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Blumenberg
Hans blumenberg (1920-1996) est considéré comme l'un des philosophes allemands les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Venu de la phénoménologie husserlienne, il a développé une anthropologie philosophique qui donne toute leur place aux opérations mythiques de "mise à distance" de la réalité. Son œuvre, qui commence enfin à être traduite et commentée en France, interroge à nouveaux frais le rôle de la métaphore dans la pensée philosophique et scientifique, et construit une nouvelle manière d'aborder les seuils d'époque. Elle a renouvelé les méthodes de l'esthétique comme de l'histoire culturelle.
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Si l’on jette un regard rétrospectif sur le paysage universitaire des années 60 et 70, il semble que les divers courants issus du marxisme aient dominé sans partage la scène des sciences humaines. Cette impression est toutefois une illusion, car, à côté des représentants encore vivants de l’ancienne génération (comme Heidegger et Gehlen), des positivistes et des adeptes d’une sociologie empirique, un cercle illustre de théoriciens de la littérature, de philosophes et d’historiens s’est formé, qui a organisé des colloques interdisciplinaires prometteurs sous l’appellation de “Poésie et herméneutique”. À côté de Jauss, Iser, Koselleck, on trouvait Hans Blumenberg, né en 1920 à Lübeck, l’une des figures de proue les plus en vue de ce groupe, qu’il a contribué à fonder. Avec ses deux ouvrages principaux, Die Legitimität der Neuzeit (La Légitimité des Temps modernes) et Die Genesis der kopernikanischen Welt (La Genèse du monde copernicien), Blumenberg est devenu l’un des principaux spécialistes de l’histoire des sciences. Cependant, son œuvre est restée quelque peu à l’ombre des théories bien connues de Thomas Kuhn qui, dans La Structure des révolutions scientifiques, a montré comment les “changements de paradigme” s’opéraient au sein de la communauté des scientifiques, ou à l’ombre de l’œuvre encore plus célèbre de Michel Foucault, qui, dans Les Mots et les Choses [Die Ordnung der Dinge], nous a expliqué, de manière très succincte et très concise, quelle était la structure interne des disciplines scientifiques à chaque moment donné de l’histoire.
L’histoire des sciences s’occupe principalement de la question de savoir comment de nouvelles connaissances peuvent être acquises, quelles conditions préliminaires doivent être présentes afin qu’émerge une nouvelle pensée. L’émergence d’une nouvelle vue sur le monde et la disparition graduelle des anciennes catégories de pensée conduisent à un changement d’époque. Mais afin de pouvoir nous expliquer clairement comment s’est opérée la “rupture épistémologique” (Althusser) de la modernité par rapport au monde médiéval, Blumenberg a dû prendre en compte des interprétations qui affirmaient d’une certaine façon qu’il y avait quand même une certaine continuité entre les deux époques. De telles interprétations se reflétaient par ex. dans la thèse que la croyance moderne au progrès était la forme sécularisée des anciennes représentations eschatologiques du christianisme. De la même façon, remarquait Blumenberg avec ironie, on pouvait interpréter le passage d’un examen universitaire comme une forme sécularisée du Jugement Dernier ! Au lieu de prouver à fond comment ces mutations s’étaient opérées, on s’était contenté de vagues analogies.
L’analyse du concept d’eschatologie chez Blumenberg réduit à néant cette univocité car l’attente d’une prochaine fin du monde, jugée positive dans le christianisme des origines, se distingue fondamentalement des attentes sur le long terme, survenues ultérieurement, et où la fin du monde est considérée comme un événement négatif. Pourtant il existe une continuité, mais elle ne se situe plus au niveau où des solutions fondent une similitude, mais au niveau d’un questionner divers et multiple. Sur base d’une thèse absolument originale, Blumenberg a interprété l’émergence de la théologie chrétienne comme une démarche déterminée par les querelles qui ont suivi les défis lancés par le manichéisme et la gnose. Les Temps modernes entreprennent dès lors « le second et définitif dépassement de l’héritage gnostique », dans la mesure où ils tranchent le nœud gordien du problème de la théodicée. La vue du monde médiévale impliquait l’unité de l’esthétique, de l’éthique et de la science. Le regard posé sur la totalité du monde, à l’œil nu, conduit à sa compréhension, à la révélation d’un ordre divin supérieur qui donne aux hommes des signaux pour se faire comprendre. Face à cette révélation, le regard que pose le scientifique moderne à travers la lunette de son télescope et la composition de formules mathématiques sont les gestes archétypaux de la modernité.
On prend donc connaissance de nouveaux phénomènes, qui ne se révèlent plus à l’œil nu, ce qui conduit à ne plus refléter discursivement un ordre donné à l’avance, mais, au contraire, à construire a priori ce monde. Le cosmos perd ainsi sa fonction de donner du sens et se mue en un simple objet, dont on peut se servir à l’envi par le truchement d’interventions toujours plus précises et parfaites. L’idée de progrès nait dès lors d’autres sources que l’eschatologie.
