• Souveraineté

    dombrowski.heinrich.1Fonction qui incarne les valeurs supérieures et fondatrices liées à l'histoire, dans la conception-du-monde indo-européenne. La souveraineté, dans notre optique, appartient à la fois, au religieux et au politique, celui-ci étant subordonné à celui-là. Elle assure le destin du peuple sur le long terme. Présente dans une institution suprême dont les formes peuvent varier, les valeurs souveraines peuvent s'incarner du haut en bas de l'échelle sociale dans diverses instances (holisme), relativisant, hiérarchisant et se soumettant les autres valeurs, parfaitement légitimes de ce fait (cf. organicisme). La souveraineté ne se confond donc pas nécessairement pour nous avec un État central, unificateur, individualisateur et égalitaire ; elle est même tout à l'opposé de l'étatisme contemporain, qui rend impossible toute autorité souveraine. Une communauté qui oublie le sens de la souveraineté est, à terme, condamnée à mort. [Lexique]

    [Ci-dessus : Heinrich Ier, gravure sur bois d'Ernst von Dombrowski, 1938/1940]

     

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    ◘ Le principe de souveraineté

    gourme10.jpgL'une des premières définitions modernes de cette notion nous est donnée par Burlamaqui (1694-1748) dans ses Principes de droit politique.  Celui-ci retient trois éléments essentiels :

    1. un DROIT de direction,
    2. assorti d'un POUVOIR de commandement, de contrainte,
    3. ayant une valeur UNIVERSELLE, c'est-à-dire que cette combinaison juridico-politique s'applique à tous les membres d'une collectivité politique donnée (cité, nation, monarchie, empire, etc.).


    La notion est définie par conséquent indépendamment du type de régime dans lequel elle s'applique. Cette définition retient notre attention essentiellement par son aspect moderne : c'est qu'elle utilise deux concepts tirés du discours contemporains, à savoir le droit et le pouvoir politique. Il est à souligner cependant que la position originale de Burlamaqui constitue une rupture qui est à la fois historique et idéologique.

    Le droit médiéval, fortement soumis aux règles du discours scolastique, ne pouvait concevoir une théorie de la souveraineté qui ne fut principalement théocratique et déiste. Or, alors que les légistes catholiques s'appliquaient à dégager une conception métaphysique, Bulamaqui propose une définition politique et juridique, renouant ainsi avec la tradition publiciste romaine. En introduisant dans sa recherche des principes et critères non-religieux (pour simplifier, disons "laïcisé", bien que le terme soit impropre de notre point de vue), ce penseur genevois revendique un acte contestataire.

    L'originalité de cet "esprit contestataire" — qui va se développer au fil des siècles —  peut être étudiée à travers deux exemples :

    • d'une part, la théorie du mandat. Si l'on reconnaît la dichotomie souveraineté/ pouvoir divin, à qui peut-on alors attribuer cette souveraineté étant bien entendu que celle-ci n'est concédée qu'à titre relatif et provisoire au souverain ? Et, par ailleurs, qui est à l'origine de cette attribution ?
    • d'autre part, le développement de l'idéologie démocratique de la souveraineté populaire. Cette idéologie, caractérisée par la notion de "contrat social", présente deux versions : l'une post-scolastique (la doctrine des jésuites en est la plus brillante des représentations), l'autre républicaine (Hobbes, Rousseau).


    La théorie du mandat

    De la théorie du mandat peuvent être dégagées les esquisses idéologiques de ce qui était appelé à engendrer les grands principes de la pensée politique contemporaine. On y reconnaîtra, entre autres choses, les valeurs sous-jacentes aux idéologies égalitaires : dualisme, mécanicisme inorganique, attachement aux cadres logiques du droit privé.

    Cette théorie présente une structure trinaire (ou ternaire) évidente. Trois facteurs, trois niveaux, interviennent en effet : le mandataire, le mandaté et l'attribut du mandat. Le mandataire est Dieu, ou la puissance divine dans le langage des légistes de l'époque ; le mandaté, celui qui exerce le pouvoir en vertu d'un mandat explicite découlant d'une procédure historique (le pacte de Dieu et du roi prend la forme du baptême — Clovis — ou du sacre — les Bourbons) ; enfin, l'attribut même du mandat est représenté par la souveraineté, qui est à la fois droit et pouvoir.

    Cette dialectique trinaire s'inspire d'une idéologie dualiste, essentialiste, qui apparaît clairement dans le schéma suivant :

    • Élément originel : Le mandataire = Dieu (A)

    • Éléments dérivés : Le mandaté = Roi (B) ; L'attribut = Souveraineté (C).

    La relation causale, telle qu'elle transparaît dans ce dessin, entre celui qui est la source de tout pouvoir (Dieu) et ce que nous avons appelé les "éléments dérivés" de la structure (le souverain et son attribut), est frappante.

    Ainsi, il n'existe qu'un rapport unilatéral entre l'élément originel et les éléments dérivés. Qu'est-ce à dire ? C'est que le souverain (l'État) n'est considéré que comme une instance soumise, déterminée. Simple super-structure dans le rapport trinaire que nous avons défini, il ne peut être une instance suprême. Au même titre, la souveraineté est conçue ici comme un pur "objet". Il n'est pas question de la valoriser, dans la mesure où elle participera de Dieu et du pouvoir politique temporel.

    Au fond, l'État est un "objet" divisé, la souveraineté politique une instance médiatrice ; seule la puissance divine est présentée comme "sujet" total, instance suprême parce qu'englobante. C'est ainsi qu'un légiste de l'époque médiévale a pu écrire que l'État n'était en tout et pour tout qu'un fidei commis

    Une logique essentialiste, inorganique et déterministe

    Cette logique "essentialiste", selon laquelle Dieu serait l'essence de toute chose (cf. Saint Augustin, Thomas d'Aquin) conduit à dévaloriser le pouvoir politique, opération caractéristique du manichéisme chrétien. Non seulement l'État n'est qu'une structure objective, mais il représente chez les doctrinaires chrétiens, une anti-thèse, un mal nécessaire.

    Bien évidemment, la coloration donnée au pouvoir politique est négative. Si l'État est en possession de la souveraineté, il n'en a pas la propriété pleine et entière. Il n'est pouvoir que par accident et non par essence. En termes civilistes, il n'exerce pas un droit réel parfait de propriété.

    Qu'est-ce que cette souveraineté, émanée de Dieu et qu'il peut reprendre à tout instant ?

    Philologiquement, elle est superanum, c'est-à-dire supériorité. Pétris de droit romain et de droit canonique, les légistes de l'âge d'or du catholicisme sont les ardents défenseurs d'un ordre théocratique. Leur discours est moins idéologique que politique. Au service du pouvoir ecclésiastique, ils donnent à ce dernier un alibi intellectuel (1). Soulignons que cette dialectique n'est nullement organique. Elle relève au contraire d'une pure mécanique déterministe, dans laquelle l'homme n'a aucun droit.

    Logiquement, les rapports qu'entretient cette puissance divine avec le souverain sont purement hiérarchiques. L'influence platonicienne apparaît ici considérable. Si rien ne se conçoit hors de Dieu, le pouvoir politique n'est que titularisation et jamais propriété ab origine. C'est ainsi que l'écrivaient les frères Carlyle dans un essai intitulé A History of Political Medieval Theory in the West (1903-1936) en rappelant le vieil adage des barons anglais et saxons : Nolimus leges anglicae mutare.

    La souveraineté du peuple

    Il est inévitable que cette seconde partie apparaisse comme un raccourci par trop fulgurant d'une évolution qui, bien que sensible, fut lente. Cette dernière est typique des mouvements observables dans la vie des idées, qui passent successivement par des phases de contraction puis de décontraction. Rythme biologique que nous retrouvons dans notre analyse. À l'époque où nous reprenons notre étude, les discours touchant à la notion de souveraineté populaire se sont multipliés. L'émergence d'un État puissant, centralisateur et volontaire a favorisé une telle poussée. La théorie du droit divin est une expression de notre époque de changements. Elle fournit une base idéologique à l'absolutisme du XVIIe siècle.

    Deux inspirations sont à distinguer : l'une est d'origine chrétienne et représentée par les Monarchomaques et certains intellectuels jésuites (dont Francisco Suarez). L'autre est plus franchement laïque, entendons par là non directement attachée aux intérêts ecclésiastiques (Hobbes et le Léviathan, Rousseau et le Contrat Social). Penchons-nous tout d'abord sur la doctrine jésuite à travers les idées développées par Francisco Suarez (1548-1617).

    Des jésuites aux doctrines du contrat social

    Fidèles aux tendances égalitaires de leur doctrine dualiste — et de la théorie du mandat qui en est une expression particulière — ce sont des penseurs jésuites qui vont enclencher le mouvement qui débouchera sur la théorie du contrat social. Ce n'est là qu'un des multiples paradoxes apparents de l'histoire des idées. Certains auteurs ont voulu voir dans cette évolution une "laïcisation" de la théorie du mandat et il est évident qu'une tentative de dégagement du discours théocratique se manifeste timidement. Lato sensu, ils demeurent tout de même dans la ligne des héritiers de la pensée augustinienne et thomiste. Si les scolastiques perdent du terrain, la conception du monde dominante chrétienne se maintient. Les valeurs restent identiques. Quelles sont-elles ?

    • Première idée : L'homme est un être social. L'ontologie sociale de la doctrine aristotélicienne est reprise dans l'augustinisme, par la reconnaissance de l'individu comme réalité politique. Comme valeur, l'homme est un absolu dans l'histoire et la Cité de Dieu est reliée à la Cité Terrestre par une "sphère de conciliation" qui n'est pas sans rappeler Socrate ou Chrysippe.

    • Deuxième idée : Le mandataire n'est plus Dieu. Les monarchomaques sont les premiers à opérer cette substitution : la source du pouvoir n'est plus divine mais réside dans le peuple.

    Les intellectuels jésuites vont introduire une révolution dans les idées. Au vieux principes thomiste "nulla potestas nisi a Deo" est substitué l'idée selon laquelle "nulla potestas nisi a Deo per populum"…  Il s'agit là de quelque chose de révolutionnaire puisque c'est reconnaître au peuple au moins un rôle égal à celui de Dieu. Le "grand absent" (entendons le peuple) est désormais placé au premier rang. Ainsi pour le Cardinal Bellarmin (1542-1621), "tous les citoyens sont civilement égaux", ajoutant dans De Membris Ecclesiae, "le pouvoir a été donné au peuple et les hommes y sont égaux".

    Il est d'ailleurs suivi dans cette voie par Suarez, un autre père des jésuites : "la sphère de conciliation" est facteur de synthèse, synthèse de Dieu et du peuple. La souveraineté populaire est donc dans le cadre de cette "sphère" concrétisée par un contrat de tous entre tous. La filiation est incontestable (cf. J. Rouvier, Les grandes idées politiques, t. 1, Bordas).

