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Sacré
des remises en cause actuelles
à l’émergence de nouvelles formes
♦ Intervention de Christophe Levalois, lors de la IVe université d’été de “Synergies Européennes”, Lombardie, juillet-août 1996.
[Ci-contre : Le Roi Arthur, statue par Rubin Eynon, Tintagel, 2016]
Le sacré est au cœur de toute véritable vie. Aujourd’hui comme hier, l’être humain y est confronté dès qu’il se pose des questions essentielles comme : Qui suis-je ? Quel est le sens de mon existence et de la vie ? Il le rencontre lorsqu’il traque en lui et dans le monde les indications susceptibles de l’éclairer sur l’essentiel. Toutefois, il est difficile de cerner ce que recouvre le mot sacré. Frithjof Schuon a précisé qu’il s’agit de « la présence du centre dans la périphérie, de l’immuable dans le mouvement » (1). Pour ma part, je complèterai avec deux autres éléments :
• Tout d’abord, la découverte et l’approfondissement de notre propre intériorité qui est le canal qui nous conduit au cœur des mondes. En d’autres termes, celui qui est au centre de son être se tient également au centre de l’univers. La communion avec l’extérieur passe par l’intérieur. C’est ce que signifie ce bel et profond enseignement que nous a légué le meilleur de la Grèce antique : “Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux”.
• Deuxièmement, l’existence de relations entre différentes dimensions de l’univers. C’est, par exemple, l’un des objectifs des rites.
L’une des difficultés sur laquelle trébuchent les êtres humains est que le sacré n’a pas de forme durable. On peut reprendre à son propos l’image de Jean I’Évangéliste lorsqu’il dit que « l’Esprit souffle où il veut » (III, 8). J’ajouterai comme il veut. L’idée de souffle est on ne peut plus juste. Les sociétés, les systèmes de croyances, les formes changent continuellement. C’est une loi de notre monde. Constamment, il faut partir en quête du sacré pour espérer le faire jaillir entre les humains.
Je tiens à préciser que les réflexions qui suivent sont personnelles. Elles sont le fruit de rencontres, de discussions, d’expériences et de lectures. Mais je crois qu’elles témoignent de sentiments et d’aspirations partagés par beaucoup de personnes qui cherchent et agissent, en fait une petite minorité. J’ai exprimé ces réflexions de la façon la plus synthétique et la plus simple possible. Je ne souhaite pas me livrer à une analyse érudite, mais à faire part de ma perception du monde ici et maintenant.
I. UN TEMPS D’INCERTITUDES
De nombreuses et lourdes incertitudes pèsent sur notre société. Elles amènent parfois, et préparent peut-être pour d’autres, nos contemporains, à des remises en cause radicales. Je les ai regroupées dans quatre domaines :
• Première grande incertitude, le sens de notre vie et éventuellement de la vie. Cela rejoint aussi la question de l’identité. Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Quel est mon rôle et celui des hommes ?
• En second lieu des incertitudes philosophiques. Je ne retiendrai que celle fondamentale pour notre monde, qui concerne le mythe du progrès. On commence à comprendre que le seul progrès matériel est un vernis très fragile. Le seul progrès valable et solide est intérieur.
• Puis, de nombreuses autres incertitudes se rapportent à notre société qui n’est plus à dimension humaine : sur la mondialisation, à la fois déshumanisée et déshumanisante, sur la réduction de l’être humain à l’homo economicus ? Etc.
• Enfin, les institutions, notamment pour ce qui nous intéresse ici les institutions religieuses, sont en perte de vitesse. C’est particulièrement vrai en Europe. Cette moindre emprise sur la société n’est pas récente. Mais des enquêtes sociologiques (2) publiées il y a peu de temps montrent que ce mouvement se poursuit toujours avec deux exceptions, l’Italie et l’Irlande. Cela ne signifie pas une fin du religieux, mais une nouvelle approche du sacré. Les formes anciennes ne répondent plus aux attentes actuelles d’une toujours plus grande majorité. L’être humain aujourd’hui a plutôt tendance à rejeter les dogmes et les vérités révélées. Il est individualiste, croit en l’auto-détermination et recherche le bonheur en ce monde. Luc Ferry a résumé cette situation par deux expressions, il a parlé d’« humanisation du divin » et de « divinisation de l’humain » (3).
On peut objecter, à ces observations, l’effervescence des fondamentalismes et l’essor des sectes. J’y vois des réactions culturelles à l’encontre du monde moderne de la part de minorités agissantes. Les religions, qui se présentent volontiers comme des alternatives, deviennent des refuges vis-à-vis d’une société considérée comme déréglée. Néanmoins ces fondamentalismes souhaitent surtout un réaménagement de la société plus qu’une transformation radicale. La critique de la modernité porte plus sur les aspects extérieurs de celle-ci, comme la morale jugée trop permissive, que sur ses racines. Ajoutons que ces mouvements ont, pour la plupart, une volonté homogénéisante et cosmopolite qui s’accorde très bien avec le mondialisme du monde moderne.
II. DE NOUVELLES FORMES DU SACRÉ
La recherche sacrale aujourd’hui présente des caractéristiques qu’il importe de cerner. J’en distingue quatre principales : l’individualisme, le syncrétisme et l’exotisme, l’importance de la nature et un refus ou une indifférence à l’égard du monothéisme.
Même si des mouvements comme les fondamentalismes et les sectes peuvent faire croire à une progression des collectifs religieux monolithiques, un plus grand nombre de personnes s’interroge et cherche en toute indépendance. Il faut y voir une conséquence de l’atomisation de notre société et du triomphe de l’individualisme. Toutefois, il ne s’agit pas ici de l’individualisme matérialiste et égocentrique Il est plutôt à prendre au sens aristocratique d’être différencié qui chemine en toute liberté. Ce thème se retrouve par ex. dans L’Alchimiste de Paulo Coelho sous l’appellation de “Légende personnelle”. L’énorme succès de ce roman, boudé par les intelligentsias, est un signe révélateur et encourageant. Un autre succès littéraire, Jonathan Livingston le goéland de Richard Bach, illustre aussi très bien cette quête personnelle.
