• Jünger et l'Allemagne secrète

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    En tête de sa compagnie, en 1941, Ernst Jünger, capitaine dans la Wehrmacht, défile à cheval rue de Rivoli.

     

    La polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à l'avant-plan, une fois de plus, les fantasmes nés de la guerre civile européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les fantasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos contemporains face à l'histoire politique et culturelle de ce siècle. À Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans [en 1995], le plus grand écrivain européen vivant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour clarifier cette question, il nous apparaît opportun de récapituler, depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration militaire allemande, l'Ordre “Pour le Mérite”.

    Le thème des premières œuvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier. Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre, Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme, suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne. Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait produit à cette époque.

    Ordre ascétique et mobilisation totale

    L'écrivain évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes paramilitaires et nationaux-révolutionnaires, et réussissait à fusionner plusieurs projets politiques : celui du philologue Wilamowitz visant la création d'un État régi par un Ordre ascétique ou une caste sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le “conservatisme” ou plutôt sur la nécessité de lancer une “Révolution conservatrice”, formule inventée par le poète Hugo von Hoffmannsthal et traduite par Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers.

    Pourtant, Jünger, influencé par la furie iconoclaste de Nietzsche, propose à l'époque de détruire totalement la société bourgeoise, ce qui lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont l'idée bolchévique suggérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'État, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff [organisateur de l'économie de guerre en 1916] ; chez Jünger, cette mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué par Trotsky ; Jünger l'adopte et le propose, transformé par la pensée du philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch. Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philosophique la technique, le nihilisme et la volonté de puissance.

    Parallèlement, l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes allemands ; c'est cette intention qui explique sa tentative initialement favorable à Hitler ; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son livre de 1925, Feuer und Blut (Feu et Sang) à l'intention du “Führer national” Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas, parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après 1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un mouvement de masse s'accapare de ses idées ; par ailleurs, il se sent trop impliqué dans bon nombre d'idées nationalistes pour pouvoir critiquer ouvertement le nouveau régime.

    En 1939, cependant, Jünger semble vouloir intervenir directement, de manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre. Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a rassemblé dans ce roman toutes les allusions aux événements de l'époque dans un scénario mythique, surtout après l'élimination des opposants à Hitler lors de la “Nuit des longs couteaux”, décidant ainsi de n'opposer plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger, dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au protestantisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.

    L'Ordre des Maurétaniens

    De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le cœur aventureux, fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre, et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires nationalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un Ordre qui régit l'État et guide les masses. Les Maurétaniens sont à mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont l'incarnation de ce mythe.

    Donc, en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors pas un hasard si Carl Schmitt écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des SS. Jünger, en outre, ajoute textuellement qu'« une équipe sélectionnée des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet ». Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS, dénommée l'Ahnenerbe (Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher, le chef spirituel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis, ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le “Maurétanien” Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et atterré, avoir fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère historiographique et politique du XXe siècle.

    Conflit interne chez les Maurétaniens ?

    Le roman de Jünger est probablement le témoignage d'un conflit politique et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique intérieure et extérieure du IIIe Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline. Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter. En 1942, il fait rééditer son essai sur La mobilisation totale, au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce qui est allemand. Ce conflit interne entre les Maurétaniens, dans lequel Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet, s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer : ils voulaient désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne, ou au moins l'atténuer.

    Le 20 juillet 1944

    Jünger, en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'État du 20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre Hitler. À Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler, Jünger écrit l'essai La Paix qui est, en fait, le texte politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre civile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros de la “Résistance allemande”, était un disciple de Stefan George, donc un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas condamner à mort l'Allemagne secrète, incarnée dans l'œuvre et la personne de Jünger.

    ► Antonio Giglio, Vouloir n°123-125, 1995.

    (article extrait de l'Italia settimanale n°13/1995)

     

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    Ulrich von Hassell : Journal d’un conjuré, 1938-1944

    Geheimes DeutschlandLes témoignages de ceux qui se sont opposés à la politique de guerre de Hitler sont rares. Parmi ceux-ci, celui de Ulrich von Hassell (1899-1944) est un des plus intéressants. Il vient d’être réédité chez Belin. Ambassadeur allemand à Rome de 1932 à 1938, Ulrich von Hassell fut démis de ses fonctions pour avoir critiqué la politique étrangère du régime. Figure de proue de la conspiration visant à neutraliser Hitler, il sera arrêté le 29 juillet 1944 puis condamné à mort et exécuté le 8 septembre 1944. Hans Rothfels écrit en préface du livre : « Le journal de l’ancien ambassadeur Ulrich von Hassell occupe une place particulièrement importante parmi les témoignages de l’histoire intérieure et extérieure de la résistance allemande au régime national-socialiste. Lorsqu’il parut en Suisse en 1946 tout d’abord, puis peu après en Allemagne et ensuite aux États-Unis ainsi que dans d’autres pays, le fait qu’un tel journal existe et ait pu être sauvé, était aussi surprenant que l’impact qu’il devait avoir, comme retombée. immédiate des événements de ces presque six années, particulièrement marquées par le destin, mais aussi comme témoignage de l’état d’esprit de son auteur. Le document était suffisamment éloquent pour anéantir la légende forgée par Hitler lui-même, et largement reprise par les Alliés, selon laquelle le soulèvement con.Ire le régime n’était issu que d’une petite clique d officiers ambitieux. Il ne permettait pas davantage de cautionner l’autre conception tendancieuse selon laquelle il ne s’était agi que d’opportunistes qui, au dernier moment, lorsque le vent de la défaite vint à souffler, tentèrent de quitter le navire sur le point de sombrer. Les notes de Hassell témoignent surtout, de manière suffisamment frappante, de l’existence et du caractère d’un mouvement englobant des groupes très différents dont les représentants, qu’ils soient issus de l’armée, de l’administration de la bourgeoisie ou des syndicats, furent poussés, essentiellement en raison des crimes commis par le régime et certainement pas par la perspective évidente de son échec, à entrer dans une résistance motivée par un point de vue moral. Il s’agissait donc là d’un mouvement qui a opposé une réponse, le soulèvement des consciences violées, à l’ambition d’un État totalitaire de pouvoir disposer des âmes de manière illimitée ». Un récit sobre et passionnant jusqu’à son inéluctable issue tragique.

    ♦ Recension : Ulrich von HASSELL, Journal d’un conjuré 1938-1944, Éditions Belin, 1996, 448 p.

    ► Pierre Monthélie, Nouvelles de Synergies Européennes n°26, 1997.


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    StauffenbergL'Allemagne secrète de Claus von Stauffenberg

    Autant les circonstances, les modalités d'organisation et l'échec de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler ont été exposées, la figure du colonel d'état-major et officier de division blindée Claus Philipp Schenk, comte Stauffenberg (1) comme le maître d'œuvre et la victime immédiate, ainsi que sa famille, de la répression déclenchée par le régime nazi dès le lendemain de cet attentat, ont été maintes fois relatées, autant en revanche, les mobiles et les raisons profondes qui poussèrent ce brillant officier promis à une carrière de général d'armée, restent encore mal connues et il faut le dire, ont suscité peu d'intérêt dans notre pays (2).