    Deux aspects sont à distinguer :

    • La société, d'une part, fondée sur un rapport de droit privé, de nature synallagmatique. Cette influence du droit privé rejoint celle aperçue dans la théorie du mandat. Dans cette société, les hommes sont égaux, comme créatures de Dieu. Celle-ci est une exigence de la nature, devant être régie par une autorité, nécessité par le bien commun. Ce syllogisme thomiste réduit le pouvoir à un mal nécessaire et sa souveraineté à une simple délégation du souverain suprême (Dieu ; puis Dieu et le peuple ; le peuple enfin). Ce rapport autrefois nommé "pactum" induit une délégation de pouvoir.
    • En effet, le pouvoir résulte de ce "pactum subjectionnis". Il est mal tempéré en vue du bien commun ! Définir ce dernier est une tâche ardue mais il existe comme objectif.


    Le dualisme manichéen est conservé…

    Le dualisme manichéen est cependant conservé : le pouvoir demeure ce mal nécessaire. La cité des hommes, reflet dégénéré de la Cité de Dieu, réclame une caricature de pouvoir. L'exécutif, l'État, quelle que soit son appellation, est cette dernière. Le pacte est limité et partiel. Face à la société des hommes (valeur du bien), fondée sur un accord consensuel naturel (influence du jusnaturalisme), le pouvoir représente le pôle négatif. C'est ainsi que nous arrivons à la théorie du contrat social, dont les principaux théoriciens furent Thomas Hobbes et J.J. Rousseau.

    Dans son ouvrage principal, Le Léviathan (1651), Hobbes (1588-1679) nous expose les principes qui l'ont inspirés. C'est surtout chez Spinoza qu'il a puisé son inspiration. Ce dernier, dans son Traité théologico-politique développe l'idée selon laquelle l'état originel de l'homme est celui de nature. L'état de nature se définit comme "la possession d'un droit qui s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient" et présente donc un caractère actif d'une pluralité de rapports de puissance (cette idée s'oppose en fait à l'idéalisme pacifiste et plat des intellectuels contemporains). La fin d'un tel état est la conséquence de l'apparition de ce que Spinoza appelle la "multitude", connaissant deux formes principales : la cité et la république.

    À ce propos, Rousseau considérait que l'accroissement du nombre des individus est inversement proportionnel au degré de liberté dont ils jouissent. Cette conséquence du nombre en expansion (cf. chap. XVII du Léviathan),  comme pure quantité arithmétique, produit inéluctablement une société de discipline qui trouve sa justification dans sa fonction d'assurance. Hobbes définit cette fonction comme celle consistant à "donner la pais et la sûreté".

    La naissance de l'État totalitaire

    Le problème qui se pose n'est plus alors de limiter ce pouvoir mais de l'organiser au mieux des intérêts collectifs. Le philosophe investit celui-ci d'un droit illimité d'action justifié par sa fonction. Chaque acte souverain a pour auteur l'ensemble des sujets. D'où l'apparition du Léviathan, "le plus grand des monstres froids" dont parle Nietzsche. En termes de sociologie politique, c'est l'acte de naissance intellectuelle de l'État totalitaire, de la dictature moderne, qu'elle soit nazie ou stalinienne.

    On peut dégager chez Hobbes deux idées dominantes, d'une part une méfiance a priori du pouvoir réhabilité mais condamnable tout à la fois, d'autre part une vue prospective quant à l'apparition de l'État moderne et de sa rhétorique égalitaire (cf. l'analyse brillante de B. de Jouvenel, Du pouvoir).

    Deux acteurs entrent en jeu : le pouvoir exécutif et l'individu, liés par un contrat en vertu duquel toute personne aliène, en toute connaissance de cause, la totalité de ses droits au profit d'avantages à terme. Dans ce jeu d'un genre nouveau, le providentialisme explicatif de la période médiévale disparaît au profit d'un style que nous qualifions de réalitaire. Le jeu n'est plus troublé par un tiers divin, il est immanent au monde d'ici-bas. L'émancipation est de ce point de vue radicale. Le rapport politique Pouvoir/ Peuple est valorisé, maladroitement. Il est encore contractuel, toujours marqué de la mauvaise conscience d'un péché originel, traduit par l'aliénation de l'individu. Notons pour finir que Hobbes insiste avec bonheur sur la dialectique du politique excluant toute métaphysique déterminante.

    La logique de Rousseau

    Le second théoricien qui nous intéresse ici est J.J. Rousseau (1712-1778) et son Contrat Social (1762). L'idée de base du rousseauisme est le mythe du Contrat social, événement "historial" au sens de Martin Heidegger, marquant la naissance de l'humanité historique ; la logique de Rousseau présente deux aspects essentiels :

    1. une chronologie marquée par l'idée de rupture (historicisme). Le contrat social est un acte unique dans le temps, qui constitue la consommation première de l'aliénation. Telle est l'idée traditionnelle. Mais Rousseau est aussi le fondateur d'une doctrine historique. Il divise la genèse du contrat en deux étapes : le surgissement, sous la nécessité démographique (cf. Hobbes) puis la désignation des dirigeants par les cocontractants. Par là est introduit le mythe fondateur historique d'une société décomposée en époques significatives et distinctes. Au  providentialisme déterminant des jésuites, Rousseau substitue l'homme-sujet de l'histoire. Le destin n'est plus le résultat d'une volonté divine, transcendante à la terrestre humanité. Il est volonté humaine. Nous avons affaire là à une doctrine du volontarisme historique et subjectiviste.
    2. La question soulevée par la notion de souveraineté populaire est la suivante : quel peut être le degré d'aliénation des droits individuels ?


    École anglo-saxonne et école continentale

    On trouve au XVIIIe siècle deux réponses, deux sensibilités. Pour l'école anglo-saxonne (Locke et Hobbes), cette aliénation ne devait être que partielle, les individus conservant un "droit de réserve". Pour l'école continentale, il ne peut y avoir de demi-mesure : l'aliénation est totale. Le souverain étant le peuple, "les hommes ne peuvent s'engager qu'à obéir à leur totalité". Cette dernière constitue une entité essentiellement différente d'une somme arithmétique : il s'agit de la Nation qui bénéficie d'un transfert de l'ensemble des droits des particuliers. La modération graduée d'un Hobbes ou d'un Bossuet (cf. le Cinquième avertissement aux protestants) est étrangère à la pensée rousseauiste pour laquelle le droit de souveraineté s'avère absolu.

    Voilà pourquoi Rousseau est généralement présenté comme le précurseur de tous les régimes totalitaires modernes. Mais on trouve également chez Rousseau une distinction fondamentale : gouvernement et souveraineté ne sont point identiques. La souveraineté populaire attribue l'imperium aux dirigeants, c'est un fait, mais elle demeure spécifique "chose-en-soi" qui ne peut être confondue avec la fonction exécutive. Cette dichotomie est un des points remarquables de la science politique moderne (cf. Du contrat social,  Livre III, chap. II).

    Le danger provient alors de la dynamique du pouvoir, tendance propre à tout pouvoir politique à envahir la dimension souveraine, brisant ainsi les termes du contrat social. Selon Rousseau, "ce vice inhérent et inévitable" est lié à toute société humaine. Ce qui donne à Bertrand de Jouvenel l'occasion de qualifier cette idéologie d'évolutionnisme pessimiste (in Du Principat,  Hachette).

    La souveraineté populaire rousseauiste est un des concepts les plus ambigus que l'on puisse trouver. A priori démocratique et égalitaire, elle est à l'origine des systèmes idéologiques nationaux des XIXe et XXe siècles. Le style impérial de cette souveraineté essentiellement immanente, son caractère communautaire et politico-historique, joint à une philosophie pessimiste, font de Jean-Jacques Rousseau un des principaux fondateurs de la doctrine de la souveraineté post-chrétienne.

    L'idée de souveraineté, de par ses origines, constitue un des concepts-clés de l'histoire politique européenne. Fortement marquée par l'influence du droit privé romain, elle fut durant toute l'époque d'expansion chrétienne, un concept directement rattaché au pouvoir divin. Cette idée connut, au gré des fluctuations idéologiques et politiques, des interprétations sensiblement divergentes. N'est-ce pas, d'ailleurs, le sort réservé à toute tentative de systématisation politique ?

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°54-55, 1989.

    Note 1 : L'Antiquité considérait la première fonction, dite souveraine, comme religieuse ET politico-juridique ainsi que Georges Dumézil l'a démontré dans maints ouvrages.

    [Illustration : gravure de Gourmelin représentant la trifonctionnalité indo-européenne : force, souveraineté, fécondité]

     

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    ◘ Pour définir les corps concrets de la souveraineté

    Il y a déjà longtemps, depuis des horizons différents, on a reconnu le fait que l'imaginaire moderne s'est constitué en bouleversant de fond en comble et en évidant radicalement le mode traditionnel de comprendre l'homme et sa place dans le monde. Selon ce mode traditionnel, l'homme tire ses qualités d'une appartenance à une communauté et les droits dont il dispose sont l'expression des statuts sociaux et des liens qui y correspondent.

    Au contraire, pour l'imaginaire moderne, l'individu est par nature libre et auto-suffisant, avant même d'entretenir des relations sociales avec d'autres individus. Une telle (sur)valorisation de l'individu implique un rejet automatique de tous les fondements métaphysiques et religieux structurant l'ordre social et postule l'élimination implicite de tous les liens de dépendance à l'égard de pouvoirs personnels ou sociaux. C'est pour cette raison que la démocratie moderne, avant de représenter un certain régime politique, exprime surtout la force par laquelle se manifestent 1) l'exigence d'égalité des conditions et 2) la reconnaissance de cette égalité fondamentale pour tous les hommes.

    Si tout cela constitue la conscience moderne telle qu'on la pressent encore aujourd'hui, quoique de façon moins vive, en revanche, on se rend parfaitement compte que l'imaginaire moderne a substitué au lien social l'idée d'un rapport juridique entre les hommes. De par cette substitution, l'individu peut entrer en rapport avec les autres seulement par le biais de lois ou d'un contrat juridiquement sanctionné. Ensuite vient "l'invention" de l'État, instance posée comme la représentante de la collectivité et conçue comme autorité abstraite et comme pouvoir impersonnel détenant le monopole légal de la violence. Le droit se pose alors comme le principe organisateur par lequel les individus singuliers entrent dans des rapports de réciprocité officiels, mais, simultanément, en dehors de tels rapports (juridiques), les individus n'entretiennent plus que des relations sociales désormais considérées comme dépourvues de significations et non sanctionnables normativement.

    La "société des hommes", en somme, devient une société exclusivement juridique, une société qui s'identifie uniquement à l'institution juridique, laquelle impose des interdits et fixe le rapport qui relie entre elles les volontés individuelles. L'individu moderne peut être entièrement libre, mais seulement à condition qu'il exerce sa liberté sur le modèle de la liberté juridique, c'est-à-dire une liberté d'utiliser dans l'abstrait toutes les normes juridiques. En revanche, il lui est interdit de modifier par la force les conditions matérielles dont il dépend, ce qui a pour effet pratique de l'empêcher d'utiliser réellement ce qui lui est autorisé formellement. Tel est le caractère inédit de la modernité. D'une part, la société n'existe plus officiellement que dans la trame des rapports qui se sont institués par le truchement du droit contractuel. D'autre part, l'égalité juridique ne concrétise plus que la seule parité formelle, mais permet que se reproduisent les disparités économiques et sociales, sous prétexte que celles-ci seraient générées par des rapports privés, dépourvus, en tant que tels, de pertinence juridique.

