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Snyder
Gary Snyder, Poète-chaman de la Sierra Nevada
[Ci-contre : Gary Snyder, San Francisco, 1958. Photo : Harry Redl]
Derrière les écrans mystificateurs qui proclament le triomphe planétaire des États-Unis, existe l’empreinte d'un foisonnement d’expériences plus ou moins dissidentes, audacieuses, inventives et rebelles qui traversent l'espace réel et mythique d'une Amérique aux limites indéfinies. Amérique archaïque, précolombienne, anhistorique, et pourtant bien vivante, sans cesse régénérée par l’utopie active, nourrie de singularités, de groupes minoritaires, mais contagieux. Amérique de Melville, de Whitman et de Thoreau, de Pound et de Williams, de Thomas Wolfe et de Henry Miller. Une Amérique souvent marginalisée, exilée, souterraine. Et puis soudain d’autant plus évidente dans sa force poétique qu’elle parle d'un monde où l’humain devient mouvement. Franche lucidité brisant le masochisme puritain, exaltation conquérante dans la libre circulation des sensations fertiles, affirmation de soi par la reconnaissance des multiplicités sauvages. On doit à Gilles Deleuze de belles pages où il montre combien l’énergie nomade donne à la littérature “anglaise-américaine” une supériorité par rapport à la française trop souvent figée dans une temporalité qui s’englue dans le passé, qui parfois s’intéresse à l’avenir, mais manque le devenir :
« Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le dehors. (…) La littérature américaine opère d'après des lignes géographiques : la fuite vers l’Ouest, la découverte que le véritable Est est à l’Ouest, le sens des frontières comme quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser : Le devenir est géographique » (1).
Gary Snyder est un des écrivains qui marquèrent l’épopée de la Beat Génération. Il participe à la fameuse lecture publique d’octobre 1955, réunion des héros de la “Renaissance poétique” de San Francisco, en la librairie City Lights qu’anime Lawrence Ferlinghetti. On le devine dans les romans de Jack Kerouac : Jarry Wagner dans Big Sur, et surtout auparavant dans The Dharma Bums (traduction française : Les Clochards célestes) sous le nom de Japhy Ryder, l’homme qui arrive au sommet de la montagne, contrairement à ses compagnons d'aventure. Entre témoignage et fiction, il apparaît volontaire, intelligent, conséquent avec lui-même, enfermé cependant pour le meilleur et pour le pire dans l’imagerie beatnik. En fait, Snyder possède déjà par ses origines une riche personnalité que voyages, études et expériences diverses (du travail manuel au za-zen, les deux attitudes faisant partie du même geste) vont affermir sans discontinuité. Né en 1930 en Californie, sa famille s’en va trop vite dans le Nord Ouest, État de Washington, puis Oregon. Vie agricole, découverte de la forêt, longues dérives, premiers contacts avec la culture indienne. Son grand-père l’initie a la tradition anarcho-syndicaliste auprès des pêcheurs et des bûcherons. On voit s’esquisser, au cœur même de l’enfance et des années de formation, la revendication révolutionnaire qui tient compte de l'autre, du Peau-Rouge, de l’homme des bois, de l’habitant le plus ancien, mais aussi des animaux, des arbres, des rivières, des rochers… Ensuite ce seront des études d’anthropologie. Sa thèse défendue au Reed College de Portland, en 1951, consacrée à un mythe haïda. Puis apprend les langues orientales à Berkeley, traduit Han-shan, rencontre Ginsberg et Kerouac, part au Japon, publie son premier livre Riprap (1959), retourne pendant plusieurs années au Japon où il fréquente les monastères Zen et perfectionne son approche du Bouddhisme, épouse Masa Uehara au bord d'un volcan, s’installe dans la Sierra Nevada en poursuivant son travail de chercheur, militant, écologiste, pédagogue, marcheur, poète, chamane…
Formé à l’école imagiste et dans son prolongement poundien, Snyder développe une poésie dépouillée de sensiblerie et autres mièvreries confusément lyriques, le texte devenant matière brute, physique — au sens originel de ce mot —, vision sans détour, intuition immanente On retrouve le zen, sa fulgurance calligraphique, sa flèche invisible, son haïku. Nous sommes dans la présence du monde humain et non-humain, c'est-à-dire animal, végétal, minéral. Novalis se passionnait pour la géologie et Rimbaud était attentif aux pierres qui balisaient sa route, ainsi pour Snyder le poète doit-il connaître et creuser le sol. Et s’il observe la course de l’antilope ou le vol du corbeau, il comprendra également la langue sacrée des totems. Monde et mythe s’entrelacent en de successives convulsions, par une danse saccadée dont le rythme s'imprime par-delà le chaos et le cosmos. Sans oublier le claquement des doigts et des mains, le bruit sourd qu’invente le pied qui heurte la terre, avant même qu’interviennent les gongs, les tambours aux peaux bien tendues, les conques et les cloches. Chaque jour nous pouvons contempler une aurore qui nous annonce celle qui n'a pas encore lui.
