprend que les liens entre elle et le milieu de Monte Verità n’avaient rien de surprenant. Parmi ceux qui firent concrètement le lien, il y eut, comme nous l’avons dit, le peintre et théosophe Fidus, dont le maître, Diefenbach, avait fait partie d’une structure parallèle à l’Ordre du Nouveau Temple fondé par Lanz von Liebenfels (Goodrick-Clarke, 1989 : 162). En 1897, Fidus avait illustré deux livres consacrés à une prétendue « religion sexuelle aryenne » (arische Sexual-Religion) dus au théosophe Max Ferdinand Sebaldt von Werth (1859-1916) (ibid. : 72).
Parmi les phénomènes assez proprement germaniques, sinon typiquement germaniques, qui précédèrent Monte Verità, il faut encore mentionner les communes ou “communautés libres” relevant du mouvement des colonies. Une première colonie végétarienne, la Vegetarische Ostbaukolonie Eden, est fondée en 1893 à Orianenburg par un certain Erwin Esser. Dès 1896 paraît un livre consacré à ce phénomène naissant : celui de Franz Oppenheimer, Die Siedlungsgenossenschaften (Les colonies-coopératives), Leipzig. Enfin, même si les cités-jardins ne sont pas une exclusivité germanique, leur apparition en Allemagne à l’époque de la fondation de Monte Verità n’est pas fortuite. Elles sont en effet lancées en 1902. Deux cités-jardins voient le jour dans des villes importantes, Nuremberg et Karlsruhe. Au même moment est fondée celle de Hellerau, près de Dresde, sur laquelle on reviendra car elle recoupe l’histoire de Monte Verità. Parfois lié à l’aile gauche de la sociale-démocratie, le mouvement à l’origine des cités-jardins n’en est pas moins transversal. Ce mouvement compta en effet parmi ses promoteurs Theodor Fritsch (1852-1933), « impliqué dans le mouvement antisémite allemand depuis 1881 » (Tabary, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 178), auteur d’un Handbuch der Judenfrage (Manuel de la question juive, titre de la version revue et augmentée en 1907 de Antisemiten-Katechismus, 1887) réédité à d’innombrables reprises, au travers duquel « il fut sans doute le plus influent des Völkischen » (Mohler, 1993 : 455), et animateur de la revue Der Hammer (Le Marteau), qui paraissait à Leipzig. Or, Mohler précise à son sujet : « Ce que l’on sait moins, c’est que Fritsch compte au rang des pionniers de l’idée des cités-jardins en Allemagne » (ibid.), puisqu’il publia deux brochures sur le sujet, parues respectivement en 1896 et 1903. Depuis la dernière édition allemande du livre de Mohler, qui appelait de ses vœux l’apparition d’un « historien qui voudra bien étudier » (ibid.) le cas de Fritsch, ce dernier a fait l’objet d’une étude écrite par un germaniste français (Tabary, livre).
Les antécédents non spécifiquement germaniques de Monte Verità
[Ci-contre : Héritier de Ruskin et de Carlyle, cofondateur avec Eleanor Marx de la Ligue socialiste anglaise, William Morris fut une figure du “romantisme anticapitaliste” : « Prendre plaisir au simple fait de vivre ; jouir d’exercer ses membres et toutes ses facultés physiques ; jouir en quelque sorte avec le soleil, le vent, la pluie ; satisfaire dans la joie les appétits physiques de l’animal ordinaire humain sans avoir peur de s’avilir ni conscience de mal faire : je réclame tout cela et davantage encore ! » ]
Monte Verità est donc inséparable d’un terreau très nettement germanique. Mais le “romantisme anticapitaliste” n’est pas, vers la fin du XIXe siècle, une exclusivité allemande ou autrichienne. Il suffit de penser au mouvement fondé en Angleterre par William Morris (1834-1896), écrivain, dessinateur, peintre, décorateur et théoricien social. Nourri de culture médiévale comme son ami le peintre, dessinateur et céramiste Burne-Jones (1833-1898), il a été comme lui marqué par le préraphaélite Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), fils d’un poète italien qui enseigna à Londres. En 1859, Morris édifie sa maison (la Red House), dont il dessine le décor et l’ameublement. Il se consacre ensuite aux métiers d’art et fonde, avec des préraphaélites, une firme visant à revaloriser l’artisanat, notamment dans le cadre de la décoration. Le mouvement, inspiré d’un « socialisme médiévalisant », aboutira à la fondation en 1888 de l’Arts and Crafts Exhibition Society, désireuse de renouer avec l’idéal traditionnel de l’artifex, tout à la fois artisan et artiste, et rejetant la fracture, entraînée par l’industrialisation, entre valeur d’usage de l’objet et beauté de l’objet. Militant socialiste actif de 1884 à 1890, Morris exercera une forte influence sur l’Art nouveau et le Jugendstil, privilégiant les rythmes linéaires et les formes sinueuses. Ses écrits sur l’art, l’artisanat, l’industrialisation (Morris, 1985), seront aussi, chose moins connue, très attentivement lus et commentés par le penseur et théoricien de l’art « traditionaliste intégral » Ananda Coomaraswamy (1877-1947), lequel défendra plus tard des thèses assez proches de celles de Guénon (Lipsey, 1977 : 40-54).
Pour les artistes du Jugendstil, dont se réclament les Asconiens, « l’ornement […] se trouve chargé d’un sens profond : il exprime le lien originaire qui unit l’homme et le monde. Il élargit les contours de l’image humaine pour mieux la plonger dans le réseau des lignes naturelles » (Le Rider, 1990 : 88). C’est la Vie même qui circule dans l’ornement : formes sinueuses, rinceaux déclinés sous toutes leurs variantes, entrelacs renvoient à l’harmonie de l’homme et du végétal, contre la laideur figée du naturalisme. « L’ornement maîtrisé par le génie naît “sous la dictée de la vie”. Il rend visible l’élan vital. Il n’a rien d’arbitraire » (ibid. : 89). L’alliance de la forme et du rythme est censée exprimer ou dévoiler des harmonies cachées, dans le cadre d’une vision “biocentrique” du monde.
Les racines germaniques de Monte Verità n’autorisent pas à faire oublier l’endroit même où les fondateurs de la colonie décidèrent de s’installer et ce qui y avait précédé celle-ci. En effet, « à partir du dernier quart du XIXe siècle, un énorme potentiel d’utopies […] fut proclamé, mis en pratique et vécu dans la région […] de la partie nord du lac Majeur. Les modèles proposés — oscillant entre ces deux polarités : engagement social tourné vers la société sans classes, réalisation exemplaire et rajeunissement du Moi — sont tous […] gouvernés par la conviction que l’on ne peut recréer une communauté que par la retraite suivie d’une harmonie renouvelée avec la nature » (Szeemann, in Szeemann, 1978 : 5).
En raison de la neutralité de la Suisse, la région de Locarno fut d’abord un refuge pour les exilés politiques, anarchistes italiens et russes surtout, de concert avec Zurich, Berne et Genève. Mikhaïl Bakounine (1814-1876) arrive à Locarno en 1869 et y séjourne jusqu’en 1875, travaillant notamment à une traduction russe du Capital. Pour sa part, Piotr Kropotkine (1842-1921), alors réfugié à Londres, fera au moins un séjour à Monte Verità dans la deuxième décennie du XXe siècle. Peu avant 1900, cette tradition de présence anarchiste va croiser la bohème de Schwabing, à laquelle ont appartenu, plus ou moins longuement, tous les fondateurs et toutes les figures marquantes de Monte Verità. Le lien était si fort que Green écrit à propos de Schwabing et d’Ascona : « Ces deux localités, bien que géographiquement éloignées l’une de l’autre, faisaient si étroitement partie du même circuit social qu’elles peuvent être désignées conjointement » (Green, 1986 : 26).
L’autre présence locale antérieure à la colonie est celle des théosophes. Elle est indissociable d’une personnalité importante, Alfredo Pioda (1848-1909), homme politique suisse libéral et anticlérical, conseiller national et historien. En 1889, est fondée sous sa direction une société par actions dénommée Fraternitas, qui se fixe comme objectif de créer un « couvent laïque » sur des terres appartenant à Pioda et situées au lieu-dit La Monescia. On trouve parmi les actionnaires de Fraternitas, projet qui ne parviendra pas à prendre corps : Franz Hartmann (1838-1912), membre influent de la Société théosophique depuis 1883, qui a été le conseiller de Helena Blavatsky (1831-1891) à Adyar, ainsi que la comtesse suédoise Constance Wachtmeister, amie intime de Blavatsky. Quant à Annie Besant (1847-1933), elle serait venue plus tard avec Krishnamurti (l’« Instructeur du monde » qu’un oracle lui avait annoncé, mais qui devait prendre ensuite ses distances par rapport au théosophisme et prêcher une voie exaltant la spontanéité et libérée de toute structure religieuse) à Monte Verità (Schönenberger, in Szeemann, 1978 : 68). Il est établi en tout cas qu’Annie Besant prononça plusieurs conférences à Milan en 1902.
L’un de ceux qui rachetèrent Monte Verità après 1920 a ainsi résumé le caractère vraiment hors normes de la région de Locarno avant la fondation de la colonie : « Partout, il y avait des gens qui vivaient à l’écart : artistes, philosophes, théosophes, végétariens et réfugiés politiques. Non dans de grands regroupements, mais au contraire de façon très isolée et dispersée, suffisante néanmoins pour répandre sur toute la région un souffle particulier et ouvert à toute nouveauté » (Robert Landmann, cité par Frecot, in Szeemann, 1978 : 56).
[Ci-contre : Hermann Hesse (au centre de profil) au Monte Verità, en avril 1907. Henri Oedenkoven et Ida Hofmann (2e et 3e en partant depuis la gauche). On reconnaît les ornements taoïstes (Yin-Yang) sur la balustrade du bâtiment principal. En haut à droite, la colline du Baladrüm. Ph. : FJ Hering]
Sur l’atmosphère intellectuelle de ces milieux au tournant du siècle, on dispose d’un important témoignage littéraire, celui de Hermann Hesse (1877-1962), Prix Nobel en 1946, qui finit sa vie dans son ermitage tessinois de Montagnola, à une heure de marche de Locarno, où il s’était très tôt retiré. Alors en proie à une forme sévère d’alcoolisme, Hesse vient à Monte Verità en 1906 pour une cure de désintoxication. Il s’y lie d’amitié avec l’un des fondateurs, Gusto Gräser, qui le fascine littéralement et qui lui inspirera plusieurs personnages de ses romans. Entre 1906 et 1908, Hesse écrit une longue et belle nouvelle, Der Weltverbesserer [1911], qui se déroule entre Schwabing et le Tyrol (détail révélateur, elle a été publiée en Italie sous le titre Monte Verità, SugarCo, Milano, 1988). Le narrateur précise que l’action se passe « vers 1900 ». Docteur en histoire de l’art, le jeune héros partage le malaise de la classe bourgeoise cultivée : « Cet intellectuel trop influençable se sentait environné de mensonge et de bluff ; il voyait les villes noircies par les fumées de charbon, corrompues par l’argent, les campagnes dépeuplées, la paysannerie aux abois, enfin les forces vitales authentiques attaquées à la racine » (Hesse, 1997 : 216). Déçu par le milieu de la “jeune peinture” munichoise, il part dans le Tyrol et y achète une petite maison de vigneron délabrée. Pendant un an, il fait l’expérience difficile d’une solitude rompue par les visites de plusieurs excentriques. Revenu à Munich, il assiste à un congrès bariolé où toutes sortes de réformateurs se donnent libre cours : « Un élégant Viennois […] parla des nouveaux mouvements religieux qui se dessinaient à cette époque et de leur relation avec la paix mondiale. Un théosophe anglais grisonnant lui succéda, qui recommandait sa croyance comme synthèse universelle de toutes les vérités isolées mises en lumière par chacune des grandes religions. Il fut relayé par un théoricien raciste qui le remercia ironiquement pour sa leçon, mais stigmatisa l’idée d’une religion supranationale et universelle qu’il dénonçait comme une dangereuse utopie » (ibid. : 242-243).
La fondation et les débuts de Monte Verità (1900-1910) : contradictions et réseaux
[Ci-contre : les fondateurs de la première communauté de Monte Verità, vers 1910, de g. à d. : Henri Oedenkoven, Ida Hofmann, Anni Pracht, Raphael Friedeberg (chapeau), Cornelia Gabes Gouba und Mini Sohr]
Cette dernière citation de Hesse nous confirme combien la bohème de Schwabing constituait, au tournant du siècle, un véritable creuset où les courants et sensibilités les plus différents cohabitaient, se combattaient, s’influençaient, d’une façon tellement mêlée qu’il est parfaitement vain de vouloir les distinguer clairement comme autant de compartiments étanches. L’exceptionnelle variété de cette floraison de créativité, de cette insurrection de la vie contre le philistinisme ambiant, avant tout, est bien illustrée par un historien allemand : « On a ainsi vu apparaître, successivement ou en même temps, divers courants et mouvements prônant la révolution culturelle ou le pessimisme culturel, la réforme de l’existence, des mouvements religieux et pacifistes, socialistes ou nationalistes, le mouvement pour la vie en colonie et le Werkbund, le Wandervogel, la pédagogie réformée et l’émancipation féminine, la “réaction progressiste” et le communisme romantique et utopique, le Jugendstil et l’expressionnisme : tous ces courants se côtoyaient alors. […] Aussi divers qu’aient pu être ces courants et ces mouvements, ils avaient tous un point commun : “l’expérience de la communauté”. La jeune génération, en particulier les réformistes de l’existence et les gens de lettres, les intellectuels et les artistes, étaient en quête d’une unité entre l’art et la vie » (Reichel, 1997 : 51).
“Expérience de la communauté”, “union de l’art et de la vie”, voici en effet deux passerelles essentielles permettant aux différents rebelles de communiquer. Les autres points de contact, que l’on retrouve également à Monte Verità, s’appellent : excentricité antibourgeoise, redécouverte du corps, recherche d’une nouvelle harmonie avec la nature, hostilité à la culture purement livresque (académique), réhabilitation du féminin, de l’instinct et de l’intuition. Tels sont les grands traits de cette “fuite de la raison”, qui va devenir aussi, pour certains, éloignement du christianisme, puis “fuite du christianisme”.
[Ci-contre : Ida Hofmann, Robert Jentschura et Henri Oedenkoven, 1903]
La colonie est fondée en 1900 par sept personnes qui se sont préalablement réunies à Schwabing : Henri Oedenkoven et Ida Hofmann, déjà rencontrés ; Gustav Arthur (dit Gusto) Gräser et son frère aîné Karl ; Jenny Hofmann, sœur d’Ida, musicienne et chanteuse ; Ferdinand Brune, un théosophe originaire de Graz (Styrie) ; enfin Lotte Hattemer, fille d’un haut fonctionnaire berlinois. La composition même du groupe initial reflète déjà une relative hétérogénéité, qui ne fera que croître lorsque d’autres influences viendront s’ajouter à celles des origines. Ces rebelles partagent plus de refus que de valeurs positives. Les seuls à avoir des idées assez claires dès le départ sont aussi les seuls à posséder un certain sens pratique : il s’agit d’Oedenkoven et de sa compagne. Immédiatement soucieux de la viabilité matérielle du projet, ils désirent associer au sanatorium un atelier de production d’objets artisanaux et une école “alternative”. Représentants assez typiques du mouvement de réforme de la vie, passionnés de Wagner et pèlerins de Bayreuth, ils ne tardent pas à se heurter à une autre sensibilité présente à Monte Verità, la sensibilité anarchiste ou libertaire. Au début, celle-ci est représentée par les frères Gräser, surtout par Gusto, personnalité exceptionnelle qui, on va le voir, réunit en lui et dépasse à la fois les différentes sensibilités. Gräser conçoit la colonie comme un espace d’où l’argent et la propriété privée doivent être bannis d’emblée. Il semble s’être accordé avec Oedenkoven et Ida Hofmann sur la base du végétarisme avant tout, dont tous trois sont des partisans convaincus. Quant à Lotte Hattemer, elle représente bien par avance les excentriques de Monte Verità. Personnalité volontiers théâtrale, elle professe un catholicisme mystique très particulier et s’entoure les cheveux, longtemps avant les flower children californiens, d’une couronne de fleurs. À Ascona, elle s’installe dans une maison en ruine, devant laquelle elle allume chaque soir un feu pour « purifier symboliquement le monde » (Green, 1986 : 122, 127). Elle se suicidera en 1906. Les trois autres fondateurs (Jenny Hofmann, Karl Gräser et Ferdinand Brune) disparaîtront plus ou moins vite du devant de la scène.
[Ci-contre : le poète nomade Gustav Gräser (1879-1958), dit “Gusto”, fut une des figures les plus marquantes de la communauté de Monte Verità. Il avait participé à la réunion fondatrice de 1900, au cours de laquelle un groupe de jeunes gens avait décidé de fuir le monde des villes pour fonder une communauté de leur choix. Tout au long de son existence mouvementée (il fut emprisonné à plusieurs reprises), Gräser incarna un mode de vie en rupture avec la “civilisation” moderne]
Gusto Gräser est un Volksdeutsch, un “Allemand (ethnique) de l’étranger”. Il naît en 1879, sous le signe du Verseau, à Kronstadt en Transylvanie roumaine (la ville s’appelle aujourd’hui Brasov). Fils d’un juge, Gräser se montre très tôt rebelle à toute contrainte imposée de l’extérieur, mais capable de se donner et de suivre une discipline de vie rigoureuse. Il se rattache au mouvement de réforme de la vie par sa brève formation — « il étudie la lithographie à Vienne, puis devient en 1898 l’élève du peintre Karl W. Diefenbach » (ibid. : 54), donc du maître de Fidus — et par son végétarisme strict, mais aussi à la sensibilité libertaire par son pacifisme intégral, qui lui vaudra d’être emprisonné à plusieurs reprises (rentré à Kronstadt après les tout premiers débuts de la colonie, il est jeté en prison fin 1901 pendant cinq mois pour avoir refusé de faire son service militaire ; en juillet 1915, il sera arrêté par les autorités de Stuttgart, puis placé dans un asile pendant six mois, pour avoir refusé de porter l’uniforme et de saluer le drapeau), et son rejet absolu de toute insertion sociale.
Dans les premières années de la colonie, Gräser s’impose comme la principale figure de la tendance radicale, celle des Naturmenschen, des “hommes naturels”. À Kronstadt, il portait déjà une tunique et des peaux de bête, sans doute sous l’effet d’une teutomanie de jeunesse bien excusable. À Monte Verità, il s’installe dans une grotte et vit comme un ermite, du moins dans les premiers temps. Mais Gräser est bien plus qu’un simple excentrique. Toute son existence, dont on survolera plus loin les autres étapes, se caractérise en fait par une cohérence inflexible. Gräser donne l’impression d’un être ayant su très tôt ce qu’il voulait et ayant compris que sa “fonction prophétique” allait l’exposer à une grande solitude. Le « prophète aux pieds nus » — comme a dit Ulrich Linse en parlant de lui et de quelques autres (Linse, 1983) — avait en tout cas fière allure : toujours vêtu d’une tunique et chaussé de sandales fabriquées par ses soins, avec sa haute taille, ses longs cheveux blonds réunis sur le front par un bandeau et ses yeux clairs, « il essaya de faire renaître à Ascona une race d’hommes libres comme les anciens Germains » (Green, 1986 : 52).
