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Violence
À l'aube de la pensée européenne, Héraclite lançait cette parole inaugurale : « La guerre (polemos) est le père et le roi de toutes choses ; de quelques-uns, elle a fait des dieux, de quelques autres, des hommes ; des uns, des esclaves ; des autres, des hommes libres ». Et Empédocle d'Agrigente n'est guère éloigné de son contemporain d'Éphèse qui voit dans l'amitié (philia) et la haine (neikos) les principes éternels et fondateurs de l'ordre du monde.
À dire vrai, s'il s'agissait seulement de constater l'omniprésence de la violence et du conflit, point n'était besoin de se référer à ces deux présocratiques. Notre actualité même est succession de vols, crimes, guerres, conflits sociaux, etc. C'est aujourd'hui un lieu commun que de réprouver — sans toujours l'éprouver — cette violence banale et quotidienne. Violence et conflit sont des données empiriques de l'histoire, de l'actualité et du devenir de toute société.
Face à ce ressort permanent de la nature humaine, on distingue cependant deux types de mutations : dans l'ordre de leur effectuation historique, les formes de la violence et du conflit se sont lentement métamorphosées sous la Modernité dans l'ordre du discours, la même Modernité a vu se développer deux interprétations divergentes de la violence et du conflit.
L'éthologie face à la violence
C'est à l'éthologie qu'il revient, en notre seconde moitié de XXe siècle, d'avoir posé les jalons scientifiques les plus sérieux et les plus pénétrants, à l'explication de la permanence et de la perdurance de la violence dans l'histoire animale puis humaine. Les éthologues ont ainsi mis en évidence la présence d'une “disposition innée” (Lorenz) ou d'un “programme préétabli” (Eibl-Eibesfeldt) : l'agressivité. Celle-ci ne désigne pas les luttes interspécifiques (la lutte pour la vie) mais intraspécifiques. L'agressivité remplit, au sein du groupe, trois fonctions essentielles que Lorenz énumère : la répartition des êtres vivants dans l'espace disponible, la sélection (effectuée par les combats entre rivaux) et la défense de la progéniture. L'agressivité animale est canalisée par les hiérarchies groupales d'une part, par des manifestations symboliques préventives d'autre part (danses, érections, modifications de pigmentation, etc.). La violence humaine trouve ainsi ses racines dans un irréfragable instinct d'agressivité, aggravé par l'invention de l'arme, qui lui donne une dimension meurtrière rarissime chez les autres espèces animales.
La violence vue par Julien Freund et Michel Maffesoli
L'appréhension anthropologique et sociologique du donné mondain qu'est la violence peut se faire selon 2 fondements, selon le champ que recouvre la violence. Tantôt en partant des définitions restrictives/positives de la violence, telles qu'elles sont développées par Julien Freund et son école (1) et qui s'intègrent dans une réflexion plus générale sur la notion de conflit (2). Tantôt en la considérant comme Michel Maffesoli, Georg Simmel ou René Girard comme une “forme englobante” (3). Si nous explicitons plus loin la conception freundienne de la violence, c'est plutôt la seconde méthode qui prédomine ici. Dans ses manifestations paroxystiques ou minuscules, festives ou guerrières, la violence nous apparaît en effet comme un cadre permanent de structuration/ destructuration du social. Nous utilisons donc le concept de violence dans son mode archétypal, comme ce que Michel Maffesoli appelle une “centralité souterraine”, à partir de laquelle se détermine tout ou partie de l'existence humaine.
La typologie de Julien Freund
Julien Freund dans ses nombreux ouvrages sur le conflit, a tenté d'en établir une typologie. Il place son origine dans l'hétérogénéité de toute organisation humaine. Le conflit naît de la différence (il présuppose l'autre), d'une incompatibilité sur deux objets ou, le plus fréquemment, d'appréciations divergentes sur le même objet. Le sociologue distingue deux intensités de conflit : le conflit polémique, dont le tour est violent, et le conflit agonal (le terme grec agôn désigne la lutte pacifique. Il était notamment usité pour qualifier les Olympiades). L'état agonal du conflit est une forme de canalisation et de ritualisation : compétition, concurrence, débats, etc. Le conflit agonal, omniprésent dans le quotidien avec son cortège de hiérarchisations, d'exclusions, de dominations et de contraintes, définit et module le cours de la vie sociale. Quant aux formes que revêtent les manifestations de la violence, J. Freund en distingue trois :
• la violence politique : Elle est le fait du pouvoir qui, comme le notait Max Weber, revendique sur un territoire donné « le monopole de la violence physique légitime ». À cette violence politique d'institution répond une violence politique d'opposition, visant à déstabiliser le pouvoir par complot, sédition, grève, coup d'état, révolution, etc. Le politique, pour autant qu'il se fonde sur une polarisation (la dialectique ami-ennemi), porte en lui le conflit et, potentiellement, la violence : « tant qu'il y aura une activité politique elle sera spécifiquement conditionnée par des ennemis dont l'hostilité peut s'intensifier jusqu'à dégénérer dans les cas extrêmes de violence » (5) ;
• la violence criminelle : œuvres d'individus ou de petits groupes, aujourd'hui désignée sous le terme générique d'insécurité sur laquelle nous reviendrons plus loin ;
• la violence “contestataire” : dont mai 68 fut à certains égards la représentation-type, violence nihiliste exprimant dans l'acte le refus et l'absurde de sociétés d'abondance, inaptes à produire du sens ou des hiérarchies de valeurs.
Les trois étapes de la violence chez Georges Balandier
À cette typologie ternaire proposée par Freund répondent des analyses diachroniques des manifestations de violence dans l'histoire. L'anthropologue Georges Balandier analyse ainsi les 3 étapes de la violence, telles qu'elles se développent avec une relative invariance dans les sociétés humaines.