Lorsque Lewis MacAdams demande à Snyder ce qu'il entend par le mot “chaman”, ce dernier répond :
« Sans trop vouloir compliquer les choses, disons que c'est quelqu'un qui, d'une manière ou d'une autre, ou peut-être simplement grâce à quelque particularité de sa nature, peut pénétrer plus loin dans son inconscient que la plupart des gens. Quelqu'un aussi qui, d'une manière ou d'une autre, est capable d'exprimer ce qu'il a puisé dans l’inconscient. (…) Par extension, on peut appeler “chaman” quiconque vit, de la manière que j'ai décrite, la tradition dans laquelle il est né, qui sait briser les schémas de la personnalité et du savoir normalement admis dans la société ».
Et Snyder de préciser que ce chaman possède un certain pouvoir, négatif ou positif mais qu'il convient de séparer de tout rôle politique :
« Autrement le chamanisme tourne à la magie noire. Si le chaman veut influencer la politique, il faut que ce soit au moyen d'une action thérapeutique artistique. Il ne doit pas essayer de manipuler le déroulement des événements. C'est là qu'on retrouve les fous charismatiques. Voila d’où viennent aussi les empereurs de la Chine et du Japon. Monte en épingle le rôle du chaman, donne-lui un statut politique, tu auras un empereur : un Fils du Ciel » (2).
On voit combien le travail de Snyder se situe dans la tradition chamanique, et comment par cet élan existentiel il ne sera jamais question de respecter religieusement une tradition figée dans le souvenir de rites au symbolisme desséché, mais bien d'inaugurer une voie particulière, mouvante, insaisissable, et néanmoins fraternelle dans son refus des conventions, des oppressions sociales et politiques, des tyrannies spirituelles. Aujourd'hui, héritier de l’infinie palabre entre les cultures et fort de son expérience sur le fil tranchant de la vie concrète, le chaman se voudra, pratiquant la forme du poème, homme de parole par excellence. Voici d'ailleurs le portrait que nous livre Pierre-Yves Pétillon :
« Gary Snyder est le chaman qui veut non seulement redonner voix aux pierres et aux arbres, mais aussi aux chants oubliés de la tradition orale indienne dont il a de vieille date imité la scansion dans ses longs poèmes. On reconnaîtra ici le legs de Robert Graves : la culture indienne n'est qu'un spécimen parmi d'autres de cette culture préhistorique, païenne que le Christianisme a cru éradiquer et qu'il a seulement poussée dans la clandestinité. Gary Snyder veut se ressourcer à cette strate secrète de l’histoire de l’humanité où il retrouve le chamanisme paléo-sibérien, mais aussi les cultes mégalithiques, l’astrologie et l’alchimie du Moyen Âge, le tantrisme du Bengale, le Tch'an chinois, le Tachikawa-Ryu japonais et la sorcellerie paysanne de l’Europe : tous ces cultes occultes vont se réveiller de leur sommeil dogmatique ; ils sont toujours présents à l'état de traces qu’il suffit de savoir déchiffrer en archéologue pour les raviver » (3).