    L'égalité moderne, en fait, ne considère les individus que sur le seul plan abstrait et jamais dans leurs déterminations concrètes et particulières. Cela veut dire que l'égalité face à la loi ne garantit pas l'égalité face au pouvoir de disposer des moyens nécessaires à produire des ressources matérielles. Les règles juridiques qui fondent la citoyenneté politique sont — comme on l'a relevé maintes fois — des règles exclusivement instrumentales qui ne distribuent nullement des ressources mais définissent seulement des modalités d'action mises en théorie à la disposition de chacun, pour réaliser ses propres fins privées. Cette "systématisation" théorique et fonctionnelle :

    • 1) occulte les profondes contradictions qui affectent la démocratie moderne (surtout la contradiction entre son aspiration à l'égalité et le maintien effectif d'une structure sociale qui produit et reproduit continuellement des inégalités)

    • 2) cache ce processus pervers qui est à l'œuvre et où l'égalité formelle fait continuellement émerger des inégalités substantielles. Conséquence : "l'État de droit" est fortement mis en crise, de même que les formes du droit qui corrobore l'égalité et que l'équation sujet égal = droits égaux.

    De l'égalité formelle à l'égalité substantielle par la participation

    Dans un tel cadre, l'égalité substantielle trouve toutes les raisons qui lui permettent de se poser comme la finalité de l'ordre juridique et de réclamer la participation égale de tous dans la production des lois. Le formalisme de l'égalité doit dès lors être dépassé et complété par la pratique de la participation de tous aux décisions, de façon à :

    • 1) ce que cette participation prenne concrètement le relais de l'idée d'égalité devant la loi

    • 2) introduire dans la pratique la participation égale de tous à la production des normes.

    On ne s'étonnera pas du fait que le problème de la citoyenneté  — et des prérogatives et des contenus qu'elle implique —  est aujourd'hui prêt à exploser et à libérer toutes sortes de tensions. Pour éviter cette explosion, on prétend que la citoyenneté-égalité doit se muer en citoyenneté-participation, une participation directe à la formation de la volonté générale. Parce qu'il est nécessaire que tous se voient attribuer des ressources et des biens nécessaires à leur auto-reproduction, on en arrivera obligatoirement au passage d'une citoyenneté politique à une citoyenneté économique et sociale. Mais seule une théorie de la démocratie-participation permettra aux citoyens d'élaborer et de choisir des fins communes, ce qui, en fait, pourra instituer une juste articulation entre droit et politique ainsi qu'entre droit et justice sociale.

    Mais est-ce trop demander à ce droit-là, qui n'a jamais réussi qu'à assécher la démocratie, de se dépasser lui-même ? Peut-être. Mais nous ne saurions négliger aucune tentative de promouvoir une nouvelle vision de la démocratie, c'est-à-dire une démocratie capable de faire passer la souveraineté du peuple (?) de la dimension abstraite, dans laquelle elle est aujourd'hui confinée, à une "carnalité" citoyenne, qui tienne pleinement compte des spécificités des hommes et de leur concrétude existentielle. Si l'on se souvient brièvement de l'histoire de la souveraineté à l'époque moderne, on constatera qu'elle s'est déployée en deux séquences : elle a d'abord placé le détenteur de la souveraineté dans la personne du Prince, ensuite dans le Peuple. Et a assuré ainsi le passage d'une formulation personnelle et patrimoniale de la souveraineté, typique de l'autorité princière du XVe siècle, à une formulation impersonnelle, inaugurée à la fin du XVIIIe siècle par la révolution française. Mais s'il est vrai qu'en démocratie le peuple n'obéit plus à un roi, il est tout aussi vrai de dire que c'est seulement par un artifice rhétorique qu'en démocratie le peuple obéit à lui-même en obéissant aux lois.

    En réalité, l'élément "peuple" introduit dans l'histoire de la souveraineté l'autonomie de la loi dans l'État. L'État justifie son existence par le "peuple" et, par la loi, il justifie l'autorité qu'il exerce sur ce même peuple. Dans un tel contexte, le "corps" par lequel vit la souveraineté, n'est plus celui du roi, mais n'est pas encore celui des citoyens. Formellement, l'État est la traduction juridique du peuple, mais cette entité abstraite qu'est le peuple, à ce niveau-ci, se matérialise dans des groupes restreints, des pouvoirs privés, qui confisquent de fait cette souveraineté au peuple, qui est théoriquement son seul dépositaire.

    Citoyenneté effective ou barbarie

    Il faut dès lors amorcer une nouvelle séquence dans l'histoire de la souveraineté et trouver une nouvelle "figure", dans laquelle la titularité personnelle et patrimoniale puisse s'incarner, cette fois dans des corps concrets de citoyens. Certes, bon nombre de difficultés surviennent quand on formule un projet de cette sorte. La marge d'aléas est grande, c'est certain, mais si les technocrates voulaient bien investir dans un tel projet une fraction minimale des énergies et du temps qu'ils consacrent à inventer des réformes mortes-nées, ils trouveraient très probablement — et très vite — des solutions acceptables aux multiples problèmes que pose la mise en œuvre d'une démocratie participative et substantielle. Il y a urgence. Nous sommes à la croisée des chemins et nous devons choisir : ou bien nous implantons rapidement une citoyenneté effective ou nous sombrons dans la barbarie. 

    ► Giuliano Borghi, Nouvelles de Synergies Européennes n°29, 1997.

    (texte paru dans Pagine Libere, n°10/1995 ; tr. fr. : RS)

     

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    ◘ La souveraineté entre immanence et transcendance

    L’inertie des démocraties parlementaires, leur incapacité réactive et leur lâcheté face à la vassalité vis-à-vis des États-Unis résultent, dans une large mesure, de la dépréciation et de la décadence de l’idée de souveraineté et du rôle de l’État souverain. À ce propos, Maurice Bardèche constatait que : « Les nations européennes sont des enfants gâtés : elles vivent sur un riche héritage sans s’apercevoir qu’il est en train de fondre ». Dans une perspective historique, cette inféodation aux États-Unis, elles en portent entièrement la responsabilité. En fait la victoire des démocraties alliées en 1945 était en réalité une défaite de l’Europe charnelle, spirituelle et politique. Ces démocraties n’ont, depuis 1945, fait que perpétuer la version mensongère de l’histoire et ont ainsi conditionné l’opinion publique dans ce sens, par un lavage de cerveau quotidien. Les démocraties libérales n’ont jamais eu la volonté, au lendemain de 1945, de constituer entre l’Union Soviétique et les États-Unis, entre le socialisme marxiste et le capitalisme libéral, une troisième force mondiale, une troisième voie politique.

    Maurras affirmait que « la république est le règne de l’étranger et qu’elle ne peut vivre qu’en cultivant le mensonge et l’imposture ». La “démocratie” officielle, qui domine en Europe de nos jours, ne peut s’établir et durer que sur la généralisation du mensonge. Elle se contente d’une suffisance idéologique et doctrinale en proclamant l’excellence et la perfectibilité du régime parlementaire et le mythe de la souveraineté populaire, lesquels reposent sur la mystification rousseauiste du contrat social. Rousseau avouera lui même qu’« on forcera l’homme à être libre ». Ainsi, en vertu de cette théorie contractualiste de la société, toute « association » entre les hommes aurait pour fondement une renonciation à des droits patents, une abdication, une délégation d’une partie de ses droits, de ses libertés fondamentales, en échange d’avantages qui deviennent contractuellement les droits du citoyen. La duperie consiste à réduire les droits du citoyen à la taille d’un bulletin de vote et en la foi prosélyte en une oligarchie partisane qui serait le porte parole, le fidèle représentant de leurs “belles idées”. Et voilà le tour est joué, une volonté populaire émanant du peuple lui-même, lequel serait intrinsèquement souverain mais serait représenté par procuration par une myriade de coteries d’intérêts constituants la trame du système partisan parlementaire. L’affirmation que seul le gouvernement légitime possible est le gouvernement de tous par la multitude est une totale utopie et n’aurait aucun sens, si on estimait que certains hommes seraient, indépendamment de la volonté de leurs semblables, investis du droit de gouverner. Ainsi, ce qui est sous-jacent au dogme de la souveraineté populaire, c’est le dogme de l’illégitimité de tout pouvoir d’un homme sur un autre, c’est-à-dire de leur droit à l’indépendance les uns à l’égard des autres, c’est-à-dire encore de l’égalité des hommes, en un mot un totalitarisme niveleur de la multitude par le bas.

    Le dogme de la souveraineté populaire équivaut à une sacralisation de l’égocentrisme et il devient la version la plus basse et la plus réductrice de l’anthropocentrisme. L’exigence de l’indépendance individuelle prend la forme d’une exigence de liberté radicale, le rejet de toutes normes autoritaires. Dès l’instant où la subjectivité est parfaite, la liberté individuelle est illimitée, l’égoïsme exacerbé. L’égalité prend la forme de l’uniformité et la réduction de l’homme au plus petit et plus banal commun dénominateur. La tyrannie des délégués du peuple devient la tyrannie de la majorité, le règne de la médiocrité et la souveraineté populaire n’est que l’instrument politique de l’instauration des régimes totalitaires. Par ailleurs, le contrat social est la thèse qui sert de trompe-l’œil à la société libérale et permissive que tout le monde vénère hypocritement. La part naturelle des hommes dans le contrat social serait la sécurité, car il n’y a pas de liberté là où il n’y a pas de sécurité. Or la sécurité, comme toutes les autres libertés qui découlent du contrat social, liberté individuelle, liberté d’expression et liberté du travail, n’est pas assurée ou tout simplement bafouée dans les démocraties modernes . La liberté individuelle dérive vers un abus, un usage malsain de plus en plus délictueux de la liberté qui ne fait que brimer en toute impunité la liberté d’autrui et cela grâce au système judiciaire permissif ; la liberté de penser est aliénée par le système médiatico-idéologique de conditionnement, par un lavage de cerveau intensif et collectif.

    Les grands groupes financiers qui tiennent l’industrie de la publicité et de la communication sont les principaux acteurs du viol des consciences quotidiens dont sont victimes les citoyens. L’avènement du mythe de la souveraineté populaire, fondatrice de nos sociétés libérales résulte d’une longue marche de la décadence et de la désubstantialisation de l’idée de souveraineté. Depuis le moyen âge, le peuple chrétien d’Occident était soumis à la seule potestas de l’empereur et l’unique auctorictas du Pape, puis, à partir de l’an 1200, les cités accèderont à l’indépendance et se substitueront à l’unité impériale qui faisait de l’empereur le seul titulaire de l’imperium mundi. L’irrésistible processus de nationalisation de l’Europe qui stimulera la naissance d’États souverains au XVIIIe siècle s’accomplira par le transfert de la souveraineté impériale et sa concentration entre les mains d’un « Roi qui est empereur en son royaume » et trouvera son illustration dans les « Établissements de Saint Louis » et le règne de Philippe le Bel (1285-1314). Petit à petit, la souveraineté royale assurait un glissement irréversible de la notion de « suzeraineté » avec sa hiérarchie féodo-vassalique à celle de souveraineté qui concentre les pouvoirs entre les mains d’un seul et unique souverain.