La violence fondatrice en premier lieu, puisque tous les commencements des sociétés, des civilisations, des régimes sont rapportés dans le langage d'une épopée violente (ce qui se retrouve dans tous les textes mythiques/cosmogoniques des origines, comme celui de la guerre de fondation pour les peuples indo-européens). Cette violence fondatrice a été également mise en lumière par René Girard (7). Celui-ci, délaissant les fictions rationalistes présidant aux analyses des sciences humaines, retrouve dans la violence collective originelle le fondement de toutes institutions religieuses et politiques. Ainsi, le sacrifice, présent de manière réelle ou symbolique dans la plupart des religions primitives, est-il une forme caractéristique de canalisation de la violence originelle. Sa fonction : détourner la violence de certains êtres qu'il faut protéger (la communauté) vers d'autres êtres dont la mort importe moins (la victime expiatoire ou émissaire). De même la victime (catharma) du théâtre tragique grec qui purge les passions du public en provoquant une catharsis individuelle et collective. Le moment fondateur du politique et du religieux se trouve posé comme mise en ordre d'un chaos originel.
L'ordre, né de la violence, devient force instituée : la violence de conservation succède à la violence de fondation. Le maintien s'ordonne autour des moyens symboliques du rite de canalisation et des normes, règles et lois qu'exprime le droit. Enfin, la troisième manifestation de la violence, que l'on peut qualifier de “ruses de la violence”, se décèle dans les nombreuses coutumes d'inversion sociale à l'occasion desquelles les normes présidant à l'organisation de la communauté sont brisées ou bafouées : moment collectif du défoulement que les périodes d'interrègnes dans les sociétés africaines ou les carnavals dans le “festiaire” [imaginaire festivalier] européen symbolisent assez bien.
Cruauté, holisme et individualisme
À cette vision généalogique de la violence, on est évidemment tenté de donner un sens. Ainsi, Gilles Lipovetski y voit une progression linéaire marquée par un adoucissement continu des mœurs (8). La première étape couvre les sociétés primitives (holistes égalitaires) et barbares (holistes hiérarchisées). L'agencement sociétal s'organise autour de 2 codes : l'honneur et la vengeance. L'omniprésence de la violence s'explique par la responsabilisation de la lignée ou du clan lors d'une faute individuelle. L'apparition de l'État, si elle contribue effectivement à la confiscation de cette violence privée et clanique, ouvre également de nouveaux espaces de domination, de conquête et d'expansion (processus de spécialisation de la guerre, mise en place des systèmes répressifs institutionnalisés, etc.). Dans tous les cas, prétend Lipovestki, « il y a corrélation parfaite entre cruauté des mœurs et société holiste, alors qu'il y a antinomie entre cruauté et individualisme ». Depuis le XVIIIe siècle, l'Occident a entamé un processus de civilisation des mœurs, par l'action conjuguée de la centralisation étatique et de l'économie de marché, sous l'égide des idéologies rationalistes dont nous sommes les héritiers, et qui aboutit à l'apparition d'un individu se prenant pour fin ultime et n'existant que pour lui-même. En arrachant l'individu des codes sociaux et des communautés d'appartenances qui agençaient son destin, cette évolution lui a fait oublier les principes d'honneur et de vengeance qui le guidaient : à la logique du défi succède le culte de l'intérêt et de l'accomplissement individuels non conflictuel.
L'avènement des violences individualistes
L'analyse de Lipovestki pêche cependant par simplisme. Le processus qu'il décrit, dans sa strate moderne, correspond en réalité à une phase de dépolitisation / décommunalisation et d'individualisation de la violence. Celle-ci n'a fait que s'adapter au mouvement général de la Modernité comme passage de la communauté organique à la société mécanique pour reprendre ici les catégories de Tönnies. Les violences politiques sont de fait en déclin. Violences paysannes du XVIIIe siècle contre l'arbitraire inorganique des pouvoirs centraux, soulèvements révolutionnaires ouvriers contre les injustices criantes de l'ordre libéral étaient des formes politiques/communautaires de violence.
À ces violences holistiques, dirigées par une “volonté organique”, ont succédé des violences individualistes (9). Et si, d'une manière générale, l'idée de violence est devenue pour beaucoup insoutenable, sa réalité demeure. À une insécurité réelle très faible répond un sentiment d'insécurité puissant. Ce paradoxe qui ne cesse d'inquiéter les tenants d'une réalisation “coconneuse” du bonheur individuel. L'insécurité est pourtant le corrélat inévitable d'un individu déstabilisé et désarmé, obsédé par ses problèmes personnels, habitué à être protégé, traumatisé par une violence dont il ignore tout. Comme l'écrit Baudrillard, « la société de consommation est, dans un même mouvement, une société de sollicitude et de répression, une société pacifiée et une société de violence… violence spectaculaire et pacification des mœurs sont homogènes entre elles parce qu'aussi abstraites l'une que l'autre, et vivant toutes deux de mythes et de signes » (10). Dans l'analyse de Baudrillard, la violence est le corrélat direct de l'anomie des sociétés d'abondance, forme ambivalente de la négativité du désir. L'État-providence se fait à l'occasion État-policier, désiré par les individus, quitte à en dénoncer à l'occasion la nature excessive. La violence est le viol incompréhensible et odieux de la pratique du bien-être conçue comme activité rationnelle. Au mythe idéaliste de l'homme porté vers le bien a succédé le mythe moral de la libre et paisible consommation que la violence vient de dépouiller de ses oripeaux.
Une violence sous cellophane
Ainsi le rôle de médias offre une autre illustration de cette nouvelle dialectique de l'insécurité. Ceux-ci donnent en effet l'image d'un monde en proie à de perpétuelles violences, mais ne restitue qu'une violence “sous cellophane” comme la qualifie Yves Michaux (11) : censure des documents insoutenables, perte de définition résultant de la reproduction de l'image, stylisation et théâtralisation de la mise en scène (le mort comme acteur), banalisation induite par la répétition, non participation du téléspectateur, etc. Parallèlement, les mêmes médias vendent du souriant et du bonheurisant, sous forme de relaxatifs, thérapies, déstressant, drogues douces, lubrifiant psychologique qui achèvent de déresponsabiliser. Après le conflit qui se polarise sur l'adversaire survient la crise, dont Jacques Beauchard montre bien comment elle obéit à l'absence réelle de polarité, par une indétermination qui est autoreproductrice de ses propres facteurs crisiques (12).