L’enjeu de la poésie est l'écriture du dépassement des préjugés frileux qu'engendrent le narcissisme psychique et l’ethnocentrisme intellectuel. Non pas reniement, mais véritable plongée en nous-mêmes, capacité d'articuler un dialogue, une rencontre, un partage à rebours du repli infantile ou de l'hystérie impérialiste. « Les poètes modernes d'Amérique, d'Europe, et du Japon font la découverte du souffle, de la voix, de la transe. Et c'est aussi une forme de découverte que de prendre conscience de ce que l’univers n'est pas un objet mort mais une créature continuelle, la chanson de Sarasvati jaillissant de la transe de Brahma » (4). Et pour dire cela, les mots comme matériau dont on devient l’artisan infatigable, humble et inspiré.
« Qu'ai-je appris sinon / le bon usage de quelques outils ? / À la pause / Après le rude mais gai labeur / Assis en silence, buvant du vin, / me plongeant dans ces pensées / bien à moi, rudes et sèches. / (…) / Regarder en silence : / jamais deux fois la même chose, / mais ce qu'on sent bien, / on le transmet » (5).
C'est ce savoir élémentaire que Snyder transmet à son fils Kai dans le poàme intitulé Manches de haches :
« (…) / Là je commence à tailler le vieux manche / Avec la hachette, et la phrase / D'abord apprise d'Ezra Pound / Résonne dans mes oreilles ! “Quand on fabrique un manche de hache / le modèle n'est pas loin”. Et je dis à Kai / “Regarde : Nous taillerons le manche D'après le manche de la hache / Avec laquelle nous travaillons”. Et il voit. Et j'entends de nouveau : / C'est est dans Wên de Luji, quatrième siècle ap. JC, “Essai sur la littérature” dans la Préface : “Quand on fabrique le manche/ D'une hache / En taillant du bois avec une hache / Le modèle est à portée de main. / Mon maître Shih-hsiang Chen / a traduit et enseigné cela il y a des années” / Et je vois : Pound était une hache / Chen était une hache, je suis une hache / Et mon fils un manche bientôt / Prêt à tailler de nouveau, modèle / Et outil, travail de la culture, / Ainsi nous nous perpétuons. » (6)
Gary Snyder nous invite non pas à jouer au montagnard, mais à devenir montagne.
► Marc Klugkist, Antaios n°12, 1997.
P.S. : Dans certains textes, Gary Snyder, ne désirant pas utiliser la datation basée sur l'hypothétique naissance du Christ, propose de remonter à une autre source, mythique et concrète : l'apparition des premières peintures rupestres il y a environ quarante millénaires. J'écris donc ce texte en automne de l'an 40097. À bon entendeur…
Notes :
1. Dialogues, Gilles Deleuze & Claire Parnet, Flammarion, 1977.
2. « Poésie, politique, Zen et l'art de Gary Snyder », entretien avec L. MacAdams, in : Po&sie n°12, 1980.
3. Histoire de la littérature américaine : Notre demi-siècle 1939-1989, Fayard, 1992, p. 434.
4. Le Retour des Tribus, G. Snyder, C. Bourgois, 1972, p. 203.
5. Premier Chant du Chaman et autres poèmes, G. Snyder, La Différence, 1992, p. 99.
6. Ibid., p. 77-79.***
♦ Œuvres de Gary Snyder :
Montagnes et rivières sans fin, Rocher, 2002 [recension]
Le Sens des lieux, Wildproject, 2018 [recension]
♦ Pour prolonger :
« L'alternative bouddhiste de Gary Snyder », Hervé Allet, Dalhousie French Studies vol. 46, 1999
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En tant que poète, je maintiens les valeurs les plus archaïques de la Terre. Elles remontent au Paléolithique : la fertilité du sol, la magie des animaux. le pouvoir-vision dans la solitude, l'initiation terrifiante et la renaissance, l'amour et l'extase du damné, le travail commun de la tribu. Il y a un niveau d'esprit qui doit être distingué du purement extatique, où les perceptions les plus immédiates et personnelles fusionnent avec les relations archétypales et rituelles de la société humaine à l'univers. La Poésie faite à partir d'une telle disposition n'est pas “automatique”, mais elle est souvent sans effort ; et cela n'exclut pas le plaisir de l'ingéniosité intellectuelle occasionnelle et de l'allusion. Mes meilleurs poèmes découlent d'un tel état ; ils ont tendance à explorer l'architecture de la conscience.