    Puis, progressivement, sous l’influence d’un vaste mouvement rationaliste et illuministe des Lumières, on assistera à une sécularisation progressive de la notion de souveraineté, et l’on passera à la notion de Bodin d’une souveraineté indivisible et absolue à une souveraineté partagée et populaire, processus où les légistes et les parlements ont joué un rôle majeur. La décadence de l’idée de souveraineté coïncide avec la substitution de la « légitimité horizontale » du pouvoir politique à la « légitimité verticale » des empires. De la sorte, depuis la révolte des « Gueux » de 1566 jusqu’à nos jours, en passant par la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément . Ainsi, à la souveraineté authentique de jadis, qui émanait d’en haut, d’essence aristocratique et verticale, souveraineté assimilée à une religion séculière, s’est substituée une souveraineté de type horizontal, plébéien, correspondant à l’avènement de la suprématie de l’économique sur le politique.

    Le désenchantement du monde, selon Max Weber, correspondait avec la disparition des empires universalistes et des monarchies nationales. À l’âge démocratique, l’idée de souveraineté résulte d’une conception du monde individualiste et tire sa légitimité de la notion de raison et de rationalité. Mais la raison et la rationalité sont difficiles à fonder philosophiquement ; à ce sujet, tout reste discutable et relatif comme l’ont montré les controverses entre J. Habermas et le philosophe pragmatique R. Rorty. Par ailleurs, il existe des contradictions notoires entre, d’une part, la raison économique de l’homo œconomicus des théoriciens libéraux, la raison d’État régulant le système inter-étatique de Metternich, Kissinger et Helmut Sonnenfeldt, qui puise en France sa référence majeure dans la figure historique du Cardinal Richelieu et du Prince Talleyrand, et, d’autre part, la raison hégélienne, qui voit, dans l’État et le droit, la raison d’une histoire divinisée.

    Aujourd’hui, les théoriciens politiques estiment que, dans un monde d’une économie de grands espaces et de mondialisation, la souveraineté est illusoire et fictive. Fractionner un grand espace intégré serait un défi à l’entendement économique et défier la raison discursive de l’homo œconomicus. Ce paradigme de l’économie mondiale néoclassique où tous les facteurs de production sont supposés mobiles et fluides, ce qui génère de fortes migrations de main-d’œuvre, nie en réalité toutes les souverainetés, actuelles et potentielles. Cette conception économiciste suppose l’adhésion directe de l’individu dépolitisé, atome détaché de tous les liens sociaux, sans identité et ethnicité propres, à une économie-monde au sens où l’entendent Wallenstein et Fernand Braudel. La mare Librum au sens de Grotius, plus que la ferme domination du limes romain par l’hegemon impérial serait le terrain d’élection de ce modèle. Ce idéaltype, au sens où l’entendait Max Weber, nécessite des ancrages tribaux et ethniques : grandes dynasties capitalistes, souvent recrutées dans les diasporas multinationales, solidarités professionnelles des banques et des marchands. Ainsi le cours de l’histoire contemporaine, l’explosion des empires, la fin de la guerre froide, les conflits inter-ethniques, les revendications territoriales et les revendications micro-régionales de souveraineté paraissent défier la raison politique qui tend à créer une sociologie de relations internationales qui ne peut plus se prêter à une gestion rationnelle et prévisible du système dominant.

    ► Louis Vinteuil.

     

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    De la souveraineté sacrée à la spiritualité mystique dans l’Europe médiévale

    Aux alentours de l’an 1000 se produit en Europe un changement important dans les relations de l’ordre existant et de la religion officielle. Cette mutation correspond à celle qui sépare le Moyen Âge en deux moitiés à peu près égales que les historiens ont coutume d’appeler le premier et le second Moyen Âge .

    Le christianisme est désormais maître de l’Europe entière. Sa diffusion s’est étendue aux pays du Nord pendant le VIIIe et IXe siècle . il a atteint les plus lointains Scandinaves au Xe et, en l’an 1000 précisément, le Allthing d’Islande, l’assemblée détentrice de la souveraineté suprême, vient de l’accepter comme religion officielle. L’Église considère donc que son prosélytisme ne doit désormais plus viser à une expansion géographique, mais davantage à une intériorisation de la foi dans l’âme des fidèles. Qui plus est, les rapports qu’elle entretenait jusqu’alors avec les pouvoirs politiques, notamment la royauté, vont changer. Les souverains, sous la tutelle desquels elle s’était habilement placée afin d’utiliser leur influence pour favoriser la conversion de leurs peuples au christianisme, doivent être dépouillés de leur charisme sacré et replacés, dans la vision théologique des hiérarchies du monde chrétien, au rang de subordonnés de l’autorité pontificale et de représentants exclusifs du “bras séculier”.

    Ainsi le XIe siècle voit-il émerger une nouvelle conception de la Papauté, de la souveraineté pontificale, au sein même de l’Église où se diffuse d’ailleurs l’influence du mouvement réformiste inspiré par l’abbaye de Cluny (1).

    Les deux phénomènes sont, en dépit des apparences, parallèles et intimement liés. Si l’esprit de Cluny semble avant tout préoccupé d’une réforme monacale et conventuelle, d’une mise à jour, d’un “aggiornamento", de la règle de saint Benoît, d’un retour à la pauvreté évangélique du christianisme primitif, il s’agit d’abord de libérer l’Église de la tutelle des pouvoirs dits laïques, mais que la mentalité et la culture traditionnelles d’alors tiennent pour sacrés, parce que directement inspirés et instaurés par Dieu pour être les garants de l’ordre du monde. La royauté sacrée avait des origines païennes germaniques (2) qui avaient permis, lors de l’implantation des Germains dans l’ensemble de l’Europe occidentale, à la charnière du Ve et du VIe siècle, une nouvelle émergence de cette institution commune à tous les peuples indo-européens (3) et dont on retrouve les manifestations les plus diverses dans les civilisations de l’Antiquité. Les modèles bibliques de la royauté n’avaient servi qu’à sa justification formelle à partir du VIe siècle. Clovis et ses descendants mérovingiens, les rois anglo-saxons, wisigothiques, alémans et longobards, princes dont la légitimité avait été primitivement assurée et garantie par le mythe de l’origine divine de leur dynastie (souvent rattachée à Wotan [4]), étaient devenus aux yeux de l’Église de nouveaux Melchisédec, David ou Salomon, personnages qui fournissaient un archétype chrétien de la fonction royale sans pour autant la sacraliser de façon irréfutable. Ces figures tirées de l’Ancien Testament avaient fourni le prétexte à un rapprochement de l’institution royale sacrée, telle qu’elle existait dans la réalité politique et religieuse du monde germanique, et du christianisme qui ne l’avait découverte que fort tardivement, après avoir toutefois appris à reconnaître et à respecter l’autorité des empereurs romains. Mais une ambiguïté subsistait depuis l’époque de la christianisation. Qui était le chef de l’Église : le roi ou un membre du clergé ? L’empereur ou l’évêque de Rome qui s’était peu à peu élevé au-dessus de tous les autres pour finir par prendre le titre de pape, au grand dam de son concurrent le patriarche de Constantinople, toujours prééminent dans l’Empire romain d’Orient, mais toujours soumis et déférent envers son souverain, le basileus de Byzance ?

    Les origines de l’opposition Papauté/Empire

    L’ambiguïté relative à la légitimité et à la nature de l’autorité sacrée s’était intensifiée depuis le règne de Charlemagne. L’empereur se voulait indépendant de la Papauté, sans pour autant refuser d’être son défenseur contre d’éventuels adversaires temporels. On sait quel geste il eut lors de son couronnement, à Noël de l’an 800. Geste de défiance! Il ne voulait pas apparaître comme redevable de sa couronne à la Papauté. Il couronna lui-même son fils Louis quelques années plus tard, imitant le rite du couronnement impérial byzantin. Mais son successeur eut la naïveté — ou se trouva dans la nécessité — de se laisser de nouveau couronner par le pape. L’usage se fixa ainsi en Occident et l’Église se crut autorisée, à maintes reprises, à revendiquer pour elle-même la source de la légitimité sacrée, cherchant à faire de l’Empire et de toute royauté une institution subordonnée à la Papauté, du moins lorsque la situation politique le lui permettait, ce qui devint le cas dans l’Empire au XIe siècle. C’est au sein de l’ordre de Cluny que s’élabora d’abord l’argumentation réformiste qui contesta la sacralité de l’institution royale et impériale. Celle-ci était alors, sous les Ottons, parvenue à un nouvel apogée. Face à une papauté très faible au Xe siècle, les empereurs avaient non seulement refondé l’Empire mais assuré leur prééminence de fait sur les pontifes romains dont ils contrôlaient sans peine l’élection. Il n’est donc pas étonnant que l’empereur Henri III se soit défini, au XIe siècle, comme imago Dei, tournure par laquelle il affirmait être le vicaire et représentant de Dieu dans l’ordre temporel, le chef suprême de la Chrétienté, investi d’une souveraineté qu’il prétendait tenir de Dieu immédiatement, sans qu’aucun intermédiaire n’ait à la lui transmettre.

    L’Église romaine avait perçu, dès le Xe siècle, quel danger représentait pour elle une telle conception. Ses militants les plus convaincus voyaient là un asservissement aux hiérarchies et à l’esprit du Siècle. C’est pourquoi ils ressentirent le besoin d’une réforme préparée hors du Siècle, par des membres du clergé régulier, des moines. Le mouvement clunisien repose donc au départ sur le projet de revenir à une Église des origines évangéliques, à un idéal de pauvreté ascétique, quitte à s’en prendre avec véhémence à l’épiscopat, souvent peu soucieux d’obéir à Rome et toujours dévoué envers l’empereur ou te roi avec lesquels, en France ou dans les pays d’Empire, les évêques ou abbés entretenaient d’excellents rapports vassaliques. Ce projet était en outre conforté par l’atmosphère de fin du monde qui se développa au Xe siècle, à l’approche de l’an 1000 : l’angoisse du salut incitait tout naturellement à une réforme de la Chrétienté qui remettait en question l’équilibre auquel cette dernière était parvenue à la fin du premier Moyen Âge.

    L’ordre de Cluny conteste la sacralité royale

    Ce sera donc au sein de l’ordre de Cluny que s’élaborera l’argumentaire réformiste qui conteste la sacralité de l’institution royale et impériale brillamment restaurée par les Ottons ou solidement instaurée par les Capétiens, quoique encore modeste en France au début de second Moyen Âge. S’il ne la conteste pas ouvertement, il entend du moins ne la tolérer que dans la soumission au pouvoir spirituel de l’Église. Humbert de Moyenmoûtier, représentant typique de l’idéal réformiste qui aboutira à la Querelle des Investitures et à la politique pontificale de Grégoire VII, écrit dans son ouvrage Adversus simoniacos, qui est en lui-même tout un programme ecclésiologique : « le roi n’est qu’un laïc ». Cette phrase résume en quelques mots lapidaires le désir de porter atteinte au caractère sacré de la royauté et de toute souveraineté politique. En retour, il s’agit d’imposer à toute la Chrétienté l’autorité absolue de la Papauté, jusqu’alors soumise par la force des choses à la tutelle de l’Empire, sur lequel elle a cherché a s’appuyer et dont elle avait même suscité la renovatio (5), mais qu’elle souhaite désormais abaisser et réduire au rang d’institution exécutive.

