• Thibon

    ThibonHommage à Gustave Thibon

    Le philosophe catholique Gustave Thibon [1903-2001] est décédé. Dans un éditorial de la presse italienne, nous avons lu ce vibrant hommage (notre correspondant ne nous a malheureusement pas transmis les coordonnées du journal) :

    « L'écrivain et philosophe français Gustave Thibon, un des penseurs chrétiens les plus controversés de la seconde moitié du XXe siècle, est décédé récemment, âgé de 97 ans, à Saint-Marcel, dans son pays natal de l'Ardèche. Catholique de droite, sympathisant monarchiste mais aussi ami et premier éditeur de la philosophe d'origine juive Simone Weil, Thibon doit sa célébrité à ses aphorismes sur la foi. Certaines de ses brèves maximes font désormais partie du patrimoine catholique : de “Celui qui refuse d'être l'image de Dieu sera son singe pour l'éternité” à “Pour unir les hommes, il ne sert de rien de jeter des ponts, il faut dresser des échelles. Celui qui n’est pas monté jusqu’à Dieu n’a jamais vraiment rencontré son frère”, en passant par “La vérité est aussi une blessure, quasiment jamais un baume” et “Aime ce qui cause ton bonheur, mais n'aime pas ton bonheur”. Thibon était animé par une veine mystique particulière, mais, en même temps, restait attaché à la campagne (il aimait se présenter comme un “écrivain-paysan”). Il a affronté dans une vingtaine de livres les grandes questions de l'existence d'un point de vue chrétien : la présence de Dieu, l'amour, la foi et la grâce, la domination de la technique sur l'homme. Parmi ses ouvrages les plus connus, citons : Destin de l'homme (1941), L’Échelle de Jacob (1942) et Retour au réel (1943). En juillet 1941, Thibon rencontre Simone Weil dans son usine, alors qu'elle avait été chassée de l'université en tant qu'intellectuelle d'origine juive. Elle lui confie le manuscrit d'un de ses livres les plus célèbres, La pesanteur et la grâce, que Thibon publiera en 1947, faisant ainsi connaître au monde la jeune philosophe morte de tuberculose en Angleterre en août 1943. Thibon avait été influencé par Pascal et par Péguy, mais aussi par Nietzsche et par Maurras. Dans tous ses livres, il a dénoncé la marginalisation des “exigences de l'esprit” dans la société contemporaine. De concert avec Jean Guitton, il est aujourd'hui considéré comme l'un des phares de la pensée catholique française du XXe siècle, mais il avait choisi de vivre en retrait, refusant toute charge académique ».

    C'est bien entendu la dimension paysanne de Thibon, l'influence du vitalisme (qu'il reliait à la doctrine catholique de l'incarnation), de Nietzsche et de Péguy sur sa pensée, qui nous intéresse dans son œuvre. De même que cette proximité entre le paysan monarchiste et Simone Weil, théoricienne de l'enracinement, à la suite de sa lecture attentive de Péguy, chantre des “petites et honnêtes gens”, qui font la solidité des peuples. Mieux : l'œuvre de Thibon démarre avec une réflexion approfondie sur l'œuvre de Ludwig Klages, figure cardinale de la Révolution conservatrice et des premières années du Cercle de Stefan George (les Cosmiques de Munich), un Klages pourtant fort peu suspect de complaisance avec le christianisme. Marc Eemans, lecteur attentif de Thibon, parce que celui-ci était justement le premier exégète français de Klages, reliait la pensée de ce catholique de l'Ardèche à celle de toutes les formes de catholicisme organique, liées en ultime instance à la mystique médiévale, résurgence d'un paganisme fondamental. Thibon, exégète de Klages, donne le coup d'envoi posthume à Simone Weil, théoricienne audacieuse de l'enracinement. Lier le paganisme de Klages, le catholicisme paysan de Thibon et le plaidoyer pour l'enracinement de Simone Weil permettrait de ruiner définitivement les manichéismes incapacitants et les simplismes binaires qui dominent l'univers médiatique et qui commencent dangereusement à déborder dans le champs scientifique.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°51, 2001.

     

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    ThibonGustave Thibon a accordé à notre collaborateur occasionnel Xavier Cheneseau, sans nul doute l'un de ses tous derniers entretiens. Son décès le rend d'autant plus émouvant.

    Entretien avec Gustave Thibon

    • Vous avez écrit un jour : “Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur”. Pouvez-vous expliquer ces propos. Est-ce à dire qu'un traditionaliste est révolutionnaire ?

    Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur dans ce sens qu'il sait dans la tradition distinguer les éléments caducs des éléments essentiels, qu'il veille sans cesse à ne pas sacrifier l'esprit à la lettre et qu'il s'adapte à son époque, non pour s'y soumettre servilement mais pour en adopter les bienfaits en luttant contre ses déviations et ses abus. Telle fut l'œuvre de la monarchie française au long des siècles. Tout tient dans cette formule de Simone Weil : “La vraie révolution consiste dans le retour à un ordre éternel momentanément perturbé”.

    • Ne pensez-vous pas que la tradition exclut la liberté créatrice ?

    La réponse est la même que la précédente. La tradition favorise la liberté créatrice et ne s'oppose qu'à la liberté destructrice. Traditionalisme ne signifie pas fixisme mais orientation du changement. Ainsi, un corps vivant renouvelle indéfiniment ses cellules, mais reste identique à lui-même à travers ces mutations. Le cancer, au contraire, se caractérise par la libération anarchique des cellules.

    • Pour vous, la démocratie, le socialisme, le libéralisme sont-ils des systèmes anti-traditionnels ?

    Il faudrait préciser le sens qu'on donne à ces mots. La démocratie s'oppose à la tradition dans la mesure où elle s'appuie uniquement sur la loi abstraite du nombre et des fluctuations de l'opinion. De même, au socialisme en tant que mainmise du pouvoir central sur la liberté des individus, de même, au libéralisme “sauvage”, dans la mesure où il ne souffre aucun correctif à la loi de l'offre et de la demande.

    • Est-il possible d'affirmer aujourd'hui la primauté de l'esprit sur le monde matérialiste ?

    Il faudrait d'abord s'entendre sur le sens qu'on donne aux mots esprit et matière. De toute façon, il y a primauté de l'esprit sur la matière même chez les matérialistes, dans ce sens que c'est l'esprit “lumière” qui modifie la matière et l'aménage en fonction de sa puissance et de ses désirs. Mais, si l'on entend par matérialisme cet usage de l'esprit qui privilégie les conquêtes et les jouissances matérielles au détriment des choses proprement spirituelles (art, philosophie, religion, etc.), il est bien certain que notre époque se fige dans un matérialisme destructeur.

    • Que signifie pour vous la notion de “culture populaire” ? N'y a-t-il pas une opposition entre ces deux termes ?

    Il n'y a aucune opposition entre ces deux termes. La vraie culture n'est pas l'apanage des “intellectuels”. Dans toute civilisation digne de ce nom, elle imprègne toutes les couches de la population par les traditions, les arts, les coutumes, la religion. Et c'est un signe grave de décadence que la disjonction entre l'instruction livresque et la culture populaire.

    • La notion d'ordre ne s'oppose-t-elle pas à une grande idée de l'homme ?

    Là aussi, tout dépend de ce qu'on appelle l'ordre. Il y a l'ordre social, l'ordre moral, l'ordre divin, etc. Et il arrive souvent que ces ordres entrent en conflit dans les faits. Exemple : Antigone représente le désordre par rapport à Créon, ignorant de la loi des Dieux, le Christ devant les Pharisiens attachés à la lettre de la loi. Et la toute première idée de l'homme, sans rien négliger des formes inférieures de l'ordre, s'attache avant tout à l'ordre suprême où comme dit l'Apôtre : “On obéit à Dieu plutôt qu'aux hommes”.

    ► Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Nouvelles de Synergies Européennes n°51, 2001.

     

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    • Documentation :

     

    • Bibliographie :

    - La science du caractère : l’œuvre de Ludwig Klages, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, 1933
    - Poèmes, coll. Cahiers des poètes catholiques, Paris, A. Magné, 1940
    - Diagnostics : essai de physiologie sociale, Paris, Librairie de Médicis, 1940 [extraits]
    - Destin de l'homme : réflexions sur la situation présente de l'homme, Bruges, Desclée de Brouwer, 1941
    - L’Échelle de Jacob, Lyon, H. Lardanchet, 1942 [extraits] [extraits n°2]
    - La communauté de destin, in : Cahiers de formation politique n°4, Édouard Lizop, 1943
    - Retour au réel : nouveaux diagnostics, Lyon, H. Lardanchet, 1943
    - Le pain de chaque jour, Monaco, éd. du Rocher, 1945
    - Ce que Dieu a uni : essai sur l'amour, Lyon, H. Lardanchet, 1945 [extraits]
    - Offrande du soir, Lyon, H. Lardanchet, 1946
    - François-René de Chateaubriand : choix de textes et introduction par G. Thibon, Rocher, 1948
    - Nietzsche ou le déclin de l'esprit, Lyon, H. Lardanchet, 1948
    - Paysages du Vivarais, Plon, 1949
    - Simone Weil telle que nous l'avons connue, co-écrit av. JM Perrin, éd. du Vieux Colombier, 1952
    - La crise moderne de l'amour, Paris-Bruxelles, Éd. universitaires, 1953
    - Notre regard qui manque à la lumière, Paris, Amiot-Dumont, 1955 [extraits]
    - Vous serez comme des dieux (tragédie), Fayard, 1959 [recension]
    - L'ignorance étoilée, Fayard, 1974 [extraits]
    - L’équilibre et l'harmonie, Fayard, 1976
    - Le voile et le masque, Fayard, 1985 [extraits]
    - L'illusion féconde, Fayard, 1995 [extraits]
    - Ils sculptent en nous le silence : rencontres, Paris, FX de Guibert, 2003
    - Entretiens avec Christian Chabanis, Fayard, 1975
    - Entretiens avec Gustave Thibon, P. Barthelet, Paris, La Place royale, 1988
    - Au soir de ma vie : mémoires recueillis et présentés par D. Masson, Plon, 1993
    - Aux ailes de la lettre : pensées inédites, 1932-1982 : présentées et choisies par F. Chauvin, Rocher, 2006
    - Les Hommes de l’éternel, conférences au grand public (1940-1985), Mame, 2012 [extraits]
    - Parodies et mirages ou La décadence d'un monde chrétien : notes inédites, 1935-1978, Rocher, 2011 [recension] [extrait]

    Études :

    • Gustave Thibon, témoin de la lumière, C. Chabanis, Beauchesne, 1967 (rééd. 1985)
    • Dossier H Gustave Thibon, (dir.) P. Barthelet, L'Âge d'Homme, 2012
    • Gustave Thibon - La Leçon Du Silence, Raphaël Debaillac, DDB, 2014

     

    Bates

    Ci-dessus : Série Histoires Naturelles, Juliette Bates, 2011. « Critères : est un bien pour l'homme tout ce qui creuse l'homme, même au risque de le briser : l'effort, le danger, la responsabilité, le sacrifice, l'amour, la douleur, et jusqu'aux plaisirs, jusqu'aux péchés, à condition qu'ils soient vécus à fond, assumés sans réserve comme une nourriture ou comme un poison, et non dosés et dégustés comme des épices ; et corrélativement est un mal pour l'homme tout ce qui contribue à l'aplatir : l'excès de sécurité, la facilité, la distraction, l'automatisme — en bref, tout ce qui, dans l'immédiat et pour le plus grand nombre, offre le plus d'attrait… » (Gustave Thibon, Parodies et mirages…) [citation via M. Steffens]

     

    intertitre

    ♦ pièces-jointes ♦

     

    Gustave Thibon entre christianisme et paganisme

    Décédé le 19 janvier dernier dans son village natal de Saint-Marcel-d'Ar­dèche, à l'âge de 97 ans, Gustave Thi­bon, sage-paysan, poète et philosophe, ne se laissait pourtant pas facilement étiqueter. Parlant par citations et écrivant par apho­rismes, il ne se voulait pas un penseur à sys­tème, mais un homme libre toujours à la quête de l'inaccessible pureté : « Je n'aime pas l'esprit de système. Je me sens très “anarchiste-conservateur”, mot que j'ai emprunté à Gobineau : anarchiste par rapport aux modes, conservateur par rapport à la tradition éternelle ». Sa quête l'a conduit à trouver la présence de Dieu à travers son absence. La nuit obscure, celle de saint Jean de la Croix — « le plus extrémiste de tous les saints » —, exemplifie à merveille ce moment anticipa­teur du petit matin lumineux. Dans L'igno­rance étoilée (1974), Gustave Thibon écrit à propos de « la présence absente » : « La meilleure preuve de l'existence de Dieu, ce n'est pas l'ordre du monde […] c'est le senti­ment de notre exil dans ce monde — c'est même la tentation que nous avons de nier Dieu car, pour le nier, il faut le concevoir revêtu d'une perfection que tout contredit ici-bas, et cette conception ne peut venir que de lui ».

    Lecteur passionné de saint Thomas, que Jacques Maritain lui avait fait lire très jeune, de saint Jean de la Croix, des deux saintes Thèrèse, des Pères de l’Église, mais aussi de Pascal, Nietzsche, à qui il consacra un livre à la fois critique et empreint d'une réelle admiration, Nietzsche ou le déclin de l'esprit (1948), Platon, Marc-Aurèle, Dante, Hugo, Maurras, qu'il fréquenta assidûment, Céline même dont il récitait par cœur des passages entiers du Voyage au bout de la nuit — « Ferdinand ! mais c'est un Père de l'Église ! » iro­nisait-il —, Gustave Thibon fut surtout marqué par sa rencontre en 1941 avec un jeune professeur de philosophie exclue de l'Université de par le statut des Juifs, Simone Weil, qui voulait exercer le travail de la terre pour lequel elle n'était visiblement pas faite. Grande mystique convertie au christianisme, Simone Weil sera découverte en 1946 grâce à la vigilance de Gustave Thibon, qui s'emploiera à faire publier son œuvre posthume, préfaçant même son premier ouvrage, La pesanteur et la grâce [1]. Un an auparavant, Thibon avait échappé à une peine d'emprisonnement parce que les autorités épuratrices de l'époque lui reprochaient d'avoir été trop bienveillant à l'égard du régime de Pétain. L’intervention de Gabriel Marcel, préfacier de son remarquable deuxième ouvrage, Dia­gnostics, essai de physiologie sociale (1940), lui permit poursuivre sa vie sans heurt. Dans cet essai, l'on découvre un Gustave Thibon vigoureux, qui a le souci du bien commun, c'est-à-dire de la place de l'homme dans la communauté face aux ravages de l'égalitarisme marxiste et de l'individualisme libéral.