► Gary Snyder, in : Dialectical Anthropology vol. 11, 1986.
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Sachons jouir de notre condition humaine, riche d’étincelles spirituelles et de jouissance sexuelle, mais aussi occupée par l'ambition sociale et les coups de colères stériles, tout en ne nous considérant ni plus ni moins comme un parmi tous les membres de la Grande Diversité. Sachons nous accepter tous égaux et habitants de la même terre. Abandonnons tout espoir d'éternité et arrêtons de lutter contre la saleté qu'elle qu'elle soit. On peut chasser les moustiques, se protéger de la vermine sans pour cela éprouver de la haine.
N’attendons rien, soyons alertes et autonomes, attentifs et reconnaissants, généreux et directs. Calme et clarté sont au rendez-vous quand nous nous lavons les mains salies par le travail et que nous jetons un coup d’œil furtif vers les nuages qui traversent le ciel. S’asseoir pour prendre un café avec un ami, voilà une autre joie toute simple.
L’espace sauvage nous demande d'apprendre à connaître le terrain, de saluer plantes, animaux terrestres et oiseaux du ciel, de franchir crêtes et rivières, pour ensuite raconter une bonne histoire de retour à la maison. Alors, quand les enfants sont bien au chaud dans leurs lits, lors d'une de ces grandes fêtes comme Halloween, le Nouvel An, ou le Quatre Juillet, invoquons quelques esprits, mettons la musique, et ceux et celles qui sont toujours de ce monde se laisseront aller en se libérant totalement.
Voici la portée ultime du mot "sauvage" dans son sens ésotérique le plus profond et le plus angoissant. Ceux qui sont prêts pour l'aventure y parviendront. Mais surtout, s'il vous plaît, ne le répétez à personne !
(…) L’un des mots-clés ici est la “pratique”, dans le sens d’un effort conscient, soutenu et délibéré pour apprendre à trouver une meilleure harmonie avec soi-même et avec le mode d’existence réel du monde.
► Gary Snyder, La Pratique Sauvage, 1999.
Pièces-jointes :
"Aristocrates sauvages", de Jim Harrison et Gary Snyder : Harrison et Snyder, auteurs natureLes deux Américains explorent leur rapport au monde sauvage
• Recension ; Aristocrates sauvages (The Etiquette of Freedom), Jim Harrison & Gary Snyder. Traduit de l'anglais par Matthieu Dumont. Wildproject Editions, 166 p., 18 €. Avec un documentaire sur DVD, La Pratique sauvage, de Paul Ebenkamp. [radio]
Au milieu des montagnes de Santa Lucia, sur la côte sud de la Californie, deux monstres sacrés de la littérature américaine se sont donné rendez-vous : Gary Snyder, poète emblématique de la Beat Generation (Prix Pulitzer 1975) et Jim Harrison, écrivain des grands espaces.
Qu'ont-ils en commun ? L’un et l’autre ont placé leur œuvre dans ce qu'ils appellent le “monde sauvage” (wilderness), inépuisable matériau romanesque pour Harrison, source de ravissement et d'effroi pour Snyder. L'objet de cette conversation ? Questionner la relation que l'art entretient avec cette nature. Ce livre hybride et passionnant, Aristocrates sauvages, offre au lecteur de quoi satisfaire sa curiosité : il comprend la transcription de l'entretien nourri par l'expérience de chacun, mais aussi un documentaire qui incarne cette rencontre et un florilège de poèmes de Gary Snyder qui l'amplifie.