Ce parcours personnel n’exclut ni les rencontres, ni les associations, mais librement consenties. La volonté de sortir des institutions séculaires oblige à chercher loin et à ne rien négliger. Cela explique en partie le syncrétisme et l’exotisme de la majorité des pratiques proposées. Dans celles-ci, le meilleur, c’est-à-dire l’utile, y côtoie le pire, c’est-à-dire l’escroquerie ou une impasse parfois confortable. Ce phénomène est révélateur de la mondialisation de notre société qui entraîne une grande volatilité à l’échelle du monde. C’est à la fois une chance, car cela peut permettre à l’être éclairé de mieux “rassembler ce qui est épars” selon la formule alchimique. C’est également un danger pour ceux qui, privés d’une solide colonne vertébrale, n’arrivent pas à discerner leur chemin.
Une autre grande tendance est la volonté de renouer des liens privilégiés avec la nature. Non pour la diviniser, mais parce que celle-ci révèle la surnature pour qui sait voir. Le vif intérêt vis-à-vis des Indiens d’Amérique du nord et du chamanisme, notamment à travers l’œuvre de Carlos Castaneda, est une conséquence de cet attrait. Citons aussi le roman très didactique intitulé The Celestine Prophecy, en français La prophétie des Andes. En résumé, il est fait mention d’un complot interétatique pour faire disparaître un manuscrit très ancien contenant des révélations sur une transformation de l’humanité par étapes. Ce texte, que recopient avec beaucoup de risques des chercheurs indépendants, affirme aussi que ce changement amènera les hommes à voir la nature autrement et à utiliser la gigantesque énergie qu’elle recèle.
Disons pour faire court que c’est très “Nouvel Âge” (4). Le très grand succès de cet ouvrage (on parle de cent millions de lecteurs dans le monde) est là aussi extrêmement symptomatique. À cette tendance j’associe également “l’écologie profonde”, surtout présente dans les pays anglo-saxons, parfois excessive, mais dont le principal intérêt, à mes yeux, est son souci de mettre fin à l’anthropocentrisme.
Enfin, on observe ci et là un rejet du monothéisme ou une indifférence et pas seulement dans les milieux qui se réclament du paganisme. Le dieu unique correspond trop à un système et souvent à une pensée unique et uniformisante pour satisfaire les sensibilités actuelles. Dans un livre récent de Jean-Claude Bologne, Le mysticisme athée (5), on trouve l’idée, déjà exprimée par des mystiques médiévaux, que Dieu n’a aucune utilité pour la quête mystique. Précisons que, pour cet auteur, le mysticisme est « une expérience de mise en contact directe et inopinée avec une réalité qui dépasse nos perceptions habituelles ». Cette définition pourrait aussi s’appliquer, sauf le terme inopinée, avec la démarche relatée par Castaneda et d’autres. Cette recherche est vitale, car sans ce contact avec d’autres dimensions, le monde des hommes, replié sur une seule réalité, est miné par une tragique entropie.
III. QUE FAIRE ?
1) Les conditions présentes
Avant d’entamer une quelconque action, il est capital de bien comprendre les conditions et forces qui régentent l’époque dans laquelle nous vivons.
• Nous sommes en fin de cycle et ce phénomène touche la totalité de notre planète. Je renvoie aux travaux de Guénon, d’Evola et d’autres sur ce thème. Nous entrons actuellement dans ce que Guénon a appelé la “grande parodie” (dans Le Règne de la quantité et les signes des temps). Celle-ci constitue la phase ultime de cette fin de cycle. La diffusion du virtuel en est une remarquable illustration.
• Un parallèle avec le cycle annuel peut aider à mieux comprendre notre situation. Selon cette optique, nous nous trouvons avant le grand renversement du solstice d’hiver. Je retiendrai juste quatre aspects concernant cette période-clef de l’année :
- Premièrement, c’est un temps d’obscurité qui est, si l’on en croit la tradition chinoise, marqué par l’élément eau.
- Deuxièmement, le nouveau soleil doit, pour franchir l’hiver et vaincre au printemps, se concentrer dans le secret et le silence car il accomplit la périlleuse traversée de l’infra-monde.
- Puis, c’est un temps où justement on se regroupe autour du foyer qui devient un pôle de résistance et de mémoire avant la reconquête.
- Enfin, ce temps de tous les dangers, où le monde paraît désaxé, est aussi celui de la compénétration du ciel et de la terre. Il inaugure la période que la tradition hindoue appelle deva-yana, la “voie des dieux”. Il s’opère une jonction avec les différents mondes et cette rencontre permet le renouvellement.
2) Le travail sur soi-mêmeSoyons plus concret. L’action première est toujours sur soi-même. Je m’explique. S’il n’y a pas de révolution intérieure, il ne peut y avoir de révolution extérieure. La médiocrité intérieure des hommes ne produit qu’un monde médiocre. Le travail sur soi-même est donc fondamental. Il opère un changement de la perception (de toutes les perceptions) et de la vision. Il ouvre à d’autres dimensions. Il faut changer de regard pour changer le monde. Il y a quelques années, dans un texte paru dans Sol lnvictus (n°2, 1988), j’ai montré que, chez les lndo-Européens, vision et connaissance sont une même chose. La racine latine vid (qui a donné videra) a le sens de “voir” et de “comprendre”. On retrouve la même racine dans l’anglais wit, “esprit”, “intelligence” et l’allemand wissen, “savoir”. En sanskrit, elle est présente dans veda, nom des premiers livres religieux apportés par les lndo-Européens en Inde à la fin du lle millénaire avant notre ère. Veda signifie “Connaissance” et “Qui a été vu”. Dans un passage du Mahâbhârata (6), Brahmâ, à qui on vient de voler les Védas, s’écrie : « les Védas m’ont été ravis ; sans eux je suis devenu aveugle ». Il précise également que sans eux « les mondes deviennent ténébreux ». Cette racine se trouve aussi dans le mot druide qui se décompose en dru-wid, “le très savant”.