    Les raisons de cet oubli sont multiples. La première tient aux relations de Claus et ses frères Berthold et Alexander avec un poète alors très célèbre dans le monde germanique, Stefan George (1868-1933) (3), mais dont les œuvres sont restées peu diffusées en France (4). La seconde raison tient sans doute à un préjugé encore tenace dans l'esprit public français, aidé en cela par le cinéma et certains courants historiques, qui veut que des hommes de lettres ayant une relation, même complexe, avec le nationalisme allemand sous toutes ses formes, y compris le nazisme, méritent ipso facto le discrédit et ne sauraient « sortir du purgatoire » (5). Le troisième motif tient davantage du cliché que du préjugé : Claus von Stauffenberg semble s'inscrire dans l'archétype de l'officier allemand que certains films décrivent avec talent, depuis Le Silence de la mer, de JP Melville (1947), aux Chemins dans la nuit, de K. Zanussi (1979), c'est-à-dire un officier de belle prestance, sûr de lui, cultivé, amoureux de la culture européenne des pays occupés, et catastrophé par ce qui lui est révélé de l'idéologie nazie et de la corruption qui l'accompagne, au point de chercher à les oublier en se rendant volontairement sur le front. Claus entre en grande partie dans ce schéma mais pas totalement : il a peu de considération pour les Polonais qu'il croise lors de la campagne-éclair qui conduisit son régiment de blindés aux alentours de Varsovie, en septembre 1939. En outre, il n'est ni prussien, ni luthérien (6). Surtout, son parcours intellectuel n'est pas exactement celui de l'aristocratie allemande, qu'elle soit incorporée dans la Wehrmacht, ou qu'elle ait choisi délibérément le métier des armes, de 1933 à 1945.

    Il faut rechercher une autre raison qui dépasse toutes les autres : Claus et ses frères “appartiennent” au poète Stefan George, en ce sens qu'ils font partie de ses disciples — il y a donc une relation très forte de maître à penser à disciple, comme cela pouvait se concevoir dans l'Antiquité grecque ou romaine, ou encore au Moyen Age, autour des abbayes ou en classe scolastique — mais les Stauffenberg sont plus que des disciples. Ainsi, Claus est devenu l'un des exécuteurs testamentaires du poète, une charge qui se justifie par le fait que Stefan George, ayant toujours à portée de main les poèmes de Claus, vit en celui-ci un idéal d'être humain et d'homme d'action que « le poète en des temps troublés » (7) appelle de ses vœux pour sauver l'Allemagne du chaos. Plus encore, Claus, bien qu'étant catholique fervent jusqu'au dernier instant de sa vie terrestre (8), n'appartient qu'à Stefan George, dont le catholicisme d'enfance, tout aussi fervent, qui est celui de son entourage familial en Rhénanie près de Bingen, laisse place cependant à un spiritualisme proche du panthéisme (9). Pourtant, dans ses œuvres, Stefan George dit vouloir retrouver les pompes de la liturgie romaine, avec ses fêtes et ses processions publiques, l'encens des cérémonies et des cultes, les autels et les ornements choisis des sacerdotes. Regrettant la disparition de la ferveur chrétienne dans la vie de la cité, il souhaite associer, à la manière du poète Friedrich Hölderlin (1770-1843), la vie et le message du Christ en Europe à celle et celui des dieux et des demi-dieux de l'Antiquité grecque, tels Héraclès, les Dioscures, Dionysos et Apollon.

    Une telle appartenance poétique, voire plus, explique sans doute pourquoi il a été souvent dit que Claus, bien que participant effectivement à ce que l'on appelle aujourd'hui la résistance allemande (10), mène en fait une vie double tout au long de son parcours d'officier, lisant ou faisant lire des poèmes de Stefan George, entre 2 réunions d'état-major ou en campagne militaire, et rencontrant chaque fois que possible les autres disciples du poète pour participer à l'écriture de leurs œuvres ou à la réédition commentée des œuvres du Maître. Cette vie double est certainement, pour Claus, plus importante que sa participation effective à la rédaction de programmes, déclarations ou manifestes venant en appui du coup d'État devant renverser le nazisme. Cet engagement relatif — mais il est loin d'être négligeable — dans les activités de la résistance allemande est attesté d'ailleurs par le fait qu'il exige — et obtiendra trop tardivement à son sens — non seulement, au nom de l'idée qu'il se fait de l'armée dans sa relation à la Nation, la décision prise finalement par la résistance de procéder préalablement à un coup d'État militaire, jusqu'à l'attentat, mais aussi de mettre en place ensuite un régime politique sur un fondement constitutionnel, sans même attendre la défaite, sinon la capitulation de l'Allemagne. Cet engagement relatif de Claus est attesté également par son manque d'affinités, sinon une certaine aversion pour les membres du Cercle de Kreisau (et surtout son principal animateur, le comte James von Moltke, avocat international), qu'il juge trop doctrinaires. Claus manifeste une hostilité comparable à l'égard de l'ancien personnel de la République de Weimar ayant décidé de s'engager dans la conspiration, un personnel dont il ne souhaite pas le retour au pouvoir (les relations de Claus avec l'ancien maire de Leipzig, Carl Goerdeler, sont difficiles). Enfin, la preuve la plus significative de cet intérêt relatif de Claus pour la résistance à l'avantage de cette appartenance poétique, qui marque toute sa vie — celle d'un homme d'une seule pièce — et tout son agir, est donnée par ce « serment en forme de profession de foi » (Glaubenserkenntnis ; ci-après, le serment [Schwur]) qui en est l'expression la plus personnelle et la plus entière et qui constitue le véritable mobile — au-delà de son appartenance sociale, militaire sinon politique — de l'attentat qu'il veut exécuter le 20 juillet 1944.

    Il ne sera pas exposé ici les circonstances immédiates de la rédaction de ce texte, mais après en avoir fait une traduction la plus littérale possible, il convient d'expliquer ci-après en quoi ce serment exprime un engagement sinon un hommage plus que respectueux que les frères Stauffenberg donnent prioritairement, en langage codé, à leur maître à penser. Il sera montré également en quoi ce serment doit être considéré comme un testament spirituel dans la mesure où il fut rédigé 2 semaines avant l'attentat, à un moment précis où Claus comprend que le renversement du régime nazi a peu de chances de succès, que lui-même a peu de chances d'y survivre et que la défaite allemande est inéluctable et se produira dans les pires conditions (11).

    « Nous croyons à l'avenir des Allemands. [-I-]

    Nous savons que les Allemands ont les forces qui les désignent comme capables de diriger la communauté des peuples occidentaux vers une belle vie. [-II-]

    Nous nous reconnaissons en esprit et en fait dans les grandes traditions de notre peuple, lequel a créé l'humanité occidentale par la fusion des origines hellénique et chrétienne ayant fondé le caractère germanique. [-III-]

    Nous voulons un ordre nouveau qui fasse de tous les Allemands les soutiens de l'État et leur garantisse le droit et l'équité mais nous méprisons le mensonge égalitaire et nous nous inclinons devant les hiérarchies données par la nature. [-IV-]

    Nous voulons un peuple qui est enraciné dans le sol de la patrie, qui demeure proche des forces naturelles et qui trouve son bonheur et sa satisfaction dans le cercle de vie dont il relève et qui surmonte, fièrement et librement, les passions basses de l'envie et de la jalousie. [-V-]

    Nous voulons des dirigeants qui, issus de toutes les classes de [notre] peuple, soient liés aux forces divines et qui, [mus par] un esprit élevé, dirigent autrui avec discipline et esprit de sacrifice. [–VI-]