On pourrait toutefois reprocher à Blumenberg de ne réfuter la thèse de la sécularisation qu’au seul haut niveau du discours rationnel, scientifique, théologique et philosophique, et non pas au niveau bien plus sous-jacent des idées et conceptions pré-conscientes, qui marquent l’horizon des expériences quotidiennes. C’est d’autant plus étonnant que Blumenberg lui-même voulait se consacrer de plus en plus intensément à l’analyse de la signification des mythes. Il accordait une très grande importance à ceux-ci, car les limites de la durée de l’existence humaine nous interdisent de tout analyser et juger rationnellement, alors que la faculté d’ouvrir au monde des mythes nous apporte une orientation primordiale, déjà pensée à l’avance, qui nous décharge de la nécessité de repenser sans cesse le monde avant d’agir. En suivant les traces de Gehlen, Blumenberg a formulé un credo conservateur devenu classique : « Là où existe une institution, la question de ses fondements ne se pose pas en permanence avec acuité et la charge de prouver l’existence ou la non-existence de ces fondements incombe à celui qui se dresse contre les règles qu’impose cette institution ».
[Ci-contre : L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, illustration de la fable de Jean de La Fontaine par Jean-Baptiste Oudry, 1734. Selon Platon, « Thalès observait les étoiles et, comme il avait les yeux levés au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu'il s'évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher ». Blumenberg réplique : « peut-être la servante de Thrace avait-elle confondu la théorie des étoiles avec le culte de celles-ci, et avait à ce niveau tenu ses propres dieux pour les plus forts »]
Certains mythes et légendes, comme celui du rire de la servante de Thrace, quand le philosophe Thalès en observant le ciel étoilé tombe dans un bassin, ou comme le mythe de Prométhée ou celui de la Caverne chez Platon, doivent, selon Blumenberg, être sans cesse réinterprétés. À la fin des années 80, Blumenberg a cédé à son faible pour les refuges qui ressemblent à des cavernes ; il s’est retiré dans son appartement, a rompu les liens qui l’attachaient à la communauté scientifique ; il dormait le jour et se consacrait à l’étude de l’œuvre de Thomas Mann la nuit. Il est décédé à Altenberg le 28 mars de cette année.
► Winfried Knörzer, Nouvelles de Synergies Européennes n°23, 1996.
(article tiré de Junge Freiheit n°16/1996)
Pièces-jointes :
Hans Blumenberg : lire le monde
• Recensions : La Lisibilité du monde, préfacé par Denis Trierweiler, traduit par P. Rusch et D. Trierweiler, Cerf, coll. Passages, 414 p. Hans Blumenberg, de Jean-Claude Monod. Belin, coll. Voix allemandes, 240 p.
Lorsqu’ils étudient les œuvres de leurs prédécesseurs, les philosophes s’attachent le plus souvent d’abord à l’armature des concepts et à l’ordre des raisons, afin de mieux cerner l’unité systématique d’une pensée. Plus rares sont ceux qui scrutent avec la même minutie le réseau des métaphores où une pensée se présente sous une forme imagée qui n’est pas seulement destinée à frapper le lecteur, mais constitue parfois le seul moyen d’exprimer une idée qui résiste à sa formulation dans l’élément du pur concept. Hans Blumenberg (1920-1996), tout au long d’une œuvre encore trop peu connue en France, s’est proposé de suivre quelques-unes de ces métaphores privilégiées qui hantent le discours théorique et d’en interroger le sens, selon une démarche qu’il a lui-même baptisée « métaphorologie » et définie comme « un procédé permettant de retrouver les traces de désirs et d’exigences qu’on n’a nullement besoin d’étiqueter comme “refoulés” pour les trouver intéressants ». D’une telle démarche, La Lisibilité du monde (1981) est sans aucun doute le résultat le plus abouti.
« Métaphore pour la totalité des expériences possibles », la métaphore du livre du monde exprime l’idéal d’une connaissance exhaustive de la réalité et traverse l’ensemble de la tradition européenne. Pour autant, son apparition ne va pas de soi, et l’une des premières questions que Blumenberg tente de résoudre est de comprendre pourquoi une telle métaphore est absente de la pensée grecque. Ce point de départ implique une détermination originale de la tâche de l’historien, qui se voit chargé de répondre à la question de la possibilité des événements plutôt que de déterminer les causes censées les avoir rendus nécessaires. L’étude s’approfondit et se ramifie avec les tribulations de cette métaphore dont le sens varie selon les réseaux d’associations et d’oppositions où elle se trouve prise. Lorsqu’il est opposé au monde des livres, le livre du monde est présenté comme la seule source d’expérience véritable, la critique en acte de la stérilité du savoir livresque accumulé dans les bibliothèques. La métaphore se charge de connotations nouvelles avec la rivalité des deux Livres, la Bible et le monde, avant que l’émergence de la science moderne ne s’accompagne d’un nouveau programme de déchiffrement de la nature conçue, selon la célèbre métaphore de Galilée, comme un livre écrit en langage mathématique. Après le romantisme, Flaubert et Mallarmé, la psychanalyse, puis la génétique ont su redonner une actualité inédite à cet idéal de lisibilité du monde, que ce soit sous la forme d’une interprétation de la langue du rêve ou d’un déchiffrement du code génétique. Armé d’une érudition qui n’est jamais pesante, mais toujours l’expression d’un authentique gai savoir, Blumenberg conduit ainsi son lecteur dans les méandres de l’histoire de cette métaphore, et la Lisibilité du monde se lit comme le récit de ses métamorphoses, si ce n’est de ses aventures.