Cette violence-spectacle, qui fut aussi celle des révoltés de mai 68, qui est celle quotidiennement assénée par les films et téléfilms, cette violence artificielle des suralimentés qui succède aux violences réelles des pénurieux, se meut selon un principe de fascination-répulsion révélateur des multiples refoulements de la Modernité. Elle est aussi cette “part maudite” dont nous parle Baudrillard dans son dernier essai (13), zone de refoulement d'une Modernité qui n'en finit pas d'édifier sa normalité aseptisée. Entre la violence condamnée/refoulée de la rationalité occidentale et la violence institutionnalisée des systèmes totalitaires, le XXe siècle aura vécu dans l'omniprésence obsédante de l'idée de violence, dans sa représentation individuelle ou dans ses phantasmes collectifs.
Comme l'écrit Michel Maffesoli : « les contradictions et les antagonismes constitutifs du donné mondain, et qui étaient modulés par le polythéisme antique et primitif, ne sont plus vécus collectivement. C'est alors que l'angoisse devient déréliction. Devant assumer son abstraite liberté, c'est-à-dire devant assumer la perfection, sa propre complétude avec des moyens qui eux, ne le sont pas, l'individu est déchiré, et le manque essentiel, qui s'appuyait sur le manque de l'autre, n'est plus atténué, et renvoie l'homme à la conscience déchirante de son atomisation fondamentale. C'est alors que nous avons affaire à une foule solitaire, à cette grégaire solitude qui se vit, soit sur le mode de l'indifférenciation absolue, soit sur le mode d'une agressivité mesquine et sanguinaire qui manifeste de manière perverse mais explicable le retour du refoulé » (14).
Quand les philosophes se penchent sur la violence
Cette révolution du rapport à la violence s'explique avant tout par l'évolution des représentations philosophiques et idéologiques de la violence. Ce sont elles qu'il nous faut désormais étudier. Les XVIIIe et XIXe siècles furent les 2 grands siècles de réflexion sur la violence, même si le débat est cependant plus ancien. Il n'oppose pas adversaires et partisans de la violence, celle-ci n'étant pas une fin en soi, mais plutôt ceux qui condamnent, par jugement moral, la violence et la posent comme un mal qu'il est possible d'éliminer (et qui, par un paradoxe des conséquences auquel l'histoire nous a habitué, provoquent généralement les pires violences au nom de leurs idéaux iréniques) ; et d'autre part ceux qui refusant d'accorder une valeur objective à la violence, pas plus qu'ils n'en accordent à la paix ou au consensus, voient en elle un mode de structuration du social et d'expression du vouloir-vivre collectif, le moteur inépuisable de l'histoire.
Poser comme possible l'éradication de la violence suppose l'invention d'un donné extra-mondain, d'un paradigme fondateur parvenant à expliquer, condamner et faire disparaître la violence bien réelle de notre monde. Ce paradigme fut celui de l'homme originellement bon, ou tout du moins potentiellement bon, en-deçà et au-delà de l'histoire. Le refus de la violence est gros d'un refus global du monde, de son irrationalité et de son absurdité dont elle est le témoin. Dans une telle perspective, le conflit, la violence et la société en général ont une origine artificielle. La Bible y voit le péché originel, transgression primitive qui pousse l'ensemble de la race humaine dans la “vallée des larmes” qu'est l'histoire. Le marxisme place l'origine de la violence dans la division du travail consécutive à l'apparition de la technique qui a rompu l'harmonie originelle homme-nature. Cette explication des origines de la violence s'accompagne du mode de rédemption : la parousie christique, la société sans classe, le progrès indéfini de la nature humaine.
La guerre : une inacceptable anomalie ?
L'éradication possible de la guerre et de la violence a été un grand thème classique de la pensée du XIXe siècle. Soit par une conception dialectique du devenir (Marx, Hegel), soit par une maturation progressive des individus. Cet espoir est au cœur de la pensée libérale classique (Spencer, Jean-Baptiste Say, Charles Dunoyer ou Benjamin Constant). Ainsi ce dernier écrit : « un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen commettrait un funeste anachronisme. Il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à sa nature… Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre » (15). Saint-Simon, sans son Nouveau Christianisme, verse lui aussi dans l'utopie d'une philanthropie universelle : le développement technique et industriel fera passer l'humanité d'une époque de domination de l'homme par l'homme à une domination de l'homme sur les objets, etc.
Ainsi que le souligne justement Carl Schmitt (16), les concepts fondateurs du libéralisme, concepts « démilitarisés et dépolitisés » qui se meuvent entre les pôles éthiques et économiques, « tendent à annihiler le politique, domaine de la violence et de l'esprit de conquête ». La violence, parce qu'elle est inassimilable à la pensée utilitaire et rationnelle qui préside à la Modernité, parce que sa persistance signifie la déroute d'une moralisation progressive et linéaire des individus ou des nations, y est perçue comme une inacceptable anomalie. On retrouve dans les conceptions libérales le même processus continu et exponentiel d'élimination de la violence, que dans l'antithèse marxiste (à ceci près que ce dernier, par l'idéologie de la lutte des classes, réintroduit un moteur polémogène dans l'histoire).