    Royaume capétien et empire ottonien

    En parallèle de cette évolution, l’an 1000 est aussi la charnière chronologique après laquelle la scission de l’Empire carolingien en Royaume capétien et Empire ottonien, puis salien, est irrévocable. Théaphano, régente au nom de son jeune fils Otton III, a reconnu définitivement les Capétiens comme souverains légitimes de la Francia occidentale (= la France), pour faire pièce aux revendications des derniers Carolingiens sur la Francia orientale et la Lotharingie septentrionale (= l’Allemagne). Mais dans le futur Royaume de France comme dans le futur Saint-Empire se développera la même conception de la royauté sacrée qui, au cours du temps, aboutira à des réalisations différentes selon les circonstances, s’affirmera ici et sera paralysée ailleurs. Cette institution, venue du plus lointain passé et ancrée dans la civilisation traditionnelle de l’Europe, va subir, du XIe au XIVe siècle, les assauts les plus variés de l’Église et de la Papauté.

    C’est l’Empire qui devra livrer les combats les plus rudes pour s’assurer une survie qui ne sera plus, en définitive, que valétudinaire dès la seconde moitié du XIIIe siècle. Le Royaume lui succédera alors dans le rôle d’adversaire privilégié de la Curie romaine. À la mort de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, la Papauté peut caresser pendant quelques décennies l’illusion d’être désormais maîtresse de l’Occident. Mais cette illusion ne dure qu’autant que la Curie romaine n’entreprend pas ouvertement de s’opposer à la maison de France. On voit resurgir alors dans les lettres de Boniface VIII les prétentions dirigées deux siècles plus tôt par Grégoire VII contre l’empereur Henri IV, et les arguments de ce dernier en faveur de la monarchie sacrée reparaissent, identiques, dans les lettres d’auto-justification de Philippe IV le Bel : le roi tient son pouvoir directement de Dieu. Le roi est immédiat à Dieu. Comparativement, la lutte sera alors très brève. Instruit par l’histoire du Saint-Empire, qu’il ne pouvait ignorer, le petit-fils de saint Louis frappe vite et fort. Le conflit n’excédera pas en longueur la durée de son règne et se terminera par l’abaissement de la papauté qui devra accepter d’être placée en résidence surveillée en Avignon et ne regagnera Rome qu’à la faveur de la guerre de Cent Ans, échappant alors à une royauté française paralysée et affaiblie, mais non pas au Grand Schisme. L’Église romaine devra attendre la fin du Concile de Bâle (1415) pour se réunifier, sans jamais pouvoir d’ailleurs renouer avec ses ambitions du XIIIe siècle qui visaient l’hégémonie politique sur l’Occident européen. Pour l’Empire comme pour le Royaume, il s’était agi du même combat, celui de la souveraineté sacrée, immédiate au divin, pour légitimer le pouvoir suprême et pour établir le lien fondateur entre le divin et la communauté des hommes soumis à l’autorité du souverain. La seule différence résidait dans le caractère “universel”, c’est-à-dire supranational, de l’idée d’Empire, le Royaume n’y prétendant pas, sans être pour autant déjà un “État national”.

    Diabolisation de la vie séculière et de la femme

    Dans sa lutte contre la royauté sacrée, la Papauté s’appuie sur les grands ordres monastiques dont le premier, chronologiquement, est celui de Cluny. Le mouvement clunisien n’apparaît jamais comme une entreprise politique, mais comme le promoteur d’une nouvelle culture authentiquement chrétienne, fondée sur le monachisme et l’ascèse, le refus du monde et de la chair, la diabolisation de la vie séculière, de la femme, du mariage, de toutes les hiérarchies sociales et notamment de la condition de noblesse : vers la fin du XIe siècle, en Allemagne, un poème en langue vernaculaire auquel on a donné un titre latin : Memento Mori, résume ce programme égalitaire dans le reproche adressé aux seigneurs et aux nobles, qu’ils soient laïcs ou d’Église : par les droits féodaux qu’ils exigent, ceux-ci “volent la justice” aux chrétiens, les dépouillent de leur droit de créatures divines. Aussi les membres de la noblesse sont-ils voués à l’Enfer, sauf si, pour faire leur salut, ils renoncent à leurs privilèges. L’auteur de ce poème, Noker de Zwiefalten, est un moine formé à l’abbaye de Hirsau, filiale souabe de Cluny. Cet égalitarisme, qui préfigure ce que l’on connaîtra bien plus tard dans ce domaine sous forme sécularisée, s’accompagne d’une hostilité de principe à la royauté telle qu’elle s’exprime dans les écrits de l’écolâtre Manegold de Lautenbach, fanatique défenseur de la politique pontificale et fervent admirateur de Grégoire VII. Manegold étouffe d’indignation lorsque ses adversaires, partisans de Henri IV, lui objectent que leur vrai chef religieux est ici-bas l’empereur : Non habemus pontificem nisi imperatorem. Formule bien frappée qui répond par avance à celle que forgera plus tard Innocent III : Papa ipse verus imperator.

    Le plus haut idéal humain est, selon Cluny, incarné par le moine et, pour le sexe féminin, la moniale. Le point de perfection de l’humanité sera atteint lorsque toute l’humanité renoncera à la vie charnelle et séculière pour se regrouper en communautés conventuelles à l’approche de la Parousie. Otton de Freising croit — non sans quelque inquiétude — à l’avènement prochain de cette nouvelle société, vers 1140. Joachim de Flore en fait un sujet d’exaltation mystique vers 1190. Avec des variantes dans les préoccupations quotidiennes et en reconnaissant la valeur du travail et de la production en parallèle de celle de la prière, l’ordre de Cîteaux prendra le relais de cet idéal clunisien . L’ordre de Cluny a inspiré et soutenu la réforme grégorienne qui entreprend de saper la fonction sacrée de l’Empire et, par voie de conséquence, la notion de l’ordre sacré, voulu par Dieu, dans le Monde tel qu’il est sous la tutelle du souverain. Grégoire VII, vitupérant contre Henri IV, n’a pas hésité à écrire dans une de ses lettres adressées aux évêques :

    « Qui ne sait que les premiers rois … ont été des hommes ignorants Dieu qui … stimulés par le démon prince de ce monde, se sont efforcés … de dominer leurs égaux, c’est-à-dire les autres hommes ? » (6).

    L’Église romaine a voulu la ruine de la souveraineté politique sacrée

    On voit bien là que la Querelle des Investitures n’était qu’un prétexte et que la véritable querelle qui s’ouvrait alors était celle du Sacerdoce et de l’Empire (ou du Royaume). L’Église romaine a voulu la ruine de la souveraineté politique sacrée.

    Quelle est la réponse de la civilisation aristocratique européenne de l’époque au mouvement clunisien et grégorien ? Elle est d’ordre culturel : c’est l’émergence et l’épanouissement de la civilisation courtoise qui, comme son nom l’indique par l’étymologie, est une culture de la cour, royale, princière, ducale, et s’oppose à la culture monacale des abbayes de l’ordre de Cluny ou de Cîteaux et, plus tard, d’autres ordres comme les Dominicains ou les Franciscains.

    L’idéal humain, l’idéal de vie et de sensibilité de l’Europe occidentale change et se renouvelle totalement vers le milieu du XIIe siècle. Le mouvement va ensuite s’affirmant jusque vers 1230, puis se stabilise pour plusieurs siècles, même s’il est alors concurrencé par l’essor de la bourgeoisie et des villes. Le nouvel idéal est celui de la chevalerie et de ses rites aussi bien militaires que courtois : l’exaltation de la valeur guerrière, de l’ardeur héroïque, du courage et de l’honneur, le tournoi qui permet de révéler toutes ces vertus au Monde et de faire reconnaître et comprendre leur sens. Mais c’est aussi et surtout l’amour courtois (et ses diverses formes d’expression) qui donne naissance à une littérature nouvelle, vecteur culturel des valeurs de la chevalerie. La poésie lyrique et le roman arthurien célèbrent le culte de la dame dont l’émergence se produit d’abord parmi les troubadours. Guillaume IX d’Aquitaine, l’un des plus hauts barons de France, est le premier d’entre eux. Ses chansons datent du premier quart du XIIe siècle. Elles se distinguent par leurs gaillardises provocantes qui, on s’en doute, ne sont pas fortuites. Mais on rencontre aussi dans son œuvre des strophes dont le sens et la portée constituent une réplique aux idées de Cluny et du mouvement grégorien :

    Qu’y gagnerez-vous, dame jolie, si vous m’éloignez de votre
    amour ? Il semble que vous vouliez vous faire nonne…

    Qu’y gagnerez-vous si je me cloître, si vous ne me retenez parmi
    vos fidèles ? Toute la joie du monde est notre si vous et moi nous nous aimons (7).

    “Joie du monde” et idéal courtois

    La “joie du monde” est un mot-clé de l’idéal courtois. C’est celle du grand seigneur qui proclame sa fierté d’être et son plaisir à la vie du Siècle, son bonheur de vivre dans le Monde. Quant au culte de la dame, laquelle n’est jamais une simple femme, mais l’équivalent féminin d’un seigneur", il réhabilite à la fois la condition nobiliaire, ou même princière, et l’image de la femme honnie et haïe des gens de Cluny. Mais cette image se garde le plus souvent de revêtir des aspects trop sensuels, justement pour éviter le reproche d’impureté diabolique : la dame est lointaine et pure, inaccessible et inflexible envers son amant qui lui reste malgré tout fidèle — du moins dans ce qu’il est convenu d’appeler la haute époque de l’amour courtois. Ou bien il faut même que ce dernier, tout en gardant une pureté platonique, soit adultère pour être authentiquement courtois. Pour se rendre compte de l’originalité de ce sentiment et de la variété de ses aspects, il suffit de lire Chrétien de Troyes et ses adaptateurs ou imitateurs qui ont transposé ses romans dans les diverses langues de l’Europe. Chacun des héros du roman arthurien, Lancelot, Yvain, Érec, représente une réalisation possible de l’amour ou une solution apportée aux problèmes qu’il pose. On constate alors que ce que cet amour a de totalement étranger à l’amour chrétien est toujours approuvé et même sauvegardé par Celui que les auteurs appellent “le Dieu courtois”, “qui protège les fins amants”, et couvre de son autorité jusqu’à la passion incoercible et adultère de Tristan et Iseut.