Passionné d’étymologies savantes et de jeux de mots humoristiques, il expliquait que son nom était le pluriel de Gras (herbe) et offrait, en guise de carte de visite, des brins d’herbe. Pendant l’aventure de Monte Verità qu’il vécut de 1900 à 1919, mais avec parfois des séjours assez longs à Munich ou ailleurs, puis sous Weimar, Gräser fut une sorte de prédicateur itinérant. Il parlait pour le sens de l’humain mais contre le christianisme, pour l’humanisation (Menschbildung) mais contre la civilisation, pour l’amour du pays natal (Heimatliebe) et de la langue allemande mais contre le patriotisme (ibid. : 146), pour la réduction maximale des faux besoins et l’extension maximale de la liberté, qu’il n’identifiait pas à la licence, pour une humanité si respectueuse de la nature qu’elle n’eût rien défiguré (Gräser avait l’habitude de donner des noms d’arbres aux enfants, les siens et ceux de ses compagnons). C’est à bon droit que Green voit en lui un « précurseur caché » des Verts allemands, parmi lesquels on compte de nombreux anthroposophes (ibid. : 81). S’il semble que Gräser n’ait guère apprécié l’œuvre de Rudolf Steiner (1861-1925) — lequel, « n’en déplaise à de nombreuses rumeurs […] ne séjourna jamais à Monte Verità », mais prononça seulement une conférence à Locarno en 1911 (Schönenberger, in Szeemann, 1978 : 73) —, il n’en défendait pas moins en effet des idées assez proches des sciences dans plusieurs domaines. Mais Gräser n’aimait pas les systèmes : il a surtout laissé des poèmes, ainsi qu’une adaptation du Tao Te King. « Ses grands amis, évidemment, étaient Lao-tseu, Thoreau et Nietzsche » (Green, 1986 : 73).
[Ci-contre : « Une peuplade blanche dans une forêt des bords du lac Majeur », ainsi est ironiquement légendé cette photographie accompagnant l'article de Jules Chancel, « Les naturistes du Monte Verità », in : L’Illustration n°3361, 27 Juillet 1907]
Dans sa brochure de 1906, répondant aux critiques de certains colons, Ida Hofmann redéfinissait ainsi le projet de la colonie : « Monte Verità n’est pas un sanatorium naturiste dans l’acception courante du terme, mais une école de vie supérieure, un lieu où développer et réunir des connaissances élargies, un lieu de plus grande conscience » (cité par Antje von Grävenitz, in Szeemann, 1978 : 86). Mais elle écrivait aussi : « L’idée de Henri Oedenkoven est de s’opposer au capitalisme et à tous ses maux en recourant au moyen même du capitalisme, l’argent, comme à l’instrument de pouvoir le plus sûr, mais temporaire. La tâche de le vaincre complètement, grâce aussi à un niveau de moralité plus élevé, est confiée aux générations futures » (cité par Kneubühler, in Szeemann, 1978 : 142). C’était précisément nommer ce que n’avait pas pu accepter le courant anarchiste, notamment l’un de ses deux grands représentants à Monte Verità, Erich Mühsam (1878-1934). Écrivain et poète né à Lübeck dans une famille juive, Mühsam arrive à Ascona en 1904, déçu par l’échec de la commune Nouvelle Société, fondée à Schlachtensee, près de Berlin, par les frères Julius et Heinrich Hart. Deux fortes personnalités ont été impliquées dans cette tentative : le futur philosophe Martin Buber (1878-1965), qui viendra à Ascona en 1925 et qui mettra plus tard à profit, dans le cadre d’un kibboutz en Israël, son expérience acquise au sein du mouvement allemand des colonies ; et Gustav Landauer (1870-1919), leader de l’aile gauche, anarchisante, du SPD. Landauer est un socialiste ascétique, tolstoïen et non-violent, resté très “homme de lettres” à la façon du XIXe siècle. Hostile à l’amour libre, à la révolution sexuelle et à la psychanalyse, il n’en est pas moins très lié à Mühsam. Au sein de ce milieu juif libertaire, on défend volontiers une interprétation messianique des Lumières et de la Révolution française.
Mühsam et Gross, figures anarchistes
[Ci-contre : le romancier et mystique anarchiste Peter Hille et Erich Mühsam vers 1900. Erich Mühsam fut invité à Ascona en 1904, par Raphael Friedeberg. Il se montra cependant critique à l’égard de la communauté de Monte Verità, lui reprochant de sacrifier la conscience sociale et politique à des principes de vie très secondaires à ses yeux, comme le végétarisme]
Un an après son installation à Monte Verità, Mühsam s’en prend au projet des “réformateurs” Oedenkoven et Hofmann : « Le dilettantisme de pareils débuts, écrit-il, est évident. Inévitable est le fiasco des colonies communistes qui ne s’appuient pas sur un engagement social et révolutionnaire clair, surtout quand le facteur de cohésion du groupe est aussi dérisoire que le principe du végétarisme » (ibid.). Pour les besoins de sa cause, Mühsam surestime ici le poids du végétarisme à Monte Verità, mais il n’était pas le seul à y être hostile au sein de la colonie. D’autres anciens de Schwabing — milieu où certains n’étaient guère portés sur l’ascèse et l’auto-restriction — n’appréciaient pas du tout cet aspect, puritain à leurs yeux. On raconte que Mühsam, excédé après quinze jours d’un régime à base de pommes, prunes et bananes, descendit au bourg le plus proche, entra dans une auberge et y commanda un steak et une bouteille de vin. Sa critique mérite en tout cas d’être citée : « Le végétarisme fut élevé au rang de norme idéale pour l’affranchissement de l’humanité ; quand les partisans de cette doctrine vraiment inconsistante comprirent le caractère irréalisable de leurs rêves sociaux, ils se replièrent sur une micro-solution fondée sur l’impossible fusion d’un principe éthique avec une entreprise capitaliste-spéculative. Comme toujours en pareils cas, ce fut l’éthique qui perdit la partie… » (ibid.). Mühsam retournera à Munich en 1909 pour y fonder le Gruppe Anarchist, puis animera de 1911 à 1914 la revue Kain, défendant une conception “révolutionnaire” de la bohème : « Délinquants, vagabonds, prostituées et artistes : telle est la bohème, qui nous montre la voie d’une nouvelle culture » (Linse, in Szeemann, 1978 : 34).
L’autre figure importante de la tendance anarchiste à Monte Verità fut le psychanalyste Otto Gross (1877-1920), partisan d’une révolution sexuelle radicale et dont le tempérament éruptif et tourmenté ainsi que les idées font penser à Wilhelm Reich. Né à Graz, il a pour père l’un des fondateurs de la criminologie, un homme dont les travaux sont mentionnés par Richard von Krafft-Ebing dans son célèbre ouvrage Psychopathia sexualis (1886). Selon Ernest Jones, Gross aurait rencontré Freud pour la première fois en 1904. C’est dans la revue de son père Hanns (1847-1915) qu’Otto publie ses premiers articles scientifiques. Mais si le père, grand défenseur de l’ordre établi, se passionne pour les signes secrets dont se servent les délinquants afin d’échapper aux autorités, le fils, lui, se fait de tous les “marginaux” la même conception que Mühsam. Très vite miné par l’abus de drogues (morphine, opium et cocaïne), Otto Gross entre au printemps 1908 au Burghölzli de Zurich pour une cure. Il y est soigné par Carl Gustav Jung, qui mène l’analyse à un train d’enfer. Mais Gross, admis le 11 mai, s’évade en escaladant le mur du parc le 17 juin. Jung diagnostique à son sujet un cas de dementia praecox. Dès lors, la vie de Gross « bascule définitivement du côté de la révolte et de la marginalité. “Dementia praecox” : Gross n’arrivera plus à se débarrasser de ce diagnostic et sera désormais considéré comme un malade, voire comme un fou menaçant l’ordre public » (Le Rider, 1990 : 157).
[Ci-contre : Otto Gross (bras croisés) et CG Jung (au centre), à Ascona, 1914. Ph. : August Sander. Autre figure anarchiste de Monte Verità, Otto Gross abandonna ses études scientifiques pour se consacrer au mouvement psychanalytique, dont il fut cependant vite évincé par Freud. Bien avant Marcuse et la deuxième génération de l’École de Francfort, Gross avait théorisé (et pratiqué) l’émancipation par la sexualité libre]
Gross publie en 1909 à Vienne un petit ouvrage intitulé Les infériorités psychopathologiques dans lequel il prend la défense des “dégénérés” contre les thèses de son père, qui, dans un article de 1905, avait proposé de les déporter aux colonies (ibid. : 159). Il s’installe ensuite à Berlin, en 1913, et publie en avril de cette année-là son manifeste Comment surmonter la crise culturelle. Il y prophétise que la révolution à venir sera la révolution du matriarcat. « Ce manifeste […] apparaît comme prémonitoire : il annonce le programme de la gauche freudienne dans les années 20 : chez Erich Fromm, Wilhelm Reich et Otto Fenichel, plus tard chez Herbert Marcuse » (ibid. : 162-163). Le conflit de Gross avec son père s’aggrave. Le 9 novembre 1913, Otto, qui défraie la chronique par sa vie privée déréglée et qui est repéré comme agitateur, est arrêté à Berlin à la demande de son père, conduit à la frontière autrichienne et interné à l’asile psychiatrique de Tulln (Hurwitz, in Szeemann, 1978 : 110). Toute une partie de l’avant-garde de l’époque se mobilise en sa faveur, dont Blaise Cendrars, qui le qualifie d’« éminent psychologue ». Peu avant, Gross était entré en contact avec Max Weber (1864-1920), qui séjournera à Monte Verità en 1913 et 1914, et son frère Alfred (1868-1958). L’œuvre et la personne de Gross, par ailleurs, marqueront durablement l’écrivain David Herbert Lawrence (1885-1930), passé par Monte Verità en 1913 (ibid. : 114). Néanmoins, une expertise déclare Gross fou et irresponsable, et conseille son placement sous tutelle. Le 9 janvier 1914, le tribunal de Graz confirme cet avis et désigne le père comme tuteur. Otto Gross est libéré après la mort de son père. Il meurt à Berlin-Pankow en 1920, sans être jamais revenu à Ascona.
Vers 1910, la colonie compte environ 200 résidents permanents. Mais son influence déborde très largement ce cercle restreint. Monte Verità est en fait le centre d’une série de réseaux existant à sa périphérie ; son importance tient autant aux personnalités intellectuelles et artistiques qui n’y viennent que pour un séjour plus ou moins bref, qu’aux pionniers eux-mêmes. On vient de parler de Gross, qui défendait l’idée d’un matriarcat primitif, que l’« ordre des mâles » aurait ensuite écrasé. Cette conception renvoie évidemment au principal ouvrage de Johann Jakob Bachofen (1815-1887). Or, négligé par beaucoup pendant 40 ans [2], Le droit maternel (1861) est justement redécouvert et commenté par un cénacle munichois, le Cercle des Cosmiques (die Kosmische Runde) d’Alfred Schuler, qui compte dans ses rangs l’un des auteurs préférés des Monte Veritaner, Ludwig Klages (1872-1956), que Gross avait d’ailleurs rencontré à Schwabing (Le Rider, 1990 : 169). S’y retrouvent aussi des disciples du poète Stefan George (né en 1868, mort en 1933, à Minusio, près de Locarno) et, plus épisodiquement, le poète lui-même et Rainer Maria Rilke. Les discussions tournent autour de l’anthropologie, de la mythologie, des cultures dites primitives, de la supériorité de l’instinct et de l’intuition sur la raison et la logique, de la primauté de l’être féminin et de la vie inconsciente. Klages est un représentant typique de l’irrationalisme germanique. Ses ouvrages sur le corps, le mouvement et le rythme — principe vital auquel il oppose la cadence, principe morbide de la civilisation industrielle — auront une grande influence sur les milieux de la danse moderne et de la gymnastique rythmique. Mais en France il est « surtout connu pour ses travaux de caractérologie et de graphologie » (de Benoist, in Mohler, 1993 : 779).
Digression : Ludwig Klages et le procès de “l’Esprit”
[Ci-contre : le Cercle des Cosmiques qui assura notamment la diffusion des idées de Bachofen sur le matriarcat primitifde. De g. à d., Karl Joseph Wolfskehl, Alfred Schuler, Ludwig Klages, Stefan George et Albert Verwey. Ludwig Klages fut une des références intellectuelles majeures de Monte Verità. Féru d’histoire, d’anthropologie et de psychologie, inventeur de la graphologie, Klages a dessiné une vaste typologie des formes structurelles du “moi”, marquée par l’opposition entre âme et esprit, vitalité et abstraction. Sa démarche n’était toutefois ni dualiste (à la mode cartésienne) ni progressiste (à la manière saint-simonienne ou comtienne), puisqu’il considérait que les individus, les peuples et les périodes historiques incarnent toujours un composé holiste de ces pôles d’expression irréductibles. Klages critiquait par ailleurs une civilisation industrielle dont les cadences mécaniques contrarient la fusion avec les rythmes cosmiques]
Parmi les très rares auteurs français qui se sont intéressés à l’œuvre philosophique de Ludwig Klages, penseur antichrétien, figure Gustave Thibon, dont le catholicisme traditionnel a toujours évité tout dolorisme et témoigne d’une véritable piété pour la terre et ses nourritures. Thibon fit la connaissance de Klages par le truchement de Jacques Maritain, qui avait rencontré le plus proche disciple du philosophe, le psychothérapeute Hanz Prinzhorn (1886-1933), lors d’un colloque international. L’essai de Thibon sur Klages, premier livre de l’auteur français, parut d’ailleurs dans une collection dirigée par Maritain et Charles Journet. Il est dédié à la mémoire de Prinzhorn, emporté par le typhus quelques mois après la prise du pouvoir par les nazis.
L’ouvrage est composé de trois grandes parties — « Caractérologie klagésienne et psychologie thomiste », « La métaphysique de Klages ou le procès de l’Esprit », « Hanz Prinzhorn et les applications pratiques de la caractérologie » —, suivies de trois appendices. Après avoir exposé la caractérologie de Klages, Thibon commente cet axiome du philosophe : « Le caractère appartient à l’essence du psychisme ». Pour Klages, le caractère « ne gît ni dans la couche des acquisitions intellectuelles et des décisions volontaires, ni dans celle des instincts, mais bien plutôt dans le rapport, particulier à chaque individu, qui lie, au-dessous de la zone consciente, la vitalité à l’esprit, et imprime aux facultés certaines directions qui les inclinent à agir et à pâtir suivant un mode déterminé » (Thibon, 1933 : 38-39). Klages insiste beaucoup « sur les modifications que peut subir le caractère individuel, soit du fait de l’évolution biologique, soit du fait de la volonté. Mais [pour lui] ce qui ne varie pas, c’est la capacité de variation que chacun de nous porte en soi » (ibid. : 39). Aux yeux de Thibon, l’« un des mérites les plus saillants de la caractérologie, c’est d’avoir étudié — et d’une façon souveraine — les infiltrations de l’activité volontaire et personnelle dans la zone de la vie sensitive », d’avoir compris que « les dispositions de la volonté affectent, jusque dans ses strates les plus obscures, notre psychisme inférieur » (ibid. : 67). Klages défend l’indétermination première de l’instinct chez l’homme : « Dans nos états passionnels les plus inhibiteurs de la volonté consciente — paraphrase Thibon —, l’instinct ne se manifeste jamais dans le costume d’Aphrodite émergeant de l’onde, mais traîne toujours les oripeaux plus ou moins actuels de quelque tendance volontaire. Pourquoi ? Parce que l’instinct n’existe pas en nous au même degré d’actualité et de perfection que chez l’animal, parce qu’il est comme la matière et l’instrument qu’informe et dirige la volonté » (ibid. : 68).
Thibon résume comme suit le cœur même de la pensée de Klages, l’opposition irréductible de l’Esprit, d’une part, de la vie et de l’âme, d’autre part : « … L’homme est un tout per accidens, un produit hybride, le point de rencontre de deux éléments radicalement antagonistes entre lesquels aucune similitude, même analogique, ne saurait être conçue : l’Esprit et la Vie. La vie est abandon, passivité, rythme cosmique où tous les êtres fusionnent et communient ; l’esprit, activité, extériorité et négation pures, intelligence qui glace et décompose, vouloir qui sépare et détruit » (ibid. : 63-64). L’Esprit est pour Klages une « faculté d’abstraction desséchante, monstrueuse, parasitaire », une volonté de puissance « vampire de la vie » (Barthelet, 1988 : 129-130). Dans une série d’entretiens avec Philippe Barthelet, Thibon est revenu, un demi-siècle plus tard, sur l’œuvre de Klages, elle aussi habitée par le souci du “désenchantement du monde” : « Klages voit une dégradation progressive du Wunder [merveille, émerveillement] au Werk — l’œuvre — d’abord, puis du Werk au Tat — l’action : Was nicht Wunder sein könnte, wird Werk ; was nicht Werk sein könnte, wird Tat (Ce qui n’a pas pu être miracle devient œuvre ; ce qui n’a pas pu être œuvre devient action). Échelle descendante des valeurs : au sommet, le contemplatif immergé dans la beauté originelle ; au-dessous l’artiste, dont l’effort créateur donne forme au visible d’après l’invisible entrevu ; au-dessous encore, au plus bas degré, “l’homme d’action” qui manœuvre des apparences sans transparence » (ibid. : 131).
Ce procès englobe le christianisme. Selon Thibon, « depuis Daumer […] et Nietzsche […], aucun penseur n’avait traité le christianisme avec une hostilité aussi passionnée. Les invectives de Klages s’élèvent souvent jusqu’au lyrisme. Le christianisme est l’arme la plus puissante et la plus empoisonnée de l’Esprit ; au cours de sa longue et terrifiante histoire, il a immolé au Moloch acosmique les plus saintes énergies de la vie : tous les maux dont l’humanité souffre depuis vingt siècles et dont elle va mourir bientôt sont son œuvre directe et spécifique. Haine de la vie, ressentiment de l’impuissance envieuse, sexualité “désanimée”, volonté de puissance dévorante et destructrice, tels sont les stigmates indélébiles du caractère paulinien, prototype du caractère chrétien » (Thibon, 1933 : 236-237). Cela n’interdit aucunement à Thibon d’admettre toute l’importance du philosophe allemand : « L’avenir reconnaîtra certainement que Klages, dans son monumental ouvrage L’Esprit comme adversaire de l’Âme, a donné à l’irrationalisme sa forme la plus achevée, la plus synthétique, la plus rationnelle en un mot » (ibid. : 9). À l’époque (l’avant-propos de l’ouvrage est daté de décembre 1932), Thibon voit en Klages « un observateur vraiment génial, le plus étonnant visionnaire des profondeurs concrètes de l’âme qui ait paru depuis Nietzsche » (ibid. : 17). Il confie encore à Philippe Barthelet que l’œuvre de Klages est pour lui remplie « d’innombrables aperçus prodigieux sur l’âme, les images originelles, le rêve, la psychologie profonde et les mobiles opposés aux instincts » (Barthelet, 1988 : 129-130).
Par comparaison avec les jugements de Thibon, il est intéressant de savoir que pour un autre “païen” comme Julius Evola, mais dont l’œuvre est orientée par le tropisme de la “virilité spirituelle”, la Lebensphilosophie de Klages se situe « dans la plus étroite relation de parenté et d’affinité avec les vues de penseurs typiquement juifs comme Bergson, Freud, Adler, Simmel, Scheler et ainsi de suite » (article de 1940, cité par Lami, 1999 : 113), le penseur allemand étant de toute façon un « dilettante » (article de 1941, in Evola, 1988 : 344), bien que ses œuvres complètes se présentent aujourd’hui « sous la forme de huit volumes épais comme des dictionnaires » (Mohler, 1993 : 676) !
Les principaux ouvrages de Klages sont : Problèmes de graphologie, 1910 ; Principes de la caractérologie, 1910 ; L’Homme et la Terre (Mensch und Erde, Diederichs, Jena, 1920 [recueil d’articles]) ; De l’Éros cosmogonique (Vom kosmogonischen Eros, Diederichs, Jena, 1921) ; Les acquisitions psychologiques de Nietzsche, 1926 ; L’Esprit comme adversaire de l’âme (Der Geist als Widersacher der Seele, Barth, Leipzig, 1929-32, 4 vol.).