Pour s’orienter dans le labyrinthe que constitue cette œuvre « efflorescente » qui ne cesse de s’enrichir avec la publication d’inédits qui ne sont pas simplement des carnets à l’état de fragments, mais d’authentiques livres, l’essai de Jean-Claude Monod fournit un précieux fil d’Ariane. Destinée à faire mieux connaître une œuvre complexe, cette présentation permet non seulement de dégager les principaux axes de la pensée de Blumenberg, mais aussi de la situer dans le contexte de l’histoire de la philosophie allemande contemporaine. Élève de Landgrebe, qui fut l’assistant de Husserl, Blumenberg n’a cessé de s’expliquer avec le fondateur de la phénoménologie autant qu’avec Heidegger.
À l’horizon des travaux « métaphorologiques » de Blumenberg comme de sa réflexion sur la modernité ou de sa théorie du mythe, inséparable d’une philosophie de la culture, Jean-Claude Monod propose de voir le déploiement d’une « phénoménologie de l’histoire » dont la question directrice serait la suivante : « Par quels tours et détours s’opèrent les donations de sens, historiquement variées et déterminées (du mythe à la physique, du cosmos au code génétique, etc.), à travers lesquelles l’humanité a “fait parler” une réalité muette ? » L’enquête phénoménologique sur la manière dont la réalité se trouve à chaque fois dotée de sens s’avère donc finalement inséparable d’une anthropologie qui met en évidence la récurrence, sous les formes les plus diverses, d’une préoccupation constante : à ce que Blumenberg a nommé l’« absolutisme de la réalité », son emprise et sa « surpuissance » ressenties comme une menace, les hommes auraient cherché à se soustraire par une série de détours permettant de mettre à distance le réel, et ce geste constituerait une sorte d’invariant anthropologique. Si l’idéalisme allemand avait pu faire de la figure d’Œdipe l’origine, si ce n’est l’emblème du savoir philosophique, ce serait peut-être plutôt en Ulysse qu’il faudrait faire le portrait du philosophe, selon Blumenberg, non seulement en vertu de ses mille ruses et autres tours qui lui permettent de se décharger du poids de l’absolu, mais aussi pour l’amour des détours qui diffèrent sans fin le moment du retour à l’origine.
► Jacques-Olivier Bégot, L’Humanité, 6 septembre 2008.
Hans Blumenberg : l'univers à livre ouvert
Longtemps, la philosophie allemande d'après-guerre s'est limitée en France à un nom, voire deux : Heidegger ou Habermas. Le reste a irrigué la pensée française, parfois secrètement, jusqu'à ce que l'effort de quelques spécialistes nous restitue enfin ces sources connues de quelques privilégiés. Tel est le cas d'un des plus importants philosophes d'outre-Rhin, Hans Blumenberg (1920-1996). Depuis une dizaine d'années seulement, son œuvre fait l'objet d'une traduction systématique. Celle de son grand livre de 1966, La Légitimité des Temps modernes (Gallimard, 1999), est aujourd'hui complétée par cette Lisibilité du monde de 1981, l'un des derniers titres édités au Cerf sous la direction d'Heinz Wismann.
L'arrivée de cet immense auteur dans notre “champ” n'aura pas été sans “redistribuer” — concept qu'il a lui-même appliqué à l'histoire des sciences — un bon nombre de présupposés de notre vie intellectuelle. L'un de ses objectifs n'est-il pas de mettre en question une idée qui paraît aujourd'hui aller de soi, celle de la “sécularisation” comme mouvement exclusif de l'histoire ? Blumenberg, qui était agnostique, ne cherche pas à contester la réalité du “désenchantement du monde”. Dans un mouvement de “question en retour”, typique de la phénoménologie husserlienne à laquelle il a été formé, il cherche plutôt à en compliquer l'histoire, en montrant comment la modernité, loin de “séculariser” les notions théologiques, reprend à nouveau frais des problématiques du Moyen-Âge.