L'irénologie
Le XXe siècle, siècle épigonique des mises en pratique et des effectuations socio-politiques du projet de la Modernité, a vu le développement de l'irénologie (science de la paix qui n'a pas, comme nous le verrons, la neutralité axiologique présidant habituellement au développement d'une véritable science), notamment et surtout autour de la personnalité du fondateur de l'école de la Peace Research, Johann Galtung. Celui-ci opère une distinction entre violence actuelle et violence structurelle (que recouvrent aussi les distinctions entre violence d'action ou directe, et de situation ou indirecte). La violence actuelle est celle qui se révèle immédiatement dans l'agression ordinaire, individuelle ou collective. Mais la violence structurelle lui permet d'étendre largement la notion même de violence au point de la diluer : par violence structurelle, il faut en effet entendre la violence de situation qu'engendre tout pouvoir, hiérarchie, autorité, règne, norme dont la fin ultime ne soit pas l'éradication de ce que Johann Galtung nomme les “conditions de vie différentielles” (différences de classe, race…).
Éradiquer les “conditions de vie différentielles”
Mais tous les remèdes proposés par les penseurs de l'irénisme se révèlent être des échecs patents.
• L'homogénéité des conditions de vie par l'abondance ou la société sans classe laisse perdurer, comme nous l'avons vu, des formes conflictuelles et violentes de rapports sociaux (voir aujourd'hui l'inflation criminelle aux États-Unis, avec le phénomène des bandes qui décrit un mode de tribalisation de la société). Comme l'avait analysé Yves-Marie Bercé dans son étude sur les violences collectives aux XVIIe et XVIIIe siècles, la violence (et donc ses remèdes) ne saurait se résumer à l'approche socio-économique : « comme tout fait social total, elle dépend d'une multitude de facteurs et reflète nécessairement les longues pulsations de la conjoncture. Dans son inscription historique, dans le court terme de ses prodromes, de ses explosions, de ses déroulements et même de son influence sur le destin des hommes, elle est un agrégat de comportements, de conventions et de particularismes » (17).
• L'homogénéité des comportements mentaux, des idées, ne saurait se révéler plus efficace. L'instauration d'un monothéisme ou universalisme des valeurs aboutit en réalité à une relecture différentielle et conflictuelle des mêmes valeurs. Ainsi l'exemple de la démocratie, cité par Julien Freund, qu'au même moment Roosevelt, Hitler et Staline prétendaient tous trois parfaitement incarner. Qui plus est, par l'édiction de normes universelles à vocation consensuelle, on ne fait qu'élargir à l'infini le champ des exclus, des réprouvés, des rebelles à ces normes. C'est l'apparition de “l'ennemi injuste”, que Kant définit comme celui « dont la volonté publiquement manifestée en paroles ou en actes trahit une maxime ou une règle qui, érigée en règle universelle, rendrait tout état de paix impossible parmi les peuples et perpétuerait l'état de nature ». En absolutisant l'ennemi, ce normativisme universaliste contredit ses motivations iréniques et conduit au cortège de violences iniques et inhumaines dont la Modernité fut hélas le lieu.
• Enfin l'instauration d'un gouvernement judiciaire tente, comme l'a vu Carl Schmitt, d'éliminer les facteurs conflictuels par une hyper-réglementation juridique, notamment au plan international. Projet qui naît là encore des multiples projets de “paix perpétuelle” ou “paix universelle” de Sully à Kant, de l'abbé de Saint-Pierre à Pufendorf. À la paix entre les individus, qu'instaure le contrat social, ne succède pas immédiatement la paix universelle. Pour la plupart des auteurs du XVIIIe siècle, les nations demeurent entre elles à l'état de nature, c'est-à-dire de guerre (la nation apparaît en réalité, sous l'égide de la Modernité, comme un individu collectif ; elle est le pendant sublimé de l'individualisme). Le règlement pacifique des conflits est appelé à se faire sous la direction d'un État de droit universel dont Kant dresse les prolégomènes dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Mais le droit est prolégomène par essence : « loin que droit et violence seraient exclusifs l'un de l'autre, ils s’appuient réciproquement » (18). L'État de droit universel impliquerait là encore une coercition universelle, dirigée en fonction de normes universelles, etc.
Darwinisme et polythéisme des valeurs
Par réaction à l'irénisme dominant, la seconde moitié du XIXe siècle fut l'époque, en sociologie comme en philosophie, d'une reconsidération globale du rôle du conflit et de la violence dans l'histoire. Outre l'influence non négligeable des thèses darwinistes, qui placent la sélection comme moteur de l'évolution, il faut inscrire cette reconsidération au sein d'une remise en cause plus générale des postulats philosophiques de la Modernité, notamment des idées de Progrès et de Raison. Dans le domaine sociologique, qui nous intéresse plus particulièrement ici, Max Weber s'insurge ainsi, par le polythéisme des valeurs, contre ceux qui posent l'antagonisme comme pathologique et la paix ou le compromis comme normaux. Il n'y a aucune valeur objective que l'on puisse accorder à ces derniers. Il s'agit alors d'un choix idéologique et subjectif contre lequel s'élève la neutralité axiologique du sociologue. Max Weber montre au contraire que l'homme est toujours aux prises avec des antagonismes, des tensions, des conflits de toutes sortes, autant d'alternatives qui le poussent au choix. Pour cet esprit areligieux qui réfutait aussi bien la théodicée judéo-chrétienne que le marxisme, note Julien Freund, « la seule attitude qui soit digne est d'accepter les compromis provisoires et utiles, suivant les conditions et les circonstances, sans se faire d'illusions sur leur consistance et renoncer à chercher une conciliation définitive des antinomies, des oppositions et des antagonismes » (19).
G. Simmel : le conflit est une forme fondamentale de la socialisation
De même Georg Simmel, à l'encontre de la majorité des penseurs de son temps, a vu dans le conflit une forme fondamentale de la socialisation. Dans son ouvrage Brücke und Tür, il place le jeu concorde/discorde (le pont, image de liaison ; la porte, image de rupture) au centre de l'histoire. À toutes les scolastiques qui prétendent dépasser ce mouvement fondamental mis en évidence dès les présocratiques par des idéaux abstraits et surplombants (raison, individu, économie, etc.), Simmel répond que ce balancement unification/désagrégation est la condition même de perpétuation et de métamorphose de la vie. Le conflit, la violence sont les “germes d'une future communauté”, écrit Simmel, prenant exemple du rôle des guerres dans l'unification des nations ou du syndicalisme dans l'apparition de la classe ouvrière.