En ce qui concerne l’attitude de Klages face au national-socialisme, Thibon rappelle ceci : « On l’avait nommé au début du nazisme professeur à l’université de Berlin. À son arrivée, les étudiants l’ont porté sur leurs mains depuis la gare jusqu’à l’université. […] Le très officiel Völkischer Beobachter [L’Observateur populaire] a titré sur « l’accueil du roi non couronné de l’Allemagne »… Klages a fait un semestre de cours à Berlin. Après quoi, ayant compris, il est rentré chez lui, en Suisse, à Kilchberg près de Zurich » (Barthelet, 1988 : 135). Propos que confirme Laure Guilbert (Guilbert, 2000 : 191, n. 9), en ajoutant que Klages désavoua en particulier les choix de son disciple Rudolf Bode (cf. infra).
Parmi les milieux liés à Monte Verità, il y a encore celui formé par les élèves du Suisse Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), compositeur et pédagogue, inventeur de la gymnastique rythmique, qu’il présente pour la première fois en 1906. Il s’agit d’une méthode d’éducation musicale, musculaire et respiratoire, dont l’objet est l’harmonisation des mouvements du corps. Jaques-Dalcroze fait une cure de trois mois à Monte Verità en 1909, mais n’y organise aucun spectacle. En 1911, il ouvre à Hellerau, dans le cadre de la cité-jardin, son Institut de formation rythmique, dont la façade est ornée du symbole chinois du yin-yang. C’est là que la jeune Mary Wigman (1886-1973) fait ses premières armes.
Au début du XXe siècle, le succès du naturisme ne se dément pas. C’est au contraire la grande époque de la FKK, la Freikörperkultur ou “culture des corps nus”, qui « recrute bon nombre de ses adhérents dans la mouvance völkisch » (Imhoff, in Dupeux-Fabréguet, 2000 : 227). Elle est alimentée notamment par la revue mensuelle Die Sonne (Le Soleil) et par une ligue qu’a fondée en 1908 Richard Ungewitter (1868-1958), « véritable champion du nudisme parmi les Völkischen » (Mohler, 1993 : 468). En 1906, celui-ci publie un ouvrage sur la nudité considérée des points de vue historique, hygiénique, moral et artistique, qui connaîtra un tirage compris entre 43.000 et 48.000 exemplaires (ibid.) ! Dans la même optique, Die Sonne soutient que la régénération de l’homme germanique passe par la culture physique, le nudisme et la phytothérapie. « Les penseurs et futurs animateurs de la Ligue de combat pour la culture allemande [3], Walther Darré, Hans F.K. Günther et Paul Schultze-Naumburg, y publient dès le milieu des années 1920 » (Guilbert, 2000 : 77, n. 10).
Eugen Diederichs et la deuxième période de Monte Verità (1910-1920)
[Ci-dessous : Franz Sorg, l’un des nombreux théoriciens du mouvement de la “Réforme de la vie”, dans les années 20]
Cette période est caractérisée par le renforcement des liens de Monte Verità avec le mouvement de jeunesse, par la naissance de la danse d’expression et par l’influence grandissante, dans le milieu asconien, et à sa périphérie d’un homme qui fait véritablement le lien entre les différents courants et sensibilités, l’éditeur Eugen Diederichs (1867-1930).
Le mouvement Wandervogel (Oiseau migrateur), qui va recruter surtout dans la classe moyenne des grandes villes, est lancé par des lycéens berlinois vers 1895. Un certain “spontanéisme” restera longtemps sa marque distinctive : pas de groupes vraiment structurés, mais plutôt des bandes qui se forment et se défont, pas ou peu de maîtres à penser ni d’idées très précises, mais d’abord le goût des longues excursions sans but préétabli (c’est le plaisir de la Wanderung, de “l’errance”), des chants à la lumière des feux de camp et à l’écart des adultes (Laqueur, 1962 ; accessoirement Cospito, 1984). Voir dans ce mouvement, comme certains, un “protofascisme” relève du raccourci approximatif ; dire que les Oiseaux migrateurs exaltaient « une Allemagne pétrifiée dans un Moyen Âge idéalisé » (Colomer, 1996) revient à prendre la partie pour le tout : ceci ne fut vrai que du courant lié aux corporations estudiantines conservatrices et pangermanistes, les Burschenschaften, où l’on pratiquait le duel au sabre pouvant aller jusqu’à la blessure effective [4].
C’est précisément pour réagir à leur influence et rendre au mouvement de jeunesse son autonomie primitive qu’est fondée le 10 octobre 1913 sur le mont Hohe Meissner, près de Kassel, la Freideutsche Jugend (Jeunesse libre-allemande). Un an plus tôt, Gusto Gräser a été invité à Leipzig par un groupe de Wandervögel et plusieurs de ses poèmes ont paru dans une revue du mouvement. Lors de la réunion refondatrice de 1913, Gräser prend la parole devant 3.000 jeunes ; c’est aussi le cas d’Alfred Weber. Pour sa part, Klages écrira pour l’ouvrage collectif commémorant la réunion, ouvrage qui sera édité par Diederichs, « l’un de ses plus brillants essais sur ce que nous appelons maintenant l’écologie » (Green, 1986 : 140-141). On ne saurait pour autant passer sous silence la présence, là encore, du courant völkisch. Green précise qu’à la réunion de 1913, « un groupe, appelé les Volkserzieher (Éducateurs du peuple), déclara que ses membres étaient religieux mais non chrétiens, car ils estimaient que c’était l’histoire de l’Allemagne qui était sainte, non celle des Juifs, que l’Allemagne, non la Palestine, était la Terre sainte, que la Wartburg était la sainte montagne, le Rhin la sainte rivière, et ainsi de suite. Leur symbole n’était pas la croix, mais le swastika » (ibid. : 141).
[Ci-contre : Rudolf von Laban et sa troupe à Ascona, 1914 © Kunsthaus Zürich, Nachlass Suzanne Perrottet, plaque photographique autochrome : Johann Adam Meisenbach]
Rudolf von Laban (1879-1958) arrive à Ascona en 1913, l’année même où Isadora Duncan (1878-1927) y fait un court séjour, et y ouvre son École pour l’art de vivre. Né à Pressburg (aujourd’hui Bratislava), il a eu l’occasion dans sa jeunesse, son père ayant été nommé en fin de carrière gouverneur militaire de Bosnie-Herzégovine, de s’intéresser de près aux musiques et danses traditionnelles des Balkans, surtout à celles de la Bosnie musulmane. Laban se passionne également, assez tôt, pour l’occultisme. Plus encore qu’un danseur, il est avant tout un chorégraphe et un théoricien du mouvement. Chez lui comme chez d’autres artistes marqués par l’expressionnisme, l’union de l’art et de la vie prend des accents religieux. Il affirme par ex. : « La cathédrale de l’avenir est un temple mouvant construit par des danses qui sont des prières » (cité par Guilbert, 2000 : 35). À Monte Verità, où il est très vite rejoint par Mary Wigman (née Wiegmann, elle “anglicisera” son nom en 1919) et d’autres danseuses, il invente la kinésphère, volume à vingt faces et douze directions, « lieu d’exploration de l’espace de danse » où « le “balancement’’ ou “oscillation” (Schwung) traduit en particulier l’idée de polarité organique définie par Ludwig Klages » (Guilbert, 2000 : 33, 34). Plus tard, Laban inventera aussi un système de notation du mouvement, toujours en vigueur et connu sous le nom de labnotation. Désireux de rompre avec le ballet académique, qu’ils jugent figé et sans avenir, Laban et Wigman ont recours à la chute, à la cassure, au tourbillon, à la densité hiératique des gestes. Wigman se présente notamment comme une danseuse expressionniste et “primitiviste”. S’inspirant de cultures non européennes ou prétendant renouer avec une Grèce dionysiaque, elle s’appuie sur le principe de la transe et danse parfois les yeux fermés, avec une respiration haletante, des rejets du buste et de la tête en arrière, des torsions, des martèlements des pieds sur le sol (ibid. : 36). Formée à la méthode dalcrozienne, elle s’en émancipe en affirmant les droits de l’improvisation contre la métrique musicale et toute détermination extérieure au mouvement.
Ici encore, “l’expérience de la communauté” se révèle essentielle, tant en ce qui concerne la vie quotidienne (les danseurs et danseuses sont réunis en un même lieu) que la pratique artistique (premiers “chœurs en mouvement”, danses de groupe et en plein air). Cela participe de la spécificité de l’expérience asconienne : « À l’inverse de l’individu libertaire du dadaïsme, celui de la danse moderne ne se conçoit pas sans son pendant, l’appartenance à une communauté spirituelle. Ce besoin de filiation explique le choix de lieux de vie communautaires et l’importance donnée à des pratiques chorégraphiques collectives » (ibid. : 75-76). Le caractère de laboratoire que revêtit l’utopie asconienne pour la naissance de la danse d’expression est bien mis en relief par Laure Guilbert, qui explique également pourquoi ses deux grandes figures, Laban et Wigman, ne vécurent pas plus tard comme un drame le passage de la République de Weimar au IIIe Reich : « Les premiers “danseurs d’expression” réalisèrent là un immense travail d’archéologie du sensible, délivrant le “corps” de ses anciennes rigidités éducatives et l’ouvrant à une perception cinétique et kinesthésique du monde. […] Leur engagement en faveur d’une culture du sensible libérée des limites imposées au corps par la pensée cartésienne, est l’une des raisons pour lesquelles les danseur crurent poursuivre leur rêve de plénitude sous le Troisième Reich. Car, en plaçant l’éducation corporelle parmi les priorités de leur politique et en se présentant en héritiers du vitalisme, les nazis leur offraient la légitimité philosophique dont ils avaient été privés dans la société weimarienne, encore trop dominée à leur goût par la culture livresque » (ibid. : 394).
On a aussi parlé plus haut de l’intérêt de Laban pour l’occultisme. On ignore quand il entra en contact avec l’occultiste autrichien Theodor Reuss (1855-1923), dirigeant de l’Ordo Templi Orientis (OTO). Toujours est-il que ce fut à Ascona que se tint, du 15 au 25 août 1917, un congrès international de l’OTO. Des poèmes du “mage” anglais Aleister Crowley (1875-1947), très violemment antichrétien, y furent lus le 22. Le soir du 18 et durant la nuit qui suivit, Laban présenta une grande chorégraphie en plein air, divisée en trois parties : « Coucher de soleil », « Les démons de la nuit » et « L’aube ». Sur l’itinéraire de Reuss et ses liens avec Monte Verità, Pasi écrit : « Il résida souvent en Angleterre, à Londres, s’y montrant actif dans des milieux socialistes, anarchistes et théosophistes. Il fit également partie de la Socialist League de Williain Morris et d’Eleanor Marx (fille de Karl), d’où il fut cependant exclu en 1896, car soupçonné de transmettre à la police allemande des informations sur les réfugiés politiques allemands en Angleterre. […] Dans les dernières années de sa vie, il fréquenta assidûment la […] colonie idéaliste de Monte Verità, […] où il établit le siège international de l’OTO jusqu’à sa mort » (Pasi, 1999, livre : 34, n. 58) [5].
Le moment est venu de nous pencher sur le cas de Diederichs, en qui l’on peut voir, sous certains aspects, le “mécène de Monte Verità”. Installé à Iéna, Diederichs va devenir au début du XXe siècle l’un des plus importants éditeurs allemands (Stark, 1981) et même, « pendant trente ans, […] l’éditeur de la Bildungsbürgertum » (Green, 1986 : 171-172). Ce grand bourgeois cultivé, curieux de tout au point que l’on peut parler d’éclectisme à son sujet, est un adversaire des Lumières et de l’individualisme libéral, mais assurément pas un simple réactionnaire. Il défend notamment l’idée d’une mission particulière impartie à la classe moyenne qui, au sein de chaque peuple, serait porteuse d’une responsabilité culturelle spécifique en raison d’une sensibilité plus vive aux mouvements profonds de l’histoire. Dès 1904, il crée le Cercle Sera, réunissant des jeunes gens pour des excursions et la célébration des solstices. En 1910, il fonde la revue jeune-conservatrice Die Tat (L’Action), dont l’évolution va courir parallèlement à son propre itinéraire : d’abord sous-titrée, dans une perspective spiritualiste, Weg zu freiem Menschentum (Chemins vers une humanité libre), elle aura plus tard comme sous-titre Unabhängige Monatsschrift für Politik und Kultur (Mensuel politique et culturel indépendant) (Mohler, 1993 : 369). Après avoir affiché des opinions antimilitaristes, Diederichs éditera en 1915-16 l’une des revues, Aufbruch (Rupture) de la tendance de gauche du mouvement de jeunesse ; de 1910 à 1920, il sera aussi l’éditeur de la revue Die freie Schulgemeinde (La Communauté scolaire libre), organe d’une ligue fondée par le pédagogue réformateur Gustav Wyneken (1875-1964), qui avait créé en 1906 une école expérimentale à Wickersdorf (ibid. : 376 et suiv.).
À propos de Diederichs, Laure Guilbert écrit : « Les orientations […] de sa maison d’édition sont caractéristiques du romantisme anticapitaliste. Les penseurs romantiques (Fichte, Herder, Hölderlin) et les philosophes vitalistes (Ludwig Klages) y tiennent une grande place, ainsi que les mouvements de réforme de la vie et du travail […] Un vaste domaine concerne la mystique (Maître Eckhart, saint François d’Assise, Martin Buber) et les “religions modernes” » (le bouddhisme, l’anthroposophie de Rudolf Steiner) [6]. Les courants de l’éducation corporelle occupent également une place de choix. Eugen Diederichs s’y intéresse depuis le début du siècle » (Guilbert, 2000 : 54). Diederichs publiera des textes de Jaques-Dalcroze, Laban et Wigman. Mais la culture allemande lui doit aussi la publication des premières traductions de Bergson, la série de l’orientaliste Richard Wilhelm sur les religions et les philosophies de la Chine, à partir de 1910, et une grande édition des Upanishads, à partir de 1912 (Green, 1986 : 219-220).
Dispersion et durcissement des fronts (1918-1933)
[Ci-contre : La Casa Selma construite en 1901, une Licht-Luft-Hütte (cabane bien éclairée et en plein air) à Monte Verità, 1903. Elle a été restaurée en 2014]
Selon Colomer (1996), la Grande Guerre aurait révélé les “ambiguïtés” de Monte Verità. Je préfère pour ma part parler de la mise au jour de ses contradictions, enfouies dans les origines mêmes du phénomène (cf. supra). Avec la “brutalisation” générale des rapports humains qu’elle a engendrée (Mosse, 1999), la guerre n’a pas aboli le temps des rêves et des projets utopiques. Mais elle a radicalisé et durci ceux-ci, comme on le voit immédiatement après 1918. Le niveau effarant de désarroi collectif sous la République de Weimar sera d’ailleurs très favorable à l’éclosion de nombreuses doctrines thaumaturgiques et de chefs charismatiques. Mais c’est l’atmosphère générale qui a changé : l’heure n’est plus à la cohabitation somme toute assez paisible, comme au sein de la bohème de Schwabing, de sensibilités et courants parfois très différents mais relevant tous de l’insurrection de la vie. Elle est désormais au choix d’un camp et à l’affrontement. L’époque des gens distingués et des pionniers excentriques s’efface avec l’entrée dans l’ère des masses. L’apparition, à l’est de l’Europe, de la grande lueur rouge d’Octobre y est aussi pour quelque chose. On ne peut pas comprendre correctement l’atmosphère de Weimar si l’on oublie deux facteurs essentiels : l’effroi que provoqua la révolution bolchevique de 1917 dans une grande partie de l’opinion publique allemande, de l’extrême droite aux sociaux-démocrates, et l’extraordinaire prestige dont jouissait le mouvement ouvrier allemand aux yeux des bolcheviks russes, convaincus que la révolution devait bientôt éclater et vaincre dans la patrie de Marx et d’Engels [7].
Monte Verità est en fait victime de sa richesse, de la variété peut-être trop grande de ses composantes. Depuis quand d’ailleurs de si fragiles et belles fêtes de la vie sont-elles destinées à durer ? Vingt ans, pour une expérience de ce type, c’est déjà beaucoup. Mais Monte Verità est aussi victime du manque d’engagement d’un certain nombre de ses membres : dans ce milieu d’artistes et d’intellectuels, beaucoup préfèrent passer l’essentiel de l’année à Munich et ne se rendre à Ascona que pour les “beaux jours”. Écouter une conférence dans un cadre idyllique, c’est évidemment moins pénible que retrousser ses manches et retourner la terre ! Parmi les colons, il en est peu qui ont la détermination inflexible d’un Gusto Gräser ; parmi les artistes, tous ne sont pas mobilisés par le “laboratoire” labanien.
La colonie est vendue en 1920. Oedenkoven et Ida Hofmann partent pour l’Espagne, puis pour le Brésil, où ils ouvriront un autre sanatorium. Mühsam, qui a fait reparaître dès 1918 sa revue Kain, participe activement, aux côtés de Landauer, à la brève phase libertaire de la République des Conseils à Munich, en avril 1919. Lorsque celle-ci est écrasée le mois suivant par les corps-francs, Landauer est exécuté. Arrêté, Mühsam est condamné à 15 ans de forteresse. Amnistié en 1925, il lance une nouvelle revue, Fanal. Malgré, ou peut-être à cause de la montée des périls, il refuse de quitter l’Allemagne. Arrêté après la prise du pouvoir par les nazis, il est envoyé au camp de concentration d’Orianenburg. Il y est assassiné le 10 juillet 1934, quelques jours après la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934), non sans avoir été torturé (Colomer, 1996).
Le 30 décembre 1918, Gräser écrit à Hesse pour l’inviter à le rejoindre à Munich, ce que l’écrivain ne fera pas. Le 1er avril 1919, Gräser y parle du « communisme du cœur », ce qui ne lui vaut que des quolibets. Ses idées vont cependant sortir d’un milieu confidentiel pour une brève période, et ce à travers le mouvement des colonies. Trois colonies végétariennes, comptant chacune une centaine de membres et fondées par des connaissances de Gräser (Green, 1986 : 70), sont alors actives dans la seule Souabe. Mais ce fut surtout dans le cadre de l’aventure “millénariste” de la Neue Schar (Nouvelle troupe) que, « pendant quelques mois, les idées de Gräser se propagèrent et furent accueillies avec enthousiasme » (ibid.). Composée de 25 personnes au départ, la “troupe” effectue une sorte de pèlerinage (en 1921) en Thuringe, de Kronach à Eisenach via Iéna et Weimar, sous la direction d’un proche disciple de Gräser, Friedrich Muck-Lamberly, dont le verbe enflamme toute la région. En 1920, il a publié un pamphlet contre les pasteurs, intitulé An die lebendigen Prediger (Aux ministres du culte vivants). Il y parle d’une vision de « la Mère vivant avec l’Enfant, de la Terre remplie des cieux » (ibid. : 150). Green écrit au sujet de ce prophète et de l’aventure de la Neue Schar : « Il prêchait devant de grandes assemblées de fidèles dans les temples protestants de ces villes. Ses images étaient partiellement chrétiennes, mais sa doctrine était asconienne : ayez foi en la vie, dans la nature, le peuple ; n’acceptez pas la corruption et la sophistication de la grande ville. Il parlait souvent de la Mère de Dieu » (ibid. : 153). Green précise encore : « Il y avait une tension ascétique dans le groupe ; ils mangeaient du pain sec et couchaient sur la dure. […] Il [Muck-Lamberty] annonçait la naissance d’un enfant, d’un Heiler-Heilenden, d’un “sauveur-guérisseur” » (ibid. : 154) et interprétait le culte marial dans le sens d’un culte rendu à la Grande Déesse de la vie (ibid. : 153). « Ainsi donc, Muck-Lamberty était moins antichrétien que Gräser. Mais il lui empruntait beaucoup d’idées et d’images » (ibid.).