    Son premier livre, La science du caractère (1933) [2], Gustave Thibon l'avait consacré à l'œuvre de Ludwig Klages, auteur allemand demeuré à peu près inconnu en France, à l'hostilité affichée envers le christianisme et en qui le chrétien Thibon voyait cependant un « observateur vraiment génial, le plus étonnant visionnaire des profondeurs concrètes de l'âme qui ait paru depuis Nietzsche ». Alors, qu'en était-il du christianisme de Thi­bon ? L'aphorisme suivant est à cet égard éclairant : « Tout se purifie en passant par Dieu. Mais tout se corrompt sous l'étiquette divine que tant de “croyants” collent sur leurs passions terrestres. Dieu, s'il n'est pas la lumière qui transfigure, devient le masque qui déguise… ». En réalité, Gustave Thibon était un païen au christianisme solidement enra­ciné dans une vision cosmique du monde : « Je me sens profondément païen, j'ai de la vénération pour les forces cosmiques dans la mesure où elles sont les instruments de Dieu. Et d'ailleurs le polythéisme tend vers le monothéisme. L’homme a besoin d'une unité dont témoigne le cosmos. Il faut bien une âme qui comprenne toutes les âmes, un Dieu qui résume et dépasse tous les dieux », concluait-il dans un entretien livré en 1995 à Danièle Masson. Au moment de sa mort, il disait retourner à l'Unité.

    ► Arnaud Guyot-Jeannin, éléments n°101, 2001.

    • notes en sus :

    1) Rappelons que G. Thibon en a été non seulement “l’éditeur” mais aussi “l’auteur”, les chapitres de l'ouvrage étant le fruit de ses propres choix dans la masse des Cahiers laissés par S. Weil. C'est pourquoi ce titre (choisi par Thibon) ne figure pas dans les Œuvres complètes publiées par Gallimard. Fait surprenant, les rééditions de ce texte en format poche (10/18, 1962 puis Agora Pocket, 1988) ont daigné reprendre l'introduction de février 1947 expliquant les raisons de cette publication. Le Dossier H consacré à Thibon offre à lecture dans sa section "documents" cette préface : on en retient surtout un témoignage d'amitié même si Thibon ramène l'apport weilien à une critique purificatrice du religieux. Il faudra la publication ultérieure d'autres écrits pour permettre à la réception de ne pas en rester à cette image de quêteuse d'absolu et de se confronter aux aspects politiques ou philosophiques de son œuvre.

    2) — Dédiée à Prinzhorn, cette monographie de la collection des “Questions disputées” dirigée par Ch. Journet et J. Maritain, et rédigée par un thomiste, est consacrée essentiellement à l'œuvre de L. Klages : une première partie traite de la caractérologie envisagée du point de vue psychologique, tandis que la deuxième partie concerne surtout l'aspect métaphysique de l'œuvre. Enfin une dernière partie traite des applications pratiques envisagées par un disciple de Klages qui est mort prématurément l'an dernier, Hans Prinzhorn. Le caractère, pour Klages, constitue, dit Thibon, « une sorte de noyau fondamental présidant à l'évolution psychologique de l'indi­vidu comme le noyau d'une cellule commande les mouvements des cytoplasmes », centre immuable reliant la vitalité à l'esprit. Le point de vue psychologique se sépare donc bien difficilement de la métaphysique, puisque les différences individuelles que doit chercher à déterminer la caractérologie sont, pour Klages, d'ordre métaphysique. Mais l'auteur reproche à cette métaphysique d'être elle-même trop prisonnière de l'observation psychologique ; il lui est indulgent toutefois car, dit-il, « Klages a une âme, une âme lourde d'amour, ouverte à toutes les profondeurs cosmiques et que travaillent peut­ être la soif et l'appel d'autres abîmes. Et c'est pour cela qu'il nous est cher ». Quant à Prinzhorn, il vivifie l'œuvre de Klages : « un puissant réalisme de l'effusion vitale compense chez lui les faiblesses d'une raison mordue jusqu'à la substance par l'auto-critique anti-intellec­tualiste, et les grandes vagues de la connaturalité (sic) affective conduisent souvent jusqu'au port une pensée déshabituée des grands périples autonomes ». L'exposé des critiques et des efforts de réalisation positive dans le domaine pratique de Prinzhorn est poursuivi avec un souci de confron­tation avec le thomisme et d'adaptation correctrice. Il ne faut donc pas rechercher dans ce livre une mise au point objective. (HP, L'année psychologique n°34, 1933)  

     

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    ThibonGustave Thibon arraché à la pesanteur

    [Ci-contre : Gustave Thibon vers la fin de sa vie. Ses entretiens avec Philippe Barthelet révèlent la finesse d'une pensée souvent mal comprise, et parfois détournée, ainsi qu'une âme éprise de poésie. Le philosophe cite avec une intense jubilation les vers des poètes qui, depuis sa jeunesse, n'ont cessé de le hanter]

    • Recension : Philippe Barthelet, Entretiens avec Gustave Thibon, Rocher, 240 p.

    Décédé au début de l'année 2001 à un âge “jüngerien” (il était né en 1903), Gustave Thibon reste, en dépit d'une œuvre étalée sur six décennies et de plusieurs émissions de télévision qui lui ont été consacrées, un auteur mal connu. Non au sens où son œuvre n'aurait touché qu'un public confidentiel, mais parce qu'elle a été reçue et commentée surtout dans des milieux assurément incapables d'en faire ressortir la richesse et la subtilité. Je veux évidemment parler de certaines franges assez rances du “national-catholicisme à la française”, qui eussent bien volontiers limité le “métaphysicien poète” au paysan ardéchois chantre de la fameuse “terre qui ne ment pas”.

    Il admirait Céline et Federico Garda Lorca

    Aussi la réédition de ses entretiens avec Philippe Barthelet — grand connaisseur de l'homme et de l'œuvre, dont les questions ne négligent quasiment aucun aspect de la réflexion de Thibon — vient-elle à point nommé pour restituer la complexité d'une formation et d'une pensée, taillant en pièces, au passage, a priori et jugements intéressés. C'est le cas du prétendu “maurrassisme” de Thibon. Celui-ci ne connut d'ailleurs que tardivement le “maître de Martigues”, à Lyon, pendant la guerre : « Il a dit lui-même, non comme un regret mais comme un fait, que Maurras n'avait compté en rien dans sa formation littéraire et intellectuelle », répondait récemment Philippe Barthelet à la revue Contrelittérature (n°8, hiver 2002) [propos recueillis par L. Schang ; questionnaire reproduit dans ce billet du blog stalker]. Ces entretiens montrent bien que Thibon, qui n'était pas nationaliste, ne partageait en rien la germanophobie souvent grotesque de Maurras. Thibon a d'abord subi l'influence du néo-thomisme de Maritain, puis celle d'un certain existentialisme chrétien (Gabriel Marcel), l'autre foyer de sa pensée étant constitué par les romantiques allemands. D'où son premier et remarquable essai (1934) [1], consacré à Ludwig Klages, fondateur, dit-il, d'une « métaphysique générale qui rend cohérent ce qui, chez les romantiques allemands, est donné […] à l'état de fragments ou d'étoiles filantes » [2]. Ses goûts mêmes en littérature l'éloignent de Maurras : imagine-t-on celui-ci prendre la défense de Hugo [3] — « niagaresque », certes, mais avec « beaucoup d'eau sous l'écume » —, qualifier Céline de « plus grand prosateur du siècle » et affirmer, à propos de Mea culpa [pamphlet de 1936], que « Guénon, dans un autre style, n'a pas dit mieux » ? Quant à Garcia Lorca, il est pour Thibon « la poésie même » et incarne « la pure magie de l'évocation ».