    Nous nous unissons dans une communauté inséparable qui, par son comportement et par son agir, est au service de l'ordre nouveau et assure la formation des combattants dont les futurs dirigeants auront besoin. [–VII-]

    Nous faisons serment
    De vivre sans reproche,
    De servir dans l'obéissance,
    De rester silencieux de façon indéfectible
    Et de nous soutenir mutuellement. » (12)

    Après avoir interprété le sens qu'il convient de donner à chacun de ces mots et expressions ainsi codés (I), il conviendra de démontrer que leur association permet de retrouver les grandes lignes d'un programme que Stefan George, par la voix de son entourage, entendait proposer à ses contemporains sur le fondement même de sa poésie lyrique ; c'est le programme de « l'Allemagne secrète » (13) (II). Il sera alors possible d'évoquer pourquoi les frères Stauffenberg, en exprimant un témoignage aussi entier et dramatique, c'est-à-dire à la veille de la mort de Claus, fusillé dès le 20 juillet 1944, sans sépulture, de celle de Berthold, jugé par le “tribunal populaire” de Roland Freisler puis pendu quelques semaines plus tard, et au commencement de l'errance qui marqua la fin de la vie d'Alexander, ne pouvaient pas, malgré le sacrifice de leur vie, être reconnus comme les premiers symboles annonciateurs d'une Allemagne qui surmonte la catastrophe du IIIe Reich (III).

    ♦ 1 — Les mots et termes avenir des Allemands (thèse I), communauté des peuples occidentaux et belle vie (thèse II), fusion réunissant des origines hellénique et chrétienne (thèse III), garantir le droit et l'équité ; mensonge égalitaire ; nous nous inclinons devant les hiérarchies fondées par la nature (thèse IV), enraciné ; proche des forces naturelles (thèse V), liés aux forces divines ; discipline et esprit de sacrifice (thèse VI), communauté inséparable (thèse VII), dans l'obéissance (phrase conclusive du serment), sont ceux que Stefan George utilise, surtout depuis qu'il lut les œuvres de Nietzsche, rencontra ou échangea avec Max Weber, c'est-à-dire à un tournant important de son inspiration poétique, vers 1897-1900. Ainsi, sans quitter un symbolisme détaché des exigences de la société moderne (dont il est reproché l'obsession du professionnalisme et la recherche du bien-être), un mouvement qu'il découvrit à Paris en 1890 en fréquentant Stéphane Mallarmé, il s'oriente vers un prophétisme annonçant et pourfendant le chaos d'un monde européen et occidental coupé de ses racines spirituelles, gagné à la fois par un machinisme asservissant l'homme et par un nationalisme agressif travestissant les valeurs fondatrices des peuples. Stefan George développe à travers sa poésie et les commentaires destinés à la présenter, un discours où il appelle à la régénération de l'humanité, celle qui permettra le “retour des Dieux”, des temples et des cérémonies qui réintroduiront la religion de la cité. Il est évident que les frères Stauffenberg ont considéré que l'orientation prophétique prise par leur Maître était plus que justifiée à l'époque où ils s'engagent dans ce serment, c'est-à-dire celle de la dégénérescence criminelle d'un régime qui travestit les valeurs nationales, exploita les sciences et techniques à des fins inhumaines et menaça l'humanité occidentale.

    Lorsqu'il évoque cette belle vie et cette fusion réunissant des origines hellénique et chrétienne, Stefan George prend appui sur des précurseurs dont il estime qu'ils ont annoncé ce que seraient cet obscurcissement contemporain et cette régénération possible obtenue grâce au pouvoir de la poésie. Ainsi, Friedrich Hölderlin (14) est-il placé dans ce rôle d'annonciateur, lui qui, dans ses poèmes À Diotima (écrits entre 1797 et 1798), Germanie et le Chant des Allemands (écrits entre 1802 et 1804), évoque cette « belle vie » (schönes Leben), c'est-à-dire la possibilité d'exprimer l'unité de l'homme dans le divin, dans une émotion belle et divine, un divin émotionnel, une source d'enthousiasme au premier sens du mot. Il s'agit de retrouver un divin qui s'est perdu sous la pression d'une domination croissante de l'homme sur la nature, au point d'avoir dénaturé celle-ci, plus exactement, d'avoir, par cette dénaturation, fait perdre ce qui était vrai dans les mythes anciens, ceux de l'Antiquité en particulier.

    Geheimes Deutschland[Ci-contre : médaillon de F. Hölderlin par H. Pelargus, 1873, intégré en 1918 à un monument commémoratif de sa ville natale, Lauffen am Neckar. P. Sollers note au sujet du poète : «  La poésie est écrite, mais, pour en percevoir l’illumination, il faut la rendre à son souffle, à son rythme, à sa vision et à ce que Heidegger a raison d’appeler, par-delà sa propre mort, son " ton fondamental " » (Illuminations - À travers les textes sacrés, p. 166).  Dans Les hymnes de Hölderlin, Heidegger écrit : « Nous n’avons pas encore considéré le fait que la tonalité (Stimme) du dire ne doit pas détoner, que le poète parle en vertu d’un ton (Stimmung) qui détermine la basse et les bases, et qui donne le ton à l’espace sur et dans lequel le dire poétique instaure un être. Ce ton, nous le nommons ton fondamental de la poésie. Par ton fondamental, nous n’entendons cependant pas une tonalité affective ondoyante qui accompagnerait seulement le dire : au contraire, le ton fondamental ouvre le monde qui reçoit dans le dire poétique l’empreinte de l’Être » (p. 83).  « L’évènement fondamental du ton fondamental » est ce que Heidegger appelle la “maturation” (Zeitigung) du temps originel : « Ce temps originel emporte notre Dasein [Être-le-là] dans l’avenir et l’avoir-été, à supposer qu’il soit authentique » (Les hymnes, p. 108).  Sollers commente ce passage ainsi : « L’emportement authentique nous est de plus en plus refusé. Seuls quelques musiciens, nous le sentons désormais, y parviennent. [...] L’avoir-été n’est pas le passé. Il se conjugue d’abord au futur, hier n’est que le seuil de toujours. [...] Ce temps, on peut le définir ainsi : le temps du “il est enfin temps”. Le temps d’un combat dans l’urgence. Le ton fondamental est ainsi une puissance em-portante, mais aussi im-portante : elle emporte et elle importe. Elle ouvre, elle fonde. “Mais les poètes fondent ce qui demeure”. Raison pour laquelle ils sont l’objet de la fureur de ce qui sombre dans le passé, d’une malfaisance qui va vers la ruine, mais qui sait que quelque chose d’indemne est sauvé » (p. 167). — (source)]

    Cette belle vie a pour source la « félicité fondamentale » (Urseligkeit) des temps premiers où régnaient les dieux sur la Grèce, mais Friedrich Hölderlin considère qu'en ces temps contemporains marqués par l'oubli des dieux — cette époque est celle de la fin du Saint-Empire germanique —, cette belle vie ne peut être vécue que comme une interrogation angoissante, un espoir pour surmonter la mort. Stefan George estime — et les frères Stauffenberg à sa suite, en mentionnant l'expression belle vie — qu'en son temps, cette réaction hölderlinienne reste d'actualité.