L'une des figures du tournant des XIXe et XXe siècles, Georges Sorel, donne dans ses Réflexions sur la violence, une dimension nettement positive à la violence. Pour Sorel, la violence et le mythe de la grève générale qui la sous-tend dans l'optique révolutionnaire qui est la sienne, ne sont pas seulement un moyen d'émancipation du prolétariat. La violence sécrète ses propres valeurs, valeurs héroïques qui se retrouvent dans la “morale des producteurs”. La violence sorelienne, comme l'a bien vu Julien Freund a une dimension éthique plus que politique : elle est une régénération morale qu'il oppose au mouvement rationaliste, scientiste et démocratique, un raffermissement de l'âme dont il n'hésite pas à puiser les exemples dans l'épopée homérique ou la geste napoléonienne.
À ces penseurs, il faudrait encore ajouter Durkheim, pour qui la nécessité invariante de règles est la preuve a contrario de l'omniprésence du conflit dans le développement humain, ou encore Vilfredo Pareto, pour qui le tissu social se fait d'intérêts divergents, de forces antagonistes, où prédominent des luttes latentes ou ouvertes dont la circulation des élites est une des expressions transhistoriques majeures.
L'indifférencié, c'est la mort ; l'hétérogénéité, c'est la vie
En réalité, comme le résume Michel Maffesoli, derrière l'obsession clinique de la non-violence se masque l'obsession de l'unique et de l'indifférencié propre à la Modernité (20) : « l'hétérogénéité engendre la violence, mais elle est en même temps source de vie ; l'identique ou l'homogène, s'il est plus pacifique, est potentiellement mortifère » — « depuis deux siècles, les zones obscures du social disparaissent au profit d'une aseptique normalité. On délimite la déviance, le dysfonctionnement, afin de mieux le traiter ». Michel Maffesoli voit dans la parole (qui fonde l'affrontement, la polémique, qui, du bavardage quotidien à l'intense dialogue de la rencontre est le lieu conflictuel de dépassement de l'atomisation et de remise en cause des normes) et la fête (qui, des bacchantes et dionysies antiques à nos modernes carnavals est le lieu transgressif de l'inversion révolutionnaire des codes sociétaux et de libération collective des instincts de vie comme de mort) des formes d'expression parfois violentes, en tout cas sans cesse renouvelées, d'un même vouloir-vivre. La violence fondatrice est avant tout le désir du collectif.
Ce constat rejoint d'ailleurs les analyses de Michel Foucault (21), analyses qui s'interprètent comme un procès de la rationalisation croissante du social, à travers l'émergence de l'espace concentrationnaire de type nouveau (la maison de correction) où sont mêlés, dans un premier temps, les fous, les criminels, les blasphémateurs, les libertins et les miséreux, tous ceux qui peuvent remettre en cause, par la violence et la transgression, la transparence et la rectitude du modèle bourgeois naissant : désormais, « l'ordre n'y affronte plus librement le désordre, la raison ne tente plus de se frayer d'elle-même un chemin parmi tout ce qui peut l'esquiver ou tenter de la refuser ». C'est l'époque (XVIIe), où apparaît le “furieux” dans la jurisprudence et la médecine. Le terme, note Foucault, « fait allusion à toutes les formes de violence qui échappent à la définition rigoureuse du crime et à son assignation juridique : ce qu'il vise, c'est une sorte de région indifférenciée du désordre — désordre de la conduite et du cœur, désordre des mœurs et de l'esprit — tout le domaine obscur d'une rage menaçante en deçà d'une condamnation possible ».
Du refoulement aux nouvelles tribus ?
Il apparaît donc, pour conclure cette courte et nécessairement incomplète étude, que l'ambivalence du rapport à la violence qu'entretient la Modernité est révélatrice de sa propre pathologie. Entre la négation forcenée et l'apologie irréfléchie, les discours de la violence sont autant de symptômes des dysfonctionnements et des insuffisances d'un système qui ne parvient pas à gérer ses contradictions, Ainsi que le remarque J. Freund, « dans des sociétés qui banalisent la violence, on délaisse aussi bien le sacré qui s'attache à la règle que celui qui s'attache à la transgression » (23). La violence, tout à la fois partout et nulle part, tabouisée et banalisée, est devenue un de ces “événements supra-conducteurs” dont nous parle Baudrillard, affectant les structures transversales (sexe, politique) d'une civilisation mondialisée et fragilisée. Elle est peut-être la “forme virale”-type, dont l'histoire nous rappelle les faciles contagions, depuis les révoltes d'esclaves en cascades de l'Empire romain jusqu'aux copies européennes de la révolution parisienne de 1848 en passant pas les guerres religieuses du XVIe, paysannes du XVIIe ou la grande peur de 1789.
Le problème de la violence, dans son omniprésence idéelle ou réelle, nous ouvre enfin, a contrario, à l'autre visage de notre histoire, celui d'une concorde, d'une amitié et d'une fraternité perdues, dont les communautés d'appartenance étaient le lieu, et dont les formes renaissantes de “néo-tribalisme” et de nouveaux mouvements sociaux pourraient bien être le nouveau visage.
► Charles Champetier, Orientations n°13, 1991.
◘ NOTES :
(1) De Julien Freund on lira : Sociologie du conflit, PUF, 1980, Violence et utopie, Marcel Rivière, 1978. Lire également de J. Beauchard, disciple de J. Freund, La dynamique conflictuelle, Réseaux, 1981.
(2) Ces conceptions restrictives au sens où la violence est définie positivement par un certain nombre de caractéristiques limitativement énumérées qui la distingue des notions connexes de guerre, conflit, lutte, terrorisme etc. Julien Freund faisait siennes ses conceptions pour ou contre l'extension indéfinie du champ de la violence par l'école irénologique de Johann Galtung (cf. Sociologie du conflit, p. 104).