Tandis que Muck-Lamberly évoque la venue d’un « temps de détresse » (Notzeit), les pèlerins, parmi lesquels on compte bientôt de nombreux enfants, dansent pieds nus sur les places au son de vieilles chansons germaniques. À la fin, ils sont accueillis par plusieurs milliers de personnes portant des banderoles et des drapeaux sur lesquels sont inscrites des citations de Gräser. Selon l’historien Walter Laqueur, « on n’avait rien vu de semblable en Allemagne depuis le temps des anabaptistes » (cité par Green, 1986 : 154). Sans attendre, Diederichs fait paraître une brochure sur la Neue Schar (Ritzhaupt, 1921), qui intéresse aussi une poétesse et romancière, völkisch mais « philosémite déclarée » (Mohler, 1993 : 462), Gertrud Prellwitz (1869-1942). Toujours en 1921, la Neue Schar se transforme en Junge Volksgemeinde (Jeune commune du peuple), au sein de laquelle Gräser vivra pour quelque temps. Un peu plus tard, le 10 août 1922, Hesse écrit à Romain Rolland depuis sa retraite tessinoise : « Là-bas, en Allemagne, l’état d’esprit a quelque chose d’anarchiste, mais aussi de religieusement fanatique. C’est un état d’esprit pareil à celui de fin du monde et d’attente de l’avènement d’un règne de mille ans » (Hesse-Rolland, 1972 : 85).
Gräser se retire du mouvement en 1926, mais participe encore à un « congrès des vagabonds » qui se tient à Stuttgart en 1929. Avant le changement de régime, il plonge dans une clandestinité dont on ne sait rien, réapparaissant à Berlin, où il s’installe sur une péniche en 1938. À la fin de la guerre, ce mélange de Diogène et de “clochard céleste” est de retour à Munich, souffrant de sévère malnutrition. Gräser y meurt en 1958, sans avoir rien changé ou presque à son mode de vie. Les quelques objets et livres qui étaient en sa possession sont recueillis à temps, avec piété, par Hermann Müller. Si Gräser était mort sous le nazisme, « il ne serait resté de lui que quelques anecdotes triviales et un nom dans une liste d’excentriques » (Green, 1986 : 76). Mais cet homme, bien qu’ayant « traversé le siècle comme un fantôme » (Colomer, 1996), n’en fut pas moins « l’incarnation d’Ascona », dont il aura « préservé le message […] pendant près de quarante ans après la fin même de la colonie » (Green, 1986 : 80, 82).
[Ci-contre : timbre allemand fêtant le centenaire de la naissance de Mary Wigman. Avec Laban, elle est une des figures fondatrices de la “danse d’expression” (Ausdruckstanz), dite aussi “danse moderne”, qui s'efforce d'exprimer « la vie vivante, le sentiment vital par lequel tout devient danse » selon les termes de Wigman]
Dans le cadre de cet article, je ne peux que survoler les itinéraires de Laban et Wigman après 1920. Ils ouvrent chacun une école durant la période de Weimar. Entre 1922 et 1924, Mary Wigman a une relation amoureuse avec le psychothérapeute Hanz Prinzhom (Guilbert, 2000 : 78, n. 28), ce disciple de Klages que nous avons déjà rencontré. La jeune Leni Riefensthal passe par l’école Wigman de Dresde, mais elle est déçue : « Elle trouve le style wigmanien trop abstrait. Sa carrière scénique est brève, car elle se blesse au genou en 1923 après avoir présenté une soixantaine de soirées de danse » (ibid. : 216, n. 4). Après le changement de régime, Laban et Wigman mettent sans états d’âme leur talent au service du national-socialisme, intégrant les structures officielles de la danse. Ils « considèrent leur art comme une finalité en soi » et « leur engagement politique est soumis à cet impératif artistique » (ibid. : 187-188). On ne saurait donc parler d’adhésion idéologique. Chez Laban, l’opportunisme est même évident : lorsque Goebbels, partisan d’un “dirigisme modéré” en matière culturelle et sensible au courant de “l’expressionnisme nordique”, lui refuse son soutien et que la “ligne Rosenberg”, hostile à toute avant-garde artistique, l’emporte, Laban quitte l’Allemagne (en novembre 1937), s’installe en Angleterre et définit pendant la guerre, en étudiant les rythmes de travail dans une usine d’armement de Manchester, « une méthode fondée sur l’économie d’effort, destinée à améliorer la productivité » (ibid. : 266, n. 37). Même Goebbels, d’ailleurs, comprit très bien que Laban ne relevait pas, contrairement à ce que prétend Alexandre Adler dans sa présentation du documentaire de Colomer, d’un “nazisme enthousiaste”. En effet, après avoir assisté à la répétition générale, le 20 juin 1936, du spectacle choral de Laban destiné aux Jeux olympiques, Vom Tauwind und der neuen Freude (Du vent de rosée et de la nouvelle joie), il le fait interdire et écrit le lendemain dans ses carnets : « Tout cela est trop intellectuel. Je n’aime pas ça. Porte nos vêtements, mais n’a rien à voir avec nous » (ibid. : cité p. 334). Le cas de Mary Wigman, qui se faisait de son art une très haute idée, quasi religieuse — à laquelle correspondait bien son physique de prêtresse, elle qui apparut souvent comme un « être possédé » (Green, 1986 : 191) — est assurément plus complexe. Il est certain que la chorégraphe fut à tout le moins attirée par plusieurs aspects des théories nazies sur “l’art total”. Je renvoie sur ce point au livre de Laure Guilbert.
Diederichs, enfin, évolue clairement après 1920 dans le sens d’un durcissement idéologique. En 1923, désormais totalement rallié aux milieux néoconservateurs, il édite un livre, Rhythmus und Korpererziehung (Rythme et éducation corporelle) de Rudolf Bode (1881-1970), disciple “hérétique” de Klages, inventeur de la gymnastique d’expression et futur national-socialiste convaincu. En 1927, Laban présente un grand spectacle choral pour le 60e anniversaire de l’éditeur, qui publie l’année suivante un livre du préhistorien Herman Wirth (1885-1981), Der Aufgang der Menschheit (L’aube de l’humanité). Né à Utrecht mais naturalisé allemand, Wirth est un auteur nettement völkisch, dont le sort, selon Mohler, « incarne parfaitement la place singulière des Volkischen sous le IIIe Reich : d’une part il vivait grâce à une mission de recherche de l’Ahnenerbe [l’institut culturel de la SS], d’autre part il lui était interdit de publier » (Mohler, 1993 : 444).
[Ci-contre : bain de soleil pour trois grâces face au lac Majeur, sur les Îles de Brissago, propriété du fantasque Max Emden, ca. 1930]
Le phénomène de Monte Verità a jusqu’à présent fait l’objet de deux interprétations. L’une, que l’on peut qualifier de progressiste au sens large et qui a été soutenue par des auteurs comme Frecot, Kneubühler, Colomer et Laure Guilbert, y voit l’expression d’un mouvement de fuite (Fluchtbewegung) typique de la classe moyenne allemande, dont le statut était remis en cause par la modernité industrielle. Incertaine et inquiète, cette classe, au lieu de s’allier à la classe ouvrière sur le front des luttes “réelles” pour faire éclore les ferments émancipateurs propres à la modernité, choisit la solution plus séduisante et surtout plus facile de “l’utopie régressive”, de la nostalgie d’un mythique âge d’or. Dans le cas qui nous occupe, les indéniables contenus novateurs, avant-gardistes même, de Monte Verità s’enlisent dans l’aliénation spiritualiste et la “négation de l’histoire”, avant qu’un prophète politique vienne tout récupérer et “rafler la mise” (Colomer).
L’utilité de cette interprétation est indéniable, ne serait-ce que parce qu’elle correspond étroitement à l’origine sociale de la plupart des Asconiens (classe moyenne, voire élite de l’époque dans certains cas). Mais on est tenté d’ajouter : trop étroitement. En effet, cette interprétation suppose une vision matérialiste du “réel” qui, précisément, n’était pas celle de la majorité des Asconiens, en particulier des plus artistes d’entre eux. En quoi les luttes de classe des deux premières décennies du siècle étaient-elles plus “réelles” aux yeux d’un Mary Wigman, par exemple, que son art ? Laure Guilbert rappelle elle-même fort bien que les danseurs ne sauraient avoir un rapport prosaïque au temps : « Les moments de leur existence n’entrent pas dans le calendrier linéaire d’une histoire événementielle. Ils se déroulent dans un présent permanent, car ils s’enracinent d’abord dans l’expérience du mouvement et dans la force de son vécu. Quelle que soit l’époque, chaque danseur explore, invente, reproduit ou redécouvre des “états de corps” qui le placent d’emblée dans une position de transcendance temporelle » (Guilbert, 2000 : 13). Le meilleur de Monte Verità, en d’autres termes, appartient à “l’éternel présent”.
En outre, cette première interprétation néglige par trop la complexité du phénomène, qui passionne et décourage à la fois le chercheur, et plus encore l’enchevêtrement des courants et des réseaux, à Ascona comme à la périphérie. C’est cette intrication qui fait obstacle à la tendance répandue consistant à distribuer bons et mauvais points après que l’histoire s’est durcie et que la fête, ou plutôt la tragédie, a pris fin. Parce qu’elle a tendance à juger l’avant (Monte Verità) en fonction de l’après (le IIIe Reich), selon un anachronisme courant, l’interprétation progressiste ne peut pas admettre que les avant-gardes n’étaient pas toutes prédestinés à pencher du bon coté, à gauche, du côté du “progrès”, comme suffisent à le démontrer les cas de l’expressionnisme — dont une partie se rallia temporairement au nazisme — et du futurisme, qui soutint très majoritairement le fascisme. Plus généralement encore, parce qu’elle tient toujours en bonne part le mot “révolution”, cette interprétation est dans l’impossibilité de rendre compte vraiment de tout phénomène présentant simultanément des aspects révolutionnaires et des aspects conservateurs ou réactionnaires. Pour dire les choses un peu autrement : il est évident que plusieurs aspects de Monte Verità, mais aussi certains aspect du national-socialisme (sa part “avant-gardiste” pour faire bref), tendent à la modernité finissante un miroir ou elle pourrait se reconnaître, mais où elle ne veut absolument pas se reconnaître.
[Ci-contre : Cascade près du vieux moulin, Monte Verità, 1904. À g., debout face à la cascade, le docteur Friedeberg qui fit venir en ce lieu nombre d'anarchistes comme Kropotkine. C'est lui qui invita Erich Mühsam (assis, à d.) à venir au sanatorium. Mühsam écrira peu après un court pamphlet sur la colonie « pensée sur des bases communistes » mais ne se distinguant que par cette étiquette des autres maisons de cure, entreprises capitalistes. Toutefois Ascona lui semble une espérience prometteuse, non tant pour jouer au “primitif” que pour des rêveries plus radicales où s'uniraient les fractions marginales. Son compte-rendu en 1930 sur le livre de R. Landmann traitant de l'aventure de la pension conclut en donnant raison à son ancien diagnostic. Nonobstant son anarchisme libertaire qui s'écarte de l'anarcho-syndicalisme, il est possible de reconnaître avec lui en Monte Verità une part d'utopie régressive refusant le principe de réalité et traduisant le mouvement de fuite (Fluchtbewegung) des classes moyennes allemandes devant le réel politique, économique et social]
L’autre interprétation, défendue par Green, me paraît tomber dans l’excès inverse, en “dés-historicisant” le phénomène au point d’y voir la naissance de la “contre-culture”. Pour rendre Monte Verità “acceptable”, ou bien par conviction profonde, Green le rapproche au terme de son livre, de façon peu convaincant, de Tolstoï et de Gandhi. Il affirme que Monte Verità, « c’étaient des spores jetées au vent, invisibles, innombrables, douées d’ubiquité », et qu’en conséquence l’esprit d’Ascona « peut très bien revenir n’importe où dans le monde et sous les formes apparemment les plus opposées » (Green, 1986 : 185). C’est à mon avis sous-estimer les racines proprement germaniques du phénomène et l’influence de sa composante völkisch (peut-être la plus durable, sinon la plus visible de prime abord), le pacifisme et “l’écologie profonde” avant la lettre étant alors nécessairement surestimés.
Peut-être faudrait-il plutôt s’interroger, à propos d’un phénomène qui met en scène, dans une large mesure, une variante des « gens de gauche de la droite » (die linke Leute von rechts) (Schüddekopf, 1960 ; Dupeux, 1979), sur « les aspects proprement révolutionnaires de la “conservation” — à savoir l’écologie et la paix au travers du lien entre critique de la culture et réforme de la vie » (Eichberg : 1997, 3) —, aspects qui pourraient justifier vraiment l’oxymore “révolutionnaire-conservateur”. En tout état de cause, le “romantisme anticapitaliste” dont Monte Verità a sans doute été l’illustration la plus frappante, est un patchwork, qu’il faut aborder comme tel.
► Philippe Baillet, Nouvelle École n°52, 2001. [version pdf]
(*) Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur Monte Verità pour laquelle j’ai obtenu, en juillet 1999, une bourse du Centre national du livre. Elle constitue en quelque sorte la “version longue” d’un premier article sur le sujet : « Monte Verità (1900-1920) ou la complexité du “romantisme anticapitaliste”. Une première approche historique et bio-bibliographique », in Politica Hermetica n°14, L’Âge d’Homme, 2000, pp. 199-218. Outre le CNL, je remercie Jean-François Mayer, Giovanni Monastra et Marco Pasi, qui m’ont fourni de précieuses indications bibliographiques ou m’ont aidé à me procurer certains ouvrages.
Notes :
1. Je renonce ici à traduire un terme dont le champ sémantique est très vaste et qui n’a aucun équivalent : approchant en français, toutes les traductions proposées (“national-racial”, “national-populaire”, “national-populiste”, “populiste-raciste”) étant insatisfaisantes. Il sera donc ici question de ce qui est völkisch et des Völkischen.
2. Mais non par Engels, qui reconnaît dans Les origines de la famille, de la propriété et de l’État (1884) tout ce qu’il doit à Bachofen, ni par le dirigeant social-démocrate August Bebel (1840-1913), qui avait publié en 1879 La femme et le socialisme, et qui prononça une conférence à Ascona en 1905.
3. Kampfbund für die deutsche Kultur : organisation fondée par Alfred Rosenberg en 1928 et destinée à renforcer les liens entre la NSDAP et la partie de la mouvance völkisch qui continuait à le considérer d’un bon œil. Change de nom en 1934 et devient la NS-Kulturgemeinschaft (Communauté culturelle nationale-socialiste).
4. Je me dois de corriger ici une erreur qui, en dépit d’une relecture attentive, s’est glissée p. 212 dans mon article paru dans Politica Hermetica, à cause d’une certaine homophonie entre Mensur et blessure. La Mensur ne désigne pas la blessure, mais l’espace du duel, en général la salle d’escrime, et par extension le duel lui-même.
5. Sur Reuss et l’OTO, l’étude d’un spécialiste comme Pasi est évidemment plus fiable que celle de Laure Guilbert qui classe le premier parmi les « théosophes » (p. 40) et qualifie le second, après en avoir écorché le nom, d’« organisation rosicrucienne » (p. 32). En fait, Reuss et l’OTO ne relèvent ni du théosophisme ni du rosicrucianisme, mais de la “franc-maçonnerie de marge”, plus précisément encore de la fraction de celle-ci spécialement intéressée par la magie sexuelle. Sur Reuss, on dispose d’une excellente biographie (Howe-Moller, 1986). On note d’ailleurs chez Laure Guilbert d’autres erreurs ou approximations de nature historique : ainsi quand elle évoque (pp. 368 et 387) le « réseau de la Chapelle rouge » en voulant parler du célèbre réseau de résistance antinazi dont le nom allemand (die rote Kapelle) est toujours traduit par “l’Orchestre rouge”.
6. C’est évidemment Laure Guilbert, et elle seule, qui qualifie le bouddhisme de « religion moderne », alors qu’il n’est ni une religion (du moins à ses débuts) ni moderne, puisqu’il a 2500 ans d’âge !
7. Sur les perceptions très différentes de la révolution russe en Allemagne et en France, et sur les causes de cette différence, cf. Furet, 1995 ; sur l’impact considérable de cette révolution en Allemagne, cf. notamment l’ouvrage controversé mais important de Nolte (Nolte, 2000).
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♦ BIBLIOGRAPHIE
(Pour les ouvrages français ou traduits en français, le lieu de parution n’a pas été indiqué lorsqu’il s’agit de Paris).
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- Sieferle, Rolf Peter : Fortschrittsfeinde ? Opposition gegen Technik und Industrie von der Romantik bis zur Gegenwart, C.H. Beck, München, 1984.
- Stark, Gary D., Entrepreneurs of ldeology : Neoconservative Publishers in Germany 1890-1933, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1981.
- Stem, Fritz : Politique et désespoir : Les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne d'avant Hitler, Armand Colin, 1990 (trad. de The Politics of Cultural Despair : A Study in the Rise of the German ldeology, University of California Press, Berkeley, 1961).
- Szeemann, Harald (éd.) : Monte Verità : Antropologia locale come contributo alla riscoperta di una topografia sacrale moderna, Electa, Milano, 1978 (éd. all. : Monte Verità : Berg der Wahrheit - Lokale Anthropologie als Beitrag zur Wiederentdeckung einer neuzeitlichen sakralen Topographie, Akademie der Künste/Electa, 1979).
- Szeemann, Harald : « Monte Verità : La montagna della verità », in : Monte Verita : Antropologia locale…, op. cit., pp. 5-8.
- Tabary, Serge : « De l'antijudaïsme religieux à l'antisémitisme politique », in : Revue d'Allemagne, vol. XXXII (2), avril-juin 2000, pp. 177-186 (cf. Dupeux-Fabréguet). [L'A. dénie toute pertinence à la distinction entre antijudaïsme et antisémitisme. Ces deux formes de judéophobie seraient de nature similaire, en l’occurrence religieuse, et le second terme, malgré ses prétentions, ne serait jamais parvenu à s'affranchir de ses origines : « L’antisémitisme (…) est une religion à part entière, à laquelle est assignée une mission d'ordre national et/ou racial, celle de recréer la communauté dans une période de crise, réelle ou supposée. Aussi, loin d'opérer une rupture avec la religion, tend-il à se substituer à celle-ci et à l’investir d'une mission politique. Il devient alors une véritable religion politique »]
- Tabary, Serge : Theodor Fritsch, 1852-1933 : Le “Vieux-Maître” de l'antisémitisme allemand et la diffusion de l'idée “volkisch”, thèse de doctorat, Univ. de Strasbourg III, 1998. [Voir, sous le même titre, le texte de de présentation de sa thèse par S. Tabary, Revue d’Allemagne n°1/1998, pp. 89-100]
- Thibon, Gustave : La science du caractère : L'œuvre de Ludwig Klages, Desclée de Brouwer, 1933.
- Webb, James : The Flight from Reason, Macdonald, London, 1971.
- Webb, Jrunes : The Occult Establishment, Open Court Publ., La Salle, 1976.
- Yates, Frances : Giordano Bruno et la tradition hermétique, Dervy, 1988 (trad. de Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Routledge, London, 1964).
♦ FILMOGRAPHIE- Monte Verità : L'utopie d'un Nouvel Âge, documentaire écrit et réalisé par Henri Colomer, 1996 [résumé] [extrait]
- Les racines mythologiques du nazisme, documentaire écrit et réalisé par Rüdiger Sünner, 1997.