    L'expression fusion réunissant des origines hellénique et chrétienne fait référence à un poème de Stefan George, Hyperion, qui prend appui sur l'Hypérion de Hölderlin (écrit entre 1794 et 1797) (15), lequel affirme que le christianisme est la forme historique de l'humanité occidentale et que la forme originelle du christianisme a été mise en valeur en particulier par la civilisation grecque. L'Eucharistie est, pour le poète franconien, l'espérance d'un retour des Dieux, et les Allemands qui connaissent le sens et le symbole de l'Eucharistie sont, à son avis, capables par leur humanisme et au travers de la philosophie et de la poésie, et donc par leurs liens privilégiés avec les Grecs, de réunir les peuples européens dans une nouvelle Hespérie (16), portés par un esprit renouvelé.

    Stefan George précise que ce retour vers l’Hespérie sera assuré par les Allemands qui vont faire fusionner l'Occident d'aujourd'hui et l'Orient antique, une fusion — et l'historien Ernst Kantorowicz, autre disciple du poète, l'expliquera aux frères Stauffenberg lors de leur voyage en Italie, de Naples à Palerme en 1924 — préparée déjà par l'empereur romain-germanique Frédéric II Hohenstaufen, qui, régnant sur les territoires de l'ancienne Lotharingie et de l'ancienne Germanie, avait établi des relations avec les principautés arabes à une époque de redécouverte sur les territoires de la partie orientale de la Méditerranée, des écrits de la Grèce antique. Cette annonce, poursuit le poète, il faut la réaliser plus que jamais en cette fin de XIXe siècle où l'Allemagne, non seulement s'est détachée de l'idéal européen médiéval, mais a également tiré parti de ce détachement pour se tourner vers un Veau d'or et vers des cultes néo-païens exaltant le nationalisme. Stefan George veut faire ici allusion au Reich wilhelmien (le IIe Reich, 1871-1918). Les frères Stauffenberg s'en souviendront lors des prises de contact avec les différentes composantes de la résistance à Hitler et adapteront des critiques de même nature à la situation du IIIe Reich.

    Garantir le droit et l'équité. Il faut, à cet égard, faire une mise au point historique. À l'époque où Stefan George fait paraître son recueil de poèmes Das neue Reich (Le nouveau règne, publié en 1928), il se contente de constater le fait démocratique de la République de Weimar. Il en prend acte à condition que ce régime laisse s'exprimer l'art et que l'art et l'État se respectent mutuellement sans domination ni méconnaissance l'un vis-à-vis de l’autre (17). Cependant, c'est moins l'idée de démocratie que l’État idéal qui l'intéresse, un État que Platon, dans Le Politique, préconise avec chacun à son rang — le rang social, l'homme et la femme dans leurs rôles respectifs — un État exigeant de chaque citoyen un comportement juste, conforme à son rang, un État veillant à éviter toute forme d'insécurité, refusant toute obéissance politique ou sociale fondée sur la crainte, sanctionnant toute ruse du pouvoir. Cet État est celui que définissent les hommes, des « hommes de droiture » (Männer von Richtigkeit ; le terme revient souvent dans les conversations de Stefan George avec son entourage poétique), sachant d'où ils viennent et à quelle place ils se situent.

    On voit bien ici que Stefan George n'est pas un démocrate ni un socialiste — 2 composantes qui en apparence dominent la vie politique allemande de 1919 à 1930 —, mais il admet sans peine les principes démocratiques inscrits dans la Constitution de Weimar, tel le principe de l'égalité des chances — au travers notamment de ce que l'on a appelé après 1949 la “Constitution économique”. Il estime cependant que de tels principes sont une duperie lorsqu'ils sont systématisés aux dépens de la liberté créatrice, celle de la poésie en particulier, et donnent libre cours, dans toutes les couches sociales, à gauche comme à droite, au développement des instincts les plus bas (18). Pour lui, les occasions de liberté permises par la Constitution ne sauraient se développer de façon incontrôlée, surtout si elles aboutissent à anéantir la dignité humaine, à exclure l'homme de la vie de la nature et entraînent, par cette exclusion, la disparition de la grâce divine qui fonde cette dignité.

    Cette vision platonicienne de la politique a été pleinement appliquée par les frères Stauffenberg, avec des conséquences qui dépassent leur engagement, somme toute complexe, dans la résistance allemande, en ce sens que cette vision révèle l'inadéquation de leur comportement politique et social face à des exigences démocratiques qui se renforcent en Europe après 1918. Cette inadéquation sera évoquée ci-après.

    Le mensonge égalitaire dénoncé par les frères Stauffenberg dans la quatrième thèse du serment ne doit pas être considéré comme le simple pendant de l'expression qui vient d'être commentée. Cette dénonciation illustre plutôt un débat très serré entre, d'une part, Rudolf Fahrner qui proposa le texte du serment, Berthold et surtout Claus d'autre part, lesquels demandèrent et en obtinrent une modification (effectuée de la main de Claus). Cette quatrième thèse était formulée initialement comme suit : « Nous exigeons le respect des hiérarchies données par la nature » ; mais, pour les 2 frères, cette formulation aurait signifié une adhésion en bloc à la totalité du programme de la résistance défini entre 1942 et 1944. Ce n'était pas leur intention ; certes, les frères Stauffenberg, comme la plupart des opposants à Hitler qu'ils rencontrèrent, rejetaient la culture de parti politique moderne, que la République de Weimar avait mise en valeur et dont ils reprochaient les tendances égalitaires. Cependant, ils entendaient ne pas être confondus avec ceux qu'ils qualifiaient de nostalgiques du Reich bismarckien. À leur sens, ce Reich s'appuyait apparemment sur des hiérarchies sociales qu'il fallait conserver mais il avait développé avant tout un nationalisme artificiel et trompeur et cautionné un modernisme qui asservit l'homme ; il ne pouvait donc être assimilé à ce règne rêvé — das neue Reich — qui se rattachait à la tradition pré-nationale, celui du Saint-Empire romain-germanique des Ascaniens et des Hohenstaufen et c'est pourquoi il fallait faire pièce à ce courant “bismarckien”, également présent dans la résistance, au travers de cette phrase qui s'ajoute à cette dénonciation de l'égalitarisme : « Nous nous inclinons devant les hiérarchies données par la nature. »

    Cette phrase ainsi réécrite n'exprime pas seulement une volonté de se démarquer de ce courant car ce que les frères Stauffenberg souhaitent avant tout, c'est affirmer, à travers cette formulation, le pouvoir spirituel que la nature exerce sur l'homme et sur ce qui l'entoure. Pour Stefan George, Ideal wird, was Natur war (« l'idéal devient ce qu'était la nature », Hyperion, I-2) et c'est un idéal d'inspiration hölderlinienne d'une nature liée aux forces divines, justifiant respect et consentement pour ce qu'elle impose à l'homme. Et puisque Stefan George ajoute que l'inégalité est un donné de la nature, Claus ajoute qu'il faut y consentir.

    En tout cas, cet idéal se réfère à une vision panthéiste de l'ordre du monde, que cette tradition pré-nationale est censée incarner et cette vision est de nouveau présente avec l'évocation d'un peuple enraciné, proche des forces naturelles (thèse V) et de ses dirigeants liés aux forces divines. Friedrich Hölderlin, pour qui la religion est une fête de l'existence, la présence concrète et vivante du secret, de la libre communion de tout de qui est, de l'astre des cieux à la fleur des champs, va servir d'appui à Stefan George qui, dans son recueil de poèmes, Das Jahr der Seele (L'année de l'âme, publié en 1897) expose que la vie de la nature est la vie de l'âme, qu'il n'y a pas opposition mais identité de l'une et de l'autre, que les paysages sont liés à l'histoire, au passé ; il développe à la fois l'amour de tous les aspects de la terre, la piété des souvenirs, la conscience obscure mais tenace d'un grand devoir, pèlerinage incertain vers des valeurs éternelles qui sont reflétées dans l'histoire et restent au cœur des hommes avec l'attente de quelque message nouveau qui complétera celui des Anciens.