En Irlande, le successeur du druide se nommait file, c’est-à-dire “voyant”. On pourrait aussi évoquer l’œil d’Odin “caché” dans la source de Mimir pour avoir accès à la Connaissance (Voluspa, 28). Le monde que l’on édifie provient de notre vision, ou non-vision, elle-même fruit de notre altitude intérieure.
Un des premiers travaux à effectuer consiste à se recentrer sur soi-même. À l’inverse de ce que nous pousse à faire la modernité : nous éparpiller, à, selon la formule pleinement révélatrice, “s’éclater”. Le moderne vit excentré.
Le dépassement du cérébral est également une entreprise salvatrice. Il ne s’agit pas de le nier, mais de la mettre au service du cœur qu’il doit nourrir et non étouffer. Ainsi il est possible d’éprouver et de s’éprouver, c’est-à-dire de franchir des épreuves pour opérer la décantation qui révèle et fait croître la lumière que nous portons. Un proverbe zen dit à ce propos : “Ce ne sont pas les mots qui permettent à l’homme de comprendre. Il faut d’abord devenir un homme pour les comprendre”.
3) Dissoudre l’égo
Un autre travail fondamental consiste à dissoudre l’égo. En effet, celui-ci nous isole du monde et des autres en créant dans notre esprit un univers artificiel au centre duquel nous trônons en tyran. L’égo nous fait demeurer à la surface des choses et nous aveugle. Cela renvoie, entre autres, à l’œuvre au noir alchimique, cette mort à l’individu qui amène une naissance spirituelle.
4) Esprit de chapelle et esprit de quête
Beaucoup de ceux qui aujourd’hui semblent rejeter la modernité et chercher veulent en réalité trouver un refuge au lieu d’un chemin. Il convient d’être très clair sur ce point : l’esprit de chapelle (qui consiste à chercher à l’extérieur de soi des réponses et un ordre quels qu’ils soient) s’oppose à l’esprit de quête. Nous avons besoin de héros et pas d’adorateurs !
5) Présence, justesse, conscience
Pour ce qui se rapporte à l’attitude extérieure et intérieure dans l’existence, trois mots, qui se complètent, résument fort bien la chose :
• Tout d’abord Présence. À soi-même et au monde. Être présent signifie être tout entier dans ce que l’on fait tout comme l’âme et le corps du samouraï ne font qu’un avec son épée ou la flèche qu’il décoche.
• Ensuite Justesse. C’est le fameux “geste zen”. L’acte juste, ni trop, ni trop peu. Plus la présence est forte, plus l’acte est juste, c’est-à-dire en parfaite harmonie avec le temps, l’espace, les êtres et les éléments.
• Enfin Conscience. Cela exige une grande perception des choses. La présence la développe. Avoir conscience, c’est aussi comprendre, se situer au cœur des choses, de toute chose et voir le monde du centre.
6) Des êtres reliés
Sans ce travail, aucune élite véritable ne peut se constituer. On peut reprendre le mythe de la caverne de Platon en disant que seuls ceux qui auront trouvé la lumière pourront éclairer le monde des hommes. Mais il faut savoir que cette clarté n’est ni matérielle, ni intellectuelle. La force qui renverse les montagnes vient de l’intérieur.
À la question parfois posée de l’organisation, je répondrai par quelques mots. La modernité agit sur toute forme. La simplicité et la souplesse sont par conséquent de rigueur. Le travail le plus efficace est effectué par des groupes peu nombreux. Il importe de rester à dimension humaine pour précisément réhumaniser l’existence prélude indispensable à un réenchantement du monde. Dans ces groupes les mots d’ordre doivent être authenticité, simplicité et respect d’autrui. À l’énoncé de ces exigences, certains vont peut-être sourire en pensant : “Cela va de soi”. En réalité, hélas non ! On constate que ces choses évidentes et apparemment faciles sont en fait trop rares car difficiles à réaliser. Accomplir une action juste demande infiniment plus d’efforts et de qualités que de briller en société.
Seuls des êtres reliés aux forces et aux différentes dimensions de l’univers sont à même de retrouver les puissances originelles de nos plus anciennes traditions et ensuite de revivifier notre monde. Rien n’est caché ou définitivement perdu. Tout est toujours là. Mais nous sommes aveugles et sourds. Il faut partir à la recherche non pas d’une forme, mais d’un état d’être. La quête du Graal est plus que jamais d’actualité.
► Christophe Levalois, Nouvelles de Synergies Européennes n°23, 1996.
Notes :
(1) Comprendre l’islam, Seuil, 1976.
(2) « Religion et société », in : Cahiers français n°273, oct.-déc. 1995, La documentation française.
(3) L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Grasset, 1996.
(4) Sur la question du “Nouvel Âge”, je renvoie à ma conférence lors d’une précédente université d’été : « Le Nouvel Âge, résurgence traditionnelle ou parodie ? », in : Vouloir n°114-118, avril-juin 1994.
(5) Éditions du Rocher, 1995.
(6) Nârâyaniya Parvan du Mahâbhârata (XIII, 45), Les Belles Lettres, 1979.
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Pour prolonger :
• Le Sacré (JJ Wunenburger)
Le sacré : Unité du monde et destin du peuple
Le problème posé ici est le suivant : que peut signifier la locution « unité du monde », que certains ont déjà élevée au rang de concept fondamental (1) et dans laquelle, apparemment, se trouve beaucoup plus qu'un antidote au dualisme métaphysique et chrétien ? En d’autres termes : comment penser “l'unité du monde” ? Pour répondre à cette question, considérons d’abord la formule grecque panta : en, « tout : un ». C'est, pourrait-on dire, sur ces simples mots d’Héraclite d’Éphèse que s'ouvre la pensée européenne. Toute sa vie, Heidegger n’a cessé de “tourner” autour d’eux en s'en rapprochant. « Tout : un » : que peut vouloir dire cela ?