♦ Aller plus loin :◘ Articles
- « Tout nu, tout bronzé » (N. B., 2014)
- « Magique montagne » (D. Péron, 2005)
- « Les végétaliens de Monte Verità » (M. Jolicœur, 2008)
- « Éros messager des sens » (O. Sirost, in : Communications n°86, 2010)
- « Les naturistes » (Dr Pamplemousse, in : Revue Mondaine n°294, 1908)
- « Des communautés alternatives centenaires : Sol Veritas Lux » (Rébellion n°42, 2010)
- « Mystique, avant-garde et marginalité dans le sillage du Monte Verità » (W. Wackernagel, 2005)
- « Summer camp : Monte Verità, la célébration des corps d'une communauté pré-hippie » (C. Moulène, 2012)
- « L’esprit d’Ascona, précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste » (PG, in : Écologie & politique n°27, 2003)
- « À la recherche du “travail joyeux” : La théorie de Karl Bücher et son influence sur le mouvement du rythme » (O. Hanse, in : Le Texte et l’idée n°24, 2010)
- « Utopies rythmiques au début du XXe siècle allemand : le rythme comme ciment social et comme remède au morcellement des sciences » (O. Hanse, Rhuthmos, 2013)
- « Tolstoyans on a mountain : From new practices of asceticism to the deconstruction of the myths of Monte Verità » (YB. Kuiper, in : Journal of Religion in Europe n°4, Vol. 6, 2013)
- « Monte Verità : une utopie “réalisée” entre Konservative Revolution, Freikörperkulter, Lebensreform, occultisme et anarchie » (Y. Hivert-Messeca, 2014)
- « Avec les “hippies” de Monte Verità » (L'Alpe n°66, 2014)
- « Soleil, Sud, Simplicité : Le Tessin et les “marginaux” », A. Schwab, in : Villégiatures à l’allemande : Les origines germaniques du tourisme vert, 1850-1950, (dir.) M. Cluet, PUR, 2009. Lire avant-propos. Résumé : Les pays germaniques ont vu se développer dès les années 1840 des “stations climatiques de villégiature”. Le terme allemand pour ces villégiatures est Sommerfrische — qu’on pourrait rendre par “fraîcheur en été”. Elle va incorporer, à partir des années 1890, des programmes de santé ou “naturistes”, annonçant le “tourisme vert” d’aujourd’hui. Cet ouvrage analyse les aspects sociaux de la Sommerfrische et le potentiel littéraire du phénomène.
- « Hermann Hesse – Monte Verità : Wahrheitssuche abseits des Mainstreams zu Beginn des 20. Jahrhunderts » (M. Radermacher, in : Zeitschrift für junge Religionswissenschaft, vol. VI, 2011)
◘ Revues
- Du n°844 : Monte Verità, Utopien und Dämonen (mars 2014)
- Initiales n°4 (ENSBA de Lyon, Presses du Réel, 2014) [recension] — Résumé : Le quatrième numéro de la revue d'art et de recherche “rétro-prospective” s'intéresse à l'utopie “réalisée” de Monte Verità, première colonie artistique d'Europe et communauté “contre-culturelle” avant la lettre composée d'artistes, de mystiques et d’anarchistes qui attira Mikhaïl Bakounine, DH Lawrence, les Dadaïstes, Hermann Hesse, James Joyce, Isadora Duncan, Suzanne Perrottet, Paul Klee, Gerhart Hauptmann, Max Weber, Ernst Bloch, etc.
◘ Études
- Monte Verità, Sanatorium der Sehnsucht, A. Schwab, Orell Fuessli Verlag, 2003
- « Kulminationsort Monte Verità », Thomas Tripold, in : Die Kontinuität romantischer Ideen : Zu den Überzeugungen gegenkultureller Bewegungen – Eine Ideengeschichte, transcript, 2012
- Monte Verità : Ascona et le génie du lieu, Kaj Noschis, PPUR, 2011 [présentation] [émission RTS] [recension]
◘ Documentaire
- Monte Verità : Der Traum vom alternativen Leben (par Carl Javér, 2014) [version anglaise] [vf : Monte Verità, Le rêve d'une autre vie]
◘ Littérature
- Ascona et autres textes, Erich Müsham, La Digitale, 2002 [présentation] [trad. italienne, 2013] — Résumé : Au bord du lac Majeur, dans le Tessin suisse, à Ascona, un lieu : Monte Verità. Y vivaient des personnes aisées et anticonformistes du début du siècle dernier. En fait, Monte Verità était devenu un sanatorium d’un type nouveau. Une idée planait au-dessus d’Ascona, l’anarchisme communautaire. Bakounine, malade, avait quitté Locarno pour Lugano, avant de mourir à Berne, le 3 juillet 1876, chez son ami et docteur Adolphe Vogt. James Guillaume de la fédération jurassienne avait balisé dans Idées le communisme anti-autoritaire. Dans les années 1904-1905, Monte Verità voit arriver Raphael Friedeberg, puis d’autres anarchistes comme Fritz Brupbacher, Gustav Landauer, Max Nettlau, Erich Mühsam évidemment, le psychanaliste Otto Gross et bien d’autres… Erich Mühsam projetait d’établir à Monte Verità un lieu où pourraient se réfugier les proscrits et les révolutionnaires fuyant la répression… La guerre de 194-1918, la révolution en Allemagne en 1919, la prison, la montée du nazisme, sa mort en 1934 laissèrent ce projet inachevé. Les traductrices Elke Albrecht et Suzanne Faisan ont ajouté d’autres textes et comme le souligne dans sa présentation Roland Lewin, nous font découvrir les multiples talents d’Erich Mühsam, poète, journaliste et écrivain anarchiste.
- Signalons la nouvelle non traduite Monte Verità, par la romancière britannique Daphné du Mourier, plus connue par les adaptations cinématographiques assez libres de Hitchcock (La Taverne de la Jamaïque, Rebecca, Les Oiseaux), si on excepte Rebecca qui restitue l'atmosphère gothique du roman éponyme (retraduit in extenso par A. Neuhoff chez Albin Michel en 2015, éditeur qui publie aussi en même temps la biographie par Tatiana de Rosnay, Manderley for ever ; cf. recension). En voici quelques citations.
***Troupe de danseurs de Rudolf Laban à Monte Verità, plaque photographique autochrome de Johann Adam Meisenbach, 1914. De d. à g. : Betty Baaron Samoa, Totimo, Isabelle Adderley, Rudolf Laban, Maja Lederer, Suzy Perrottet, Katja Wulff
Mary Wigman dansant sur les bords du lac Majeur, photographie issue du livre Mary Wigman par Rudolf von Delius, (Carl Reissner, Dresden, 1925). Pionnière de la danse expressionniste, animée par le désir d’exprimer une subjectivité marquée par la notion d’extase, qu’elle soit liée à l’érotisme ou, dans une tonalité plus mystique, à un retour au primitif, à la nature et à la fusion avec le cosmos. La recherche de l’état de joie ou d’extase marque les arts et la danse dès les années 1905-1910. Il s’agit pour les danseurs de l’expressionnisme allemand, tels que Rudolf Laban ou Wigman, comme l’écrit le premier critique américain de la danse moderne John Martin, d’« exprimer l’intangible » par « le moyen irrationnel du mouvement corporel ». Ce désir d’extase associé aux images de légèreté, d’envol et de rire renvoie aux facultés de Dionysos, tel que décrit par Nietzsche dans son rapport à la danse : « Par le chant et la danse, l’homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s’envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensorcellement. […] il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu’il a vu dans ses rêves marcher les dieux ». À la même période, une autre tendance se développe, animée par une recherche d’eurythmie, cette harmonie de l’esprit et du corps, liée à une volonté d’améliorer la santé et l’éducation. Ces nouvelles manières de penser la corporéité traduisent au sein de la modernité l'invention de nouvelles subjectivités. Les corps modernes se dénudent, se mettent à danser librement, sont sculptés par la gymnastique. Cette révolution anthropologique s’accompagne de nombreuses innovations dans les champs de la vie quotidienne, de la psychologie, de la médecine et des arts. Qu’il s’agisse des mouvements qui ambitionnent de réformer les modes de vie en Allemagne, du naturisme prôné par Heinrich Pudor (Nacktkultur, 1906) ou de la Freikörperkultur, le corps se trouve dévoilé, mis à nu. Cette “culture du nu” a été portée au début du XXe siècle par le mouvement de jeunesse Jugendbewegung, par le mouvement des Wandervögel (oiseaux migrateurs), par la Loheland-Gymnastik, par la gymnastique de Bess Mensendieck, ainsi que par la revue Kraft und Schönheit de Karl Mann. Dans le même temps, la psychanalyse instaure de nouveaux rapports entre le corps et l’esprit, à travers la pensée de Sigmund Freud, de Hans Prinzhorn, de Ludwig Binswanger ou de Paul Schilder, sans compter l’invention de la caractérologie par Ludwig Klages (source légende)
pièces-jointes :
Monte Verità, Une vie d’amour et d’eau fraîche
[Ci-contre : Le peintre Gusto Gräser avec son premier enfant, sa fille Trudel, à Dresde, 1911]
Fondé par de jeunes idéalistes en quête de pureté, la communauté de Monte Verità, en Italie, va attirer nombre d'artistes aspirant à la liberté.
***
En 1889, de jeunes idéalistes venus du nord viennent s'installer sur la colline de Monescia, au-dessus du village de pêcheurs d’Ascona, en Italie. Vêtus de tuniques blanches et de sandales, ils sont à la recherche de la pureté des origines. Il y a là le Belge Henri Oedenkoven et un groupe d'Allemands, deux frères Karl et Gustav (dit Gusto) Gräser, deux sœurs, Ida et Jenny Hofmann, ainsi que Lotte Hattemer. Au programme, vie au grand air, végétarisme et amour libre. Le lieu est rebaptisé Monte Verità, « la colline de la vérité ».
Nu dans un trou
Très vite, le groupe explose et deux modes de vie s'affrontent : celui, capitaliste, d'Henri Oedenkoven, qui transforme ses cabanes en lieu de cure végétarien, et celui de la pauvreté revendiquée. Karl Gräser, Jenny Hofmann et leurs enfants s'installent ainsi dans une maison de bois sans eau et électricité tandis que le beau-frère Gusto Gräser vit quasiment nu dans un trou. L'ermite lance à Ascona la mode des danses extatiques, que l'on pratique dénudé à plusieurs au clair de lune.
Très vite, Monte Verità s'impose comme un lieu différent, qui attire des anarchistes, des socialistes, des théosophes en mal de spiritualités orientales et des artistes d'avant-garde. Otto Gross (1877-1920), ancien disciple de Freud, cherchera à y appliquer ses principes en matière de liberté sexuelle ; l'écrivain Hermann Hesse (1877-1962), que fascine l'ascétisme sensuel de Gusto Gräser, y fera plusieurs séjours, notamment en 1907 et 1917. En 1913, le chorégraphe Rudolf Laban (1879-1958) et la danseuse Mary Wigman (1886-1973) y fondent une école de danse qui va bientôt devenir célèbre. Ils veulent développer un art où le geste n'est que l'expression de l’intériorité du danseur, de son inconscient, des tensions qui l'anime, posant ainsi les bases de la danse moderne. Après la Première Guerre mondiale, la propriété est vendue pour y construire un hôtel de luxe. Exit l’austérité du passé. L'esprit du lieu a déménagé.
► Catherine Golliau, Le Point – Références n°59 (Éloge de la vie simple), 2015. [commander numéro]
Une colline dominant Ascona et le lac Majeur est devenue dès 1900 un haut lieu de la liberté de pensée et de vie. À Monte Verità le jaillissement des esprits fut proprement stupéfiant à un moment où en Europe les interrogations sur un mode de vie alternatif et les condamnations de la société industrielle se faisaient pressantes : recherches croisées et innovations dans tous les arts, ardeur réformatrice jusqu'à la libération des corps et du sexe, ascétisme végétarien, valeurs opposées à la morale bourgeoise dans une succession de groupes et de courants d'idées, chorégraphes d'avant-garde, révolutionnaires russes, Allemands en nombre comme dans une banlieue de Munich, vagabonds-prophètes inspirant Hermann Hesse, chercheurs de grand renom réunis autour de Carl Gustav Jung, historiens des religions tel Mircea Eliade ou inspirateurs futurs du New Age rapprochant l'Orient et l'Occident.
◘ Sur me documentaire de Colomer
[Ci-contre : affiche par Paul Brühwiler pour l’exposition en 1978 au Kunsthaus de Zurich, organisée par Harald Szeemann dont le considérable travail documentaire a servi de matière au documentaire de Colomer. Néanmoins leurs mise en perspective diffèrent. Le premier insiste sur la profusion de l'élan créateur animant ce lieu, montrant son caractère utopique, tandis que le second considère que la composante völkisch préfigure l’idéologie nazie, ce qui est réducteur historiquement et n'est pas sans rappeler la chasse aux culpabilités des années 50 et 60. Les archives Szeeman ont été vendues en 2011 au Getty Research Institute de Los Angeles]
♦ Recension : La Montagne de la Vérité (production : AMIP, La Sept/Arte, Pathé Télévision, iggô. Distribution : AMIP. Vidéo, noir et blanc et couleur, 52 min).
À la fin du siècle dernier, naît en Allemagne un mouvement tourné vers le passé, vers la pureté des origines, un idéal de liberté et de beauté : le Mouvement de Réforme de la Vie. Il invite ses adeptes à fuir la ville, ses conflits, ses plaisirs factices. Artistes libertaires, colonies végétariennes, de nombreuses sectes naissent alors. Le film recherche les racines de ce mouvement dans l'histoire allemande et analyse son implantation en 1900 sur une “colline inspirée” : le Monte Verità, sur les bords du Lac Majeur, au dessus d'Ascona. Fondé par Henri Oedenkoven, fils d'un grand industriel d'Anvers et Ida Hofmann, musicienne du Montenegro, ainsi que par Gusto Gräser, le « prophète aux pieds nus » décrit par Hermann Hesse, et quatre autres pionniers, Monte Verità devient un lieu de refuge pour de nombreux rebelles de la politique et des arts : des écrivains et des poètes, comme Hermann Hesse et Erich Müsham, des danseurs, comme Isadora Duncan, Mary Wigman, Rudolf von Laban, le psychanalyste Otto Gross… Le réalisateur décrit les sectes et les mouvements qui gravitent autour de ce noyau, avec toutes leurs ambiguïtés. Celui notamment des “oiseaux migrateurs”, auquel Gusto Gräser a été lié, a rendu familiers et présentables des idées et des modèles de comportements que l'on retrouvera dans l'idéologie nazie : un passé idéalisé, les valeurs du sol et de l'enracinement, l'attachement organique du groupe à son chef, l'antisémitisme et le racisme. Les différents prophètes seront remplacés par « un autre prophète itinérant, végétarien, admirateur de Wagner, qui a élaboré sa propre vision des cortèges de jeunes en marche vers une ère nouvelle ». « Monte Verità apparaît comme un laboratoire qui permet de comprendre comment les tendances les plus régressives peuvent se nicher dans le projet d'un retour au paradis des origines, un laboratoire qui peut être remonté à tout moment ». En conclusion, le réalisateur évoque le mouvement New Age, né à la fin du XXe siècle. Le film est construit avec des photos et des films d'archives, notamment d'étonnants films de danse, sur lesquels une musique originale a été créée, qui souligne l’ambiguïté et le malaise qui naît de ces images. Il est nourri d'un grand nombre de lectures et d'analyses, ce qui lui donne une richesse et une profondeur rares. Les ambiguïtés des mouvements d'idées et la complexité des destins individuels réunis autour de Monte Verità sont remarquablement exposés dans ce film.
► Catherine Blangonnet, Images documentaires n°28, 1997.
♦ Recension : La Montagne de la Vérité de Henri Colomer Diffusion sur Arte, le 10 décembre 1997, 20 h 45, dans « Les Mercredis de l'Histoire ».
Images d'une modernité dévastée, fragments d'une société industrielle en décomposition, dans laquelle les hommes ne semblent plus tout à fait vivants. Sous des piliers d'un béton décati, un homme au sommeil agité s'est fait un refuge de carton. À son chevet public, deux gobelets en plastique signent notre contemporanéité. Des ombres se réchauffent devant un brasero qui enchaîne avec le brasier d'une voiture incendiée. Le feu a maintenant envahi la ville. Un jeune homme lance un pavé avant de fuir devant la charge d'une compagnie de CRS, matraque levée. La révolte a gagné la banlieue. Un immeuble bombardé s'effondre. Banc-titre d'une gravure : cent ans auparavant, le peuple en colère renversait déjà les carrioles.
L'image, en noir et blanc, travaillée comme un lavis, est intemporelle ; la musique, résolument contemporaine. Dépouillée et anxiogène, ses résonances ont quelque chose d'organique et de solitaire. L'ensemble offre la représentation d'une apocalypse. « Les fins de siècle invitent aux bilans et aux prophéties », dit Henri Colomer. Avec cette introduction, l'auteur nous fait ressentir l'invitation, consciente ou inconsciente (ou les deux à la fois), qui nous est faite, dans ces moments symboliques autant que réels, de percevoir et d'analyser le présent et ses symptômes menaçants comme le déclin de la civilisation, sa dégénérescence. Avec La Montagne de la Vérité, l'auteur analyse l'inquiétude et la révolte qu'ils suscitent, le changement profond qu'ils appellent pour mieux domestiquer l'avenir. L'étude d'un mouvement utopiste essentiellement allemand, le Mouvement pour la Réforme de la Vie, né à la charnière de notre siècle, peut continuer, à cet égard, de nous éclairer sur nos attitudes et nos espérances à l'aube du XXIe siècle siècle.
Quelques hommes et femmes d'avant-garde s'installent, au début du siècle, sur une petite colline de la Suisse italienne, à Ascona, pour fonder une colonie-laboratoire où l'on peut fuir la ville et sa pollution, offrir son corps nu au soleil, manger végétarien et danser en harmonie avec l'univers. Monte Verità devient très vite un haut lieu alternatif, où se retrouvent les plus grands noms de l'intelligentsia de l'époque, attirés par sa promesse de bonheur et de liberté. Henri Colomer a trouvé de remarquables images d'archives, jusqu'ici inconnues, pour soutenir la profondeur de son analyse. Quand le commentaire décrit le mouvement des idées, le déploiement du mythe du retour à la pureté des origines et le repli sur soi en marge de l'Histoire, les images d'archives, elles, donnent à voir la gestuelle qui les accompagne, le mouvement des corps de cette nouvelle liturgie laïque. En cinéaste, il restitue par le montage l'ambiguïté de ce mouvement et de sa récupération, quelques années plus tard, par le nazisme. Le mouvement se fait de plus en plus ample, les adeptes de plus en plus nombreux. Quelques pionniers figurent dans des tableaux vivants inspirés de l'Antiquité, leurs corps dénudés dansent en harmonie avec la nature. Le culte du corps se répand, les corps se fondent dans une humanité unanime, éprise de sa beauté et de sa force. C'est ici le geste qui alimente le mythe du paradis retrouvé au travers de la pureté. Et de la pureté à la purification, il n'y a qu'un pas…
Les fins de siècle ont toujours favorisé l'apparition de prophètes, et nombreux sont ceux qui passèrent à Monte Verità. Henri Colomer a choisi quatre de ces chefs charismatiques, aux destins divergents et emblématiques, dont la pensée trouve aujourd'hui encore de nombreux héritiers. Otto Gross, psychanalyste, se démarquera de la pensée freudienne en considérant que la question de la sexualité pose problème pour des raisons d'ordre social. Pour lui, le monde des mâles a ravi le pouvoir à l'ordre matriarcal primitif, engendrant violence et frustration. Rudolf von Laban, chorégraphe, composera un ballet reprenant le mythe de Gross. Laban œuvre pour une danse de masse dans laquelle la communauté tout entière pourrait communier et faire advenir un monde nouveau. Le poète Erich Müsham est anarchiste et juif. Pour lui, Monte Verità doit être un lieu d'expérimentation politique et un refuge pour les anarchistes. Gusto Gräser, enfin, inspira Hermann Hesse. Il incarne l'ascète qui vit la vie simple et pure dont l'écrivain a toujours rêvé. Gräser s'installe dans une grotte de Monte Verità avec sa compagne et leurs nombreux enfants, avant de parcourir l'Allemagne en « prophète aux pieds nus ». Ici encore, Henri Colomer va privilégier l'incarnation de ses personnages pour sonder le sens de leur engagement et leur résonance actuelle. Le refuge dans la drogue de Gross, les premiers rassemblements rituels hitlériens dirigés par Laban, et la presque nudité de Gräser, le « sannyasin occidental », s'opposent au corps de Müsham torturé par les nazis, soulignant ainsi la complexité de Monte Verità, aux membres écartelés entre le mythe et l'histoire, entre le repli et l'action. En cette fin de millénaire, La Montagne de la Vérité est un film nécessaire pour interroger notre avenir, nos espoirs et nos peurs. Fondamentalismes, purification ethnique, New-Age, seraient-ils les échos d'une pièce autrefois jouée ?