(3) Maffesoli, Essais sur la violence, Méridiens, p.9.
(4) Le Savant et le politique, Plon, p.112-113. (5) L'essence du politique, Sirey, p. 513.
(6) « Violence et anthropologie », in Violence et transgression, Anthropos, 1979, p.12-14.
(7) La violence et le sacré, Pluriel, Hachette, 1976.
(8) « Violence sauvage, violence moderne », in L'ère du vide, Folio, 1986.
(9) Ainsi, si le taux d'homicides a été divisé par 3 au cours de notre siècle, celui des tentatives de suicides, autodestruction de Narcisse, a été multiplié par 10 dans la même phase ; pour un examen de l'évolution des manifestations de violences, voir l'Histoire de la violence de Jean-Claude Chesnais, Hachette-Pluriel.
(10) La société de consommation, p. 278, Folio 1986.
(11) in Violence et politique, Gal., 1978.
(12) op. cit., p.68 sq.
(13) La transparence du mal, Galilée, 1990.
(14) Essais sur la violence, op. cit., p. 108.
(15) Œuvres, Pléiades, p. 993.
(16) La notion de politique, Calmann Lévy, 1972, p. 116-129.
(17) Révoltes et révolutions dans l'Europe moderne, PUF, 1980, p. 257.
(18) J. Freund, Sociologie du conflit, p. 336.
(19) Max Weber, PUF, coll. Philosophes, 1969 p. 23
(20) « La violence ou le désir du collectif », in Violence et transgression, op. cit.
(21) in Surveiller et punir, Histoire de la folie à l'âge classique, Tel/Gal.
(22) Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p. 90.
(23) Sociologie du conflit, p. 209-> Sur ce sujet : « Le nouveau paradigme de la violence », M. Wieviorka (en 3 parties)
[Habillage musical : The Hunt (Jerry Goldsmith, Planet of the Apes, 1968)]
Michel Maffesoli et “La violence totalitaire”
« L’État qui se veut le propriétaire de la société en vient à exercer une violence pouvant prendre des formes diverses, mais dont le résultat est identique. En effet, que ce soit à la manière douce de la technostructure, ou brutalement sous les diverses tyrannies, ce qui se veut totalisant tend à devenir totalitaire ». Ces propos, introduction à l’essai d’anthropologie politique La violence totalitaire, illustrent le projet panoramique de sociologie politique du politologue Michel Maffesoli. C’est une œuvre puissante, volontariste, touffue également, qui trouve sa place au côté de son pendant philosophique, Michel Onfray. Le lecteur y retrouve en filigrane les trois thèmes centraux de sa réflexion protéiforme et engagée, que sont :
- l’opposition ontologique entre puissance et pouvoir ;
- la nature fondamentalement totalitaire de toute structure étatique ;
- l’immanence “ouroubore”, ou cyclique de tout processus révolutionnaire.
Trois axes d’une pensée vivifiante directement située dans la continuité de ses lectures, à savoir Spengler, Tönnies, Weber, Freund, Schmitt et Durkheim. Des classiques de l’hétérodoxie politique dont Maffesoli s’est non seulement imprégné mais qu’il se réapproprie et réactualise dans une logique de contestation, pondérée par ce qu’on appellera génériquement un conservatisme cynique qui doit plus aux leçons de la sociologie qu’à des convictions personnelles nécessairement idéologiques.Logique de contestation et conservatisme cynique
Chez Maffesoli, c’est la démarche “para-scientifique” qui fonde la qualité de sa réflexion, plus encore que la pertinence de ses développements et conclusions. « Une démarche proche du poétique pour laquelle il est moins important de changer le monde que daller au plus profond dans l’investigation et la monstration ». Selon la formule de l’Ecclésiaste : « Quid novi sub sole ? Nihil ». Plus précisément, cela consiste, « comme le dit Rainer Maria Rilke, à affronter, à vivre ce problème essentiel qu’est l’existence, dans une “saisie du présent” qui récuse l’historicisme et revendique le droit à l’inutilité. Un existentialisme vitaliste qui puise à la source de Nietzsche et ne craint pas de recourir autant, sinon plus, aux enseignements des grandes plumes littéraires qu’aux cours magistraux des pères de la science politique. Qu’on juge plutôt : Raymond Aron est quasi-absent de La violence totalitaire, bel exploit pour un politologue français.
À l’inverse, ses influences “pirates” témoignent d’une absence d’a priori et d’une aspiration à la connaissance la plus large, qui traduisent un art de penser le monde et les hommes tout de souplesse et de circonvolutions. Livrées en vrac, les références qui parsèment La violence totalitaire, artistiques pour la plupart, parlent d’elles-mêmes : Artaud, Bloch, Breton, Céline, De Man, Hofmannsthal, Jouvenel, Klossowski, Krauss, Lukacs, Maistre, Michels, Orwell, Pareto, Vico, etc. La liste n’est pas exhaustive. Et de fait, on ne peut rien comprendre au cheminement intellectuel de Michel Maffesoli si l’on n’a pas en tête, page après page, sa lumineuse formule : « Il y a toujours de la vie, et c’est cela qui véritablement pose problème ».
Polythéisme des valeurs et néo-tribalisme
Sa réflexion va du nominalisme à l’empathie, et prône le dépassement des frontières dressées entre les divers aspects de la vie sociale et de la vie naturelle. Une nécessité dictée par les signes avant-coureurs d’une mutation de notre civilisation : achèvement du progressisme historique, accentuation a contrario du concept de temps présent, relativisation de la maîtrise bourgeoise du temps et de l’espace, remise en cause de l’exploitation de la nature, de la domination rationalisée de la société. Une critique des Lumières donc, prémisse d’une révolution dans laquelle Maffesoli discerne le retour au polythéisme des valeurs et l’émergence d’un « néo-tribalisme diffus ne se reconnaissant plus dans les valeurs rationnelles, universelles, mécaniques qui ont marqué la modernité ».