    Ce panthéisme peut être considéré comme la pointe courte de ce recours aux hiérarchies données par la nature, à cette proximité des forces naturelles, à cette liaison aux forces divines et on peut se demander pourquoi les frères Stauffenberg, surtout Claus, ont reçu cet enseignement du Maître, sans y formuler de réserves. Deux tempéraments, néanmoins, permettent d'atténuer cette interrogation :

    • a) Claus, catholique convaincu, refuse les complaisances “païennes” entretenues par certains membres de l'entourage de Stefan George, eux aussi panthéistes, et c'est une indication importante qu'il convient de souligner ; ainsi, en 1928 — Claus a 21 ans (19) —, il engage une controverse avec Friedrich Wolters, ami intime du poète, pour lui faire savoir qu'il rejette les exigences de la religion des Germains, laquelle préconisait la mort volontaire des combattants, donc, jusqu'au suicide, en cas de défaite de leurs armées sur le champ de bataille, afin de s'assurer d'être accueillis par le dieu Odin dans le cercle bienheureux des héros ;

    • b) Claus avait certainement souhaité faire référence, dans le serment, au Dieu des chrétiens, créateur et transcendant, mais il savait déjà qu'il n'aurait pas l'accord de son frère Berthold qui, après avoir lu quelques jours auparavant un recueil de poème écrit par Alexander, Der Tod des Meisters (La mort du Maître, publié à Munich en 1945 ; il s'agit bien sûr de la mort de Stefan George), refuse que l'on y associe cette mort à celle du Christ (20). Lorsque le serment invite les dirigeants politiques à conduire les hommes avec discipline et esprit de sacrifice (thèse VI), il ne se réfère pas simplement à une éthique militaire bien connue à laquelle, par ex., Claus avait pensé en choisissant en définitive le métier des armes (il y aurait beaucoup de choses à dire sur le sens de ce choix, mais cela ne sera pas évoqué ici). En revanche, les 3 frères marquent surtout leur adhésion à la vision georgienne de la destinée humaine, qui prend sa source dans l'orphisme, un orphisme que Stefan George reçoit lui-même de Stéphane Mallarmé lorsqu'il fit partie de son cénacle à Paris, mais aussi de Friedrich Hölderlin écrivant La Mort d'Empédocle (en 3 versions, écrites en 1795 et 1799, la première version ayant été lue, commentée et interprétée avec enthousiasme par les frères Stauffenberg lorsqu'ils étaient lycéens à Stuttgart) (21).

    Si l'on s'appuie sur la philosophie présocratique, l'orphisme insiste sur les efforts de purification, de discipline, sur l'esprit de sacrifice, qui permettent à l'âme de se libérer de sa prison corporelle et de se confondre avec l'esprit divin. Et Stefan George, s'inscrivant dans cette perspective, ajoute que le retour de l'Allemagne et plus largement de l'Europe à l'Hespérie — et, on l'a dit précédemment, ce sera le retour des Dieux sur une terre qui les avait oubliés — ne pourra intervenir que si des héros, des dirigeants porteurs de cette espérance, subissent l'épreuve décisive — sinon le sacrifice de leur vie — pour permettre le retour d'une harmonie sur tout un espace essentiellement européen. Le moment de ce retour — et Stefan George l'évoque dans l'un de ses poèmes sans titre de Der Stern des Bundes précité et dans Goethes letzte Nacht in Italien (La dernière nuit de Goethe en Italie, tiré à part en 1921 puis intégré dans Das neue Reich) — sera celui préparé depuis longtemps par des événements successifs, lorsque ces héros, en réalité les disciples du poète, sauront tirer de la souffrance et de la mort ce qui, pour la vie, permettra la gestation d'un héritage spirituel à transmettre aux générations futures.

    On touche ici au sens ultime de ce serment, que Claus, à quelques jours de l'attentat, entend accomplir — il s'agit bien d'un accomplissement —, et c'est l'expression dans l'obéissance (phrase conclusive du serment) qui l'indique. C'est Claus qui parle ici, et d'ailleurs, cette expression est ajoutée de sa main au texte de Rudolf Fahrner. Cette obéissance se réfère certes à un principe éthique en usage dans la Wehrmacht mais elle poursuit néanmoins une double intention, qui vient le dépasser : d'une part, Claus, confirme solennellement ici son intention de se mettre au service de la patrie, quel que soit le métier choisi comme il l'avait dit déjà à 16 ans, lycéen à Stuttgart dans une dissertation sur le thème : « Que voulez-vous faire plus tard ? » ; d'autre part, à un de ses camarades de lycée qui, se destinant à la prêtrise, estimait que la valeur la plus importante chez l'être humain était l'immortalité de l'âme, Claus répondit : « Non, ce n'est pas cela, c'est accomplir » et cet accomplissement — le sacrifice de sa vie, y compris dans son sens orphique — permettra, selon lui, de réaliser cette croyance en l'avenir des Allemands (thèse I), réunis ou plutôt réconciliés dans une communauté inséparable (thèse VII).

    ♦ 2. — Si l'on établit un lien entre ces mots et expressions figurant dans le serment, il est possible de reconstituer quel est cet État idéal, autrement dit, cet État platonique auquel rêvent les frères Stauffenberg à la suite de leur Maître et de son entourage. C'est bien celui de « l'Allemagne secrète » (geheimes Deutschland) (22). Stefan George n'est pas l'inventeur de cette expression (23) en forme de programme, mais il ne fait que donner plus de force à une idée déjà présente un siècle avant lui. Il s'agit de réunir, autour de cet idéal, tous ceux qui, dirigeants politiques, érudits, artistes, philosophes, en Allemagne, ont en commun un « désir d'Italie » à la manière de Goethe, et plus encore un désir de Grèce antique pour échapper aux « brumes cauchemardesques du nord » (24) et qui croient encore en ce « peuple d'Hölderlin, ces Allemands, en qui réside un feu intérieur de braises, une Allemagne secrète enfouie dans un tas de scories » (25). Cette autre Allemagne, qui n'a aucun rapport avec celle que disent représenter les frères Thomas et Heinrich Mann fuyant le nazisme, c'est une Allemagne qui lutte contre un monde qui, en quelque sorte, se globalise (pour Stefan George, cette globalisation passe par la contamination d'un patriotisme de masse qui envahit et menace l'Europe) où des forces aveugles et démoniaques se déchaînent et provoquent le nivellement de la pensée, l'annihilation des anciens mythes historico-religieux et cette lutte doit être sublimée (26), inspirant l'agir d'hommes libres pour sauver et racheter la nature des contraintes que lui impose une technique dominatrice et orgueilleuse. L'actualisation de ces anciens mythes — les mythes de la Grèce antique, mais aussi la mythification du message chrétien — doit permettre d'indiquer secrètement ce qui est la vraie destinée de l'homme.