► Agnès Bert, Études n°12/1997.
À propos de “La Montagne de la vérité”
Note d’intention de Henry Colomer (automne 1995)
[Vue sur Caslano (face au lac de Lugano), aquarelle de Hermann Hesse, 1925]
Fuir : les grandes villes, la misère, la pollution. Tout reprendre à partir de zéro. Redéfinir les conditions du bonheur sur la terre. Pour accomplir ce programme, une poignée de colons s’installe au début du siècle sur une petite colline de la Suisse italienne. Anarchistes, nudistes, végétariens, ils sont l’avant-garde d’un réseau qui s’est développé en Allemagne sous le nom de Mouvement de Réforme de la Vie. En quelques années, Monte Verità devient un modèle de vie alternative, qui attire à lui les plus grands noms de l’intelligentsia européenne — peintres, hommes politiques, écrivains, danseurs, musiciens. À l’opposé d’une chronique anecdotique ou pittoresque, ce projet de film a pour ambition de capter, et de retransmettre, ce qui peut nous concerner, aujourd’hui encore, dans cette expérience singulière. Pour cela, quatre grandes figures ont été choisies dans la longue liste des visiteurs de Monte Verità :
- Gusto Gräser, inspirateur et modèle de tous les vagabonds inspirés de Herman Hesse.
- Otto Gross, psychanalyste, pionnier de la libération sexuelle.
- Rudolf von Laban, rénovateur de la danse moderne.
- Erich Mühsam, poète, anarchiste, en première ligne au moment de la révolution allemande de 1918.
Ils ont en commun d’avoir séjourné à Monte Verità en même temps que les fondateurs, et surtout, d’avoir assumé une dimension prophétique, qui me semble représentative de la colonie. Chacun a voulu ouvrir la « cage de fer » où il se sentait enfermé, et a prêché d’abord pour la liberté. Quelle liberté ? C’est toute la question. Après la Première Guerre mondiale, au moment où les routes des quatre nomades se séparent, chacun emporte avec lui un peu des espérances et des peurs qui ont donné naissance à Monte Verità. C’est en suivant, jusqu’à leur dénouement, les trajectoires de ces vies hors du commun, que le film dévoile toute l’ambiguïté du projet utopique qui les a réunis. Vêtu de peaux de bêtes, Gräser divague dans Munich bombardé. Clochard anonyme, Gross est mort en depuis longtemps à Berlin ; on l’a enterré par erreur dans le cimetière juif. Mühsam finit torturé par les nazis, au moment même où Laban prête allégeance à Goebbels, et devient ainsi le chef de la danse allemande. L’adoration du soleil et les danses au pied des montagnes sont loin : l’histoire a rattrapé ceux qui avaient cru pouvoir l’abolir.L’aventure de Monte Verità nous concerne au plus haut point : d’abord parce qu’elle révèle un tournant décisif de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. Les rêves et les cauchemars de ses visiteurs sont devenus les nôtres. Ensuite, et surtout, parce qu’un millénaire s’achève sur un horizon bouché, faisant resurgir les inévitables interrogations sur l’avenir, la décadence, le renouveau, qui ont été à l’origine de la création de Monte Verità, et qu’illustrent chaque jour de nombreux phénomènes de repli. Les mouvements messianiques et fondamentalistes prolifèrent, et dans le monde entier, des prophètes se lèvent, adeptes pacifiques du new age ou combattants de phalanges noires comme celles qui ont frappé à Kansas-City ou à Tokyo. Aux États-Unis, les fantasmes de pureté bio-écologique, manifestés par le dôme transparent de la colonie Biosphère 2, ne sont pas moins inquiétants que la prolifération des milices armées de freemen, revendiquant violemment l’abandon du lien social. Partout, des tendances régressives et utopiques-révolutionnaires se recoupent et parfois se recouvrent. À Monte Verità, on peut observer, comme en laboratoire, comment se trament et s’entrelacent les thèmes de la révolte et du retour aux sources. En ce sens, la petite colline du Tessin peut continuer à nous éclairer.
Histoire de la colonie
[Ci-contre : bains de soleil, Monte Verità, 1905]
Au début du siècle, les Villes Tentaculaires ont étendu autour d’elles leurs faubourgs de misère et de crasse. En quelques décennies, le capitalisme industriel a bouleversé le monde plus violemment que ne l’avaient fait des millénaires d’histoire. Partout en Europe, nombreux sont ceux qui anticipent sur le sanglant démenti que la guerre de 14-18 donnera aux valeurs de la civilisation. Une idée fait alors son chemin dans la classe moyenne : celle d’une perte des repères, d’une décadence, d’un déclin (Max Nordau, Dégénérescence, 1894). La colline inspirée doit son origine à ce profond malaise. Le fils d’un grand industriel d’Anvers, Henri Oedenkoven, et une musicienne du Montenegro, Ida Hofmann, se sont rencontrés autour d’une commune aversion pour l’égoïsme, la laideur, la médiocrité de la société qui les entoure. Malade, Henri se soigne par une cure végétarienne, à laquelle il convertit Ida. Ils trouvent chez Darwin la confirmation que l’homme est frugivore.
En 1900, dans un cercle d’anarchistes munichois, le couple et cinq de leurs amis forment le projet d’établir une colonie où ils pourraient mener une vie réformée, plus libre, plus naturelle, plus harmonieuse. Une colonie qu’ils iront forcément chercher vers le sud, « là où les citrons fleurissent ». Une randonnée dans le Tessin, au voisinage des lacs italiens, les convainc vite qu’ils n’ont pas besoin de prospecter plus avant. Bakounine, Alfredo Pioda, Frantz Hartmann les ont précédés dans les parages d’Ascona, et ont fait avant eux le rêve d’une commune libertaire ou théosophique. Avec l’argent d’Henri, les sept pionniers achètent quelques hectares de colline, défrichent, construisent des huttes, revêtent à l’occasion des toges et des sandales, mais la plupart du temps, se livrent dénudés aux caresses du soleil. Monte Verità est né.
Un conflit divise bientôt les colons, le vieux conflit de la Pratique et du Principe. Hostiles à toute forme de circulation d’argent, Gusto Gräser et les puristes s’opposent aux pragmatiques qui soutiennent le projet d’Henri : ouvrir un centre de cure qui permettrait de subvenir aux besoins de la communauté. Mais la colline est assez vaste pour que les factions divergentes puissent s’y étager. Le sanatorium est ouvert en 1902. Il reçoit ses premiers visiteurs, attirés par les prospectus édités par Henri, mais surtout, par la force suggestive d’un havre utopique où toutes les valeurs seraient remises en question : les habitudes alimentaires, l’aliénation du travail salarié, la domination des hommes sur les femmes. L’eau courante et l’électricité sont bientôt installées, les parois vitrées du restaurant permettent de prendre des bains de soleil en hiver, et les visiteurs affluent de plus en plus nombreux. Si les bourgeois émoustillés paient un droit d’entrée de deux francs pour déambuler dans la colonie et surprendre les végétariens dans leurs danses rituelles ou leurs bains de soleil, les hôtes résidents de la Colline de la Vérité sont d’une autre envergure.
Nomades de l’esprit
Ce sont des écrivains comme Hermann Hesse ou D.H. Lawrence, mais surtout des danseurs, qui vont faire de la colline un des principaux foyers d’éclosion de la danse contemporaine : Isadora Duncan, Mary Wigman, Suzanne Perrotet, Rudolf von Laban. Monte Verità est aussi un refuge pour des révoltés que l’on retrouvera en première ligne de la révolution allemande de 1918 : le psychanalyste Otto Gross, le poète Erich Mühsam, le leader anarchiste Friedeberg, toujours entre deux arrestations ou deux enquêtes de police. À Monte Verità, qui est devenu le « poste avancé de la Réforme Vitale des hommes du nord » (Harald Szeeman), les extrêmes se côtoient. Chacun est convaincu qu’un Nouvel Âge doit advenir, mais les moyens pour le préparer divergent.
Aux extrêmes
Isadora Duncan fait partie des Seelentanzers — les danseurs de l’âme — qui cherchent dans la Grèce antique le modèle d’une danse épurée. À l’inverse, pour le chorégraphe Laban, il s’agit d’aller puiser au fond de soi les pulsions les plus primitives, dont la manifestation exemplaire pourrait être La Danse de la Sorcière, solo extatique que sa disciple Wigman crée à Monte Verità.
Si Gross encourage l’expression orgiaque de la sexualité, les excursions vers les sommets éthérés de l’occultisme deviennent en même temps une des spécialités de la colonie. Theodor Reuss est le plus connu des mages qui s’y succèdent. Il réunit sur la colline le congrès mondial de la franc-maçonnerie irrégulière qu’il a créée : O.T.O., Ordo Templi Orientis. Pour la circonstance, Laban déploie ses danseurs dans une cérémonie nocturne à l’échelle du lac et des montagnes, qui se termine par Le Triomphe du Soleil.
Sous l’évocation de la déesse-mère
Laban est initié à la loge locale, Verita Mystica, et crée lui-même pour ses danseuses une loge des femmes, Libertas und Fraternitas. Monte Verità est en effet un des hauts-lieux du féminisme, marqué en particulier par les théories de Gross et les écrits polémiques d’Ida Hofmann. Les couples vivent sous le régime de l’union libre, mais l’écart est grand entre les prophéties et une réalité plus prosaïque, qui consiste souvent pour les hommes à abandonner des chapelets d’enfants à la garde de leurs compagnes délaissées (en attendant qu’un jour, une société réformée les prenne en charge depuis leur naissance).
Un rêve s’achève
Malgré sa notoriété, le sanatorium n’est pas rentable. Il doit affronter quelque temps la concurrence d’un chalet rival, l’Hôtel Sémiramis. Sa propriétaire recrute des danseuses nues qu’elle fait évoluer dans le bassin des nymphes, sous le nez des clients. Réfugié dans sa maison idéale, Casa Anatta, Henri multiplie les campagnes publicitaires et essaie à tour de rôle les compromis (le « vêtement réformé » n’est plus obligatoire, les repas ne sont plus strictement végétariens) et les tentatives de reprise en main (Arnold Ehret, « un artiste du jeûne », est censé attirer vers la colline sa propre clientèle). Ida réagit à ces difficultés par des textes où le naturisme prend l’allure d’une religion.
En 1920, Henri revend le sanatorium. Il va fonder une autre colonie au Brésil avec une nouvelle compagne, et Ida qui est du voyage. Des gérants éphémères se succèdent, puis la colonie connaît une deuxième fondation en 1923, avant d’être rachetée par un millionnaire allemand, végétarien et grand collectionneur d’art oriental, le baron von der Heydt. Il transforme les bâtiments en complexe hôtelier de luxe. Le prestige des premiers colons et la gestion rigoureuse de l’homme d’affaires font le reste : les hôtes de choix continuent à défiler, et le souvenir des premiers temps se transmet à travers une série de figures imposées : rondes de jeunes filles nues, danses sacrées de Charlotte Bara, “rencontres Eranos” qui, à partir de 1933, réunissent chaque année des orientalistes et des gnostiques dans le sillage de Carl Gustav Jung. La liste des visiteurs qui se succèdent depuis lors est aussi longue que celle citée plus haut. Grâce au travail passionné d’Harald Szeemann, le site de Monte Verità est aujourd’hui intact, et la maison d’Henri, Casa Anatta, a été transformée en Musée de la colonie.
Quatre prophètes
La grande exposition organisée à Zurich en 1978 a restitué l’intégralité de l’aventure de Monte Verità, dont il n’est pas question ici de reproduire le propos exhaustif. À la différence de la libre déambulation d’une exposition, un film est un récit limité et orienté dans le temps, et mon premier souci est de resserrer l’ouverture du compas autour du foyer de la “constellation Monte Verità”. Parmi toutes les figures qui se sont croisées à Monte Verità, j’ai donc choisi de me concentrer sur les destinées exemplaires d’Otto Gross, Gusto Gräser, Erich Mühsam, Rudolf von Laban. En examinant leur parcours, je me poserai deux questions : d’où viennent-ils ? Que deviendront-ils ? Elles devraient permettre de dessiner des convergences et de préciser les enjeux de la colonie.
Otto Gross
[Ci-contre : Otto Gross, par sa vie marginale et tourmentée, inspira dit-on Le Procès de Kafka et Moravagine de Cendrars. Associant psychanalyse et anarchisme, il réfute les codes de la société bourgeoise. À l'instar de Jung, il refuse de concentrer l'analyse uniquement sur les causes sexuelles, et met en avant le conditionnement social de l'expérience, approche qui sera reprise par Ronald Laing, défenseur de l’antipsychiatrie, ou bien encore par Deleuze & Guattari dans L'Anti-Œdipe]
Il est né à Graz en 1877. C’est le fils du plus grand criminologue de la fin du XIXe siècle, qui incarne tout ce contre quoi Monte Verità s’est révolté : le patriarcat bismarckien, rigide et militariste. Hans Gross est partisan par exemple de la déportation des « dégénérés » (« efféminés », voleurs, vagabonds, anarchistes…). Otto devient médecin, prend le large, voyage jusqu’en Patagonie, mais publie encore des articles criminologiques dans la revue de son père. Il écrit un premier livre et devient psychanalyste. Proche des milieux anarchistes, ami de Mühsam avec qui il rêve de fonder une « Académie anarchiste » il prend vite ses distances par rapport à l’orthodoxie freudienne : pour lui, le problème sexuel est avant tout un problème social, qui condense « toute la violence cachée et toutes les contradictions de la culture » (J. Le Rider). À Monte Verità, où il séjourne à plusieurs reprises (1905, 1906, 1911 à 1913) Gross peut donner libre-cours à son tempérament de visionnaire et élaborer sa théorie du matriarcat primitif : à l’aube des temps, la horde des mâles a confisqué le pouvoir et anéanti la société matriarcale dans laquelle l’humanité vivait harmonieusement. Une version de ce mythe, mise en forme par Hans Brandenburg, est dansée à Monte Verità par les disciples de Laban en 1914, avec Mary Wigman masquée dans le rôle du père castrateur.
Un an plus tôt, Gross a été arrêté sur l’ordre de son père et interné dans un asile. L’avant-garde artistique — les expressionnistes en particulier — se mobilisent pour la défense de Gross, et cette affaire élargit encore la notoriété de Monte Verità. On en trouve l’écho dans Moravagine de Blaise Cendrars. Kafka, qui a rencontré Gross, écrit Le Procès douze mois après cet emprisonnement. Que reproche-t-on à Gross ? Dans sa vie quotidienne, il se comporte comme un « primitif », Il se bourre d’opium, de morphine et de cocaïne, il multiplie les cures de désintoxication, il s’évade des cliniques où on l’enferme, il a des enfants de plusieurs compagnes en même temps, on le soupçonne d’avoir aidé deux femmes à se suicider, etc. Toutes ces frasques permettent à Freud et Jung de renvoyer les théories de Gross du côté de la pathologie (« démence précoce » est le diagnostic terrible de Jung). Pourtant, à partir de la découverte de Freud, Gross pose une question incontournable (reprise plus tard par Fromm, Reich, Marcuse) : faut-il sublimer les pulsions, les civiliser, ou au contraire les libérer ? La véritable guérison des individus exige-t-elle une réforme des mœurs ? Estimant désastreux le bilan de la civilisation, Gross prophétise : « Nous pensons que la première vraie révolution sera celle pour laquelle femme, liberté et esprit ne feront qu’un ».
Dans ses dernières années, Gross mène une vie de misère et d’errance. Il publie pourtant régulièrement, en particulier un article dans Sowjet, « L’idée communiste dans la symbolique du paradis », où il présente le plaisir comme seule source de valeurs. Devenu clochard, il meurt à Berlin l’année où Monte Verità est vendue. Il est enterré par erreur dans le cimetière juif.
Gusto Gräser
[Ci-contre : Gusto Gräser, 1908]
Gusto Gräser est le prototype des Hommes Naturels de Monte Verità. Il est né en 1879, à Kronstadt, dans la communauté germanique de Transylvanie, où l’on pratiquait un égalitarisme communal et agraire. C’est cet idéal de liberté et d’indépendance que Gräser va essayer de transplanter à Monte Verità. Gräser est un rebelle dans le lignage des écrivains idéalistes américains : Whitman, Emerson, Thoreau. Il a appris la gravure sur bois, puis la lithographie avec Diefenbach, et il se revendique comme artiste. Il commence à vagabonder, laisse pousser sa barbe, s’habille d’une toge ou de peaux de bêtes, mange des aliments crus. Il est emprisonné parce qu’il refuse de faire son service militaire. Pendant vingt ans, Monte Verità sera le refuge où il reviendra entre ses voyages (même si, comme on l’a vu plus haut, il en conteste violemment la dérive "commerciale"). En 1906, Hesse le rencontre à Ascona, et c’est pour lui une révélation. Il a trouvé son héros : Gräser met en pratique tout ce dont il rêve. On retrouve l’empreinte de son modèle dans beaucoup de ses livres.
Gräser a trois enfants avec une compagne, Elisabeth, qui en avait déjà cinq quand il l’a connue. Profondément influencé par Lao-Tseu — qu’il traduit —, il vit de ce qu’on lui donne, et prêche le quiétisme. Son hédonisme a une forte dimension ascétique : il veut servir de modèle, être un exemple ambulant de bonne santé, de vie simple « selon la nature ». Il écrit des poèmes et improvise des conférences — on dirait aujourd’hui des performances — où il attaque la conception chrétienne du péché. Gusto Gräser est littéralement « l’homme sans qualités » à l’aboutissement d’une tradition mystique qui oppose pauvreté à propriété. En 1912, il se joint à un groupe de Wandervögel (les Oiseaux Migrateurs), le mouvement de jeunesse itinérante qui se développe en Allemagne, et qui prône le vagabondage dans la nature, la vie en communauté, mais aussi le retour aux traditions ancestrales germaniques. En 1914, il est emprisonné pour pacifisme. En 1919, il donne une conférence à Munich sur Le communisme du cœur…
Ses séjours à Ascona deviennent plus épars. Dans l’Allemagne de l’inflation, Gräser sert de modèle à nombreux “prophètes aux pieds nus” (qui permettent de recadrer le personnage d’Hitler dans un contexte messianique bien précis). Parmi eux, Muck-Lamberty, qui crée le mouvement de la neue Schar (la nouvelle bande) soutenu par Diederichs, l’éditeur de Laban. Accueillis par des foules enthousiastes, ses jeunes disciples portent sur leurs bannières des citations de Gräser. Sous le nazisme, la vie errante de Gräser continue entre deux arrestations. Sans statut officiel, sans carte de rationnement, il parvient à mener une vie souterraine pendant le nazisme en travaillant dans une bibliothèque. Une photo extraordinaire le montre, vêtu de sa tunique d’Homme Naturel, dans les ruines de Munich bombardé. Gusto Gräser meurt en 1958.