Blumenberg n'est pas un théoricien du “changement de paradigme”, comme ses contemporains Thomas Kuhn ou Michel Foucault. Il se méfie des césures historiques autant que des découpages en “époques” trop tranchées. Mais dans le même temps, c'est un critique de “l'historicisme”, autrement dit de l'idée que l'histoire puisse se réduire à un “fond” ou à “sens” unique : le “progrès de l'esprit humain” chez Condorcet, la décadence de l'Occident chez Oswald Spengler, l'eschatologie de la “société sans classe” des marxistes, etc. Pour le préfacier, Denis Trierweiler, cette critique de l'historicisme doit être également lue comme une réponse indirecte aux errements de la philosophie politique, qui amena des esprits aussi brillants et avertis que Heidegger et Schmitt à soutenir le régime hitlérien [sic]. Il faut ici rappeler un détail biographique : considéré comme “demi-juif”, Blumenberg a passé la guerre entre un camp de travail et une cachette à Lübeck, sa ville natale.
La tentative de reformuler le rationalisme moderne par la “déconstruction” (Abbau) de son histoire ne conduit pas chez lui à l'irrationalisme ni au nihilisme. Elle s'opère à travers une réflexion sur le mythe et la métaphore, qui pour Blumenberg ne sont ni “archaïques” ni solubles dans un discours philosophique ou scientifique. Ce sont d'autres voies d'accès au savoir. L'analyse de la métaphore du “monde comme livre”, dont Blumenberg suit les avatars, depuis la Bible jusqu'au déchiffrement du génome humain, illustre cette thèse. Toutefois, l'objectif n'est pas de proposer une lecture chronologique de cette métaphore (le monde comme un livre), mais de constater à quel point elle détermine la connaissance, y compris scientifique. Au fil des pages, des digressions et des commentaires, le lecteur est confronté à des textes inattendus : ainsi de ce stupéfiant inédit de Leibniz de 1715 sur la répétition des événements dans l'histoire ; de l'évocation grandiose de la bibliothèque divine des “mondes possibles” ; ou du commentaire du Coup de dés de Mallarmé par Valéry, en passant par la lecture du visage “physiognomonique” au XIXe siècle… Un autre monde, qui reste le nôtre.► Nicolas Weill, Le Monde, 20 décembre 2007.
Hans Blumenberg et la sécularisation : La nouveauté en histoire
Au début du Dix-Huit Brumaire, et alors que se rejouait la comédie de l’empire, Marx écrivait : « Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme une grande tragédie, la seconde comme une farce sordide ». Dans l’histoire en effet, tout se passe comme si le nouveau n’était que la reformulation de l’ancien et ne prenait sens qu’à travers lui. Une conscience s’interprète donc spontanément à l’aide des catégories dont elle hérite et qui continuent à structurer son univers. Mais il y a aussi quelque chose de ridicule dans cet effort du passé de se vivre comme présent et dans cette tendance à se croire encore dépendant d’un système de références révolu. Comment expliquer alors que cette illusion de lecture soit récurrente ? À cette question Marx donne une réponse simple : la “répétition” fonctionne comme une figure éminemment conservatrice de l’histoire assurant le maintien des choses en place. Par là, il a sans doute pressenti le caractère pernicieux de cette dialectique qui consiste à n’envisager la différence historique qu’au moyen des catégories du même et à se rendre définitivement aveugle à la nouveauté. [a]
C’est le grand mérite de Hans Blumenberg que d’avoir fait de ce hiatus inévitable entre l’événement et son interprétation un élément constitutif de la conscience historique elle-même. Cela est particulièrement clair sur l’exemple des temps modernes dont l’origine se présente comme une rupture et qui s’imposent en subordonnant ce qui les précède. La modernité n’est en effet rien d’autre, quant à son projet essentiel, que cette revendication de radicalité et d’autonomie dans l’instauration du sens. Blumenberg ne discute pas de la réalisation effective de ce projet d’auto-affirmation (il doute même qu’elle soit possible) mais il se place d’emblée au niveau de cette exigence de novation qui constitue un véritable défi pour l’interprète habitué à supposer un minimum de continuité historique. En renonçant à ce préalable méthodologique, La Légitimité des Temps modernes réalise donc pleinement la prescription herméneutique selon laquelle un historien doit entrer en “sympathie” avec son objet, lui accorder au moins ce qu’il revendique pour lui-même afin de se donner une chance de le comprendre.
Le concept de “sécularisation” est au cœur de la plupart des tentatives de réduction de l’avènement des temps modernes à un schéma univoque. La modernité ne serait jamais que le transfert au monde profane d’un système de significations emprunté à la sphère théologique qui se verrait dès lors légitimée à revendiquer ce qui lui revient de droit. Le religieux constituerait ainsi la face inavouable et refoulée de nos représentations claires et distinctes, l’origine secrète de la plupart de nos espérances séculières. Sur tous ces points, la “sécularisation” sonne comme un reproche : oublieuse de son origine, la modernité est soupçonnée de parler une langue qui lui est étrangère et dont elle ne maîtrise ni la provenance ni la syntaxe.