    S'appuyant sur sa lecture de Friedrich Nietzsche (Naissance de la tragédie ; Ainsi parlait Zarathoustra) et de Dante (La Divine Comédie, qu'il avait traduite en allemand), Stefan George peut présenter aux Allemands, dont il dit que la destinée est européenne et occidentale — pour retrouver l'Hespérie — ce qu'est l'Allemagne secrète : une patrie vue comme un tout, comme quelque chose d'intact, une patrie temporelle avec un patrimoine dans lequel sont réunies les valeurs de l'Antiquité et celles du christianisme ; une patrie qui est le point d'appui d'une transmission d'un héritage traversant les âges, liant les générations les unes aux autres, les vivants et les morts. Cependant, pour animer cette patrie, il n'y a pas de voix d'en haut, transcendante, mais une voie surgie des profondeurs du passé ; c'est une patrie que l'on ne peut démanteler et qui garde son secret.

    On s'aperçoit de la sorte que l'Allemagne secrète est vue comme une sorte d'« État intérieur » (innerer Staat), « notre État » (unser Staat), comme le dit souvent Stefan George et son entourage, jusqu'aux frères Stauffenberg dans leurs correspondances destinées aux amis du poète. C'est un État qui a peu de rapports avec la notion d'État développée par ex., soit en France, de Jean Bodin à Carré de Malberg, soit par le droit international public, tiré de la Charte des Nations unies et des conventions ultérieures qui l'ont complétée et explicitée. D'ailleurs, les frontières géographiques de cet État platonique ne sont pas définies précisément : en Europe, sûrement ; en Rhénanie, jusqu'à Trèves, en Souabe, en Allemagne moyenne, jusqu'à Berlin ; en tout cas, en deçà du limes protégeant l'Empire romain des incursions barbares dans les régions danubiennes. Cette fixation de frontières importe peu pour le poète. En revanche, il est essentiel que l'idée d'“Allemagne secrète” soit transmise et c'est le “cercle” même du poète (Georges Kreis) qui doit y œuvrer. Grâce à ce “cercle”, un mouvement spirituel réunissant des jeunes gens de différentes origines sociales s'unissent au point d'être capables de faire surgir un homme politique, un Täter, der Mann, der hilft (27) qui, mu par une force agissante, pourra alors faire corps avec la Nation, réaliser cet idéal d'“Allemagne secrète” et surmonter les temps troublés annoncés (après 1900) et vécus (après 1914) par Stefan George.

    ♦ 3. — Cette vision de l'Allemagne emprunte largement à une vision ésotérique du monde mais il ne faut pas se limiter à ce constat que les proches du poète, et donc les frères Stauffenberg, ressentent comme une qualification péjorative, synonyme de sectarisme. Il faut, en revanche, tirer les conséquences du caractère platonique de cette vision, et ces conséquences seront tragiques à partir du moment où les frères Stauffenberg durent, dans l'urgence, prendre toute la mesure des dangers mortels du nazisme, jusqu'au point ultime de l'attentat du 20 juillet 1944. Ce platonisme est intrinsèquement lié à une certaine vision de la poésie lyrique, celle qui par ex., inspire Tyrtée (VIIe s. av. JC), poète appelant les Spartiates à la bravoure et à l'amour de la patrie au point de devenir chef de guerre pour vaincre une cité alors menaçante, Athènes ; ou à Pindare (Ve s. av. JC), auteur de poèmes à la gloire des vainqueurs des concours panhelléniques. Et, pour Stefan George, se souvenant de sa participation au cénacle de Stéphane Mallarmé, la libération de la société contemporaine enchaînée par la modernité passe par la liberté des poètes vis-à-vis des milieux officiels qui la protégeaient, une liberté qui ne peut être assurée que par des cercles secrets réunissant ces poètes capables alors de discuter du temps et de l'éternité et d'être assez forts ensemble pour susciter des disciples parlant et agissant en faveur d'une Allemagne — et plus largement d'une Europe — renouvelée et libre.

    On voit ainsi que, pour Stefan George, le poète est l'initiateur au service de cet État platonique dont il rêve ; il ne suffit pas que le poète sache et voie, il doit, en outre, éveiller les âmes. Plus près du mage que du savant, il faut que celui-ci agisse avant tout sur le niveau de la conscience. Et c'est de cette manière que la poésie lyrique doit inspirer ces héros de l'Allemagne secrète, agissant tels les Dioscures (Castor et Pollux) cultivant un amour d'amitié entre eux, ouvrant ensemble la lumière du sud sur le sol de la patrie et luttant ensemble à cette fin, face aux ténèbres du matérialisme (28), tels Agis et Cléomène (Sparte, IVe s. av. JC) entreprenant des réformes sociales d'envergure dans une cité menacée de disparition politique ; tels Harmodios et Aristogiton (Athènes, VIe siècle av. JC) assassinant Hipparque et mettant fin à la tyrannie des Pisistratides (29). Et c'est grâce à la poésie inspirant de tels héros, agissant “en des temps troublés”, annoncés, prophétisés — ce que fit Stefan George, si l'on se réfère au recueil déjà cité, Der Stern des Bundes — que surgira cet idéal politique, un retour à l'ordre des Dieux, celui de l'Allemagne secrète.

    Cette vision politique ainsi idéalisée poétiquement s'accompagne — et c'est là sa faille principale si l'on mesure ce que signifient historiquement la République de Weimar, le nazisme puis la démocratie de Bonn — d'une interdiction faite par Stefan George à ses disciples, jusqu'à sa mort, en 1933, de recourir à une conscience politique les conduisant à rechercher, sinon à devenir des hommes publics, capables de communiquer avec des masses ou du moins avec des électeurs banalisés, quelles que soient les circonstances. Préoccupé de se réunir dans « notre État », de ne vivre et de mourir que pour réaliser cet idéal secret, Claus, plus encore que ses frères, ressent un désir d'agir, se veut meneur d'hommes qu'il désire éduquer et former, et ce, quelle que soit la forme du régime politique en place en Allemagne ; il veut se présenter ainsi qu'il le dit à l'âge de 20 ans, décidant d'aller à la suite de « l'homme qui signifie [pour lui] plus que n'importe quelle doctrine ».

    Et c'est de cette manière que lui et ses frères vont sceller leur destin au moment où il fallait faire des choix, mettant en jeu leur personne, leur famille et leur milieu social. Les 3 frères Stauffenberg ont considéré jusqu'au dernier moment que ce qui est essentiel est traité ailleurs que dans des formes politiques et sociales. Se distanciant en quelque sorte par rapport à ce “monde extérieur”, ils vont vivre une tension entre leurs activités “séculières” et celles d'un cercle intellectuel bien précis. C'est le drame qu'ils vécurent le 20 juillet 1944, dans les jours et dans les années qui suivirent. Il reste cependant que ce serment, rédigé et maintenu quelque temps dans le secret, mais qu'ils ont voulu transmettre dans le sens indiqué à Rudolf Fahrner, est un hommage à leur maître à penser. Ils ont voulu dire surtout à la postérité que « l'Allemagne secrète », une « sainte Allemagne », vivrait éternellement. Accomplissant ce serment, ils témoignent certes de leur attachement aux racines chrétiennes de leur nation, sinon de leur foi catholique, mais se sont mis essentiellement au service de la prophétie poétique de leur maître, Stefan George.