Le réveil de la communauté contre la réduction au même, la “Spaltung”
« En gros le [pouvoir] est l’apanage de l’État sous ses diverses modulations. Le pouvoir est de l’ordre de l’institué. Par contre la puissance (…) vient du bas, elle est le fondement même de l’être-ensemble » ; elle est force spirituelle « indépendante des facteurs matériels, nombre et ressource » (H. Arendt). Maffesoli récupère la Freund-Feind-Theorie de Carl Schmitt : il y a pouvoir là où il y a affaiblissement de la puissance (collective), deux facteurs indissociables et antagonistes qui composent toute constitution politique. Il reprend dans la foulée la distinction opérée par Vilfredo Pareto entre la puissance « résidus », constantes de l’activité humaine, et le pouvoir « dérivations », conceptions variables, pôle dynamique. « L’entrecroisement (des deux) constitue la trame sociale » dans un rapport de forces en équilibre toujours instable.
Parler de l’État, après Nietzsche, c’est « parler de la mort des peuples », tant sa logique élémentaire consiste à mettre en application l’équation “moi l’État, je suis le peuple”. Pour autant, le fantasme totalitaire n’est pas réductible « aux seuls fascisme et stalinisme, mais (…) il a tendance à se capillariser dans l’ensemble du monde par le biais du contrôle, de la sécurisation de l’existence ou du bonheur planifié », tel que l’exprime également l’american way of life. Le propre du pouvoir réside dans le projet social idéalisé qu’il entend imposer, déniant « la réalité ou l’efficace des différences, des cultures, des mutations » sur la base de son idéologie positiviste. « Une autre de ses facettes est (…) la laïcisation (…) de l’unicité salvatrice chargée d’assurer des promesses futures », dans une logique mise en évidence par Hobbes d’utilisation « du droit naturel comme substitut de la loi divine ».
Solidarité mécanique contre solidarité organique
L’unicité factice ainsi créée nie la solidarité d’ordre organique pour lui substituer une «solidarité mécanique» dont les rouages ont été mis en avant par les travaux de Durkheim. Pour asseoir sa domination, le pouvoir dispose de multiples ressorts : la lutte contre la faim, le besoin de sécurité, l’organisation du travail ; autant de facteurs de déstructuration sociale qui jouent un rôle médiateur entre pouvoir et puissance. Détenteur de la technique, le pouvoir méconnaît les limitations libérales du pouvoir par le pouvoir, du pouvoir par le savoir. La liberté abstraite véhiculée par l’égalité nie la pluralité de l’action sociale. L’anomie généralisée qu’elle suscite entraîne automatiquement le relâchement du lien communautaire. Son fondement individualiste néglige le fait que la vie individuelle découle de la vie collective, et non l’inverse. L’égalisation par l’économique achève de diluer le sens tragique du rapport désir individuel-nécessité sociétale dans ce que Maffesoli appelle « l’ennui de la sécurisation (…) ce qu’il est convenu d’appeler le progrès de la société ». Héritage des Lumières et de l’Europe du XIXe siècle, l’idéologie technicienne amorce l’ère de la rationalité totalitaire. « La technique orientée vers une fin » selon les propos de Jürgen Habermas, qui ne manque pas de dénoncer la dérive sacralisante de la technique moderne, incarnée dans sa bureaucratie. Mais, par bureaucratie, Maffesoli n’entend pas le poids de l’administration sur la société ; il nomme « bureaucratie » le jeu démocratique même.
Idéologie technicienne et société du spectacle
« La bureaucratie de l’État moderne se reflète dans les partis ». La prise de parole contestataire entretient « un état de tension qui lui assure dynamisme et perdurance ». C’est d’ailleurs l’étymologie du verbe contester : contester, aller avec et non pas contre. L’opposition est avortée dans l’œuf, elle devient adjuvant de l’institution. Un consensus qui mime seulement la socialité participative. La bureaucratie n’écoute pas l’opinion atomisée, elle la met en scène périodiquement par le biais des élections, des sondages médiatisés, des enquêtes journalistiques. On entre dans la société du spectacle de Guy Debord, qui dit que « Donner la parole, la concéder c’est déjà en empêcher l’irruption violente, c’est la châtrer de sa vertu subversive ». La Gesellschaft a vaincu la Gemeinschaft.
La révolution : “mythe européen” et “catharisme moderne”
À ce stade de son analyse, Michel Maffesoli convient que « tout pouvoir politique est conservateur », parce qu’il incarne une immanence que la circulation des élites ne fait que redynamiser. Ceci au besoin par l’action révolutionnaire, dont il désamorce la charge subversive. Sa définition de la révolution est la suivante : « La révolution est la manifestation d’une archaïque pulsion d’espérance ou d’un irrépressible désir de collectif, et en même temps le moyen par lequel s’expriment la “circulation des élites”, le perfectionnement de l’idéologie productiviste et l’affermissement d’un contrôle social généralisé », « le remplacement d’un pouvoir faible par un pouvoir fort, purification sociale qui ne change rien à la structure réelle du pouvoir ». La révolution est un « mythe européen », dont « le monothéisme social » pour reprendre l’expression de Maffesoli est un projet totalitaire, est intégré au projet totalitaire intrinsèque au pouvoir. C’est le mythe prométhéen d’une société parfaite, utopique, un « catharisme moderne » dont le souci est la purification du monde. Sans ironie, on peut considérer la Compagnie de Jésus comme sa représentation la plus aboutie.