[Ci-contre : Rudolf Laban interprétant un moine, 1920]
Rudolf von Laban est né en 1879. Son père commande une division à Sarajevo, au sein de la force qui maintient la Bosnie dans la dépendance de l’Empire austro-hongrois, contre les Turcs et les Russes. Laban restera fasciné par la vie de soldat. Il pratique l’escrime, le tir, l’équitation. C’est un homme à femmes : deux enfants d’un premier mariage, cinq d’un second, un autre avec Suzanne Perrotet, un autre de Dussia Bereska. Tous abandonnés. En 1907, on le trouve à Munich où il organise des danses et des festivals pour le carnaval de Fasching et le groupe de Schwabing (dont un sabbat avec 800 exécutants habillés en démons et en sorcières). Il rencontre Suzanne Perrotet, qui enseigne à l’institut Dalcroze à Hellerau, laquelle “recrute” à son tour une autre danseuse de Dalcroze, Mary Wigman. En 1913 (année où Otto Gross séjourne également sur la colline), il conduit ses élèves à Monte Verità, et décide d’y installer tous les étés une académie de danse qu’il appelle une « commune individualiste ». C’est l’année où Mary Wigman crée la Danse de la Sorcière, manifeste “vitaliste” dans laquelle elle dit s’imprégner de pouvoirs qui osent à peine dire leur nom. Aidé par « ses femmes », Laban met en place à Monte Verità les fondements de sa méthode. Dussia Bereska l’aide à élaborer un système de notation de la danse — toujours en vigueur — qui tire son travail vers l’exactitude, la fixité, et le système.
Comme Gross, Laban est un prophète. Violemment anti-rationnaliste, il voit dans la danse le premier des arts, le plus proche de nos pulsions fondamentales. Son slogan est Danse-Son-Mot (les mots dérivent des sons, qui dérivent de la danse). Son rêve est une immense chorégraphie de masse, où tous les participants seraient en communauté de vie, de sentiment, et d’action. Une œuvre « semi-artistique, rituelle-symbolique », capable de créer « de nouvelles formes sociales ». Ce rêve va se réaliser à plusieurs reprises en 1917, 1929 et 1936. En 1917 c’est « le chant du soleil » en l’honneur de l’O.T.O. de Reuss, la grande célébration à l’échelle de la colline dont il a été question plus haut. La « commune Laban » de Monte Verità se sépare en 1918, mais les chorégraphies du maître triomphent sur la scène mondiale. Ses articles sont publiés dans die Tat par le grand éditeur néo-conservateur Diederichs.
En 1929, Laban, reconnu comme le plus grand chorégraphe de son temps, organise le Défilé des Corporations à Vienne : 7 kilomètres de long, 400 métiers, 100 orchestres, 10 voitures de régie, 2.500 participants, un million de spectateurs. Un triomphe. Un an plus tard, il est directeur du théâtre d’état prussien à Berlin, et en 1934, directeur de la Deutsche Tanzbühne. Il publie des articles racistes, pour la danse expressive allemande, contre le « formalisme international ». Mary Wigman abonde dans le même sens : dans Deutsche Tanzkunst, elle réclame un nouveau théâtre lié au mythe. Chaque nation a besoin d’un mythe, d’un destin collectif, d’un Führer. La Tanzbühne est incorporée au ministère de la propagande de Goebbels. Laban reste en place. En 1936, pour les Jeux Olympiques, il met en scène un spectacle avec mille danseurs venus de trente pays : Vom Tauwind und der Neue Freude (Sur le Vent Chaud et la Nouvelle Joie). Vingt mille spectateurs y assistent. Goebbels décide alors de se séparer de Laban — trop danseur et pas assez gymnaste à son goût — et qui a fréquenté en outre trop de juifs et d’homosexuels. Laban s’exile en France, puis en Angleterre, où un industriel de Manchester met à profit sa connaissance des gestes pour augmenter la rendement dans les usines (Laban-Lawrence industrial rythm). Il meurt couvert d’honneurs en 1958, la même année que Gräser.
Erich Mühsam
Erich Mühsam est né le 6 avril 1878 à Berlin. Son père est pharmacien. Passionné par la poésie, en révolte contre son milieu familial, Mühsam se lie avec la bohème littéraire et voyage en Suisse, en Allemagne et en France, avant de se fixer à Munich. Il épouse les idées anarchistes de Landauer, écrit des poèmes et des pièces de théâtre, des chansons de cabaret, devient l’ami de Wedekind. « Dès sa jeunesse, Mühsam se révolte contre tout, la famille, l’éducation, les valeurs bourgeoises, l’État et il n’a que haine pour l’impérialisme et le militarisme » (J.M. Palmier). En 1904, Mühsam est à Monte Verità, où il est invité par Raphael Friedeberg qui a fait de la colline un haut-lieu de l’anarchisme. Il écrit un « hymne végétarien ». C’est encore la période vagabonde et lyrique de Mühsam, dont l’inspiration ira en s’assombrissant, au fur et à mesure que la situation politique se dégradera. Mühsam avait placé de grands espoirs dans la commune agricole des frères Hart, près de Berlin. Celle-ci ayant échoué, il escomptait que Monte Verità deviendrait un refuge pour tous les rebelles, ce qui sera en partie le cas. En 1905, il raconte ses impressions sur la colonie dans un petit livre publié à Zurich. De 1911 à 1914, il édite sa propre revue, Kain. Il est arrêté en 1910, parce qu’il pousse les ouvriers à s’organiser, puis en 1914, parce qu’il essaie de mettre en place un vaste mouvement révolutionnaire destiné à arrêter la guerre.
Pendant la révolution de 1918 à Munich, Mühsam est à la tête des conseils ouvriers. Il encourage les ouvriers à conserver leurs acquis, et abandonne les idées tolstoïennes de ses premiers écrits : il travaille à un système de conseils réconciliant Marx et Bakounine. Condamné à quinze ans de prison, il continue à publier des poèmes polémiques et satiriques et un mensuel anarchiste — Fanal — dans lequel il ne cesse de mettre en garde l’opinion contre l’implantation du fascisme dans l’appareil d’État. Il est amnistié en 1923, mais continue obstinément ses attaques. Juif et anarchiste, Mühsam est arrêté une nouvelle fois en 1933, la nuit de l’incendie du Reichstag. Trois jours avant, il exhortait encore la foule à résister. Il est transféré au camp de concentration de Sonnenburg, à la prison de Plötenzee, au camp de Brandebourg et enfin au camp d’Oranienburg. Les nazis le torturent interminablement. Ils lui arrachent la barbe, découpent une croix gammée dans ses cheveux, le soumettent à un simulacre d’exécution, lui déchirent les lèvres, lui cassent les dents, le rendent sourd, lui piétinent le visage à coups de botte, lui brisent les pouces pour qu’il ne puisse pas écrire. Il est assassiné le 10 juillet 34 et son meurtre est maquillé en suicide.
Repères sur le travail en cours
Le film repose sur un travail de montage d’archives. Celui-ci est rendu possible par l’existence d’une iconographie exceptionnelle, conservée en particulier par Harald Szeeman (commissaire de l’exposition Monte Verità, Zurich 1978), et par des universitaires allemands qui se sont consacrés à l’étude du Reformbewegung et du Jugendbewegung. Elle sera complétée par des images tournées sur place, sur le site préservé de la colonie.
La dimension “corporelle” de l’utopie de Monte Verità (importance essentielle de la danse et d’un petit nombre de gestes symboliques, fortement marqués par une dimension rituelle, magique, sacramentelle) est particulièrement adaptée à un traitement filmé. Elle oriente la recherche vers la mise en évidence de séquences de gestes significatifs. Le montage devra rendre sensible quels modèles culturels et quelle conception des rapports sociaux ont été brassés et mis en forme à travers ces gestes.
Des séquences de films documentaires, tournés à l’époque des premiers colons, de la république de Weimar, et enfin du nazisme, inscriront l’aventure de Monte Verità dans une histoire longue, et dans un imaginaire collectif qui permettent de com prendre l’extraordinaire force d’attraction de ce lieu sur les plus grands esprits de leur temps. Parmi ces films, des archives précieuses sur les danseurs de Laban filmés à Monte Verità entre 1913 et 1917, un documentaire UFA (Wege zur Kraft und Schonheit), et les documentaires nazis Ewiger Wald, Vom Alter der Erde, Ewiger Wald, Wegweiser zur Gesundheit, Altgermanische Bauernkultur, Jugend und Heimat, Olympia. La continuité sera élaborée à partir des travaux de Harald Szeemann, Ulrich Linse, Janos Frecot, Martin Green, Wolgang R. Krabbe, Chris Hirte, Gary Starck, et George L. Mosse.
Le commentaire sera dit en alternance par deux voix, pour introduire une dimension de contrepoint et de dialogue ( je dirais volontiers, de dialectique ) dans une aventure qui s’est appuyée sur une pensée de l’unité, de l’harmonie, de la mise hors du temps et de l’histoire. Les oppositions entre le passé et le présent, le mythe et la réalité, les destinées divergentes de chacun des personnages seront soulignées par les ruptures de rythme de cette narration à deux voix.
► Henry Colomer, Images documentaires n°28, 1997.
• Réalisateur de films documentaires (Salvador Espriu, Primo Levi, Les Routes de la lumière, Traduire, La Maison de l’éveil. Il réalise actuellement les deux premiers titres de la collection de cédéroms Source vive, co-éditée par la Bibliothèque nationale de France et la British Library.
Échos de Monte Verità : Mais où sont les rêves d’antan ?
Ascona n’est plus très loin. Le tunnel routier de Mappo-Morettina, admirablement éclairé, contourne le versant de Minusio, où l’anarchiste Bakounine vécut un temps et où les partisans de Gustav Landauer et de son idée de colonie socialiste établirent leur commune ; il évite aussi les petites rues de Locarno où vivaient, à la fin du XIXe siècle, les tenants du mouvement spiritiste et théosophique, regroupés autour d’Alfredo Pioda – ce dernier avait d’ailleurs voulu fonder, avec Franz Hartmann, le Fraternitas, un cloître laïque, sur le Monescia, nom que portait à l’époque le Monte Verità. Le tunnel débouche à l’air libre sur une autoroute encastrée entre deux parois anti-bruit et se terminant à l’improviste devant deux ronds-points à la végétation méditerranéenne, dont seule la ressemblance avec des seins peut évoquer, par association d’idées, l’esprit de Monte Verità tel qu’Harald Szeemann l’a symbolisé dans l’inoubliable exposition qu’il lui a consacrée en 1978 (Les mamelles de la Vérité). Tout de suite après le rond-point, un panneau accroche l’œil : « Teatro San Materno ».
Bref rappel : Carl Wiedemeyer, qui s’était “converti” à l’architecture rationnelle après avoir rencontré la danseuse Charlotte Bara en 1927, lui dessina ici son propre théâtre, dans le style Bauhaus. Charlotte Bara n’a jamais vécu sur le Monte Verità ; pourtant elle fait partie de cette génération d’artistes qui se sont installés à son pied, séduits par les idées de réforme du corps, de danse rituelle et de danse d’expression mystique que déjà la première génération de “réformateurs de vie” avait tenté de mettre en pratique sur la “montagne de vérité”. C’est en 1913 que Rudolf von Laban, végétarien, franc-maçon et fondateur de la danse d’expression, a ouvert au Monte Verità son école d’art de la vie ; la danseuse Mary Wigman y a résidé et Isadora Duncan aussi, épisodiquement. Le Teatro San Materno devait être le «temple de la danse», tout à fait dans l’esprit des fêtes chorégraphiques cultuelles des “Montevéritains”.
Aujourd’hui cependant, le visiteur désireux de contempler ce temple de la modernité, dont le cadre fonctionnel s’est prêté à la célébration somptueuse de mythes et de mystères, se trouve d’abord face à un appentis fermé ; et lorsque la déléguée aux affaires culturelles d’Ascona lui en ouvre la porte, devant un édifice dont le crépi s’effrite. La clôture n’a pu lui éviter les graffiti et les barbouillages, l’intérieur de la salle de théâtre vide exhale l’humidité et une forte odeur de moisi. L’eau s’infiltre par le toit plat sur lequel Charlotte Bara dansait en été. Des affiches, collées pêle-mêle sur les murs de l’ancien foyer blanchis à la chaux (à l’origine, ils étaient lie de vin et lilas) témoignent des derniers spectacles qui s’y sont déroulés, avant le délabrement actuel : un théâtre de marionnettes à la qualité artistique douteuse et des concerts de country.
La situation est symptomatique de ce qu’il reste de l’esprit et du mouvement de Monte Verità ? Mettons les choses au clair : il n’existe aujourd’hui au Tessin plus rien qui puisse être rattaché à l’esprit ou aux utopies des “Montevéritains”. Ni projets artistiques concrets, ni expériences ou groupements culturels ou sociaux, ni même le genre de personnage solitaire et extravagant qu’était Armand Schulthess, lui qui avait installé son encyclopédie ambulatoire dans la forêt d’Auressio, s’inspirant directement de Monte Verità. Et même les Journées Eranos n’ont plus lieu depuis un an : issues de cette volonté, propre à la “montagne de vérité”, de rapprocher les cultures occidentale et orientale, elles avaient été créées en 1933 et ont été animées, durant de nombreuses années, par de brillants esprits de la sphère intellectuelle, au tout premier chef CG Jung. Même ces Journées appartiennent au passé. Apparemment faute d’argent, plus vraisemblablement faute de brillants esprits.
Le mouvement de Monte Verità est mort, son esprit, non. On ne peut certes l’identifier à une “scène alternative” concrète, plutôt le déceler dans une sorte de nostalgie omniprésente, d’utopie intemporelle. Au niveau de la création, peut-être dans des activités et des phénomènes dont le lien avec Monte Verità n’est pas évident, mais surtout au niveau de la reproduction, dans des publications, des expositions, tout un tourisme commémoratif. On voit souvent des personnes s’arrêter devant l’entrée du cimetière d’Ascona, uniquement pour admirer les peintures d’Arthur Segal. Hetty Rogantini, fille d’Alexander Wilhelm de Beauclair, compte quelque cinq mille personnes qui, chaque été, se rendent à la Casa Anatta, le musée de Monte Verità, pour voir l’exposition reprenant l’essentiel de celle d’Harald Szeemann, Les mamelles de la Vérité. Les expositions qui ont obtenu — et obtiennent encore — le plus de succès sont celles consacrées à l’art et aux artistes proches du cercle de Monte Verità, surtout dans le Museo d’arte contemporanea d’Ascona. Dernière en date, la grande exposition organisée par Mario Botta à l’automne-hiver 2001 et qui présentait les esquisses et dessins de Carl Wiedemeyer. Et si actuellement, au premier étage du Museo, l’exposition permanente des tableaux de Marianne von Werefkin est amputée de quelques-unes de ses oeuvres importantes, c’est que partout dans le monde, les demandes de prêt se multiplient. Marianne von Werefkin est arrivée à Ascona avec Alexeï von Jawlensky, en 1918, et elle y est restée jusqu’à sa mort, ce qui lui a valu le surnom de nonna di Ascona — grand-mère d’Ascona. Mais comme nous l’avons déjà dit, l’emprise de Monte Verità demeure aujourd’hui plutôt sensible dans la réception que dans la création.
Peut-il en être autrement ? Par essence, une culture alternative finit soit par tomber dans l’insignifiance soit par se fixer, directement ou indirectement, dans un mouvement déterminant pour une époque et donc, ne plus être alternative. Dans tous les cas, le délai de validité de la culture alternative, comme culture vivante, est bref.
[Ci-contre : un fervent Lebensreformer, Joseph Salomonson, jardinant à Monte Verità, 1907]
Monte Verità a été le pôle d’attraction et de cristallisation de réformateurs, de briseurs de traditions et d’outsiders, tous représentants de courants qui ont fortement influencé l’art et la culture du début du XXe siècle. Le végétarisme, la théosophie, le culte de la nature et du corps, l’anarchisme, plus tard l’expressionnisme et l’architecture du Bauhaus — autant de mouvements qui ne sont pas nés et ne se sont pas limités à Monte Verità. D’abord suivis par de petits cercles, associations, communes ou ligues, ils se sont diffusés dans l’ensemble de la société et, dans ce processus de propagation, se sont transformés, dilués et affadis. Les prémices de réforme de la vie ont même été reprises, sous une forme pervertie, par le national-socialisme, les utopies sociales, non moins perverties, par le bolchevisme. Peut-on dire que ce que nous voyons aujourd’hui — les magasins de produits diététiques, les boutiques bio, les chaussures Birkenstock, la vague d’ésotérisme, les verts, le succès de la médecine naturelle ou de l’homéopathie — sont les fruits tardifs du mouvement Monte Verità ? L’origine de tous ces courants ne remonte pas à Monte Verità. Ils ont des ancêtres communs avec les “Montevéritains” qui, c’est vrai, ont fortement contribué à l’essor de telles tendances. Il serait donc erroné de voir dans les quelques neorurali restants, ces “alternatifs” plus très jeunes qui, dans les villages désertés des vallées tessinoises, ont opté pour un mode de vie et de production agricole proche de la nature, les descendants directs des premiers “Montevéritains” ; ils le sont aussi peu que les hippies des années 60 et 70, même si leur apparence et leur pensée ont une similitude frappante avec celles de Gusto Gräser, de Robert Jentschura et d’autres de ces fondateurs de Monte Verità aux cheveux longs retenus par un bandeau.
Et si les hippies avaient constitué un mouvement descendant en ligne directe des “Montevéritains”, ils n’auraient pas incarné une culture alternative mais auraient été des orthodoxes encroûtés et desséchés, partisans d’une doctrine figée sans aucun rayonnement. Les alternatives ne perdurent qu’aussi longtemps que dure l’élan spontané de rejet de la culture établie et dominante — or ce dernier, comme le montre justement l’histoire de la génération des “Montevéritains” et de sa rapide dissolution, est de courte durée et devient vite obsolète. Henri Oedenkoven et Ida Hofmann, les deux fondateurs de la colonie, renoncèrent à faire marcher le sanatorium au bout de neuf ans et s’en retournèrent dès 1920 retrouver une vie plus bourgeoise ; Gusto Graeser, “homme de nature”, avait entrepris longtemps auparavant un voyage à pied qui dura de longues décennies et le mena dans une grotte près d’Arcegno, où il passa les dernières années de sa vie.
Au début vinrent les fous, puis les artistes et enfin, les collectionneurs — c’est ainsi qu’Harald Szeemann voit l’évolution type. En termes plus crus : d’abord la création, puis l’argent. Grâce à Monte Verità, Ascona, ce misérable village de pêcheurs, s’est transformé en un centre touristique mondain. Et Monte Verità, foyer magique d’une riche époque spirituelle et intellectuelle, a fini en centre de conférences de l’École polytechnique fédérale. Mais la situation devrait changer. Gabriele Gendotti, conseiller d’État du Tessin et président de la Fondation Monte Verità, aspire à réouvrir ce centre à un public plus large. Comment s’y prendre ? Claudio Rossetti, le nouveau directeur général, n’en a pas encore une idée précise. Ce qui est sûr, c’est que l’entreprise devra s’autofinancer ; l’idée de Rossetti, de « mieux commercialiser la force symbolique de la montagne », se comprend donc aisément — ainsi d’ailleurs que l’idée de reprendre la pensée réformatrice ayant inspiré la création de ce sanatorium au début du XXe siècle et de la ressusciter sous la forme d’un wellness center au début du XXIe siècle. On peut douter que tout cela soit vraiment en accord avec les utopies de l’origine — quoi qu’il en soit, à l’époque déjà, Monte Verità ne put vivre et survivre qu’aussi longtemps que des mécènes comme Henri Oedenkoven, le baron Eduard von der Heydt et les ancêtres fortunés des “outsiders” subvinrent à ses besoins.
Il serait toutefois injuste de s’en tenir à cette constatation et de condamner irrévocablement les tentatives de réanimer l’esprit de Monte Verità. Lors de la visite au Teatro San Materno dont j’ai parlé plus haut, par exemple, la discussion n’a pas seulement porté sur la rénovation architectonique de l’édifice. La très entreprenante déléguée aux affaires culturelles, l’architecte Paola Cerutti, s’efforce de développer des concepts qui permettent d’exploiter le théâtre dans un esprit de liberté susceptible d’en faire revivre le dessein premier. Certes, ce ne sera plus la culture alternative de Monte Verità. Si tout va bien cependant, une culture imprégnée d’alternatives anciennes et peut-être aussi fertile en nouvelles. Seule condition: que la population d’Ascona et du Tessin soit disposée à débloquer les crédits nécessaires. Ultime expérience-témoin qui démontrera si l’esprit de Monte Verità exerce encore un quelconque attrait.