    L’héroïsme guerrier

    À la joie, déjà évoquée, sont intimement liés le sens et le goût de la fête, dont les descriptions sont, dans la littérature courtoise, aussi fréquentes qu’intarissable tant elles ont la faveur du public des cours. Quant à l’héroïsme guerrier, il va être désormais célébré dans des œuvres narratives qui, tout en exprimant un esprit plus rude et moins policé que celui de la cour, persistent dans le fonds de la culture courtoise, bien que leur apparition soit en fait quelque peu antérieure à l’épanouissement de celle-ci. La Chanson de Roland, par exemple, date de 1100. L’esprit qui l’anime n’est chrétien qu’en surface : il est surtout guerrier et finira d’ailleurs par s’imposer à l’Église qui, après avoir proclamé son hostilité au métier des armes, l’intégrera à ses ordres militaires et à l’idéologie de croisade, suivant en cela l’incitation de Bernard de Clairvaux, auteur du traité De laude novae militiae ad milites Templi (1128). En Allemagne, l’esprit courtois adoucit certes celui qui dominait l’ancienne légende traditionnelle des Nibelungen. En témoigne l’image qui nous est donnée, vers 1200, dans la Chanson des Nibelungen, de l’amour qui pousse l’un vers l’autre Siegfried et Kriemhilde, apport incontestable du XIIe. Cependant, l’ancien esprit païen subsiste, sans crainte de l’archaïsme, dans la version courtoise qui nous a été transmise de la légende. Qui plus est, ce texte est le témoin de la redécouverte du sens du tragique qui survient alors : tragique des sentiments et des passions, tragique de situations fatales, tragique politique enfin, excluant l’idée d’un salut ménagé par une Providence transcendante.

    Mais la valeur suprême de la culture courtoise, celle qui est le plus fréquemment invoquée et attestée, demeure l’honneur du lignage, et l’importance capitale que revêt ce dernier. Le culte du sang royal ou noble, de la lignée ancestrale conçue comme source et dispensatrice des plus hautes vertus, est omniprésent et répond, en les contrant, aux aspirations de l’égalitarisme clunisien.

    Société et culture courtoises exaltent notamment en Allemagne le hôher muot, qui n’est qu’une transcription du latin magnanimitas, concept transmis par l’Antiquité païenne et bien accueilli chez les descendants des Germains. Avant de devenir, bien plus tard, à l’époque de la Contre-Réforme, sous l’effet de la morale chrétienne, Hochmut, c’est-à-dire l’orgueil, ce terme désigne la conscience que le chevalier a de sa propre valeur et de l’honneur de sa lignée, le sentiment de satisfaction justifiée qu’il en éprouve. L’emploi de cette locution est toujours positif et laudateur à l’époque courtoise, et le sentiment qu’il exprime est une sorte de fierté que l’on a de ses ancêtres et de l’honneur qu’ils vous ont légué. L’Église combat un tel sentiment et l’évolution sémantique du vocable est tout à fait révélatrice du glissement de civilisation qui s’est opéré à l’époque moderne.

    Les “Carmina Burana”

    L’épanouissement de cette culture séculière de la joie de vivre ne laisse pas le monde des clercs indifférent. Ce que certains historiens ont appelé la “Renaissance du XIIe siècle” suscite une littérature latine d’un nouveau genre ; les poésies et chansons des vagants ou goliards que l’on a conservées sous le nom de Carmina Burana et dont l’inspiration peut être qualifiée de païenne tant elle est étrangère aux préoccupations spirituelles qui caractérisent d’ordinaire les auteurs médiévaux usagers du latin. À l’esprit de ces textes on mesure l’étendue de la révolution mentale qui s’est produite au XIIe siècle contre l’autorité de l’Église. Les auteurs des Carmina Burana sont pour la plupart partisans de l’Empire.

    Cependant, entre 1250 et 1268, l’Église réformiste grégorienne remporte un succès politique en parvenant à abattre, dans l’Empire et en Sicile, la maison de Hohenstaufen. Mais ce succès est superficiel et ne change pas les mentalités qui conserveront longtemps encore l’héritage de la société courtoise. Le véhicule métapolitique culturel qu’a été l’idéal courtois dans la lutte de la royauté sacrée pour sa propre défense survit à l’écroulement du rêve impérial de Frédéric II. La souveraineté sacrée connaît même, en France, son premier apogée. Qui plus est, dans le dernier tiers du XIIIe siècle, la Papauté subit un échec au sein même de l’Église et doit intensifier les efforts de l’Inquisition fondée, au début du siècle, par saint Dominique.

    C’est à cette époque, en effet, que se font jour les tendances mystiques de la spiritualité de l’ordre dominicain. Vers 1260 était né Eckhardt de Hochheim, représentant prototypique, mais non pas unique, de ce qu’on a appelé la mystique rhénane (ou allemande). Certes, il y avait eu, avant lui, d’autres formes de spiritualité mystique : Hildegarde de Bingen, Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor en sont les témoins. Mais ces modes de vie contemplative demeuraient dans l’obédience vis à vis de la théologie officielle de l’Église et les auteurs qui les pratiquaient, écrivant en latin exclusivement, n’étaient lus que des clercs. Dans la première moitié du XIIe siècle, Bernard avait même défendu l’autorité de l’Église et de la théologie traditionnelle en instruisant le procès d’Abélard, accusé d’erreur pour avoir tenté d’appliquer à la spéculation théologique la méthode aristotélicienne, c’est-à-dire la dialectique rationnelle héritée de la philosophie antique. Mais les efforts de Bernard pour endiguer la rationalisation scolastique de la théologie avaient été vains. L’aristotélisme avait fini par devenir, au XIIIe siècle, partie intégrante de la pensée de Thomas d’Aquin.

    Thierry le Teutonique

    Lorsque celle-ci s’impose, vers 1280, une réaction d’inspiration mystique se produit au contact et souvent au sein même de l’Université de Paris, bien qu’elle soit principalement l’œuvre de clercs allemands qui ont d’abord fréquenté le Studium Generale des Dominicains de Cologne avant d’aller prendre leurs grades de théologie à Paris. Eckhardt est le plus célèbre d’entre eux et celui qui est allé le plus loin dans la voie mystique mais il n’est pas le seul à percevoir l’incompatibilité qui régnait entre l’aristotélisme et la théologie. Avant lui, Albert de Lauingen, dit le Grand, (1206-1280) s’était rallié à l’aristotélisme dans les sciences profanes tout en continuant la tradition platonicienne en théologie, acceptant la coupure entre les deux domaines et leur autonomie l’un par rapport à l’autre. Albert avait été à Cologne le professeur de Thomas d’Aquin, qui n’avait pas eu la même réserve que lui par la suite. Mais Albert avait aussi pour disciple Thierry (Dietrich) de Freiberg, qu’on avait appelé à Paris Thierry le Teutonique. Thierry est le précurseur immédiat d’Eckhardt. Il connaît bien la pensée néo-platonicienne dont la mystique non chrétienne est résumée dans les écrits de Denys l’Aréopagite.

    Thierry aura des disciples qui seront à leur tour les maîtres des théologiens mystiques de la génération qui suit immédiatement Eckhardt, notamment de Suso et de Tauler. N’osant plus se référer à l’exemple d’Eckhardt lorsque celui-ci aura été condamné par la cour pontificale d’Avignon, cette génération de spirituels invoquera l’autorité d’Albert le Grand pour se libérer de la systématisation dogmatique de Thomas. Tous s’opposeront au thomisme, devenu doctrine quasi officielle de l’Église, en lui reprochant in petto de s’appuyer trop sur la raison et trop peu sur la foi. Tous feront appel à “la profondeur de notre mémoire”, à ce qu’Eckhardt appelle “le fond de l’âme” (sêlengrund), qu’ils identifient à l’intellectus agens, selon Albert traduction latine du grec nous poïeticos, au tréfonds secret de l’esprit qui devient, selon Thierry, la substance déiforme de l’âme, la part de divin qui est en l’homme. Ce dernier aurait donc en lui-même, dans la vie présente, le principe de la béatitude éternelle, alors que celle-ci ne peut, selon Thomas, advenir que par l’acquisition d’une aptitude nouvelle à la vision du surnaturel, par un effort qui dépasse la nature de l’intellectus agens et ne peut s’accomplir que sous la direction et le magistère de l’Église, de la Papauté, du Clergé et du Sacerdoce.

    De “l’étincelle de l’âme”

    La mystique minimise donc le rôle de ces institutions qui ne manqueront pas de se défier d’elle en retour et tenteront d’intimider les mystiques en s’acharnant sur le plus brillant et le plus populaire d’entre eux. Car Eckhardt, outre une œuvre latine importante, prêche en allemand et atteint un vaste public de laïcs, auprès desquels il est très vite en odeur de sainteté, notamment à Strasbourg et dans les villes rhénanes. Voilà qui ulcère une Église qui, après avoir suscité, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin, une restructuration autoritaire du dogme aboutissant à une exigence encore inouïe d’obéissance de la part des fidèles, se heurte à la revendication d’une quête personnelle, d’une expérience vécue de Dieu, d’une façon de Le sentir et de L’éprouver par des voies qui ne sont ni celles de la dialectique ni celles du dogme. Car la mystique est une théologie négative, apophatique, qui se refuse à “dire” la nature de Dieu (du grec muo, se taire, dérive le mot “mystique”), une théologie pour laquelle Dieu est inconnaissable. Elle ne s’exprime pas à l’aide de concepts, mais d’images et de paradoxes destinés à éveiller la sensibilité. Ainsi l’image de “l’étincelle de l’âme” (8) (sêlenfunkelîn), partie noble de l’âme, qui participe de la lumière divine et qu’Eckhardt appelle gemuet (9), mot appelé à une longue et extraordinaire fortune dans la pensée allemande jusqu’au romantisme ! L’âme étant créature dans son essence, l’étincelle de l’âme dépasse l’ordre du créé et touche à l’éternité. Elle illustre non pas tant l’union de l’âme à Dieu que l’unité radicale, originelle, de l’âme et de Dieu : « il y a quelque chose dans l’âme qui est du lignage de Dieu de telle sorte qu’il est un avec Lui et non pas réuni à Lui » (10). S’étonnera-t-on de voir alors Eckhardt recourir à l’image du lignage (sippe) pour traduire la notion d’identité et d’unité de l’âme à Dieu ? Il ne fait que reprendre ici une notion-clé de la culture courtoise aux yeux de laquelle le lignage est la garantie absolue d’une “aristeia”, d’une supériorité et d’une souveraineté de l’être liées à l’ordre du monde. Tout comme Suso, mystique de la seconde génération, reprendra aux poètes de l’amour courtois (minne) leurs démarches de pensée et leurs images, elles aussi contestables dans la confrontation qui les oppose à une théologie dogmatique, mais irréprochablement extatiques et mystiques par la pureté de sentiment à laquelle elles aspirent (11).

    “Gelassenheit” et négligence des œuvres

    Quant aux paradoxes, ils sont de la même nature lyrique que les images. Ils veulent faire sentir ce qu’il y a en Dieu d’inaccessible par la pensée et d’inconnaissable. Mais ils seront pris au pied de la lettre par les esprits “clairs” et rassis de Jean XXII, du cardinal Jacques Fournier et des autres juges d’Avignon. En disant : « Dieu est l’éternel néant, le néant qui est… Il te faut aimer Dieu tel qu’il est : un non-dieu, un non-esprit, une non-personne », etc. Eckhardt joue de tous les néologismes permis par la jeune langue allemande pour suggérer ce qu’il veut s’abstenir d’énoncer, pour poser des négations qui entendent demeurer des affirmations. Il force son langage afin d’inculquer à ses auditeurs — auditrices le plus souvent, moniales issues de la noblesse — que Dieu est l’éternel inconnaissable que seule l’intériorité de l’âme peut deviner par l’étincelle qui est en elle. Il n’est désormais guère plus besoin de la grâce que du magistère de l’Église. On comprend que le procès, inauguré par l’archevêché de Cologne, suspendu par l’action influente des Dominicains allemands, ait été finalement repris et diligenté par la Papauté d’Avignon qui suspectait là un dévoiement en direction du panthéisme. L’Église était d’autant plus inquiète que le renoncement (abgescheidenheit) et l’abandon (gelâzenheit) prônés par Eckhardt incitaient à négliger les œuvres, les actes caritatifs et humanitaires que, sous l’influence des Franciscains, la chrétienté des XIVe et XVe siècles allait tenir pour la voie principale du salut, au détriment de la spiritualité et de la foi, et au risque de susciter une indignation qui devait être, deux siècles plus tard, celle de Luther, s’écriant : c’est la foi qui sauve !