La rupture de la modernité
Le premier livre de Légitimité des Temps modernes commence par relever l’extraordinaire indétermination de ce concept de sécularisation, indétermination qui n’est d’ailleurs pas étrangère à son succès. Blumenberg s’attache surtout à élucider l’ensemble des processus historiques supposés par l’usage d’une telle notion : résultat d’une sécularisation, la modernité ne serait jamais que le dernier acte d’une série de “recouvrements”, “répétitions”, “travestissements” par lesquels elle tente de renier sa filiation. Or, et c’est le point décisif, seule une substance est capable de subir (sans disparaître) de telles modifications, ce qui montre assez à quel point le schème de la sécularisation est solidaire d’une conception de l’histoire comme déploiement d’un unique et intemporel jeu de significations. Il existe ainsi une thèse métaphysique sous-jacente à l’emploi de la “sécularisation” pour rendre compte de certains phénomènes culturels : l’histoire n’est que la répétition inlassable des mêmes contenus (transcendants) dans des registres à peine dissemblables.
Or c’est précisément là un reproche qui vise à refuser à la modernité ce qui constitue sa revendication historique propre : celle de fonder les significations dans lesquelles elle se pense. Mais que vaut, d’un point de vue strictement heuristique, l’usage du concept de sécularisation ? Comme on sait, le “théorème de la sécularisation” fait l’essentiel de la grande thèse de Karl Löwith qui dérive la conception moderne du progrès de l’eschatologie chrétienne. Blumenberg s’attache donc à montrer que le progrès est un hommage rendu au présent et suppose la pérennité du monde alors même que l’eschatologie se réalise dans un sentiment d’effroi devant la persistance de l’univers. Il ne peut donc en réalité y avoir de dimension théologique au progrès tant ce dernier accorde au monde une consistance inconciliable avec l’espérance exclusive en l’au-delà. Il faut même aller jusqu’à dire qu’il est nécessaire de choisir entre théodicée et progrès car l’eschatologie est « intraduisible en un concept d’histoire » (p. 52). Ce seul exemple suffit donc à établir que l’illusion de la sécularisation comme transfert univoque de catégories se fonde sur une représentation en quelque sorte anhistorique de l’histoire, un platonisme naïf qui pose que « ce qui est vrai l’est en vertu d’un rapport de dérivation » (p. 84).
À cette figure de la sécularisation comme transfert univoque de contenu, Blumenberg oppose la structure du « réinvestissement fonctionnel ». Il ne s’agit en aucun cas de dire que les temps modernes n’ont pas d’histoire et qu’ils créent ex nihilo des significations radicalement inédites. Bien au contraire, l’avènement de la modernité comme tentative de fondation du savoir sur la raison ne se laisse comprendre que sur le fond de la crise nominaliste qui frappe le Moyen-Âge finissant et remet en cause l’adéquation de l’homme à la nature : comme le montre admirablement la deuxième partie du livre, c’est l’exacerbation du pouvoir infini de Dieu par Ockham qui ouvre la voie à l’hypothèse cartésienne du “Malin génie” [cf. aussi De Trinitate, Augustin]. Mais cette dernière ne marque plus l’impuissance de l’homme à accéder à un savoir authentique, elle est au contraire le préalable d’une fondation proprement anthropologique et immanente de la connaissance. Si toute origine théologique du savoir devient superflue, c’est bien parce que le pacte implicite entre Dieu et l’homme sur lequel vivait la scolastique est dénoué ; mais il n’y a là, pour autant, aucune sécularisation qui ferait du sujet humain un “petit dieu” comparable en tout point à ce dont il prend la place.
Il demeure certes possible de construire une sorte de carte des savoirs où chaque fonction doit être occupée (“Dieu”, “l’homme”, la “raison” étant comme des places vides qu’il faudrait à chaque fois investir). Mais il est illusoire de considérer que l’histoire ne se déploie qu’à l’intérieur d’une structure fixe, par simples déplacements de contenus. Dire “raison” plutôt que “Dieu” pour désigner le fondement de la connaissance ce n’est donc pas employer deux termes pour désigner la même instance, mais c’est au sens strict changer d’univers. Comment, dans ces conditions, comprendre les phénomènes de rupture ? Selon Blumenberg, les processus culturels de novation ne se laissent appréhender que sur la base des “pressions” subies par une conscience qui rencontre des problèmes qu’elle n’est plus à même de résoudre dans le cadre conceptuel dont elle hérite. Le fond de la thèse de Blumenberg est que l’histoire des idées est essentiellement déceptive. Ainsi, « le réinvestissement, qui est au fondement des phénomènes de sécularisation, tire sa dynamique de l’indigence d’une conscience sur-sollicitée par les grandes questions et les grandes espérances, puis déçue » (p. 98).