“Tout” est la multiplicité changeante de ce qui est, c'est-à-dire de ce qui se manifeste, se présente à nous : tout ce qui change et devient, tout ce qui coule. Panta rhei, « tout coule », dit une autre maxime d’Héraclite. Tout coule, et pourtant tout est un. Comment ce qui constitue la multiplicité même peut-il être “un” ? Qu'est-ce que cette unité du divers ? “Unité” signifie-t-il ici “totalité”, “globalité” ? Est-il ici seulement question de cette évidence ensembliste qui veut que chaque chose soit un élément de l’ensemble de toutes les choses, contribue à l’unicité de cet ensemble ? Certes non. Panta : En pourrait également s'énoncer : chaque étant : un. La question qui surgit alors est : comment ce qui à chaque instant se manifeste comme pluralité peut-il être un ?
L'unité, par ailleurs, ne saurait être conçue en tant que “principe unifiant”, causal ou non. Une telle conception resterait enfermée dans le dualisme métaphysique, auquel d’ailleurs elle s'apparente, puisqu'elle ne permettrait jamais de résoudre la dualité de l’étant et du principe. La réponse souvent invoquée par la théologie chrétienne, qui postule l’unité du monde en Dieu, n’est en rien satisfaisante, dans la mesure où elle ne produit qu'une pseudo-unité surajoutée à la dualité fondamentale du monde et de Dieu.
En fait, si nous voulons véritablement saisir ce que contient le panta : en héraclitéen, il nous est demandé, autant que possible, de sortir du “règne” de l’essence platonicienne, de l’essence comme principe ultime constituant le “soi” de chaque étant. Une telle conception des essences fondatrices accessibles à la ratio pèse, on le sait, sur la plupart des modes explicatifs en usage aujourd'hui. Cependant, elle ne va pas “de soi” : elle n’est venue qu'après la pensée présocratique (qui, à l’exception du poème de Parménide, nous est parvenue sous forme de fragments) et avant celle de Heidegger, qui s'est d’ailleurs constamment appuyée sur la précédente.
Mais revenons-en au “paradoxe” évoqué plus haut : panta : en / panta rhei. On interprète souvent maladroitement l’image héraclitéenne du fleuve. « On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau (du fleuve) », dit en substance Héraclite. On en déduit que le fleuve n’est qu'en tant que devenir — en se gardant bien de se demander ce que peut signifier ce “devenir” —, et l’on conclut que, hors du devenir, il n’y a rien (à penser). On passe alors à côté de ce que voulait dire Héraclite, et à côté de ce qui, dans ce “devenir”, se présente comme question.
Tout dans le fleuve est courant, changement, devenir. Mais qu'est-ce qui fonde ce devenir comme devenir-du-fleuve, et, plus précisément, devenir-de-ce-fleuve-ci ? Autre formulation (qui est plus qu'une boutade) : si le fleuve est devenir, il faut bien qu'il soit. De fait, pour que soit pensable le devenir du fleuve, il faut qu'une entité rassemble en soi ce devenir, ou plutôt (pour éviter de penser à une entité “agissante”) que ce devenir se rassemble en une entité : on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, mais cette eau qui coule est toujours celle du fleuve. Le fond de l’image du fleuve réside en ceci que le devenir voile ce qui est, dirons-nous par approximation, sa condition essentielle de possibilité : l’unité, celle-là même en laquelle sont assemblées les diverses et changeantes apparences (c'est-à-dire : manifestations de la présence) de l’étant.
Cette unité où sont assemblés les divers modes de l’apparaître d’un étant, Heidegger la nomme Wesen. Ce mot est généralement traduit par “essence”. (Il n’est d’ailleurs pas une des nombreuses inventions terminologiques de Heidegger, mais appartient à la langue philosophique allemande, qui l’utilisa pour rendre le latin essentia). Il ne faut pas oublier néanmoins toute la distance qui sépare ce Wesen de l’essence platonicienne. Osons une définition : Wesen (“essence d’un étant”), “unité rassemblante de ses modes de présence (de ses manifestations phénoménales)”. Être veut alors dire “déployer” son essence, apparaître de manière multiple, changeante, ambiguë, dans (et à partir de) l’unité de son essence. Il apparaît alors clairement que l’essence-unité rassemblante n’est “extérieure” ni à l’étant ni au temps, qu'elle n’induit aucune coupure entre un monde dit “sensible” et un monde dit “intelligible”. L’essence étant unité rassemblante des apparences, elle ne saurait être “au-delà” de ces apparences. Ne pouvant être pensée hors de son “déploiement” en présence, hors de son surgissement en un devenir, elle ne saurait non plus être “au-delà” du temps.
Les messagers de la “divinité”
Loin d’induire une coupure entre le “sensible” et “l'intelligible”, la notion heideggerienne de Wesen réduit celle-ci à néant. L’essence se manifeste en présence ; elle n’est pas accessible hors de cette manifestation. Les présocratiques, d’ailleurs, étaient incapables de concevoir la moindre distinction entre le sensible et l’intelligible pour la simple raison que, pour eux, le penser et le sentir n’étaient que des modes d’un même “faire face à la présence”. En allemand, “briller” et “apparaître” se disent tous deux scheinen. L’éclat, la lueur, l’apparence : der Schein. Paraître, c'est briller, laisser se déployer la totalité des signes de soi. Être et (ap)paraître ne sont donc nullement antinomiques. Être, c'“est” paraître, tout comme pour le soleil, être, c'“est” briller. Panta : en signifierait alors d’abord ceci : la pluralité des phénomènes est toujours rassemblée dans l’unité d’une essence (Wesen). La coupure entre “l'intelligible” et le “sensible” n’est qu'un sous-produit de la pensée socrato-platonicienne.
Il vaut la peine d’insister. L’essence (Wesen) n’“est” aucun principe, ni actif (l'unité est toujours, pourrait-on dire, intrinsèque et implicite) ni explicatif (expliquer est toujours re-présenter ; or, par l’unité, on ne re-présente rien, et l’unité elle-même est sans doute absolument non re-présentable). Heidegger a parfois utilisé l'image de la coupe pour faire sentir que cette unité n’“est” pas un lien, causal ou non, qui unirait en interdisant on ne sait quel éparpillement. Bien au contraire, il faut s'exercer à penser la coupe comme recueillant en elle la multiplicité, tout en n’étant pas “extérieure” au recueillement. (La coupe du Wesen est à la fois “recueillante” et “recueillement”).