    La tentative de domination intégrale de l’Occident qui traduisit au XIIIe siècle les aspirations de l’Église romaine et de la Papauté grégorienne parvenues à l’apogée de leur puissance est à l’origine de la réaction mystique que représente, à la façon d’un emblème, Maître Eckhardt. Stérilisée par un dogme devenu totalitaire, la spiritualité s’efforça de revenir à des sources spontanées. L’attitude mystique fut sans doute, en Allemagne, un signe de l’opposition sourde qui couvait contre la Papauté après la phase la plus intense de la lutte du Sacerdoce et de l’Empire. Cette attitude prolongeait dans les rangs des Frères Prêcheurs Dominicains celle de Mechthilde de Magdebourg ou d’Élisabeth de Thuringe, et renouait aussi avec la tradition mystique qui remontait à la patristique grecque. Par-delà l’histoire des origines chrétiennes se pose le problème de ses rapports avec les mystiques de l’Inde (12) dont on a remarqué que les caractères structuraux sont bien proches de ceux des mystiques d’Occident, à tel point que l’on a émis l’hypothèse d’une commune origine indo-européenne, hypothèse que viendrait encore corroborer la manifestation des mystiques néoplatoniciennes de la civilisation hellénistique.

    Mystiques, bégards et béguines

    Dans le cadre plus restreint de l’Europe médiévale, la spiritualité mystique rhénane ou flamande pose le problème de sa parenté avec le mouvement des bégards et béguines, et notamment avec le cas de Marguerite Porrète, béguine originaire du Hainaut, des environs de Valenciennes où le livre dont elle était l’auteur, le Miroir des simples âmes anéanties fut brûlé sur ordre de l’archevêque de Cambrai, avant que Marguerite elle-même, refusant toute rétractation, ne montât sur le bûcher à Paris en 1310. La continuité de la tradition mystique allemande qui dura au moins jusqu’au XVIIe siècle, et même sous forme philosophique (Schopenhauer) jusqu’au XIXe, a donné lieu à la théorie selon laquelle Eckhardt et ses disciples et héritiers auraient été les témoins d’une originalité absolue et essentielle de l’esprit allemand, d’une spiritualité proprement allemande, irréductible à toute autre. Cette théorie est exprimée — ou plus exactement résumée, synthétisée — dans un passage du Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, avec l’exaltation due au style de l’époque. La recherche actuelle a une vue plus large du phénomène (13). Elle se fonde notamment sur l’évidence de l’influence exercée sur Eckhardt, pendant son séjour à Paris, par les idées de Marguerite Porrète. En 1311, Eckhardt s’installa à Paris dans la même maison que le Grand Inquisiteur de France, Guillaume de Nangis, et il y logea pendant deux ans. Il a eu ainsi connaissance des thèses de Marguerite, auxquelles — les érudits en sont aujourd’hui convaincus — il a voulu donner un approfondissement théologique et spéculatif destiné à les rendre défendables, à les justifier face à l’Inquisition. On sait que sa tentative fut vaine et que la condamnation pontificale frappa sa mémoire en 1329, un an après sa mort. Mais la mystique du XIVe siècle apparaît du même coup comme un phénomène européen dont la manifestation allemande fut seulement plus vigoureuse et plus brillante qu’ailleurs. Elle traduit en fait, que ce soit en France, sous le pouvoir royal triomphant de Philippe le Bel, ou dans les désordres du Saint-Empire affaibli, le désir d’une revanche à prendre sur une Papauté qui avait voulu ruiner — ou capter à son profit — la souveraineté sacrée, et sur une hiérarchie ecclésiastique à laquelle la société européenne entendait désormais opposer l’idéal d’une vie spirituelle libre comme elle avait opposé à l’ascétisme clunisien celui de la vie courtoise.

    ► Jean-Paul Allard, Nouvelles de Synergies Européennes n°40, 1999.

    Notes :

    01. Gerd TELLENBACH : Libertas, Kirche und Weltordnung im Zeitalter des Investiturstreites, 1936.

    02. Otto HOFLER : « Der Sakralcharakter des germanischen Königtums », in : Das Königtum. Seine geistigen und rechtlichen Grundlagen, Sigmaringen 1956, pp.75-104.

    03. La royauté sacrée est naturellement connue également de peuples non indo-européens. Mais elle revêt chez les peuples d’origine indo-européenne des traits caractéristiques propres qui autorisent l’hypothèse d’une origine traditionnelle commune aux descendants des Indo-Européens.

    04. J. P. ALLARD : « La royauté wotanique des Germains », in : Études Indo-Européennes n°1 (65-83) et n°2 (31-57), 1982.

    05. La renovatio imperii est un thème récurrent de la pensée politique médiévale. Qu’elle soit carolingienne, ottonienne ou gibeline, elle reprend sans cesse l’idée que l’Empire romain, institution entrée dans le plan de la Providence divine pour favoriser la diffusion de la foi chrétienne, ainsi que l’enseignait saint Jérôme, est destiné à durer jusqu’à la fin du monde. Il n’a donc pu subir après 476 qu’une éclipse, à laquelle Charlemagne a mis fin. Puis il a connu de nouvelles épreuves entre le VIIIe et le Xe siècle, avant que les Ottons et, après eux, tous les rois d’Allemagne ne le relèvent et le restaurent.

    06. Gregorii VII Registri, VIII, 21 : « Quis nesciat reges … ab his habuisse principium, qui Deum ignorantes … mundi principe videlicet diabolo agitante, super pares, scilicet homines dominari … affectaverunt ».

    07. Traduction des vers en langue d’oc empruntée à l’édition d’Alfred Jeanroy, Paris 1964, Les chansons de Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071-1127), pp. 20-21. Le texte original est :

    Qual pro y auretz, dompna conja,
    Sivostr’amors mi deslonja ?
    Par queus vulhatz metre monja…

    Qual pro y auretz, s’ieu m’enclostre
    E no’m retenetz per vostre ?
    Totz lo joys del mon es nostre,
    Dompna, s’amduy nos amam…

    08. “scintilla animae” est en fait une image reprise à Thomas d’Aquin, mais totalement métamorphosée dans sa portée et sa signification. Pour Thomas, qui transformait d’ailleurs déjà ce que les Pères de l’Église avaient appelé scintilla conscientiae en scintilla animae, l’étincelle de l’âme est le principe du jugement moral. Pour Eckhardt, le sêlenfunkern est aussi et surtout un moyen essentiel de parvenir à la lumière et de percevoir Dieu.

    09. Eckhardt dénomme également le gemuet "vitalité de l’âme", lebelicheit der sêle. Il le définit comme une lueur secrète, l’image de la nature divine imprimée dans l’âme humaine : ein lieht, oben în gedrucket, und ist ein bilde gotelîcher natûre.

    10. etwaz ist in der sêlen, daz got also sippe ist, daz es ein ist und niht vereinet

    11. J.A. Bizet : Suso et le Minnesang, Paris 1947.

    12. Bernard BARZEL : Mystique de l’ineffable dans l’hindouisme et le christianisme : Shankara et Eckhardt, Paris 1982.

    13. Kurt RUH : Meister Eckhardt : Theologe. Prediger. Mystiker, Munich 1989, pp. 95-114.

     

     

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    pièce-jointe :

     

    ◘ La Souveraineté selon Carl Schmitt

    schmit11.jpgL'originalité de Carl Schmitt est de rompre avec le discours classique sur le pouvoir politique. Toute la tradition philosophique, de Platon à Hegel, pense le pouvoir dans un rapport de subordination aux valeurs du droit et de la raison. Tous les efforts du libéralisme consistent à limiter le pouvoir, toujours suspect de force et d'arbitraire, en le divisant et en le soumettant à une légalité impersonnelle. C. Schmitt prend le parti inverse. Il rappelle contre le rationalisme politique et l’optimisme libéral que le pouvoir ne peut s'annuler dans un fonctionnement impersonnel de règles, dans la mesure où les hommes vivent dans un monde irréductiblement conflictuel. Carl Schmitt nous dit le contraire de ce que nous aimerions entendre. Il nous dit la face sombre et ténébreuse du pouvoir dans le droit fil d'un certain héritage d'un Machiavel ou d'un Hobbes.

    Il est difficile de faire une présentation systématique de la pensée politique de C. Schmitt, car sa pensée a évolué des premières publications : Loi et Jugement (1912), Romantisme politique (1919), aux derniers ouvrages : Le Nomos de la terre (1950) et Théorie du partisan (1963). On peut expliquer cette évolution par son adaptation personnelle non dénuée d'opportunisme aux avatars de l'histoire. Toutefois certains concepts sont récurrents : le thème de la décision, au point que la théorie schmittienne est résumée dans le terme de "décisionnisme", la critique du libéralisme, et la définition de la politique pure. Ces trois thèmes convergent tous vers la notion de souveraineté.

    Carl Schmitt commence par une réflexion sur le droit. Dans Loi et Jugement, il montre que le jugement judiciaire ne peut être compris comme une subsomption du cas particulier sous la règle générale telle que l’interprète l’École de l’exégèse. Dans le jugement il y a un élément aléatoire, quelque chose qui relève irréductiblement de l'individu. Carl Schmitt s'oppose plus généralement à la conception normativiste du droit développée par Kelsen. Pour Kelsen toute norme tire sa validité d'une norme supérieure, jusqu’à une norme suprême qui est la constitution. L'État est un ensemble pyramidal de normes qui se présupposent toutes les unes les autres.

    Mais c'est faire abstraction de la volonté souveraine qui l'institue (dans un pouvoir constituant) et du fait que la vie de l'État ne peut pas être totalement encadrée par des règles juridiques. La souveraineté politique est un commencement absolu en dehors de toute règle et de tout ordre. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (1). Le souverain apparaît là où il convient de décider s'il s'agit d'une situation d'urgence et ce qu'il faut faire dans cette situation. Dans la situation d'exception la forme régulière de la vie de l'État, le droit, est suspendue, et la décision politique apparaît dans sa pureté. "Avec l'exception, la force de la vie réelle brise la carapace d'une mécanique figée dans la répétition" (2).

    C. Schmitt montre que la catégorie de l'exception a une dimension métaphysique et théologique comme tous les concepts politiques dans un de ses premiers livres, Théologie politique. L'exception a pour correspondant théologique le miracle par lequel Dieu intervient sans raison dans le cours régulier de la nature. En mettant en question la notion de miracle, le déisme et le rationalisme du XVIIIe siècle légitiment métaphysiquement l'élaboration de l'État de droit dont l'idéal est d'encadrer toutes les situations dans la légalité.