Le progressisme linéaire qui prévaut dans l’esprit révolutionnaire moderne rompt avec la présupposition d’un ordre éternel et d’une définition de la révolution comme restauration de cet ordre. Aujourd’hui, la révolution est conçue comme « un renversement violent du pouvoir établi avec l’appui des masses ou du peuple sous l’autorité de groupes animés par un programme idéologique ». Cependant il est frappant de constater que, de 1789 à 1968, ce sont les mêmes références issues du passé qui ont mobilisé les énergies révolutionnaires. Chez Rousseau comme chez Marx se dessine la même rémanence d’une restauration d’une nature vraie, et perdue, de l’homme. Il n’y a pas d’épistémé, mais, dixit Bachelard, un « profil », une épaisseur épistémologique, où l’on retrouve dans des arguments divers des éléments semblables supérieurs au messianisme épiphénoménal de chaque période révolutionnaire. En ce sens, Maffesoli rejoint Julien Freund, quand celui-ci dit que « le révolutionnaire authentique est un conservateur ». « Une fois [la] fonction [révolutionnaire] accomplie [translatio imperii] s'établit un nouveau pouvoir dont le principal souci sera de juguler la révolte qui lui a donné naissance ».
La révolution permanente prônée par les Robespierre, Saint-Just, Trotsky, et aussi d’une certaine manière Ernst Röhm, est une scorie phraséologique qu’il faut dépasser. Le calcul et le quantitatif doivent succéder au charisme et au qualitatif. Ce qui permet à Maffesoli de qualifier la révolution d’invariance du pouvoir et de reproduction du même. «Le révolutionnaire aime vivre dans l’ordre (…). L’idée n’a rien de paradoxal. « La perspective révolutionnaire est réaction contre un ordre anarchique (…) elle fonctionne sur la nostalgie d’une totalité parfaite (…) où l’égalisation (…) serait le garant du bonheur total ».
La révolution annexe de l’ordre capitaliste industriel
Science, technique, raison et égalité forment autant la colonne vertébrale de la révolution que de la société de domination. Avec Baechler, il faut mettre en exergue le fait que « le peuple ne fait jamais de révolution, mais participe à une révolution (…) le peuple ne prend jamais le pouvoir, mais aide une élite à le faire ». La révolution n’est qu’une « circulation accélérée des élites », pour reprendre les termes de Jules Monnerot, un changement de vitesse et jamais un changement de structure. On peut dire ainsi tant que l’homme sera homme, qu’à une révolution succédera une autre révolution, elle-même poursuivie par une révolution boutée par une autre révolution, dans un mouvement cyclique infini, puisqu’en finalité chaque révolution se rigidifie au contact du pouvoir, et se grippe. La révolution est devenue l’annexe de l’ordre capitaliste industriel des XIXe et XXe siècles. Fondées sur l’idéal de « l’activité économique séparée et systématisée, et de l’individu comme personnalité autonomisée et référée comme telle », la révolution et le pouvoir sont les deux actes d’une même pièce, une tragédie appelée totalitarisme.
Le serpent “dont il faut venir à bout”
Pour conclure, et parce que, malgré tout, après la pluie revient le beau temps, je vous soumettrai en note d’espoir les quelques antidotes proposés par Michel Maffesoli pour contrer La violence totalitaire. Lesquels antidotes rejoignent par bien des aspects les positions défendues par Synergies Européennes :
- en premier, un devoir pour nous tous : « désamorcer, ainsi que le démontrait Durkheim, cette superstition d’après laquelle le législateur, doué d’un pouvoir à peu près illimité, serait capable de créer, modifier, supprimer les lois selon son bon plaisir (…) [et redécouvrir que] le droit est issu de nous, c’est-à-dire de la vie elle-même (…) »
- ensuite, restaurer l’authenticité de la question nationale dans son expression communautaire, seule formule historique qui ne cède pas à la « crispation particulariste » mais tend vers un « ailleurs universel »
- enfin, étendre l’idée incarnée dans la germanité nietzschéenne aux niveaux européen puis mondial. Briser la rationalité étriquée du centralisme étatique et bureaucratique par la dynamique de l’enracinement. Une manière d’exprimer le plus harmonieusement le développement individuel et social, et leur rapport à la nature comme nécessité.
Et puisque la révolution et le progrès sont tous deux d’essence mythique, je soulignerai que si l’Ouroubouros est le « gardien de la pérennité ancestrale » du pouvoir dans sa continuité, c’est aussi le serpent « dont il faut venir à bout ». Peut-être parmi nous se trouvent déjà, ici même, les Saint-Michel, Saint-Georges, Jason ou Héraklès qui accompliront cette tâche civilisatrice. Pour que cesse La violence totalitaire.◊ Publié aux PUF en 1979, chez Klincksieck en 1994, La violence totalitaire : Essai d’anthropologie politique de Michel Maffesoli est aussi disponible chez Desclée de Brouwer depuis cette année 1999. [Présentation éditeur : Ce livre, dont une première édition est parue en 1979, est encore plus actuel aujourd'hui. Les ouvrages sur les révolutions ou les mutations ne cessent de s'accumuler. Or cet essai sur la violence totalitaire propose une réflexion qui sort des exégèses d'une évolution progressiste attribuée aux révolutions génératrices de mutations techniques, scientifiques et sociales. Il s'agit plutôt d'une dimension cyclique inaugurée par une violence destructrice, fondatrice d'une nécessaire circulation sociale, d'une nouvelle organisation de la Cité. La violence, la révolte, qui vont de pair avec l'effervescence joyeuse des fêtes, restaurent la communion sociale, puis celle-ci, par l'instauration d'une nouvelle organisation ordonnancée extérieurement, devient autoritaire. Et c'est l'éternel recommencement de la violence totalitaire. L'auteur explique par ailleurs comment les fondements de la société contemporaine technocratique, liés à l'idée de progrès et d'utilité, ont privilégié l'économique et le contrôle rationalisé, jetant aux oubliettes les autres dimensions sociales. Autant de réflexions qui donnent à cet essai un éclairage des plus contemporains]
► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.
[Conférence tenue à l'Université d'été de Synergies Européennes, 1999, Pérouse/Ombrie]
[Habillage musical : Main Title (Tom Scott, Conquest of the Planet of the Apes, 1972)]
Tags : sociologie