Heidegger parlait des dieux (die Götter) en les appelant « les divins » (die göttlichen). Il voyait en eux les messagers de la « divinité » (die Gottheit). Maître Eckart, Angelus Silesius et d’autres ont aussi parlé de Gott ou de Gottheit en termes d’unité, de consubstantialité, de co-propriation. En fait, Gottheit ne signifie rien d’autre que cette « unité du monde » au sein de l’unité-recueillante que nous venons d’évoquer. Qu'est-ce alors que le sacré ? Il est le dévoilement de cette unité, et l’homme, en tant que faisant — face-à-l'étant (Da-sein), en est le dépositaire.
Essayons maintenant d’approcher l’unité-recueillante du monde en certains de ses modes de dévoilement. L’un des modes les plus importants est constitué par le peuple (das Volk). Qu'est-ce qu'un peuple ? Ce n’est ni une somme d’individus ni une structure évoluant dans un temps linéaire. Un peuple est une entité qui rassemble les ancêtres, c'est-à-dire le passé-origine surgissant dans l’immédiat d’une présence-au-monde, les présents, c'est-à-dire ceux qui vivent aujourd'hui et qui font la présence du monde, et les hommes-à-venir, notion qui représente l’anticipation dans la présence au monde d’un être-en-projet.
Pas d’opposition entre le sacré et le profane
L'unité-peuple est pour nous l’un des modes où se dévoile la Gottheit, la divinité de l’unité du monde. Nous dirons, par suite, que le sacré ne se laisse appréhender authentiquement qu'au sein d’une communauté populaire qui en constitue le « lieu de surgissement ». En ce sens, il n’y a pas de médiateur entre l’homme-d'un-peuple et la divinité ; celle-ci constitue pour lui le plus immédiat. Autrement dit, l’homme n’a accès à l’unité-du-monde qu'à partir (et dans) l’unité-du-peuple. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il n’y ait d’accès au sacré que dans la “religion collective”. Cela signifie que la personne individuelle ne peut s'ouvrir au sacré sans que l’ensemble du peuple soit “présent”, c'est-à-dire délimite le lieu de venue du sacré.
Cette notion de co-propriation de l’homme authentique et de la communauté populaire dans l’unité-recueillante de l’être est à la fois très immédiate, car elle s'adresse à une sensibilité originaire, et très difficile à saisir, car elle s'exprime difficilement au travers d’un langage bâti sur l’effectivité du concept. Heidegger la développe à partir d’un certain nombre de considérations sur l’idée de monde.
Pour Heidegger, un « monde » est un « existential », autrement dit un mode d’être de l’homme historial, c'est-à-dire de l’homme en tant qu'il est engagé dans le déploiement du destin de la communauté dont il relève. Qu'est-ce à dire ? Que cet homme ne vit jamais dans un “monde” qui lui serait indifférent et pré-existant, comme une boîte contenant un objet, mais qu'à proprement parler, il fonde sans cesse le “monde” en prenant sa part du destin communautaire. Heidegger dit : der Welt ist nicht, sondern weltet (le monde n’est pas, il mondifie). Le monde mondifie : il se manifeste comme une unité rassemblant d’une manière toujours progressante l’homme d’une communauté, cette communauté elle-même, les étants qui viennent à la “rencontre” de l’homme et les modes existentiels généralement représentés comme des fonctions culturelles. Cette unité de tout ce qui est dans un monde et de ce qui le fonde (l'homme historial) constitue à nos yeux un mode de la divinité.
Un temple n’est sacré que dans la mesure où il est un lieu de co-appartenance de la communauté du peuple et des hommes de cette communauté. S’il est ainsi, ainsi est-il immédiatement perçu. Cette immédiateté est le signe de l’unité qui se manifeste dans la rencontre de l’homme et du temple, par laquelle le temple est livré à son être, et l’homme révélé au sien. Quand, au contraire, le temple devient un “médiateur” entre l’homme et le dieu, il a déjà cessé d’être sacré. (Une réflexion sur la notion d’“idole” pourrait être développée à partir de là). Que nous le voulions ou non, nous ne pourrons plus jamais voir le temple d’Apollon à Delphes ainsi que le voyait un Grec contemporain de ceux qui l’ont bâti. Pour celui-ci, la place du temple à l’intérieur de la polis allait de soi. Or, c'est précisément cet “allant de soi” qui signale l’étant mondain (la Chose) en opposition à l’étant hors-du-monde (l'Objet). On comprend, dès lors, que pour un paganisme authentique, il ne saurait y avoir de “lieux saints” en opposition à des “lieux profanes” (tout comme il ne saurait y avoir, en général, d’opposition entre le profane et le sacré). Est sacré, relève de la Gottheit, de l’Un, tout lieu “mondain”, toute chose, toute région du monde en tant que ce dernier est sans cesse fondé et soutenu par la communauté du peuple. Tacite disait à propos des Germains : « Ils nomment Dieu le secret des bois ». On pourrait traduire : « Le sacré est partout où se fonde le monde de la communauté du peuple ».
Ce qui se manifeste dans la divinité, comme l’unité du monde, se manifeste partout, mais ne s'institue nulle part comme pouvoir (2). De même, la divinité n'étant aucun principe, elle n’est source également d’aucun principe, et en particulier d’aucune morale. Plutôt que d’“homme bon”, il vaudrait donc mieux, dans la perspective où nous nous plaçons, parler d’homme “bien destiné”, au sens que Heidegger a su retrouver chez les présocratiques. L’homme bien destiné est celui qui est “tout-un” avec le destin lui-même, c'est-à-dire avec l’Un de tous les tenants du peuple.
Il ne saurait pour nous y avoir de doute sur ce point : l’homme n’existe qu'en tant qu'homme-du-peuple. Le peuple en tant qu'unité à penser ne se définit pas par l’homme. Le peuple est ce dans quoi se trouve réalisée une unité essentielle, en même temps que le mode d’approche de cette unité. Comme “lieu” (topos) de réalisation d’un passé, d’un présent et d’un “à-venir”, le peuple n’est rien qui se laisse définir par l’homme. C'est au contraire l’homme qui ne se trouve révélé comme homme que par son appartenance à un peuple. Et si l’on tient à parler de “volonté de puissance”, on doit admettre que celle-ci tient son être de l’être du peuple, et non l’inverse.