Si Jim Harrison jouit en France d'une solide réputation, l’œuvre de Snyder y est encore méconnue. Sans doute parce qu'il est poète, et que la poésie est toujours plus confidentielle, ou jugée plus difficile d'accès, que le roman. Mais il faut le lire d'urgence : ses textes ouvrent des brèches nouvelles dans la perception du monde — l'homme n'y règne plus en maître. “Ce qu'est pour nous le doux chant d'automne des criquets, c'est ce que nous sommes pour les arbres”, écrit-il.
Et quelle incroyable vie menée avant de pouvoir atteindre à cette simplicité ! Après avoir côtoyé les écrivains de la Beat Generation (il apparaît dans Les Clochards célestes, de Jack Kerouac, 1963) Gary Snyder a poursuivi sa quête, ailleurs : à la fin des années 1950, il découvre le zen, part rejoindre une communauté bouddhiste au Japon. Lorsqu'il revient aux États-Unis, en 1964, il développe sa théorie du “biorégionalisme”, qui consiste à étudier les “communautés biologiques” d'un territoire plutôt que ses frontières politiques ou linguistiques.
Entre l'humain et l'animal
Pour Snyder, en effet, il faut redonner du prestige à la vie sauvage. Par sa représentation poétique. Ou l'observation de la nature. C'est bien cette même nécessité qui rapproche Harrison et Snyder. Ils recherchent l'un et l'autre “le sens d'une étroite parenté entre animalité, humanité et divinité”, analyse Antoine Wyss dans sa postface. D'où l'importance accordée à ces interactions entre l'humain et l'animal : Jim Harrison raconte que lorsqu'il mange de l'ours, il fait toujours ensuite des rêves d'ours. Gary Snyder évoque un ami fauconnier relâchant un jeune rapace qui, depuis ce jour, chaque matin, vole au-dessus de lui quand il part se promener. “Les humains ne sont pas toujours prêts à reconnaître l'existence de ce type d'intelligence”, confie le poète. Lui se nourrit de ces signes souvent désordonnés que la nature adresse — et sans doute pas que de signes : “Mangeant les graines vivantes des herbes / Mangeant les œufs des grands oiseaux”…
Être poète, pour Snyder, ce n'est pas regarder le monde d'un point de vue contemplatif ou méditatif, mais essayer (et l'expérience poétique rejoint ici le zen) de se déployer tout entier dans le grand tout, sans souci de hiérarchie. Ne pas raconter l'histoire d'un arbre, mais écrire un poème pour s'entretenir avec lui. Jim Harrison a cette très belle formule qui pose le risque et la beauté d'une telle aventure : “Un poème est l'exemple d'une sorte de chaos pondéré”.
► Amaury da Cunha, Le Monde [des livres], 24 nov. 2011.
♦ Chez le même éditeur : Le Sens des lieux : éthique, esthétique et bassins-versants, Gary Snyder, 2018 [présentation] [recension]. Ce recueil d’essais de Gary Snyder offre une vue d’ensemble sur un demi-siècle d’écriture et de pensée. On y traverse tous les aspects marquants de la vie et des engagements de l’auteur — poète, bouddhiste zen, penseur versé en métaphysique, militant pionnier du mouvement écologiste et du biorégionalisme. Au même titre qu’un Thoreau, Gary Snyder apparaît aujourd’hui comme un visionnaire dans la “révolution culturelle” de l’écologie. Le plus discret des poètes de la beat generation pourrait être celui qui offre l’héritage le plus fertile aux siècles qui suivent. Le Sens des lieux est une entrée royale pour s’initier à un auteur de plus en plus étudié en France – mais aussi pour découvrir la pensée écologiste à l’état naissant, dans toute sa richesse et son raffinement.