    Le deuxième thème récurrent de la pensée schmittienne est la critique du libéralisme politique, ce qui fait plus particulièrement l'objet de Parlementarisme et Démocratie. Schmitt montre qu'il convient de distinguer la démocratie, telle que la définit Rousseau comme souveraineté du peuple, et le libéralisme, tel qu'il est défini par Benjamin Constant. La démocratie tend vers l'identité des gouvernants et des gouvernés en réalisant l'homogénéité des citoyens dans la communauté nationale. La démocratie est hostile à la représentation, comme l'a bien compris Rousseau, elle se réalise de manière privilégiée par l'acclamation. Le libéralisme définit l'État comme une association pacifique d'individus libres et égaux avec un centre politique minimal contrôlé par une élite représentative du peuple. Ces deux principes politiques ont pu se mélanger au cours des XVIIIe et XIXe siècles, parce qu'associés dans leur lutte commune contre le principe monarchique, mais ils n'en ont pas moins des logiques profondément différentes dont la divergence apparaît clairement au XXe siècle (3).

    Le parlement est essentiellement une institution libérale. Il se comprend comme une commission aristocratique du peuple qui définit à l'intérieur de lui-même une commission de second degré, le gouvernement, chargé de gérer les affaires publiques. Sa fonction principale n'est pas de désigner des personnes qui ont la confiance des citoyens, car cette fonction pourrait tout aussi bien être remplie par un césarisme antiparlementaire, mais d'organiser la discussion politique. L'échange des arguments dans la discussion doit permettre de faire émerger la vérité politique comprise comme vérité relative. C'est pourquoi la discussion ne s’arrête pas. Elle ne se confond pas en droit avec une négociation commerciale où ce qui prévaut est la lutte d’intérêts. Le député n'a pas un mandat impératif, il n'est pas le représentant d'un parti, mais de tout le peuple.

    La recherche en commun de la vérité implique l'existence d'un espace publique où tout citoyen peut prendre connaissance des affaires politiques, ce qui nécessite la reconnaissance et la garantie de la liberté d'expression et de la liberté de la presse. Le parlementarisme s'appuie sur une véritable foi dans la vertu de la discussion, il suppose que les hommes sont capables de se laisser convaincre par des arguments et de vouloir la vérité. Le problème est de savoir si le parlementarisme qui a trouvé ses titres de noblesse dans l'Europe bourgeoise du XIXe siècle, particulièrement dans la France de la Monarchie de Juillet fondée sur un régime censitaire, est encore viable dans la démocratie de masse du XXe siècle. De fait l'État contemporain assume des responsabilités économiques et sociales de plus en plus importantes (ce que Schmitt appelle le virage vers "l'État total") et la vie politique est de plus en plus dominée par des partis qui agissent comme des groupes de pression en vue de la conquête du pouvoir en utilisant de puissants moyens de propagande.

    C'est pourquoi C. Schmitt pense que le parlement est une institution désuète et inadaptée, qui affaiblit l'État par ses discussions perpétuelles. Il préconise le renforcement du pouvoir exécutif dans un régime présidentiel et le recours à une dictature provisoire (selon la définition romaine) pour répondre à l'urgence du moment et à la volonté suprême du peuple qui est la sauvegarde de son unité. « Le bolchevisme et le fascisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratiques… La volonté du peuple peut s'exprimer par acclamation, par sa présence évidente et non contestée, et par un processus démocratique encore meilleur que l'instrument statistique élabore avec un soin si minutieux depuis un siècle et demi » (4).

    Le troisième thème est la définition du politique. Ce thème est développé dans le petit texte intitulé La Notion de politique (5), le livre le plus célèbre et le plus commenté de C. Schmitt. Dans ce texte C. Schmitt recherche la définition précise de la réalité politique selon une méthodologie empruntée à Max Weber. Le domaine moral se reconnaît à travers la distinction du bien et du mal, le domaine esthétique à travers la distinction du beau et du laid, le domaine économique à travers les valeurs de l'utile et du nuisible ou du rentable et du non-rentable. C. Schmitt prétend identifier le critère qui définit la spécificité du politique à travers la discrimination de l'ami et de l'ennemi.

    La politique n'est pas un domaine, elle ne se confond pas avec l'État, elle se définit par un degré d'intensité qui peut concerner n'importe quel domaine et diviser les hommes en deux camps susceptibles de s'affronter. « Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l'épreuve de force » (6). L'ennemi n'est pas l'adversaire dans une discussion ou le concurrent dans une compétition économique, c'est l'ennemi public (hostis) et non l'ennemi privé (inimicus). La réalité politique tient au fait que l'homme est fondamentalement un être dangereux. C'est pourquoi le jus belli et le jus vitae ac necis sont les attributs permanents de la souveraineté. Il ne s'agit pas de dire que la guerre est normale ou souhaitable, il s'agit seulement de reconnaître la possibilité effective de la guerre et le sérieux existentiel que cela implique pour tout homme de perdre sa vie ou de donner la mort.

    Un monde où la possibilité de la guerre serait complètement écartée, un monde de totale neutralisation, serait un monde sans activité politique. Le fait politique par excellence est la division de l'humanité en unités politiques. « Le monde politique n'est pas un universum, mais, si l'on peut dire, un pluriversum » (7). Si un peuple n'est pas capable de lutter, il perd à plus ou moins long terme sa souveraineté. C. Schmitt dénonce la foi libérale qui veut mettre la guerre hors la loi. Selon lui l'idée d'une société des nations est une notion polémique qui a permis de lutter contre l'Europe des princes. Quant à ceux qui font la guerre au nom de la morale, ils ne font que renforcer la violence en diabolisant l'adversaire. Le libéralisme est par essence antipolitique. « Il n'y a pas de politique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique… La pensée libérale élude ou ignore l’État et la politique pour se mouvoir dans la polarité caractéristique et toujours renouvelée de deux sphères hétérogènes : la morale et l'économie, l'esprit et les affaires, la culture et la richesse » (8). Le libéralisme ne supprime pas le politique, il n'a fait que le dissimuler dans un discours antipolitique.

    C. Schmitt revendique la paternité de Hobbes pour étayer sa définition du politique. Mais la référence à Hobbes est pour le moins ambiguë, c'est ce que montre Leo Strauss dans son commentaire de La Notion de politique (9). Hobbes reconnaît l'état de guerre de tous contre tous à l'état de nature pour définir l'État comme condition d'une vie paisible entre les hommes permettant de développer l'économie et il définit le droit à la sûreté à la vie comme droit inaliénable, en ce sens Hobbes vise un au-delà du politique et fonde le libéralisme. Leo Strauss montre que Schmitt reste attaché au libéralisme malgré sa critique radicale.

    La pensée schmittienne s'explique en grande partie par une philosophie de l'histoire inspirée par le catholicisme (10). C. Schmitt interprète le monde moderne comme un monde irréligieux et dépolitisé qui trouve son cri de ralliement dans la formule de Bakounine "ni Dieu, ni maître". Il voit dans le projet d'une société horizontale d'individus libres la destruction de la transcendance verticale du rapport de l'homme à Dieu. Les hommes semblent vouloir un bonheur confortable dans une société universelle avec comme seule idole la force neutre de la technique. À partir de son pathos religieux, sombre et exigeant, C. Schmitt rappelle de manière insistante aux bourgeois optimistes que nous sommes ("bourgeois" est pris ici au sens hégélien du terme, il désigne un homme uniquement préoccupé de sa vie privée) que nous vivons dans un monde dangereux où la division politique peut toujours atteindre des degrés extrêmes qui nous plongeront nécessairement dans la tragédie. De même que le sérieux de la vie personnelle se fait dans le choix entre Dieu et Satan, de même le sérieux de la vie publique tient à l'éventualité d'un choix entre 2 camps irréductiblement opposés.

    C. Schmitt a d'une part le mérite de faire ressortir en pleine lumière les principes des théories qu'il critique. Il montre clairement les insuffisances du normativisme kelsénien, les faiblesses internes du parlementarisme et la foi indémontrable du libéralisme en la discussion. D'autre part C. Schmitt a l'originalité de vouloir penser le pouvoir indépendamment de toute subordination à une valeur extra ou supra-politique, ce qui est pratiquement unique dans l'histoire. Alors que toutes les philosophies politiques pensent la politique comme réalisation de valeurs morales : la paix, la justice, la liberté, C. Schmitt veut faire une description libre de toute considération de valeur (wertfrei) du politique.

    On peut se demander si ce projet n'implique pas malgré tout une morale, non la morale de l'universalité développée par Kant, mais une morale dont le pathos serait la décision existentielle voulue pour elle-même. Par quoi la notion schmittienne de décision serait bien proche de la notion heideggerienne de résolution (Entschlossenheit). Mais si ces nouveaux moralistes nous rappellent au sérieux de l'existence (privée ou publique) sous l'horizon de la mort, encore convient-il de discerner dans la réalité ce qui augmente la violence et ce qui la limite, s'il est vrai que les hommes ne veulent pas seulement se savoir libres et authentiques en face de la violence, mais libres dans une réalité sensée.

    ► Texte de JF Robinet issu du volume Analyses et Réflexions sur le pouvoir, vol. II, éd. ellipses, 1994.

    • Notes :

    1. Théologie politique (1922), Gal., 1988, p. 25.
    2. Ibid. p. 25.
    3. Dans son maître ouvrage Théorie de la Constitution (Verfassungslehre, 1928) [PUF, coll. Léviathan, 1993], C. Schmitt ramène toutes les formes politiques modernes à la composition de deux principes purs : l'identité où l'État se confond avec le peuple (l'idéal de la démocratie rousseauiste) et la représentation où l’État incarne le peuple (l'idéal de la monarchie selon Hobbes).
    4. Parlementarisme et Démocratie (1923), Seuil, 1988, p. 115.
    5. La Notion de politique a fait l'objet de trois versions successives. Le texte, né d'une conférence à la Deutsche Hochschule für Politik à Berlin, fut publié en 1927 dans la revue Archiv für Socialwissenschaft und Sozialpolitik. Il fut réédité en 1928 dans un ensemble de contributions intitulé Problème der Demokratie. Il fut ensuite édité de manière indépendante sous forme d'un ouvrage appelé troisième édition en 1933. La traduction française actuelle se trouve chez Flammarion (coll. Champs), avec une préface de Julien Freund. L'édition française contient également un très beau texte de théorie et d'histoire politique, Théorie du Partisan, que C. Schmitt a publié à la fin de sa vie, en 1963.
    6. Ibid. p. 78.
    7. Ibid. p. 95.
    8. Ibid. p. 115.
    9. Les "Remarques sur La Notion de politique de C. Schmitt" (1932) se trouvent à la fin de Parlementarisme et Démocratie.
    10. Sur l'importance du catholicisme dans la pensée de C. Schmitt, voir Heinrich Meier : Carl Schmitt, Léo Strauss et la Notion du Politique, Un dialogue entre absents (Julliard, 1990) et la longue préface d'O. Beaud à la traduction française de la Verfassungslehre.


     


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