Mais qu'en est-il de l’être du peuple ? Notre formulation, loin de régler les problèmes, les fait au contraire surgir avec force. Certes, on peut conjecturer un lien fondamental avec ce que Heidegger appelle la temporalité de l’être, et qu'on peut appeler aussi tridimensionnalité du temps historique. Mais des interrogations surgissent, en particulier dès que l’on parle d’« auto-affirmation de la volonté de l’homme » ou d’« auto-affirmation de l’homme dans la volonté ».
L'image d’un homme en pamoison devant sa propre marche vers la puissance, c'est-à-dire finalement devant lui-même, est à la fois puérile et bien commune : le réalisme socialiste l’a multipliée à l’infini. Ce n’est pas sur une telle image que l’on peut fonder le sacré, bien au contraire. Le mot “auto-affirmation” signifie-t-il affirmation de l’homme en tant que “porteur d’une volonté” ? Supposons cela. Les difficultés auxquelles on se heurte sont tout de suite insurmontables. Définir l’homme comme “sujet voulant” n’est rien d’autre qu'utiliser un mode “moderne” de la définition métaphysique de l’homme comme “animal rationnel”. Déplacer le centre de gravité de la raison vers la volonté ne change rien quant au fond (surtout si l’on pense la volonté comme projection de la raison dans un univers de pensée nominaliste). L’homme comme “animal doué de volonté” reste un fantasme métaphysique. En outre, une telle définition revient à se couper définitivement l’accès au peuple en tant que phénomène fondateur, et donc, à l’essence de la volonté comme pro-venant de celle du peuple. L’homme en tant que porté-par-un-peuple ne saurait donc se définir, et encore moins s'affirmer, comme “sujet voulant”. Tout au plus peut-il interpréter la volonté comme ouverture au destin du peuple et lien à son essence. Un tel homme ne dit “je” que secondairement.
Homme-du-peuple et liberté-pour fonder-un-monde
[Les métaphores heideggériennes restituent « l’appel silencieux de la terre », sol sur lequel prend pied notre liberté. Ci-contre : gravure de Bodo Zimmermann (1902-1945)]
Allons plus loin. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’homme comme “animal-doué-de-volonté” ressemble à s'y méprendre à l’homme du nihilisme achevé, c'est-à-dire à l’homme de la technique mondiale. En effet, l’homme du nihilisme achevé se constitue comme tel en tant que, dans son “faire”, il se reconnaît lui-même comme seule réalité. “Poétiquement”, il est cet étant solitaire à qui l’existant dans son ensemble ne renvoie plus que sa propre image, tellement vidée de substance qu'elle n’est plus qu'un leurre. Poser l’homme comme “animal voulant”, après qu'il l’eut été comme “animal rationnel”, c'est-à-dire, en fin de compte, comme individu absolu, c'est s'enfermer à terme dans cette fatalité de l’homme seul parmi ses avatars. Or, si l’essence de la technique n’est rien de technique, l’essence de l’homme n’est rien d’humain. L’homme comme “animal voulant” est précisément celui qui a perdu tout lien avec le “non-humain en l’homme”, qui a totalement oublié l’être.
Nous dirons, au contraire, que le non-humain est peut-être ce en quoi résident l’essence du sacré comme celle du peuple. Nous prendrons alors le mot d’“auto-affirmation” dans le sens que lui donne Heidegger, en parlant, par ex., de « l’auto-affirmation de l’université allemande » (die Selbstbehauptung der deutschen Universität). Ce sens est celui d’un retour à l’essence ou, pour employer un vocabulaire plus expressif, d’une compréhension et d’une explicitation (d'un déploiement) de ce qui appartient en propre à l’homme, de son essentiellement possible. La possibilité essentielle de l’homme, dit Heidegger, est sa liberté. Cette liberté est liberté-pour-fonder-un-monde, c'est-à-dire — si l’on considère les textes que Heidegger a pu écrire “en situation” — liberté que l’homme en tant que porté-par-un-peuple reçoit de la pro-venance, du destin du peuple. La liberté humaine est liberté pour la fidélité à ce destin. Dès lors, la volonté peut être sortie du cadre métaphysique. Il suffit de la penser comme résolution de soi dans le déploiement du destin d’un peuple.
Cette définition peut être difficile à recevoir en tant que notion à penser. Nous sommes, de toute évidence, encore trop conditionnés à penser la volonté comme l’attribut d’un ego absolu. Que dans une pensée radicalement différente de la volonté, l’ego doive se dissoudre (au moins en apparence) dans ce qui ne saurait se ramener à aucun “je”, le destin d’un peuple, voilà qui ne peut que troubler. Ceux qui, les premiers, ont reçu l'appel d’un peuple n’en ont-ils pourtant pas déjà fait l’expérience ? Le peuple dont nous relevons n’est pas en tant que présence ; il est en tant que venant. Nous ressentons son appel, et l’essence de notre action réside dans notre réponse à cet appel. Cette réponse n’est autre que l’expérience que nous faisons déjà de la liberté comme fidélité au destin d’un peuple. Chacun à un moment tragique de leur existence, Heidegger et René Char se sont retrouvés pour reconnaître que « toute grandeur est dans le départ qui oblige ». Cette simple phrase dit tout. L’engagement est fidélité résolue au destin du peuple qui nous appelle en tant qu'“à-venir”.
Quels sont les rapports existant entre le sacré et l’auto-affirmation telle que nous la concevons ? Plus précisément, quelle expérience du sacré avons-nous en tant que nous manifestons cette auto-affirmation ? Répondre à cette question, ce n’est pas dire ce qu'est le sacré aujourd'hui, tâche peut-être impossible, mais dire où il est. Panta : en : voilà Héraclite et voilà où est le sacré. Gott ist in mir das Feuer, ich bin ihm der Schein (Dieu est en moi le feu, je suis en lui l’éclat lumineux) : voilà Silesius et voilà où est le sacré. L’intuition que nous avons du sacré est qu'il réside dans une unité essentielle, et que c'est dans sa lumière que se déploie cette unité. Les textes sacrés indo-européens ne disent pas autre chose : ils disent la lumière dans laquelle un peuple se maintient en tant que peuple, c'est-à-dire la lumière dans laquelle se fait l’unité d’un monde. (Ainsi dans les Védas, où le sacrifice est pris comme acte de soutien du monde).