    ► Henri Courivaud, Catholica n°97, 2007. [site de la revue]

    ◘ Notes :

    1. C'est son nom d'état civil, qui intègre, depuis que la République de Weimar l'a imposé, le titre de noblesse (Graf). Sur les circonstances de cet attentat et la personnalité de son auteur, on se reportera à 2 ouvrages récents : Gilbert Merlio, Les Résistances allemandes à Hitler, Tallandier, coll. “Documents d'histoire”, 2001, 323 p. ; Peter Hoffmann, Claus Schenk Graf von Stauffenberg und seine Brüder, Deutsche Verlags Anstalt, Stuttgart, 1992 ( 1ère édition), Mac Gill University Press, Montréal, 2003 (2e édition augmentée, en anglais). Un numéro spécial de Junge Freiheit, daté du 20 juillet 2007, présente l'événement et la personnalité de Claus von Stauffenberg et annonce également que le tournage d'une superproduction américaine, avec pour acteur principal Tom Cruise, vient de commencer et sera réalisé en Allemagne [il s'agit de Walkyrie de Bryan Singer, 2008]. Chaque fois que possible seront mentionnés en français les titres des ouvrages lorsque ceux-ci seront écrits ou traduits dans cette langue. Les titres figurant en langue allemande indiquent que l'ouvrage n'a pas été encore traduit.

    2. En Allemagne aussi, jusqu'à ces dernières années, surtout après l'ouverture, après la chute du Mur de Berlin, des archives de la Gestapo (à Leipzig et Berlin-Est) et des actes retraçant les enquêtes et les minutes des procès des conjurés du 20 juillet 1944 et des membres de la résistance allemande.

    3. Ce que relate en particulier Stefan Zweig (Le Monde d’hier, Belfond, 1982, pp. 61 et 76) qui, étudiant à Vienne, guettait avec ses camarades toute nouvelle parution de ses œuvres. A. Schoenberg et A. Webern ont mis en musique plusieurs de ses poèmes.

    4. Exception faite de la publication et de la traduction de quelques extraits de ses œuvres poétiques dans La Revue d’Allemagne en 1928 (présentation : J. Mockel) et chez Aubier en 1941 puis en 1969 (présentation : M. Boucher). Le catalogue des œuvres de S. Georges a été publié chez Georg Bondi, de 1928 à 1935, réédité ensuite à Düsseldorf en 1958 puis à Stuttgart en 1982. [Sont parus depuis les Poésies complètes, tr. L. Lehnen, éd. de la Différence, 2009]

    5. Effectivement, Claus et ses frères, dès l'adolescence (entre 1919 et 1925), et ne se distinguant pas sur ce point des autres lycéens de leur âge, firent partie du mouvement nationaliste de la “jeunesse ligueuse” ou “bundisme” (Bündische Jugend, intitulé qui fait directement référence au recueil de poèmes intitulé Der Stern des BundesL'Étoile de l'alliance [tr. fr. 2005] —, que S. George fit publier en 1914 quelques semaines avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale et rééditer aussitôt à raison de son succès immédiat ; certains de ces poèmes furent lus avec avidité par les jeunes bundistes et retrouvés dans leurs effets personnels, sur les champs de bataille, dès les premiers mois de la guerre, à Langemarck, dans les Flandres, en particulier).

    6. Cette différence sociale et religieuse est à relativiser car si Claus comme ses frères (comme leur père) est catholique, sa mère est luthérienne ainsi que ses ancêtres maternels, en particulier le général von Gneisenau, qui participa activement à la mise en œuvre des réformes engagées par la Prusse après Tilsitt (1807) et à la défaite de Napoléon à Leipzig (1813). Le général von Gneisenau inspira à Claus l’idée de ce serment. Cette influence ne sera pas évoquée ici.

    7. Der Dichter in Zeiten der Wirren (tiré à part en 1921 puis intégré dans le recueil de poèmes Das neue Reich, publié en 1928).

    8. Quelques semaines avant l'attentat, l'un des conjurés, J. Leber, syndicaliste social-démocrate mais aussi catholique pratiquant se lia d'amitié avec Claus et lui fit part du souhait de son épouse, luthérienne, de se convertir à la religion romaine, ce que ce dernier encouragea sans hésiter.

    9. Eu égard à l’enthousiasme qu’il manifesta envers les œuvres de W. Goethe et de F. Hölderlin.

    10. Sur le rôle et les idées qui animent cette résistance : Barbara Koehn, La résistance contre Hitler, 1933-1945, coll. “Politique d’aujourd’hui”, PUF, 2003 ; Gilbert Merlio, op cit.

    11. De ces circonstances, on retiendra que R. Fahrner, historien de la littérature et autre disciple de S. George, grâce à la rencontre qu’il fit successivement des 3 frères Stauffenberg, entre 1936 et 1943, rédigea ce texte qui, après modification – surtout celles apportées par Claus –, reflète leurs idées et leur souhait de les faire attester par serment.

    12. Ce texte se présente en 7 propositions — “thèses” — que l'on a numérotées pour en faciliter la lecture et l'interprétation. Les mots et les termes codés, mis en valeur en italiques, seront explicités ci-après. Après de multiples vicissitudes, dues à la nécessité de ne pas le livrer à la Gestapo, ce texte réapparaît dans le dernier recueil de poèmes d'Alexandre von Stauffenberg, publié en 1964, un an après sa mort (Denkmal Monument ; poème intitulé Abendland, Occident).

    13. Les origines intellectuelles de ce serment et de l'idée à laquelle il est fait référence ont été exposées notamment par Manfred Riedel, Geheimes Deutschland : Stefan George und die Brüder Stauffenberg (L’Allemagne secrète : SG et les frères Stauffenberg), Böhlau, Cologne-Weimar-Vienne, 2006.

    14. S. George redécouvre F. Hölderlin par N. Hellingrath, historien de la littérature qui, en 1915, fit publier une présentation des œuvres du poète franconien et s'apprêtait à la compléter lorsqu'il mourut en décembre 1916 sur le front à Verdun. Cette parution et cette mort soudaine eurent un grand retentissement dans la communauté littéraire en Allemagne. S. George prit appui sur ces travaux pour mettre en valeur, comme on le verra plus loin, le concept d'« Allemagne secrète ».

    15. La pièce de F. Hölderlin (un échange de lettres entre le héros grec Hypérion et son ami italien Bellarmin) évoque une révolte des Grecs contre les Ottomans en 1770. Hypérion s'étant mis au service des insurgés redécouvre l'héritage hellénique sur les lieux mêmes de l'histoire antique. Bellarmin apprend également comment Hypérion, obligé de fuir, s'exile dans une Allemagne alors endormie et préoccupée d'une vie quotidienne dominée par le négoce.

    16. Par référence aux jardins des Hespérides, que les Anciens situaient entre l'Espagne et l'Italie, donc dans la partie occidentale de l'Europe. La mythologie grecque explique que les Hespérides étaient les gardiennes de pommes d'or aux vertus surprenantes (Hölderlin ajoute que ces pommes procuraient l'éternité à ceux qui les mangeaient) et faisaient surveiller l'entrée du jardin par un dragon aux mille têtes qu'Héraclès tua. Prenant appui sur cette mythologie, Hölderlin fit d'Héraclès, avec le Christ et Dionysos, l'un des 3 révélateurs de la destinée divine des hommes d'Occident, une destinée qui est originelle et la révélation d'une nouvelle terre — une nouvelle Hespérie — où règnera une trinité nouvelle, la Terre le Ciel et les Éthers. Cette “religion” de l’Hespérie est annoncée par la Révolution qu’Hölderlin appela de ses vœux ; il en sera très vite déçu.