    ThibonQuand viendront les nouveaux fils d'Antigone

    [Ci-contre : couverture de la première édition, éd. La Place Royale, 1988]

    Mais au-delà du cas Maurras et de la lourde hypothèque de « l’Église de l'ordre » [4], ce qui ressort très nettement de ces entretiens (parus en novembre 2001, ils ont déjà fait l'objet d'une réimpression), c'est l'opposition viscérale de Thibon au social, « lieu du diable », puisque — conviction aussi forte chez lui que chez Simone Weil [5] — « le pharisaïsme est consubstantiel à la cité terrestre ». Thibon plaçait ses espoirs dans les nouveaux fils d'Antigone, dans l'esprit de résistance au Gros Animal, l'essentiel étant que « le cuir de ce Gros Animal ménage assez de pores pour que l'on puisse respirer un autre air à travers lui ». Cet air, cette béance, c'est la part d'indétermination et d'insatisfaction en l'homme, ce qui fait de lui, être de transition, un pèlerin, homo viator en quête du mystère de sa condition. Thibon, ou le refus si peu conservateur de s'installer dans la pesanteur de tout ce qui est “mondain”, pour mieux accueillir, à l'écart, le nectar de la grâce. Le “philosophe-paysan” n'est décidément pas fait pour les gens épais.

    ► Philippe Baillet, éléments n°104, 2002.

    notes en sus :

    1. La Science du caractère : L’œuvre de Ludwig Klages, G. Thibon, Desclée de Brower & Cie, 1933. — La science du caractère est une œuvre de jeunesse de Gustave Thibon. Converti de fraîche date au catholicisme, encore sous l'influence directe du philosophe Jacques Maritain, Thibon, au moment où il écrit ce livre, vient de découvrir dans l'enthousiasme les thèses thomistes et aristotéliciennes sur l'union substantielle de l'âme et du corps. Son adhésion à cette conception de l'homme l'aide à se libérer à la fois du dualisme cartésien et du mécanisme-matérialisme ambiant dont la pensée de Freud est imprégnée. Le terrain, nouveau pour lui, sur lequel il a pris pied, l'aide à comprendre et à juger une œuvre «intempestive» et pourtant très importante dans le monde germanique dans les années 1930, celle de Ludwig Klages. (présentation par J. Dufresne d'un extrait de texte de Klages) — Thibon a rendu aux philosophes français un service réel en leur faisant connaître la caractérologie de Ludwig Klages. Science à base expérimentale et à structure spéculative, où la connaissance intuitive et la réflexion abstraite jouent leur rôle, la caractérologie s'efforce à définir la particularité distinctive d'un être ; de quel secours elle peut être pour la psychologie rationnelle on le devine, et, en quelques pages nerveuses qui terminent la première partie de son exposé, M. Thibon définit avec bonheur les points de contact et aussi les divergences inévitables de l'anthropologie de Klages et de saint Thomas. Le même esprit de large sympathie et de critique judicieuse anime la deuxième partie de ce livre, consacrée à la métaphysique klagesienne : on y surprend un enthousiasme lyri­que pour Klages — l'homme le plus génial de notre époque (p. 92) ; mais l'Auteur sera le premier à comprendre que l'on ne partage point cette sensation de charme et de ravissement pour les « analy­ses tout imprégnées du lyrisme abyssal des grands romantiques germains » (p. 130) que nous a laissées Klages. Toutefois, l'enthou­siasme ne porte point tort à la raison, et la critique de Klages par M. Thibon est solide et irréprochable. Dans une troisième partie, nous trouvons un exposé des travaux de M. Prinzhorn, très utiles pour les éducateurs. Klages était loin d'être un chrétien ; sa pen­sée est même un naturalisme authentique : M. Thibon, dont on connaît le pur thomisme, a fait entre la mystique klagesienne et la mystique chrétienne une comparaison qui conclut à un « abîme assez vaste ·» pour devoir être souligné. En définitive, quoiqu'en ait dit une plume très autorisée, mais aussi trop sévère et trop nerveuse, le livre de M. Thibon est très sain ; et il souligne, dans un cas pratique plein d’intérêt, ce merveilleux pouvoir qui caractérise le thomisme. (JM, Revue thomiste, 1936)

    2. Pourtant, les deux pensées qui l'ont le plus marqué, celle de Klages, dans la première partie de sa vie, et celle de Simone Weil dans la seconde, sont l'une et l'autre fortement empreintes de dualisme. « Le dualisme de Klages, confiera-t-il à Philippe Barthelet, a toujours été ma grande tentation. Et si je n'y ai jamais complètement cédé c'est en raison de l'impossibilité radicale de tout dualisme : les pères de l'Église l'ont surabondamment démontré, saint Augustin en particulier, en reniant l'hérésie manichéenne. Et saint Thomas après eux : non videntur litigare quae nihil habent commune (les choses qui n'ont rien en commun ne se battent pas entre elles). La lutte suppose en effet une parenté entre les êtres, une même origine, sans quoi ils coexisteraient dans des mondes différents et sans rencontre possible. Corollaire du vieux principe pythagoricien : seul le semblable peut connaître le semblable » (p. 36). [source note]

    3. Son titre L'ignorance étoilée (1974) est emprunté à La légende des siècles : « Vous m'offrez de ramper ver de terre savant ; / Eh bien, non. J'aime mieux l'ignorance étoilée / De Platon, de Pindare, âme et clarté d'Élée, / Et de ce Dante errant qui baisse factieux / Son œil farouche où tremble une lueur des cieux. / L'homme est par eux aussi lumineux qu'il puisse être » (v. 144-149). Comme le note A. Vaillant sur ce passage : « Nous touchons là au cœur de de l'utopie hugolienne, utopie morale aussi bien qu'esthétique. D'une part, le poète qui marche concilie l'exigence de vérité et le désir de beauté, dont il réalise la synthèse dans la figure de Dieu. D'autre part, il faut à cette union miraculeuse de l'effusion sensible et de l'inquiétude philosophique un mode d'expression littéraire : c'est le mètre » (La crise de la littérature : romantisme et modernité, Ellug, 2005, p. 183)

    4. Autrement dit l'Église Romaine, par opposition à la « démocratie religieuse » prônée par le Sillon. Il ne s'agit en rien de papisme mais de restaurer l'Église de France comme facteur d'ordre sur le plan civilisationnel en lui donnant une position sociopolitique privilégiée, indépendamment du degré d'appartenance à l'Église de la population dans son ensemble. La primauté maurrassienne du politique (sur l'économique) est d'un autre ordre que la « primauté du spirituel » que lui oppose Maritain. Quid de la question sociale ? Pol Vandromme, auteur de Maurras, l'Église de l'ordre (Centurion, 1965) subsume la polémique en rappelant que l'Église de l'Ordre est aussi l'Église de la Justice, et l'Église du temps, l'Église de la continuité.

    5. Chez S. Weil, « La hantise du social peut alors bien s'éclairer par des traits de caractère personnel ou l'influence d'une formation intellectuelle [la peur du social ne vient pas d'un “tempérament très individualiste. J'ai peur pour la raison contraire. (…) Je suis par disposition naturelle extrêmement influençable à l'excès, et surtout aux choses collectives” (Attente de Dieu)], mais les analyses psychologisantes n'ont pas à prendre le pas sur l'essentiel, qui est l'exigence de ne pas confondre l'amour surnaturel avec un sentiment social : “les sentiments sociaux ont aujourd'hui une telle emprise (…) que je crois bon que quelques brebis demeurent hors du bercail pour témoigner que l'amour du Christ est tout essentiellement autre chose” (Attente de Dieu) », E. Gabellieri, Être et don : Simone Weil et la philosophie,  Éd. de l'Institut Supérieur de Philosophie Louvain-la-Neuve / Éd. Peeters (diffusion Vrin), 2003, p. 419.