Que le sacré puisse ou non se passer de dieux, c'est là une question qui vient trop tard ou trop tôt. Quand un dieu est reconnu comme figure, c'est qu'il a déjà cessé d’être en tant que dieu. Qu'est-ce donc qu'un dieu ? Voilà une interrogation face à laquelle la prudence s'impose. Lorsque Friedrich Georg Jünger évoque Apollon [in : Nouvelle école n°35, 1979], il parle d’un dieu qui n’est rien d’humain, qui ne symbolise en aucune façon quelque chose d’humain. Le seul Apollon dont il a voulu s'approcher est celui dont les Grecs de la haute époque avaient l’expérience, qui aussi le seul qui puisse nous concerner. Tout questionnement sur la “réalité effective” du dieu, questionnement nécessairement métaphysique, car refusant d’emblée de prendre en compte ce par quoi le dieu se tourne vers les hommes pour mieux pouvoir le mesurer à un seul critère d’existence “objective”, nous semble oiseux. Relisons ce texte. Apollon y est délivré comme énigme. Cette énigme n’a rien à voir avec les mystères des religions révélées ; elle ne contient ni n’inspire aucun credo, et même elle rejette tout credo comme lui étant essentiellement étranger. Mais elle n’en a pas moins ce caractère incontournable d’inconnu, où Heidegger a cru retrouver le signe premier de la divinité. Quelle est donc l’énigme qui a nom “Apollon” ? Elle n’est pas tel ou tel caractère, tel ou tel attribut, telle ou telle apparence du dieu. L’énigme est l’unité des aspects du dieu, le rassemblement de ses aspects, de ses Scheinen, de ses “apparaître” au sein d’un même. Cette unité est le divin dans Apollon, et la divinité elle-même.
L'unité qui a pour nom “peuple” est aussi un tel mode d’approche de la divinité. Plus précisément, elle est à la fois le mode par lequel la divinité s'approche de l’homme dans le peuple, et le chemin par lequel l’homme en tant que porté-par-un-peuple s'approche de la divinité. Cette unité — qu'encore une fois il serait absurde de penser comme « unité d’un ensemble » — est le non-humain en l’homme. On pourrait alors reprendre, en la modifiant à peine, la sentence de Silesius : Das Volk ist in mir das Feuer, ich bin in ihm der Schein. Considérant le mot Schein dans le sens du grec phainestai, sa signification deviendrait la suivante : « Le peuple est en moi le feu, la flamme » (il est ce qui m’anime, me fait moi, me donne accès à mon essence, ce en quoi j'ai liberté de m’affirmer en tant que l’homme que je dois être), « Je suis en lui l’éclat de l’apparaître » (en tant qu'homme, je suis un aspect, un mode de l’apparaître du peuple, et ceci, en moi, est l’énigme et aussi, peut-être d’abord, le sacré).
On dira encore : quel rapport y-a-t-il entre l’expérience que nous faisons du sacré dans la “nature”, face à (et dans nos rapports avec) l’existant dans son ensemble, et l’unité ? Cette question est assez vaine. Car où donc se réalise l’unité du monde sinon dans une perception de l’existant dans son ensemble, qui, est, comme le dit Heidegger, une “prise en garde” ? Il nous faut en fait réapprendre à penser le monde comme destin, et dépasser autant qu'il est possible la perception comme “activité d’un sujet”. Tant que l’homme demeure en son essence, le monde n’est jamais un “dehors” auquel l’homme aurait accès en tant que sujet. L’homme ne voit le monde en tant que monde qu'autant qu'il est lui-même l’apparaître d’un peuple. Unité du peuple et unité du monde sont deux modes d’un même.
Nous autres aussi, bien que vivant en une époque où règne en maître la perception “objective” propre à l’individu (c'est-à-dire à ce que Heidegger appelait le « semi-homme »), nous faisons cette expérience. Si nous trouvons du sacré dans la “nature”, c'est que nous la voyons, non en tant qu'individus, non en “sujets-voulants-décidant-de-l'investir”, mais en hommes portés-par-un-peuple, le peuple européen, qui, rassemblé sur son essence (le “passé”), nous enjoint par son appel de le faire-venir à une nouvelle présence. Si la “nature”, pour nous, contient du sacré, ce n’est pas parce que nous y en avons mis, et pas non plus parce qu'elle nous renverrait l’image, au moins potentielle, de notre propre “volonté de puissance”, mais bien parce qu'un peuple est encore quelque peu en nous le « feu », même si nous n’en sommes encore que confusément l’« éclat ». Et c'est ce « feu » (das Feuer), constitutif de notre identité essentielle, de notre « hespérialité », qui est ce en quoi se dépose notre perception du monde, et donc aussi ce par quoi se réalise l’unité de notre monde.
Matin passé et matin venant sont les mêmes
Que le sacré ait donc beaucoup à faire avec l’auto-affirmation de l’homme en tant que mode de l’apparaître d’un peuple, c'est ce que l’on ne saurait nier. Unité du monde, unité du peuple : le même. Le même, mais pas « la même chose » — et, sur ce point, nous renverrons à ce que Heidegger a pu écrire dans le texte, essentiel, intitulé Identité et différence. En tant que le même, unité du monde et unité du peuple se trouvent dans un rapport de co-propriation, ce qui revient à dire qu'ils s'y cherchent pour y trouver ce qui est à chacun son propre. Le point, le “nœud” autour duquel s'enroulent ces “deux” unités est proprement pour nous le plus proche et le plus lointain. Il est, au sens le plus profond, le lieu de venue du sacré.