Cette figure d’une conscience “sur-sollicitée” n’est pas sans rappeler celle décrite par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit et qui, devant le sentiment insistant de son inadéquation à la vérité, devait renoncer à sa certitude (c’est-à-dire à elle-même) pour poser une signification nouvelle. Mais puisque cette dialectique ne s’ abolit pas ici en un savoir absolu, il est impossible à une conscience de retrouver sous une forme accomplie ce à quoi elle a dû renoncer. L’illusion de la sécularisation suppose précisément qu’au terme de ses pérégrinations la conscience est en mesure de retrouver, sous l’apparence de la rupture, des catégories qui lui sont familières. Or c’est là ce qui apparaît hautement improbable à Blumenberg pour qui l’accession à la modernité est sans retour.
La curiosité et la fondation
Il devient donc en un sens impossible à une conscience historique de se réconcilier avec son passé. Sur bien des points Blumenberg adopte le modèle herméneutique de la “question” déjà développé par Gadamer pour rendre compte de l’évolution culturelle de l’humanité. Il insiste néanmoins sur le fait que « les questions ne précèdent pas toujours les réponses » (p. 75) et qu’une configuration culturelle particulière apparaît le plus souvent sous la pression de problématiques étrangères. Par conséquent, il n’existe pas un corpus inamovible de “grandes questions” qui suffiraient à définir le rapport de l’homme au monde.
Ce qui fondamentalement oppose Gadamer et Blumenberg ce sont bien deux idées de la réconciliation : pour le premier, elle passe par une reconnaissance de la permanence du passé dans le présent qui assure la pérennité des grandes questions. Reconstituer la question sous-jacente à un texte, c’est donc renouer le lien avec la tradition en réduisant son altérité. À l’inverse, Blumenberg considère qu’une œuvre (ou une époque) n’est pas seulement une nouvelle réponse à une question plus ancienne mais qu’elle est à la source de questions inédites : « toute œuvre pose, et laisse derrière elle, comme un horizon circonscrivant les “solutions” qui seront possibles après elle » (1). Le possible n’est donc pas une catégorie métahistorique, il se resserre ou s’enrichit en fonction des grandes problématiques culturelles qui s’imposent. Il faut donc reconnaître, et c’est le tragique propre à la culture, qu’il existe des questions définitivement obsolètes qui ne sont susceptibles d’être reprises dans aucun “sens caché”.
Mais au-delà des conséquences de méthode impliquées par ces deux thèses herméneutiques, l’opposition de Blumenberg à Gadamer passe par une tout autre compréhension de la conscience historique. Gadamer décrit les modalités d’une « conscience exposée aux effets de l’histoire » (wirkungsgeschichtliches Bewusstsein), c’est-à-dire fondamentalement dépendante du système de significations dont elle hérite. La conscience historique est ici portée par des traditions qui la précèdent et qui révèlent sa fondamentale appartenance à une histoire qu’elle ne maîtrise pas. Blumenberg, lui, range au titre des acquis des temps modernes l’idée d’une conscience qui n’est pas d’abord l’effet mais bien plutôt la “cause” efficiente de sa propre histoire.
Ainsi, la troisième partie de La Légitimité des Temps modernes retrace avec détails l’émergence de la “curiosité” comme affect central de la conscience moderne. Il ne s’agit plus ici de la curiosité en quelque sorte naïve et purement contemplative de l’Antiquité, mais d’une curiosité tout entière tournée vers le monde, intéressée et orientée vers la transformation du réel. En un mot, il s’agit précisément de la curiosité condamnée par la théologie comme une espèce du péché d’orgueil. La curiosité devient par là le symbole affectif de cette prétention de la conscience à entreprendre le monde sans rien présupposer, elle est un acte par lequel la raison tente de s’authentifier.
Un nouvel âge de la science est atteint lorsqu’une nouvelle interprétation de la réalité s’impose. La sanctification moderne de la curiosité coïncide donc avec une nouvelle position fondamentale sur l’essence du réel : celui-ci n’est plus que « le résultat toujours inachevé d’une réalisation » (p. 485). Le réel est seulement “à faire” ce qui peut bien rapprocher la modernité de cette « perte en monde » dénoncée par Hannah Arendt, mais qui pose peut-être plus profondément encore le problème de ce que Husserl (le premier maître de Blumenberg) appelait l’énigme du monde. Ce qui, avec les temps modernes, devient pour la première fois “énigmatique”, c’est que le monde corresponde en tout point aux exigences de la raison humaine. Comment, en effet, expliquer cette adéquation alors que toute garantie théologique est refusée ? C’est là, strictement, le problème de la modernité, non celui dont elle hérite mais celui qu’elle invente et qu’elle doit tenter de résoudre par ses propres moyens.