     

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    VanitasThibon, Klages et Nietzsche

    [Ci-contre : Grain terminal de chapelet en ivoire, figurant un crâne humain sur une face, le visage du Christ sur l'autre, XVIIIe s. Ce modèle biface ou janusien, allégorie de la Résurrection comme instrument de réversibilité de la mort, s'inscrit dans la tradition artistique des Vanités. Coll. P. Bergé-YSL, expo. 2010, Paris]

    Parmi ceux qui ont salué la disparition de Gustave Thibon, il en est apparemment peu qui ont lu son premier livre, consacré à Ludwig Klages, et moins encore qui ont mesuré l’importance que cet auteur a pu avoir dans la formation du sage, philosophe et poète-paysan français. Ils ont au moins une excuse : l’immense auteur que fut Klages (1872-1956) est d’autant plus ignoré du public français que son œuvre majeure, Der Geist als Widersacher der Seele (L’Esprit comme adversaire de l’Âme, Barth, Leipzig, 1929-32), qui ne compte pas moins de 4 volumes [1], n’a jamais été traduite de ce côté-ci du Rhin.

    Voyant dans l’Esprit et l’Âme deux éléments radicalement antagonistes, Klages dénonçait l’Esprit comme extériorité pure, raison desséchante, intelligence analytique « qui glace et décompose, vouloir qui sépare et détruit », abstraction qui veut à tout prix brider la vie. Il affirmait que l’activité « parasitaire » de l’intellect a rompu le rythme naturel de la vie de l’Âme et rendu l’homme étranger au cosmos. Gustave Thibon découvrit son œuvre par l’intermédiaire de Jacques Maritain, qui lui fit aussi connaître son principal disciple, Hans Prinzhorn (c’est à la mémoire de ce dernier qu’est précisément dédié le livre publié par Thibon en 1933, La science du caractère : L’œuvre de Ludwig Klages) [2]. Cette découverte fut pour lui un événement. Klages n’était pourtant pas un auteur chrétien, c’est le moins que l’on puisse dire. Depuis Nietzsche, écrit Thibon, « aucun auteur n’avait traité le christianisme avec une hostilité aussi passionnée. Les invectives de Klages s’élèvent souvent jusqu’au lyrisme. Le christianisme est l’arme la plus puissante et la plus empoisonnée de l’Esprit ; au cours de sa longue et terrifiante histoire, il a immolé au Moloch acosmique les plus saintes énergies de la vie : tous les maux dont l’humanité souffre depuis vingt siècles et dont elle va mourir bientôt sont son œuvre directe et spécifique. Haine de la vie, ressentiment de l’impuissance envieuse, sexualité “désanimée”, volonté de puissance dévorante et destructrice, tels sont les stigmates indélébiles du caractère paulinien, prototype du caractère chrétien » [3].

    En 1933, Thibon n’en voit pas moins en Ludwig Klages un « observateur vraiment génial, le plus étonnant visionnaire des profondeurs concrètes de l’âme qui ait paru depuis Nietzsche » [4]. Et dans ses entretiens avec Philippe Barthelet, plus d’un demi-siècle plus tard, il dira encore que l’œuvre de cet auteur reste pour lui remplie d’« innombrables aperçus prodigieux sur l’âme, les images originelles, le rêve, la psychologie profonde et les mobiles opposés aux instincts » [5]. Je ne fais cette remarque que pour évoquer l’hypothèse que la pensée de Klages, tout comme celle de Nietzsche d’ailleurs, n’a sans doute pas été étrangère à la si particulière germination de la foi chez Gustave Thibon. On sait que Dieu était pour lui surtout présent « sous la forme de l’absence » et qu’il aimait avant tout le Christ crucifié, ce Christ en agonie qui s’écrie : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » (« Sur la Croix, dit Thibon, Dieu désespère de lui-même et, si j’ose dire, meurt athée »). Mais c’est aussi à ce Dieu coupable de s’être abandonné lui-même que Thibon prônait un total abandon. Abandon à l’inconnu, abandon sans conditions : « Faites infiniment crédit à Dieu, même à l’heure où il semble faire faillite ». « Il faut aimer Dieu comme s’il n’existait pas », disait déjà Simone Weil. Thibon confessait, lui : « Dieu a d’abord été pour moi puissance et loi ; puis lumière et amour ; enfin absence et nuit ». Absence et nuit ! Dieu inconnu, inconnaissable, Dieu « sans fond ni appui ». On pense à la théologie négative, et aussi à la mystique d’un Maître Eckhart. Thibon, qui aimait à se référer à saint Jean de la Croix, le « docteur de la nuit », tendait vers la lumière absolue qui aveugle plus encore qu’elle n’éclaire. Le soleil noir !

    « Je n’ai pas de mépris pour le paganisme, avait-il écrit. J’ai même une secrète préférence pour le polythéisme, face à un monothéisme impur et prématuré, source de tous les fanatismes ». Et encore : « Je n’aime guère les époques chrétiennes des destructeurs d’idoles et des pourfendeurs du paganisme ». C’est dire combien sa pensée ne se laisse pas enfermer dans des catégories hâtives, combien la foi n’était chez lui ni sectaire ni facile, lui qui déclarait avec force ne pouvoir supporter ni ceux qui ne cherchent pas Dieu ni ceux qui s’imaginent l’avoir trouvé. Selon le mot de Guitry, Thibon « doutait en Dieu ». Qu’il soit permis à quelqu’un qui croit en dehors de Lui, de saluer sa mémoire avec une particulière affection.

    ► Alain de Benoist, La Nef n°114, 2001.

    • nota bene : La Nef propose une offre découverte à 10 € / 3 mois ou un premier abonnement à 53 € / ans.

    • notes en sus :

    1 : L'édition originale (éd. Johann Ambrosius Barth, Leipzig, 1929-1932) est en 4 tomes et 3 parties : 1) Leben und Denkvermögen ; 2) Die Lehre vom Willen ; 3) Die Wirklichkeit der Bilder : partie I) Die Lehre von der Wirklichkeit der Bilder ; partie II) Das Weltbild des Pelasgertums. Un index (Gesamtverzeichnis) de 45 p. fut publié en 1933. Le texte est rassemblé dans les deux premiers volumes des œuvres complètes (Bouvier, 1969, 1974) ; il est complété par une postface du commentateur Hans Eggert Schröder.

    2 : Cette dédicace au psychiatre de Heidelberg, Hans Prinzhorn (plus connu pour son livre sur l'art des malades mentaux, Expressions de la folie [1922], salué par Ernst ou Klee), n'est pas seulement relative à son brusque décès le 11 juin 1933 : elle donne la clef de l'intérêt porté sur Klages (c'est d'ailleurs sur Prinzhorn que se termine l'étude de Thibon). Non pas simplement parce que Prinzhorn se montre le plus significatif disciple de Klages, mais aussi en ce qu'il tempère son dualisme métaphysique et ouvre à la question de l'âme. Se réclamant d'une  médecine compréhensive de la personnalité comme unité indissoluble physique et morale (Leib-Seele Einheit).

    3 : cité par Philippe Baillet, « Monte Verità, 1900-1920 : une “communauté alternative” entre mouvance völkisch et avant-garde artistique », Nouvelle École nº52, 2001, p. 125 (citation tirée de l'étude sur Klages de 1933, pp. 236-237).