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♦ WildProject : Créées à Marseille en 2008 par Baptiste Lanaspèze (auparavant chez Autrement) [entretien], les éditions WildProject se consacrent principalement aux principes de la philosophie écologiste. “J'ai enseigné un an à New York et lors d'un stage à l'agence littéraire SJ Greenburger, j'ai découvert cette nouvelle philosophie. En rentrant en France, je me suis rendu compte que par patriotisme mal placé et par 'constructivisme' culturaliste, la France avait raté la révolution majeure de la pensée écologiste. La voie était libre pour une belle aventure éditoriale”. Le catalogue compte aujourd'hui 4 collections — “Domaine sauvage”, “Tête nue”, “À partir de Marseille”, “Le monde qui vient” —, à raison maintenant de 8 à 10 publications par an. La diffusion et la distribution sont assurées par Pollen, en direction des librairies de France, de Suisse et de Belgique, et l'accueil des libraires semble positif. “L'idée était, sur le modèle mythique de Lawrence Ferlinghetti, un poète devenu éditeur en publiant les poètes de la next generation, d'être la maison d'édition qui rassemble et développe les idées de la pensée écologiste”. C'est ainsi que des auteurs comme Rachel Carson, Arne Naess, Baird Callicott ou bien encore Vittorio Hösle ont été traduits. L'éditeur s'est entouré d'un comité scientifique, lequel apporte des manuscrits, des idées, et le débat en cas de doutes. Les traducteurs Matthieu Dumont et Pierre Madelin proposent également des manuscrits.
Pour Jack Kerouac et Allen Ginsberg, arrivant de la côte est à San Francisco (où le mouvement beat a pris naissance), Gary Snyder, natif du Nord-Ouest (Oregon), était « le type le plus fou et le plus intelligent que nous ayons jamais rencontré ». Si Kerouac a tendance à se perdre dans une religiosité vague et naïvement enthousiaste, si Ginsberg, lui, tend à se transformer parfois en moulin à paroles, Snyder (il est Japhy Ryder, le personnage central du roman de Kerouac, Les Clochards célestes, The Dharma Bums, 1963) donne l'impression d'une personnalité beaucoup plus homogène, à l'esprit plus clair, à la parole plus économe, aux gestes plus précis. Il se situe au centre de ce mouvement américain (et non américain) actuel qui tend vers une “conscience écologique” : nouveaux rapports entre l'homme et la nature, liés à une nouvelle compréhension de la nature de l'homme lui-même ; mouvement qui comporte pêle-mêle des éléments de primitivisme, d'orientalisme et d'utopisme. On pense aussi, bien sûr, à la leçon de ces deux grands ancêtres que sont Thoreau et Whitman. Ayant, sur un fond d'idées anarchistes et socialistes, fait des études d'anthropologie (tribus indiennes de la côte nord-ouest), des études de chinois et de japonais, Snyder, après avoir fait un séjour de plusieurs années au Japon et trouvé une unité en lui-même (A Range of Poems, 1966 ; Regarding Wave, 1970 ; Turtle Island, 1974), se tourne de plus en plus vers la société : « Le mouvement en Occident s'appelle révolution sociale ; le mouvement en Orient s'appelle pénétration individuelle dans le vide fondamental du soi. Nous avons besoin des deux. » Dans son petit livre de notes et d'essais, Le Retour des tribus (Earth House Hold, 1969), Snyder trace son itinéraire physique et spirituel qui l'a mené des solitudes boisées du Nord-Ouest, par un tour du monde comme matelot sur divers bateaux, jusqu'à un séjour dans un monastère zen au Japon, pour finalement revenir s'installer aux États-Unis avec l'idée d'y trouver, d'y créer, ne serait-ce que micro-socialement, une unité autre qu’étatique, unité dont il voit les germes et les prototypes chez les taoïstes, les ṣūfīs, les bouddhistes zen et tantriques, les gnostiques et, dans le monde chrétien, les frères du Libre-Esprit. Il s'agit, pour citer le titre d'un de ses poèmes, d'une « révolution dans la révolution dans la révolution ». Gary Snyder a développé son point de vue dans un recueil d'essais, The Practice of the Wild (1990, La Pratique sauvage). Un choix de ses poèmes a été rassemblé dans une anthologie, Look out : a Selection of Writing (2002).
► Kenneth White, Dictionnaire des littératures de langue anglaise, Universalis, 2019.
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