En deçà de toutes les conceptions théoriques se trouve donc ce que l’on pourrait appeler une cosmologie fondamentale. Déjà le recours du christianisme primitif à la philosophie grecque (c’est-à-dire à un système d’explication du monde) s’explique par l’étonnement des premiers chrétiens devant la persistance d’un monde qu’ils croyaient condamné à disparaître rapidement. Une théorie est ici encore investie et récupérée à la suite d’une déception, celle de voir reporter la délivrance du “jugement dernier”. Plus que d’un étonnement, il conviendrait d’ailleurs de parler d’angoisse devant le retard de ce jugement car, comme le rappelle ici même Denis Trierweiler, c’est bien l’angoisse qui selon Blumenberg explique la nécessité de recourir à un système explicatif d’ordre mythique ou rationnel. De ce point de vue encore les temps modernes s’imposent par leur radicalité : ils poussent ce souci de justification du réel à une telle extrémité, qu’ils entendent s’affranchir de toute angoisse devant l’obscurité du monde.
Cette tentative (et ses limites) s’exprime parfaitement dans la métaphore architecturale de la “fondation” analysée par Blumenberg dans Le souci traverse le fleuve [L’Arche, 1990]. La fondation suppose qu’on se soit assuré de la capacité d’un sol à recevoir l’édifice des connaissances, elle exige donc une réflexion sur la validité du savoir. Mais, surtout, fonder c’est construire après avoir détruit. Le « souci de fondation », comme dit Blumenberg dans un langage heideggerien, se manifeste donc par la volonté de recouvrir l’ancien par le nouveau ce qui, appliqué à la modernité, signifie le besoin paradoxal de désigner son passé en l’occultant. Les temps modernes entretiennent donc avec ce qui les précède un rapport complexe puisqu’ils ne s’en libèrent qu’après en avoir éprouvé l’essentielle fragilité. Il est alors loisible à l’historien de repérer ce qui, à la périphérie du nouvel édifice, relève encore des anciennes fondations, mais à condition d’accorder à la modernité le soin propre qu’elle a eu de nier son passé.
On touche avec cette image de la “fondation” à ce qu’il y a de plus difficile dans le projet de Blumenberg. La fondation est bien en effet une métaphore par laquelle les temps modernes ont tenté de se définir eux-mêmes. Or Blumenberg insiste à maintes reprises (2) sur le caractère irréductible de la métaphore qui ne se laisse jamais ramener au concept. Rapporté au problème de l’instauration des temps modernes, cela signifie qu’aucune époque historique, pas même celle qui le revendique, ne peut entretenir avec elle-même un rapport de pleine transparence. Il persiste à l’origine de toute entreprise culturelle une part d’indécidable qui justifie le recours à la métaphore comme mode de compréhension de soi. Du reste, le “théorème de la sécularisation” s’explique par une confusion sur le sens de la métaphore : ainsi, la fin de l’époque médiévale se caractérise-t-elle par une métaphorisation progressive de la dogmatique chrétienne et, en particulier, des attributs traditionnels de Dieu qui ne valent plus que comme symboles d’un objet inaccessible. Voir dans la modernité le simple transfert à l’homme ou à l’État de ces attributs symboliques, c’est prendre pour un concept ce qui, déjà, ne vaut plus que métaphoriquement. En ce sens, la sécularisation est une notion fondamentalement “anachronique”, elle est en retard sur les processus de métaphorisation qui caractérisent les ultimes péripéties des grandes périodes historiques.
L’originalité de Blumenberg, et de la “métaphorologie” dont il est le fondateur, consiste à ne pas tenir la métaphore pour un simple artifice rhétorique, ni même pour une innovation sémantique, mais pour une véritable catégorie de l’expérience. L’homme entretient certes avec le monde un rapport de signification, mais ce rapport est trouble en tant qu’il comporte une “inconceptualité” de principe : il est impossible à une conscience de rendre pleinement transparent le sens de son expérience. L’usage de la métaphore relève donc de cet effort caractéristique de l’esprit humain visant à représenter l’indicible. D’une certaine manière, La Légitimité des Temps modernes n’est rien d’autre qu’une tentative de mettre la métaphorologie au service de l’histoire des concepts, c’est-à-dire de rendre compte du hiatus persistant entre une conscience et ce qui lui arrive au moyen d’une théorie de la signification axée sur la métaphore.
“Légitimer” les temps modernes n’équivaut donc pas, aux yeux de Blumenberg, à démontrer qu’ils ont réussi dans leur projet d’auto-fondation. Il s’agit plutôt de faire la “généalogie” du théorème de la sécularisation avec toutes les équivoques propres à une telle entreprise. D’un côté, en effet, la généalogie vise (chez Blumenberg comme déjà chez Nietzsche) à réfuter les genèses linéaires et s’élève contre l’idée qu’il existerait un déploiement métahistorique des significations. En restituant à chaque événement sa singularité, elle exhibe ce qui, dans l’histoire, fait rupture. De l’autre, elle examine la provenance secrète des configurations de sens dont elle s’occupe : certes, l’histoire ne se réduit plus au retour du même, mais elle se déploie à l’intérieur de problématiques récurrentes dont il est possible de reconstituer les fils. Il faut donc prendre la mesure de la complexité de la thèse de Blumenberg : la “sécularisation” est critiquée comme schéma de lecture déficient, mais aussi signifiant par les erreurs qu’il produit. Semblable en ce sens à l’illusion métaphysique dénoncée par Kant, le théorème de la sécularisation est nécessaire tout autant qu’erroné parce qu’il révèle la nécessité pour la conscience de se penser à l’aide de catégories métaphoriques. On comprend par là que la constitution d’une identité n’est jamais achevée ni close, mais sans cesse en cours d’élaboration.