    4 : ibidem, p. 125 (citation issue de la p. 17 de l'étude de 1933).

    5 : ibidem, p. 125 (citation issue des pp. 129-130 de l'édition de 1988).

     

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    Gustave Thibon

    [ThibonCi-contre : Le Sacré-Cœur par George Desvallières, 1905]

    « Il n'y a pas de profane, il n'y a que du profané » : cette parole d'Olivier Clément illustre à merveille le monde clair et ordonné de Gustave Thibon. Car jamais, cet Ardéchois de 82 ans ne s'est résolu à la tranquille incroyance, aux pays qui n'ont plus de légendes, aux peuples tièdes qui escamotent la mort, à la nature saccagée, à la laïcisation générale. Gustave Thibon n'est pas homme à se laisser distraire de l'essentiel. C'est-à-dire à se détourner de la mémoire lumineuse des visitations de l'éternité dans le temps. N'ayant eu de cesse de garder la blessure ouverte et d'être fidèle à l'impondérable, on comprend pourquoi sa présence est ressentie comme saugrenue par le lilliput intellectuel qui campe si péremptoirement sur notre agora. C'est pourquoi le retour de Gustave Thibon sur la scène littéraire après un silence de dix ans est un événement à saluer. Tout comme L'Ignorance étoilée, son précédent ouvrage que celui-ci prolonge, Le Voile et le Masque est un titre emprunté à Hugo : « À la mort le masque tombera du visage de l'homme et le voile du visage de Dieu ». Dans ce recueil de longs aphorismes regroupés en chapitres, ce “philosophe inconnu”, qui a toujours su attirer à lui sans bruit ni fanfare des cohortes de lecteurs fidèles, porte la lucidité à un point d'incandescence ; la sagesse thibonienne perçoit dans le visible l'implacable et rigoureuse logique de l'invisible : son acuité distingue les niveaux, en éliminant toute confusion, clef tordue de notre époque. Cette ivresse sobre, ce sens mystique qui sait raison garder, trace autour de Gustave Thibon une aura de “voyant”. Sans oublier sa langue, toujours limpide et charnelle, qui unit poésie et analyse psychologique, à mille lieues de toute opacité jargonnante.

    La sagesse et l'éveil

    Gustave Thibon ne parle que d'expérience. La densité d'incarnation de ses paroles trouve toujours de multiples échos au plus intime de chaque lecteur. C'est dire que ses ouvrages sont toujours à reprendre et à méditer longuement. Thibon excelle, en peu de mots, aux rapprochements éclairants sur l'histoire, les mœurs, les mentalités ; ainsi résume-t-il en quelques lignes l'involution sacrilège, et du même coup meurtrière, de la légitimité politique depuis la Révolution : « Discours de Robespierre le jour de la fête de l’Être suprême : “le sceptre et l'encensoir se sont alliés pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre”. — Le processus a continué, avec Robespierre lui-même et ses successeurs, prophètes et ouvriers des révolutions — et la mort de Dieu n'y a rien changé, sauf que ce qu'on usurpe c'est toujours la terre, et que ce qu'on déshonore ce n'est plus le ciel, mais l'idéal révolutionnaire. “Tout sera parfait là-haut” cède la place à “tout sera parfait demain”, mais le sceptre se voile toujours des vapeurs de l'encensoir… ». Mais tout serait à citer des autres chapitres que sont, par ex., « L'homme condamné à Dieu », « L’Être et le Connaître », « La Foi sans vêtement », « La Naissance et l'Adieu ». Gustave Thibon est en fait un éveilleur, qui dresse pour nous l'échelle de Jacob, telle un axis mundi. Il est celui qui démasque l'imposture radicale de notre époque : cette négation des communautés intermédiaires et des intermondes, de ce qui fonde l'amitié dans la cité comme de ce qui unit le ciel et la terre. Gustave Thibon, ce miracle vivant d'harmonie, est le fruit d'une longue maturation, d'un dialogue sans fin repris à travers les siècles et les latitudes, avec tous ceux qui n'ont pas renié la dimension sacrée de l'homme. On l'imagine ainsi convive d'un banquet idéal, où se côtoieraient les Provençaux Mistral et Maurras, les Français Pascal et Baudelaire, les Romains Marc-Aurèle et Virgile, les Espagnols Jean de la Croix et Calderon, les Italiens Dante et Leopardi, les Russes Dostoïevski et Berdiaeff, les Allemands Nietzsche et Klages, les Grecs Platon et Aristote, et même quelque Père du désert ou sage taoïste, sans oublier sa très chère Simone Weil ou, facétieux comme il est, un vieux curé savoyard ou un paysan des Andes. Et s'il fallait tracer son arbre généalogique, nous retrouverions le tronc commun de tous les sages et les mystiques qui ont illustré la philosophia perennis et universelle à la lumière du Christ ou des “intuitions pré ou post-chrétiennes”.

    L’esprit de la monarchie

    On comprendra donc qu'il nous fait chaud au cœur de savoir Gustave Thibon royaliste, tant chez lui la cohérence est une seconde nature. Il n'a rien d'un idéologue de la monarchie : « le royalisme coule dans son sang avant de passer dans sa pensée », rien, moins que rien d'un utopiste totalitaire ou d'un passéiste. S'il y a plusieurs demeures dans la maison du Roi, les habitants toutefois s'y reconnaissent à quelques signes secrets : cette anarchie couronnée, beaucoup plus du côté de “l’anarque” jüngerien que des enfants perdus du drapeau noir ; une chouannerie intérieure, qui est méfiance sauvageonne envers le gros animal social et le monstre froid étatique, son rejeton. Pour Gustave Thibon en effet, le principal danger pour notre civilisation est dans la centralisation à outrance, dans la dissolution des liens authentiques entre les hommes, tout ce qui fait des peuples désintégrés sur lesquels ne règnent comme signes des temps que la tyrannie de la quantité, de l'anonymat et du nombre. Or, « c'est dans la mesure où nous pourrons revenir à un état organique de la société que cette forme suprême de l'organicité qu'est la monarchie sera possible, et réciproquement… La monarchie n'est pas un talisman mais un ferment. Elle représente déjà le modèle de ce qui doit être, c'est-à-dire quelque chose d'organique et de continu, alors que nous vivons dans l'inorganique et le discontinu » (1). Ne sommes-nous pas au cœur du débat capital d'aujourd'hui ? Mais en dépit de tout pessimisme ou de tout désespoir, l'esprit de la monarchie sera toujours ce que disait Monsieur de Charette à ses officiers de place royale (étaient ainsi nommées les clairières chouannes) : « Nous sommes la jeunesse de Dieu, la jeunesse de la fidélité. Et cette jeunesse veut préserver pour elle et pour ses fils la créance humaine, la liberté de l'homme intérieur ». Car le principe royal est celui de l'Esprit, semper juvenescens, qui veille en secret sur les aubes qui attendent de luire. Et nous ne pourrons que redire à Gustave Thibon ces phrases du grand Martégal à Pierre Boutang, phrases que Thibon citait lui-même à propos d'Abel Pomarède, cet ouvrier vigneron royaliste du Languedoc : « Vous aurez participé à la construction et à la mise à l'eau de l'Arche. L'Arche, défi au déluge, berceau de l'avenir et non tombeau du passé. Et vous aurez veillé sur la colombe qui ramènera, au jour marqué par les bontés invisibles, le rameau d'olivier et les fleurs de lys ».