Ce “nœud”, qui correspond peut-être à ce que Heidegger a interrogé sous le nom d’Ereignis, nous apparaît, à nous aussi, comme question. Il ne s'agit pas d’une question à résoudre, mais d’une question à déployer. Que signifie ce terme ? Certainement pas aligner des propositions logiques ou paralogiques. Déployer la question du lieu de venue du sacré, c'est fonder le sacré en tant que sacré, et, du même coup, le peuple en tant que peuple. Heidegger en était arrivé à dire : Ereignis ereignet ; et il ajoutait : « c'est tout ». Ce « c'est tout » ne pose pas une fin, mais ouvre un horizon, en ce sens qu'il est un ordre de « départ pour l’assaut » ; et dans ce départ, est toute grandeur. Il signifie, si l’on peut dire, laisser Ereignis ereignen, c'est-à-dire répondre à l’appel qui nous enjoint de prendre en notre garde la « croissance de ce qui est petit » — la venue d’un peuple que nous nommerons peut-être hespérial. Là et là seulement est l’auto-affirmation.
Que dire maintenant de la technique ? Pour beaucoup, aujourd'hui, la technique reste quelque chose de “mécanique”, de “machinal” : un zu-Hand, dont l’homme aurait usage en tant que sujet, et sur lequel il pourrait agir. Une telle conception nous semble erronée. Cette apparence que prend la technique d’objet à la disposition d’un homme-sujet n’est qu'un leurre, ou plutôt un masque. (Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit fausse, car il n’y a jamais d’apparence “fausse”). Quitte à tout décrire en termes de sujet et d’objet, c'est bien plutôt la technique qu'il faudrait considérer comme “sujet”, et l’homme désintégré du “on” qu'il faudrait voir comme “objet”. La technique n’est un outil pour le bien-être ou la puissance que pour les hommes du nihilisme achevé. En fait, elle n’est pas un outil du tout. Elle est ce qui nous enjoint de voir l’étant comme objet, et l’être comme efficience. Cette injonction se confond avec la nuit où les peuples se sont perdus eux-mêmes, et le danger — ce « désert qui croît », ainsi que Nietzsche nous en a avertis — est que, dans cette nuit de la technique mondiale, l’homme finisse par perdre tout lien avec son essence.
Relisons Nietzsche. S’il y a, aujourd'hui, un “seigneur de la terre”, c'est bien le « dernier homme » dont parle Zarathoustra, le « semi-homme » évoqué par Heidegger dans son texte sur le Service du Travail. C'est lui l’engeance aveugle et oublieuse qui règne en maître dans la nuit de la technique mondiale. Qui règne sur quoi ? Non pas sur la terre, qui, en tant que phénomène, qu'entité ou mode du Geviert, lui est interdite, mais sur le désert.
Quel est alors le salvateur qui vient avec l’ère de la technique ? On dira : l’être, en tant que lumière du matin qui se dévoile comme telle aux hommes du soir (Jean Beaufret). C'est dire trop et pas assez. On dira encore : l’Ereignis, en tant que signalé, devancé dans notre pensée, par le Gestell. Cette réponse, identique en fait à la précédente, ne nous mène pas plus loin. Il faut rappeler, en effet, que l’expérience que l’homme de l’aurore grecque avait de l’être ne s'est déployée en un monde que pour autant que l’être a pris cet homme en tant que son Dasein, c'est-à-dire, finalement en tant que peuple. Et de même, l’Ereignis implique la conjonction de l’unité-peuple et de l’unité intérieure de l’homme en tant que liberté pour l’accomplissement du destin du peuple.
Que deviennent alors la poiésis et la téchnè ? En quoi sont-elles, identifiées comme au cœur de la technique, de l’ordre de ce qui sauve ? Sûrement pas dans le sens où nous aurions le pouvoir d’investir d’un “sens nouveau” la production d’objets techniques. On ne peut asseoir sur la technique la tâche « destinale » de faire-venir d’un peuple. La poiésis nous regarde dans la mesure seulement où elle n’est au cœur de toute production technique d’objets que parce qu'elle est au cœur de tout faire-venir, de toute éclosion à la présence. Elle nous regarde d’abord en ceci que nous savons, comme on a savoir d’une évidence secrète, que vers nous s'est tourné ce qui « est encore petit », ce qui appelle à croître dans le danger. Et cela qui nous “appelle”, étant encore petit, pour qu'en son « faire-venir » nous trouvions notre liberté et notre destin, est un peuple et rien d’autre.
Le monde n’est jamais fait d’objets. Le monde est destin de l’homme en tant que Dasein, ce qui signifie : le monde est monde pour autant qu'il est demeure de l’homme, et l’homme, lui, n’est homme qu'en tant que porté-par-un-peuple. Nous ne ferons pas venir à la présence le peuple qui nous appelle en tant qu'« à-venir » en nous efforçant de donner un autre “sens” à des objets, quels qu'ils soient. Les étants ne seront rendus disponibles pour un usage poiétique qu'une fois délivrés à cet usage par un peuple. Ne confondons donc pas les racines et les derniers rameaux de l’arbre. C'est un peuple — nos racines — qui est à « pro-duire », et non pas une “nouvelle technique”.
Mais comment “pro-duit”-on un peuple ? On ne peut, à cet égard, qu'envisager un horizon appelé, une fois atteint, à disparaître pour céder la place à un autre. La pro-duction d’un peuple ne saurait en effet avoir de “fin”. Elle est un acte continu. Dans l’immédiat, il faut lutter par tous les moyens contre l’idée de l’homme-sans-peuple, du « semi-homme », de cet individu moral qui peut d’autant mieux se construire un “humanisme” qu'il a oublié l’être et s'est ainsi détourné de l’essence de l’homme. Sur notre chemin, nous sommes guidés par une lumière qui, n’étant aucune lueur nocturne, ne peut être que celle du matin. Matin passé et matin venant sont pour nous les mêmes. Ma certitude la plus profonde est que nous sommes voués à ce matin.
► Patrick Simon, Nouvelle École n°37, 1982. [version pdf]
◘ Notes :
(1) Cf. not. Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Albin Michel, 1981.
(2) Là réside l’erreur de ceux qui, tel Pierre Chaunu dans La mémoire et le sacré, tirent argument de la non-opposition entre sacré et profane pour affirmer, de façon plutôt légère, que le paganisme est fondamentalement théocratique.