L’érudition sauvage
On s’est contenté ici de jeter quelques jalons pour la compréhension de la première partie de La Légitimité des Temps modernes. La densité et le caractère central de ce texte justifient qu’on s’y attarde en laissant au lecteur le soin (et le bonheur) de découvrir les longues analyses proprement historiques de Blumenberg. Qu’elles soient consacrées au supposé transfert des attributs infinis de Dieu vers l’État, à la valorisation progressive de la curiosité ou à la position historique de Nicolas de Cues et de Giordano Bruno en amont et en aval de l’époque moderne, elles manifestent toutes une érudition proprement stupéfiante.
Mais l’érudition de Blumenberg est une érudition “sauvage” qui puise dans la correspondance des auteurs plus encore que dans leurs écrits canoniques. C’est que les lettres, manuscrits inachevés, annotations marginales livrent une vue latérale sur la manière dont les hommes perçoivent leurs propres découvertes et fournissent par là même l’occasion d’un détour par ce qui est le moins connu et peut-être aussi le plus fondamental. Blumenberg a thématisé pour elle-même cette figure existentielle du “détour” en notant que « si nous prenions tous le chemin le plus court, un seul d’entre nous arriverait à son but » (3). La nécessité du détour, qui fait apparaître chaque démarche intellectuelle dans sa singularité, est encore la meilleure définition de la culture comme tentative toujours renaissante d’accéder au vrai.
Tout au long de son œuvre, et singulièrement dans La Légitimité des Temps modernes, Blumenberg aura occupé la position d’un spectateur infatigable. Conscient de ne pouvoir parler que sur le fond infini des thèses qui le précèdent, il n’avance pas une idée qui ne soit corroborée par un texte ni une affirmation qui ne soit immédiatement amendée ou rectifiée. Ce parti pris de patience pourra certainement lui être reproché, gageons qu’il s’avère préférable aux tentatives audacieuses de “déconstruction du christianisme” qui pensent en finir avec la modernité en dénonçant les sécularisations honteuses dont elle serait le produit.
► Michaël Fœssel, Esprit n°266, 2000.
Notes :
1. Dans le volume collectif Poetik und Hermeneutik, tome II, p. 692.
2. Voir en particulier le dernier chapitre de H. Blumenberg, Naufrage avec spectateur, L’Arche, 1994.
3. H. Blumenberg, Le souci traverse le fleuve, p. 153.Note en sus :
a. Pour une approche de cette problématique de la répétition en histoire, lire sur notre site « Du rôle attribué à l’archaïsme dans la pensée de l’histoire », F. Gaillard, 1984.
♦ Études en français sur HB :
Archives de philosophie n°2/2004
Archives de philosophie n°4/2007
Revue de Métaphysique et de Morale n°1/2012 : Blumenberg : Les origines de la modernité
Revue Philosophique de Louvain n°2/2015 : Les visages du monde chez Hans Blumenberg
« À propos de Hans Blumenberg », entr. avec D. Trierweiler, Cahiers philosophiques n°3/2010
« Hans Blumenberg : l'eschatologie désamorcée », B. Godefroy, Éthique, politique, religions n°2/2013 : Le sécularisme en perspectives comparées : Dans le quatrième chapitre de la Légitimité des Temps modernes, H. Blumenberg développe une critique de la « théorie de la sécularisation » à partir d’un ouvrage de Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie. La notion d’eschatologie est au centre du débat, Blumenberg cherchant à remplacer l’idée d’une sécularisation de l’eschatologie chrétienne dans la philosophie de l’histoire par le modèle de l’Umbesetzung, la réoccupation. Cet article propose une lecture critique de l’analyse de l’eschatologie dans la Légitimité des Temps modernes. Il montre en quoi Blumenberg s’appuie sur une lecture partielle de Bultmann, la critique de la sécularisation visant davantage Karl Löwith, et en quoi cette critique elle-même n’est que peu convaincante. En abordant l’eschatologie sous son aspect politique, cet article cherche en outre à souligner la proximité entre Blumenberg et Löwith quant à la neutralisation de l’eschatologie, tout comme les limites liées, d’un point de vue général, au thème de la sécularisation.
La querelle de la sécularisation, JC Monod, Vrin, 2002 [recension 1] [recension 2]
Modernité et sécularisation : Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Léo Strauss, ouvr. coll., CNRS, 2007