    ► Hervé-Olivier Colombet, Royaliste n°449, mai 1986.

    (1) dans la « nouvelle enquête sur la monarchie », N.A.F du 11 octobre 1972.

     

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    ThibonÀ propos de Gustave Thibon : Ils sculptent en nous le silence

    Sous le titre magnifique Ils sculptent en nous le silence, et précédé par une lumineuse préface de Philippe Barthelet, a paru un de ces livres rares qui illustrent l'excellente et bien connue devise initiatique : « Répandre la lumière et rassembler ce qui est épars ». Force est de reconnaître que ces essais, qui n'étaient point destinés tout d'abord à être réunis, se répondent à la perfection. Leur cohérence n'est point artificieuse mais essentielle : elle témoigne d'une aventure intérieure où l'admiration et la générosité eurent la plus grande part. « Une admiration — écrit Philippe Barthelet — est toujours un aveu, et ces essais critiques esquissent entre les lignes un involontaire autoportrait ».

    Il n'est point de meilleure façon de parler de soi que de parler d'autrui. Les Modernes ergotent à l'envie sur la “philosophie de l'Autre”, l'exotisme fait leurs délices et il ne tarissent point d'éloge sur la “différence”, sous condition qu'elle soit lointaine, abstraite, ou au mieux incarnée par des “minorités” avec lesquelles leur commerce est nul et dont ils contemplent les ébats et les émois, les désemparements et les colères du haut de l'éditorial de leur journal bien-pensant préféré. Mais si l'Autre se présente à eux sous l'espèce d'un auteur qui pense autrement ou mieux qu'eux-mêmes, leur unanimisme promptement défaille et il retrouvent, avec une rapidité reptilienne, ce goût de l'exclusion qu'ils feignent de condamner. « Les hommes, écrit Gustave Thibon, ont l'habitude immémoriale de nous faire payer très cher la difficulté où nous les mettons de nous comprendre ».

    À cette immémoriale bêtise, il n'y a guère que l'admiration qui puisse faire contrepoids. Là se joue le mystère même de l'équité divine. L'équité n'est point à proprement parler un “attribut” de Dieu : elle est ce contrepoids que certains hommes font, par leur admiration (qui est le nom pudique de l'amour) au décri incessant que les foules opposent à la beauté et à la sagesse. Ce Grand-Œuvre théologique, dont le dessein fut de nous arracher à l'animalité, les Modernes le saccagent avec jubilation. « L'homme des foules (…) n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes ». L'animalité même semble de la sorte dépassée par le bas et la machine prendre le pas sur le mammifère. « La voie la mieux frayée est aussi la plus trompeuse » (Sénèque). Or l'admiration, qui est au commencement de tout amour et de toute sagesse, est cette alchimie secrète qui change, dans l'esseulement de la méditation, la lourdeur opaque et plombée du Moi qui s'agrège en l'or irradiant d'un Soi qui se détache de tout, y compris de nous-mêmes. « Le nom de Dieu, écrit Gustave Thibon, ne sera sanctifié que lorsque Dieu seul habitera en nous, c'est-à-dire lorsque nous serons dépouillés de tout ». C'est ainsi qu'il faut entendre le titre même du recueil : la parole sculpte en nous ce silence qui est antérieur à toute parole, et la sauve ainsi de l'insignifiance, du bavardage et de l'oubli.

    Ce que Gustave Thibon, par exemple, dit de Kierkegaard, vaut pour l'auteur lui-même. Il appartient bien « à cette lignée de penseurs qui, comme Pascal et Nietzsche, se défient de toute vérité qui se présente seulement à l'état d'évidence abstraite ». L'abstraction est, avec l'optimisme, la plus funeste tentation du Moderne dont le matérialisme lui-même n'est, dans son platonisme parodique, qu'une soumission à l'idée de la Matière. Quant à l'optimisme, qui nous précipite aux désastres, Gustave Thibon, retenant la leçon de Maurras et la dépassant, lui opposera l'espérance, qui ne s'aveugle, ni ne dévie, et n'espère point seulement pour soi-même ou pour les siens : « Je dis l'espérance et non l'optimisme, cette philosophie de l'autruche satisfaite ou ce refuge de l'autruche traquée ». N'ayant jamais été le moins du monde maurrassien, Gustave Thibon sait ainsi parler de l'auteur de L'Avenir de l'intelligence avec cette distance bienveillante, et judicieuse à l'égard d'une œuvre qui excelle dans la diction du passé et de l'avenir autant qu'elle se fourvoie dans l'analyse du présent. Le présent de Maurras étant notre passé, et son avenir notre présent, son œuvre s'avère être de celles dont la pertinence ne cesse de croître. Ce qu'elle annonce nous est arrivé : « C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition, un sot moralisme jugera de tout ».

    Autruches traquées ou autruches satisfaites, les Modernes se sont lourdement acharnés, ces derniers temps, à proposer des définitions du “totalitarisme”, qui est leur propre, sans pour autant renoncer à être “progressistes”, sans voir que le progressisme et le totalitarisme sont une seule et même chose, à savoir un « sot moralisme » (1) qu'adorent pareillement de soi-disant “talibans” et de vindicatifs texans. L'eugénisme nazi sort en droite ligne du prétendu “siècle des Lumières” et des théories “libératrices” de l'Homme-machine. La “morale citoyenne”, sur fond de parades festives et de “communication de masse” et l'embrigadement des totalitarismes possèdent d'évidentes affinités qui ne sont pas seulement de forme (à supposer que les ressemblances de forme ne soient pas toujours des ressemblances fondamentales).

    Pour les hommes de cette espèce (les progressistes) « l'avenir n'est pas une promesse dont il faut mériter l'accomplissement par un effort clairvoyant et rigoureux, c'est un talisman qui les dispense de cet effort ; ils se cramponnent à l'idée d'un progrès inévitable comme un coupable à un alibi frauduleux ». À ces simplificateurs, ces planificateurs Gustave Thibon n'oppose pas une simplification contraire qui céderait, elle aussi, « à la tentation de faire l'Un trop vite », mais un retour à l'inquiétude, à la complexité, à la nuance, c'est-à-dire aux commencements de la pensée, en accord avec cette admirable phrase patristique : « On va à Dieu par des commencements sans fin ».

    Ces « commencements sans fin » témoignent à la fois de nos limites et de nos plus hautes possibilités. « L'époque actuelle a profondément perdu le sens des possibilités et des limites de l'homme. On ne sait plus très bien ce que l'homme peut et ce que l'homme ne peut pas : d'où un mélange paradoxal d'activisme orgueilleux et de lâche passivité ». Là même où il devrait consentir aux limites, c'est-à-dire dans l'ordre de la puissance matérielle (qui s'avère être toujours, au bout du compte à rebours, une puissance de destruction), le Moderne pratique l'hybris la plus folle, mais quant à croire aux puissances du Vrai, du Beau et Bien, c'est trop lui demander : il préfère sans ambages le plus veule relativisme. Si tout vaut n'importe quoi, tout peut être subi ; il suffit de nommer “liberté” la plus odieuse servitude ou “égalité” la guerre de tous contre tous, ou encore “fraternité” l'abandon au grégarisme le plus vil ou l'obligation aux promiscuités les plus humiliantes. « Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié de la marionnette humaine ». Que les marionnettistes soient eux-mêmes des marionnettes est une piètre consolation. Les mystificateurs sont toujours les premiers mystifiés et ceux qui jouent aux démiurges technologiques les premières victimes de leurs tours. Cela ne change rien, hélas, à l'assombrissement qu'ils promeuvent, à l'extinction de l'imagination et de la raison à laquelle ils travaillent, au nihilisme rigolard qui se propose, par la bouche des chansonniers, comme le fin du fin de la sagesse humaine.