► Hanspeter Gschwend, Passages/Passagen n°33, 2002. [traduit de l’allemand par Marielle Larré]
Le naturisme,
une philosophie révolutionnaireXIXe siècle, Allemagne : Dans l’empire de Guillaume II, le culte du corps et la nudité avaient valeur d’engagement politique
[Ci-contre : scène de baignade nue au lac de Motzen, 1919]
Jamais la bourgeoisie allemande n’a été aussi collet monté qu’à la fin du XIXe siècle. Durant ces années de pudeur et de rigidité morale, la mode était au rigorisme, à la sobriété et à la pudibonderie bien boutonnée. Les hommes portaient des pardessus à col dur et cachaient leur visage sous d’épaisses barbes. Les femmes se sanglaient dans des corsets et se déplaçaient avec décence et rigidité dans leurs longues robes aux baleines d’acier. Uni et généralement sombre, l’habit bourgeois influençait aussi le goût des autres catégories sociales. Et c’est pourtant dans ce climat hautement hostile aux plaisirs que, dès le milieu des années 1890, un nombre étonnamment élevé de gens découvrirent le charme de la nudité.
Aux yeux de nombreux Allemands en quête de repos, les bains de mer ou d’air pris entièrement nus parurent soudain plus bénéfiques qu’avec les traditionnels tricots de mer qui continuaient d’emprisonner les corps. La première station balnéaire nudiste d’Allemagne ouvrit ses portes en 1903 près de Klingberg, dans la baie de Lübeck. Dix ans plus tard, on comptait pas moins de 380 lieux similaires et de nombreux ouvrages faisaient l’éloge de la nudité. Il ne s’agissait toutefois pas seulement d’une réaction spontanée face à un ordre vestimentaire considéré comme étouffant. Il n’était pas nécessaire de se déshabiller pour gagner en liberté de mouvement. Après tout, les robes, les culottes, les manteaux et les sous-vêtements pouvaient bien être taillés plus amples.
Le corps libre
Le fait est que des appels à une mode plus décontractée avaient déjà connu un franc succès : en 1892, l’hygiéniste Max Rubner recommanda le port de sous-vêtements doux en laine ou en coton. En 1896 à Berlin, l’Association pour l’amélioration du vêtement féminin déclara la guerre aux corsets et corselets. Les vêtements devinrent plus confortables et les chaussures larges se multiplièrent après le tournant du siècle. Mais alors, si la qualité des vêtements augmentait si visiblement, d’où venait le désir de s’en débarrasser ? Comment expliquer le succès croissant de cette nudité partagée, de cette “culture du corps libre” ? Manifestement, il ne s’agissait pas seulement d’une question de confort et d’hygiène. Par leur rejet de tout vêtement, les nudistes ou naturistes exprimaient une forme de contestation radicale. Les habits représentaient les conventions sociales. Celui qui souhaitait s’affranchir des contraintes de la civilisation moderne ne devait pas seulement changer sa tenue, il devait littéralement s’en débarrasser.
Porté par une vive contestation de la modernité, ce puissant élan vers la nature n’était toutefois pas né du seul mécontentement suscité par la société wilhelminienne. Ce mouvement s’inscrivait dans une longue histoire remontant au XVIIIe siècle, lorsque Jean-Jacques Rousseau écrivit les premiers éloges de la nature associés à une critique radicale de la civilisation. Les nudistes de l’époque wilhelminienne étaient parfaitement conscients de l’origine de leur vaste mouvement de réforme. Chez Rousseau, l’incarnation de l’homme à l’état de nature était l’Indien d’Amérique du Nord, celui qu’il appelait “sauvage” selon l’usage de son époque, mais dont il enviait “la liberté et la vertu originelles”. Les Iroquois, écrivait Rousseau, forment une nation “plus heureuse” que les nations européennes, maîtres des sciences et des techniques, et ces premiers habitants, qui dépendent de la chasse, vivent “entièrement nus”. En résumé, l’homme véritablement heureux et honnête n’était ni civilisé ni habillé. Cette idée, que Rousseau accompagnait d’une violente critique de la civilisation occidentale corrompue, était trop nouvelle et trop inédite pour ne pas susciter une vive opposition. Dans une lettre moqueuse, Voltaire, son adversaire philosophique, répondit à Rousseau : “On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage”. Les idées de Rousseau rencontrèrent toutefois un certain succès, notamment chez les hommes et les femmes de la génération suivante.
Goethe aussi
Parmi eux, Johann Wolfgang von Goethe. Étudiant à Leipzig, Goethe suivait déjà les “recommandations de Rousseau”, ainsi qu’il le reconnaît dans ses Mémoires, Poésie et Vérité. Cet enfant de la bourgeoisie de Francfort était convaincu que ces conceptions “nous rapprocheraient de la nature et nous sauveraient de la corruption des mœurs”. La nudité lui apparaissait également comme le moyen approprié pour tendre un peu plus vers ce but. Le futur poète ne craignait pas de se montrer en pleine nature dans le plus simple appareil, au grand déplaisir de certains de ses contemporains. En 1775, il provoqua l’indignation avec ses compagnons de voyage, les comtes Christian et Friedrich Leopold zu Stolberg, en allant se baigner nu comme un ver pour “se rapprocher de l’état de nature”. Les trois voyageurs causèrent un premier scandale à Darmstadt, où les habitants jugèrent inconvenant que “des jeunes gens se montrent nus en plein soleil”, et de nouveau dans les environs de Zurich, où ils s’étaient lancés dans les flots écumants d’une rivière de montagne, non sans “pousser des cris, des exclamations de sauvage allégresse, attisées soit par la fraîcheur, soit par le plaisir”. “Les corps nus se voient de loin”, conclut laconiquement le poète. Les trois Allemands furent chassés à coups de pierres et “on leur fit comprendre qu’ils ne vivaient pas au sein de la nature primitive”, mais dans un pays cultivé.
Aujourd’hui, alors que 7 millions d’Allemands pratiquent le naturisme pendant leurs vacances d’été et que les courses de luge nudistes constituent le point d’orgue des festivités de la saison hivernale, on a le plus grand mal à croire que le naturisme a d’abord été une pratique très sérieuse visant à la réforme et au salut du monde. C’est pourtant la vérité toute nue.
► Jürgen Overhoff, Courrier international n°1178, 2013.
[extraits d'un article paru dans Die Zeit - Geschichte n°2/2013 : Jugendbewegung und Lebensreform. Lire sommaire — Magazine disponible sur l'apple store — signalons l'article sur la philosophie de la Vie de Nietzsche à Spengler]
Southern California, Babylone du pacifisme radical européen ?
« Ma langue maternelle est l'allemand ; le mot anderer (der, die, das, andere) est directement lié à andern (changer). Chaque autre est en soi l'expression d'un changement. » (1)
Dès le début du XXe siècle, dans la Californie du sud, des communautés de vie reprenaient à leur compte les grands principes du mouvement du Lebensreform. Certaines personnalités reconnues en Allemagne et en Suisse pour leur engagement dans la réforme de la vie avaient fui la Première Guerre mondiale. Lors de leurs exils, elles avaient trouvé refuge à Santa Barbara, Palm Springs et Los Angeles.
De l’Est à l’Ouest, le pacifisme sous toutes ses formes les plus radicales était l’une des mamelles matricielles (2) communes à ces groupes hétéroclites inspirés du Lebensreform et des Naturmenschen. Ces deux courants germaniques, fondateurs de micro-sociétés au Monte Verità, avaient été pensés en réaction à l’intensification de la Révolution industrielle en Europe. Ils s'appuyaient principalement sur les bienfaits de la nature pour guérir les différents maux des citadins surpeuplant les villes en mutation à la fin du XIXe siècle. Le grand intérêt porté aux Lebensreform et Naturmenschen a généré une multitude de littératures aux principes émancipateurs inspirés du végétarisme, de l’alimentation crue, des cures thermales et du naturisme ; et il a entraîné l’édification de sanatoriums à la campagne ainsi qu'il a impulsé la création de groupes spontanés d'enfants et d'adolescents mixtes nommés les Wandervögel. Une jeunesse, libérée momentanément de la tutelle des parents, volontairement errante qui parcourrait sac à dos et à pied l’Allemagne, la Suisse et l’Angleterre ; et comptait en son sein toutes les obédiences politiques avant d'être instrumentalisée par le national socialisme.
Hermann Sexauer — fondateur du premier natural food à Santa Barbara pendant la Première Guerre mondiale — avait, enfant, participé aux rituels païens et communions avec la nature des Wandervögel. En 1906, il quittait l’Allemagne pour rejoindre New York où il enseigna l’espéranto pendant quelques années. Lassé de la grande ville, il s'installa dès lors en Floride où il rencontra sa femme, Frieda Niedermuller, une artiste et botaniste à Berkeley. Ils se marièrent légalement dans un health food store à San Francisco. Le Sexauer's Natural Food avait été créé en 1916 et il ferma ses portes 1967 à Quail Canyon, Santa Barbara. Sur ses terres, Hermann Sexauer cultivait toutes sortes de légumes et de fruits tout en construisant des maisons en bois dans les arbres. Pourtant ses convictions politiques — anarchiste, pacifiste, naturiste — déplaisaient tant qu'elles lui valurent, lors de la Première et la Seconde Guerre mondiale, un internement prolongé dans des camps militaires américains. Une expérience bio-politique dont il tira les analyses nécessaires qui structurèrent la rhétorique de ses prises de parole publiques en faveur d'une désobéissance civile lors de la guerre du Viêt Nam notamment.
Tout comme Hermann Sexauer, John et Vera Richter fondateurs de l’Eutropheon [terme grec pour bonne nourriture], un restaurant à base d'alimentation crue et végétarienne à Los Angeles en 1917 étaient des lecteurs passionnés d'ouvrages germaniques préconisant des alternatives aux habitudes alimentaires et corporelles pour une meilleure santé. Ces livres, futures bibles de la naturopathie, étaient écrits par les Allemands Arnold Ehret, Louis Kuhne et Adolf Just.
[Ci-dessous : Arnold Ehret, 1905. Ses ouvrages (Rational Fasting, 1914 ; Mucus-less Diet, 1922) eurent une influence notable sur certains aspects de la culture américaine]
Arnold Ehret, après avoir dirigé (3) ou simplement participé au Sanatorium du Monte Verità, s'exila en 1914 à Los Angeles. Comme d'autres réformés de la vie, Arnold Ehret avait, lui aussi, fui l’engagement militaire pour répondre à ses principes éthiques d'inspiration pacifiste et d'anarchiste. À Los Angeles, il vivait des conférences qu'il tirait de son livre Santé et guérison par le jeûne (1906). Les idées d'un certain Louis Kuhne surnommé le père du bain de siège détoxifiant étaient prises très au sérieux par Hermann Sexauer, John et Vera Richter ; ou encore, celles d'un Adolf Just auteur de Return to Nature ! The True Natural Method of Healing and Living and the True Salvation of the Soul (1896 ; 1903 pour la trad. aux États-Unis). Cet ouvrage de naturopathie se présentait comme un manuel de vie où toutes les composantes des étapes de la vie quotidienne et humaine étaient prises en compte selon une approche holistique.
Live Food, Live People était la devise fondatrice et prophétique de l'Eutropheon, un restaurant d'alimentation live ou non cuite. John et Vera Richter, d'origine germanique (4), étaient affiliés au mouvement politique New Justice. Tous deux défendaient les idéaux de la Révolution russe et distribuaient dans leur restaurant des manifestes contestataires arborant le portrait du leader socialiste nord-américain Eugene Debs. Le phonographe de l’Eutropheon faisait résonner la musique hawaïenne pendant qu'étaient servies des soupes non cuites accompagnées de crudités. La communauté culturiste des premières salles de musculation et de fitness de Los Angeles côtoyait les Naturmenschen californiens, les Nature Boys. Un certain rousseauisme des corps flirtait là avec un enthousiasme sulfureux des corps dénudés tel que l'incarnaient les danseurs de Rudolf Laban au Monte Verità (5). Ces idéalistes de Sexauer Natural Food et d’Eutropheon étaient convaincus que la Révolution aurait été plus efficace si elle se fomentait à partir d'une pratique individuelle et rigoureuse du corps, une certaine ascèse de soi. Ces cercles d’outsiders d'un american way of life en formation n'étaient pas tant des proto-hippies comme on peut le lire parfois (6) que les sujets actifs d'une herméneutique de soi telle que Michel Foucault la concevait lors des dernières années de sa vie. Ces autres (7) en tout genre prolongeaient les poésies sourdes et les gestes aveugles des stylites, des mystiques, des libertins et des pionniers du grand Ouest et des hors-la-loi de tout poil. Ils incarnaient à eux seuls une critique de la communauté désœuvrée selon laquelle ce concept avait été restreint à une conception temporellement segmentée du penser l'utopie ! :
« “De l’utopie !”, cela signifie alors : retrouvons le chemin de l'utopie, réactivons la puissance du défi qu'elle recèle, au lieu de laisser celle-ci inemployée et de professer que les temps de l'utopie sont révolus, en même temps que sont “finies”, déclarées nulles et non avenues, les idéologies dont elle ne serait en dernière instance que la forme la plus concentrée. Sachons à nouveau suivre l'utopie dans ses déroutantes opérations, osons dérailler avec elle, en prenant conscience que, d'ailleurs, elle pêche souvent davantage par surcroît que par défaut de rationalité » (8).
[Ci-dessous : un groupe de sept “Nature Boys” incluant eden ahbez (premier plan, à genoux) et (debouts, de g. à d.) Gypsy Boots, Gypsy, Bob Wallace, Emile Zimmerman, à Topanga Canyon, août 1948. C'est le première génération d'Américains, organisée en communauté indépendante et suivant les principes de “Naturmensch” : la rencontre avec William Pester dit "Bill" (1886-1963), exilé allemand depuis 1906, fut déterminante. Peut-être est-ce lui que Jack Kerouac évoque dans On the road quand il raconte avoir croisé à Los Angeles en 1947 « an occasional Nature Boy saint in beard and sandals » ?]
Les Nature Boys nous intimaient / intiment la nécessité d'une perspective généalogique, et plus particulièrement l'un d'eux : Eden Ahbez. Une des vidéos amateurs [A short talk with Ahbe] postées sur Youtube le montre, trois ans avant sa mort en 1995, arborant les modestes attributs du prophète laïque angelin : un van bleu passé, des vêtements amples blancs, des sandales et des cheveux longs blancs. Étonnamment, ses premiers mots sont : « Non, non, non, je ne fais pas de politique ! ». Comme si une certaine éthique de vie, celle des Naturmenshen sud-californiens, l'avait prémuni d'un néo-romantisme pamphlétaire conduisant certains illuminés révolutionnaires vers le courant des versants dystopiques de l'histoire du Monte Verità : le nazisme [sic]. Tout comme lors de son installation en dessous des lettres d'Hollywood à Griffith Park avec sa femme Anna et leur fils, Eden Ahbez campait au quotidien. Au début des années 1940, il dormait à même le sol, jouait du piano en échange de quelques soupes-crudités à l'Eutropheon et faisait de grandes traversées à pied notamment dans le désert au sud de Los Angeles.
Pendant l'une de ses errances, il rencontra William Pester, un autre réfugié politique allemand, adepte de la Réforme de la Vie. Les archives photographiques montrent ce dernier dans une cabane réalisée en bois et feuilles séchées de palmier, les pieds nus dans la terre du désert, un mobilier rustique répondant aux stricts besoins et jouant de la guitare. Cette figure pionnière des Nature Boys angelins, déterminante dans le parcours d'Eden Ahbez, est proche de la radicalité d'un des fondateurs du Monte Verità : Gustav Arthur Gräser. Ermite et poète dont le Troisième Reich avait interdit la publication des textes, il se cachait alors dans les forêts et les abribus tout en se déplaçant grâce aux sentiers des Wandervögel. Il pratiquait toujours la poésie tout en détruisant immédiatement ce qu'il avait produit. Au regard de la douceur de vivre des Nature Boys qui émane des photos de groupe — avec notamment la présence solaire d'un Gipsy Boots —, la silhouette de Gustav Arthur Gräser tranche cruellement. Ses contours graphiques et rachitiques d'oiseau migrateur détachés des ruines des villes allemandes bombardées nous interpellent instantanément. Soudain on se prend à songer à ceci : que serait devenu ce fondateur du Monte Verità, héros de l'écrivain Hermann Hesse, lui-même père spirituel des jeunes générations nord-américaines contestataires des années 1960 et 1970, s'il avait déserté et traversé les États-Unis jusqu'aux rives de l'océan Pacifique ?
Peu de temps après la prise de conscience nord-américaine des camps de la mort en Allemagne, les redoutables rouages de la politique maccarthyste s'abattent sur un film L'Enfant aux cheveux verts [The Boy with green hair, 1948] dont la bande-son comprend le morceau composé par Eden Ahbez et chanté par Nat Cole, devenu un hit : Nature Boys [1948] [sic : le film ne fut pas interdit à sa sortie ; le réalisateur Joseph Losey et son scénariste attitré, Ben Barzman, furent déclarés non grata à Hollywood en 1951]. L'étrange histoire d'un enfant isolé à cause de ses cheveux verts camoufle à peine les effervescences contestataires d'une fable politique sur les usages militaires de l'arme nucléaire et ses conséquences sociales. La charge pacifiste a été à l’époque suspectée de communisme et d'antipatriotisme. Le film a donc été blacklisté pour devenir une décennie plus tard un hymne cinématographique et musical à la résistance pacifiste.
Ces précédentes lignes remémorent l’onde d'impact d'une avant-garde intellectuelle et politique dont les vibrations et ses remous retentirent pendant plusieurs décennies en Californie du sud, terre d'accueil et nouvelle Babylone d'un pacifisme radical européen. Ce pacifisme exilé lors de la Première Guerre mondiale a constitué bien plus tard un appareil critique solide de l’État-nation et a joué le rôle de clef de voûte pour les mouvements d'émancipation en ébullition la fin des années 60.
► Géraldine Gourbe, Initiales n°4, 2014.
- 1. Harald Szeemann à propos du titre de la Biennale de Lyon Autre et des polémiques qu'il a suscitées dans le contexte républicain « à la française ». Cf. Harald Szeemann et Catherine David, « À quoi servent les grandes messes de l'art contemporain ? », in : L'Œil n°487, été 1997, p. 32. Cf. Joan W Scott, La Citoyenne paradoxale : Les féministes françaises et les droits de l'homme, Albin Michel, 1998.
- 2. Harald Szeemann, Monte Verità : Les Mamelles de la vérité, catalogue d'exposition, 1978.
- 3. Lyra Kilston, « Kalifornication » [in : Frieze n°9, 2013]. Dans cet article, l'auteur écrit que Arnold Ehret a « dirigé » le sanatorium du Monte Verità mais peut-être a-t-il seulement été de passage selon les sources suivantes : cf . Robert Landmann, Ascona - Monte Verità, Ullstein, 1979 ou Andreas Schwab, Monte Verità, Sanatorium der Sehnsucht, Zurich, Orell Füssli, 2003.
- 4. Les parents de John Richter étaient des immigrés allemands installés aux États-Unis.
- 5. Gordon Kennedy, The Children of the Sun : A Pictorial Anthology from Germany to California 1883-1949, Nivaria Presse, 1998.
- 6. Cf. articles sur les nature boys en ligne sur les sites de Frieze et East of Borneo.
- 7. Cf. citation d'Harald Szeemann mise en exergue au début de l'article.
- 8. Pierre Macherey, De l'utopie !, Lille, De l'incidence de l'éditeur, 2011, p. 11.
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