    D'autres autruches satisfaites reprochèrent à Gustave Thibon, comme à Heidegger, sa méfiance à l'égard de la technique et sa préférence, qui transparaît çà et là, pour un monde aux couleurs des Saisons, des constellations, des vendanges. Est-ce un crime de préférer les bruissements des feuillages, le roulement des océans et des mers aux fracas des machines et le bourdonnement des abeilles à celui des ordinateurs ? “Chacun ses goûts” proclame pourtant le relativisme invétéré du Moderne, mais certaines préférences lui semblent tout de même plus suspectes que d'autres. Nous vivons ces temps étranges où l'on traite d'obscurantiste et de passéiste celui qui s'interroge, qui doute et qui affronte son doute aux ténèbres lumineuses de sa foi non moins qu' à ce monde lisse et dur qui dit se “moderne”.

    D'autres encore se sont évertués à nous présenter l'œuvre de Gustave Thibon comme celle d'un “intégriste catholique” (quoiqu'ils veuillent entendre sous cette appellation controversée et vague, je présume qu'elle n'a, dans leur bouche, rien d'aimable). Il y a bien quelque chose, en notre temps, et je ne sais si on le peut nommer “intégrisme” qui privilégie l'écorce morte, le simple savoir historique des rites et des commandements au détriment de la flamme. S'il est vrai que « ce qui marque sur l'éternité, ce n'est pas de brûler un jour, mais de rester fidèle aux cendres de l'ivresse éteinte », cette fidélité signifie-t-elle l'abandon de l'Esprit, le dédain de toute herméneutique et le refus de la possibilité magnifique de retrouver en toute chose et partout, et surtout par-delà l'histoire des communautés humaines, les signes et les intersignes d'une sophia perennis ?

    Cette sophia, cette « tradition éternelle »* loin d'être le plus petit dénominateur commun entre les religions est exactement le cœur de chacune ou son âme, c'est-à-dire ce qui, en elle, est le plus profond et le plus léger. Loin d'abonder dans le sens d'un œcuménisme incertain, d'une confusion ou d'un syncrétisme des formes, cette tradition suppose la tension entre l'archéon et l'eschaton, l'Origine et le Retour, la fidélité à la Prophétie législatrice et « l'ardente amitié » de l'herméneutique spirituelle. Le texte intitulé Saint-Jean de la Croix et le monde moderne éclaire admirablement le sujet : « il n'est pas de pire culte du Moi, d'égoïsme plus subtil et plus profond que le narcissisme religieux ».

    Nos époques déroutées favorisent à l'extrême ce narcissisme fastidieux, ce truquage diabolique qui permet aux individus de tirer vanité, et une vanité mesquine, d'une appartenance religieuse qui devrait d'abord leur enseigner l'humilité. « C'est un fait d'expérience journalière qu'il n'est pas de vies plus desséchées ni plus rétrécies, plus fermées à la vraie vie, plus captives d'un rêve intérieur, que celles de certaines âmes qui se croient vouées à Dieu. Il est si facile de recouvrir n'importe quoi du nom de Dieu, le grand invisible et le grand muet ! » Le drame qui se joue ici est bien celui de la Parole perdue. Sitôt le narcissisme religieux nous emprisonne dans la pure répétition de la Prophétie législatrice, que Dieu est « ravalé au rôle de masque ou d'alibi » et ce ne sont plus alors que des hommes qui parlent pour lui en leur faveur (cette faveur même qu'ils refusent à d'autres). « Le dévot en effet, s'il ne cherche pas Dieu de tout son cœur et ne vit pas au-delà de lui-même, n'aboutit qu'à des raffinements d'égoïsme ».

    « Chercher de tout son cœur », cette quête essentielle qui est celle de toute herméneutique spirituelle, de toute attente vraie devant le buisson ardent du Sens (qui, en même temps, se révèle et se dérobe à notre entendement) est le voyage même, le sens de l'homo viator, du pèlerin, du chevalier, du navigateur dont le voyage immobile débute avec l’aube du monde. De cette mer de la vérité métaphysique où nous jette la recherche, la quête, la chevalerie spirituelle sera l'île salvatrice sans laquelle nous serions perdus. Elle est l'Île Verte sise dans la Mer Blanche. Elle est le Graal dont parle Wolfram von Eschenbach. Elle est le « Haut-Pays » qu'évoquent les Mystiques Rhénans. De cela, les poètes témoignent sans doute avec une plus grande justesse que les dévots, les théoriciens ou les dogmatiques. Il reste encore à définir en quoi la poésie et la métaphysique, indissolublement liées, peuvent faire contrepoids aux mensonges et aux alibis narcissiques : tâche immense qui incombe non plus aux « docteurs de la Loi » mais aux « Amis de Dieu » (2), c'est-à-dire à cette chevalerie spirituelle qui témoignera « de la convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps ».

    ► Luc-Olivier d’Algange, extrait de : Lux Umbra Dei, éd. Arma Artis, 2012

    * Extrait d'une lettre de Gustave Thibon adressée à l'auteur : « Laissez- moi vous dire avec quelle ferveur je me sens en communion avec vous dans ce qui concerne la tradition éternelle. Cette convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps en fournit la preuve irrécusable et seuls les esprits encrassés de modernité peuvent passer à côté de cette évidence ».

    • Notes en sus :

    1. Dans L'Avenir de l'intelligence (1905), Maurras imagine l'industrie littéraire du monde futur, et quel rang la littérature — la vraie — y tiendra. Elle « deviendra synonyme d'ignominie. On entendra par là un jeu qui peut être plaisant, mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci par la tâche, par la vie au grand air et le mélange de travail mécanique et des exercices physiques, l'homme d'action rencontrera dans cette commune bassesse des lettres et des arts de quoi justifier son dédain, né de l'ignorance. S'il a de la vertu, il nommera aisément des dépravations les raffinements du goût et de la pensée. Il conclura à la grossièreté et à l'impolitesse, sous prétexte d'austérité. Ce sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition. ». Prédisant l'hypermoralisme de notre société compassionnelle, il ajoute : « Un sot moralisme jugera tout. Le bon parti aura ses Vallès, ses Mirbeau [dreyfusard et tolstoïen], hypnotisés sur une idée du bien et du mal conçue sans aucune nuance, appliquée fanatiquement ». Maurras imagine comment l'oligarchie future se satisfera du déclin de la littérature. À l'issue de cette lecture visionnaire de l'histoire, il envisage non pas le futur certain, mais une probabilité soumise à une décision humaine : une alliance entre l'aristocratie et les lettres. Le prophète voit-il ici l'avenir avec les yeux du passé, ou bien dramatise-t-il la limite que les éléments traditionnels d'une société opposent au règne tout-puissant de l'argent ?

    2. « Fragile équilibre à garder entre l'enseignement des docteurs de la loi qui ne savent rien de l'amour et celui des “maîtres d'amour” qui font fi de la loi. Parabole du terrain et de la semence : les premiers, à force de circonscrire et de retourner le terrain, en arrivent à oublier la semence et les seconds jettent la semence sans égard à l'aménagement du terrain. Conséquence : la loi sans l'amour, terre stérile, ou l'amour sans la loi où la graine avorte… » (G. Thibon, L'illusion féconde, 1995, p. 51)

     

    [Habillage musical : Gaë Bolg and The Church of Fand – Black sabbath]


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