    17. S. George tient cette ligne de conduite de sa rencontre avec S. Mallarmé et les amis de son “cénacle” à Paris, en 1889-1890.

    18. La cinquième thèse du serment y fait allusion, lorsqu’elle évoque la nécessité de surmonter les passions basses de la jalousie, du ressentiment et de l’envie.

    19. F. Wolters venait de transmettre à l'un des condisciples de Claus, à l’École d'infanterie de Dresde, J. Schmidt, Vier Reden an der Heimat (Quatre discours à la patrie).

    20. Cependant, les 3 frères, d'accord sur ce point, souhaitaient réaffirmer par serment l'impossibilité pour une existence humaine de prospérer dans un État qui ne serait pas relié à la Divinité, et ils pensent ici au Dieu des chrétiens, et pour dire que si la technique et son influence grandissante dans la vie du monde industriel devaient permettre d'assurer à l'homme ses moyens d'existence, il ne fallait pas que l'industrie et le progrès scientifique en viennent à asservir l'homme à leurs exigences.

    Geheimes Deutschland[ci-contre : Portrait d'Empédocle dans la Chronique de Nuremberg, 1493. Sur lui, cf. RMM n°75, 2012. Hölderlin reprend la légende selon laquelle Empédocle aurait mis fin à ses jours en se jetant dans l'Etna et place le lecteur au cœur de l'action : le suicide d'Empédocle devient le symbole d'une humanité incapable de révéler sa nature divine autrement que dans la mort, car la fusion des éléments qui en découle permet l'avènement d'une autre humanité]

    21. Le doxographe Laërce (IIIe s. ap. JC) rapporte qu'Empédocle, magistrat de la ville grecque d'Agrigente (Ve s. av. JC), influencé par l’orphisme des pythagoriciens, avait été chassé de la ville pour avoir refusé les dieux anthropomorphiques et s’être dit l’égal des Dieux, mais s’est sacrifié en se jetant dans l’Etna afin de permettre le renouveau de son peuple et la réconciliation de celui-ci avec la divinité. F. Hölderlin associe ce sacrifice à celui du Christ, un sacrifice vu comme une expérience voulue par Empédocle, celle de l’union avec le Divin dans la mort.

    [Concernant le désir de « s'unir par la mort volontaire à la nature infinie », l'étude comparative des 3 versions de La Mort d'Empédocle éclaire cette recherche d'affirmation de la prééminence de la poésie sur la pensée spéculative (prééminence reprise dans la critique heideggerienne de la métaphysique, cf. Approche de Hölderlin) : « Schématiquement, le retournement consiste à abandonner la conception dialectique ou spéculative de la pensée et de l’œuvre, conception que Hölderlin a élaborée en s’appuyant sur Schiller, pour se tourner vers une pensée et une écriture de la finitude radicale qui se déploieront à partir de 1800-1801, au tournant du siècle donc, et qui donneront lieu aux hymnes tardifs, au travail de traduction des tragédies de Sophocle – Œdipe tyran et Antigone – et aux célèbres Remarques qui s’y articulent. En effet, c’est durant cette période que Hölderlin abandonne définitivement la structure spéculative de la pensée et de l’œuvre, c’est-à-dire la recherche d’une conciliation du fini et de l’infini, de la nature et de l’esprit, du naïf et du sentimental, ou de ce qu’il nomme l’organique et l’aorgique (= anorganique). Ce qui revient à abandonner la mort comme puissance de conciliation, comme acte spéculatif. On comprend que les 2 premières versions de La Mort d’Empédocle, qui mettent en scène d’une manière de plus en plus dramatique le conflit entre la vie finie et la quête de l’infini, ne sont plus jugées acceptables. On comprend pourquoi Hölderlin cherche à leur substituer une troisième version qui oppose au héros spéculatif qu’est Empédocle un héros de la finitude. Le passage de la 2ème à la 3ème version de La Mort d’Empédocle est donc capital sur le plan philosophique : il ne s’agit de rien de moins que de substituer à la pensée dialectique de la mort et de la réconciliation une pensée de la finitude radicale et de la fidélité à la finitude. Mais il est aussi capital sur le plan de la production poétique : il s’agit de passer d’une écriture dialectique à une écriture plus fidèle à la finitude. Comment écrire une tragédie sans réconciliation et sans figuration de la mort ? La question est tellement difficile à résoudre que Hölderlin est obligé d’aban­donner la troisième version et de se détourner de la tragédie. Un silence s’ensuit. Il atteste qu’une autre écriture et une autre pensée sont en train de se chercher. », — Georges Leyenberger, « Sobriété, respect et pudeur », in : Le Portique n°11, 2003]

    22. On s'interroge encore sur le contenu des dernières paroles de Claus von Stauffenberg au moment d'être fusillé ; il a été affirmé qu'il aurait crié : « Vive notre Allemagne secrète ! » (Es lebe unser geheimes Deutschland !) plutôt que : « Vive notre sainte Allemagne ! » (Es lebe unser heiliges Deutschland !), mais déjà l'adjectif « notre » (unser) renvoie bien à l'idée d'un secret partagé entre initiés et il s'agit dans les 2 cas de la même Allemagne.

    23. C'est l'un des membres importants de l'entourage du poète, l'historien K. Wolfskehl, qui le crée, en 1912, dans une revue destinée aux lecteurs privilégiés des œuvres de celui-ci.

    24. S. George, Der Preusse (Le Prussien), récité en 1902, mais publié à part, en 1951.

    25. N. Hellingrath, Hölderlin und die Deutschen (Hölderlin et les Allemands, 1915).

    26. C’est le sens qu’il faut donner à cet orphisme et au message de La Mort d’Empédocle, évoqué précédemment.

    27. Celui qui « accomplit, l’homme qui vient à notre aide » (Der Dichter in Zeiten der Wirren, op. cit.).

    28. V. Goethes letzte Nacht in Italien (Das neue Reich, op. cit.).

    29. Fait que relate F. Hölderlin dans sa pièce précitée Hyperion, et qui inspire directement Claus, début 1944, face aux hésitations de la résistance allemande, à préparer et à réaliser avec ses collègues de l’état-major (avec le général von Treschkow et le colonel Mertz von Quirnheim surtout, au travers du lancement de l’opération Walkyrie) l’attentat contre Hitler.

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    Signalons en français ces deux biographies narratives :

    Stauffenberg : L'homme qui voulait tuer Hitler, Jean-Louis Thiériot (cf. entretien), Perrin, 2009, 310 p., organigramme du complot, index, cahier photographique.

    Stauffenberg : Une histoire de famille, 1905-1944, Peter Hoffmann, Presses de l'Université de Laval, 2010. [commandable sur Chiré]. Tr. fr. de Stauffenberg : a family History 1905-1944, Cambridge Univ. Press, 1997.

     

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    Claus Schenk Graf von Stauffenberg, un aristocrate dans la tourmente

    « Quand le sentiment du droit et du bien s'évanouit, quand l'épouvante trouble les sens, alors les forces de l'homme de la rue sont bientôt taries. Mais chez la vieille aristocratie le sens de ce qui est vrai et légitime demeure vivant et c'est d'elle que sortent les nouveaux rejetons de l'esprit d'équité (…) car c'est dans les cœurs nobles que la souffrance des peuples trouve son écho le plus puissant. »

    Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre

    (Ernst Jünger habitera, jusqu'à sa mort, dans la maison forestière faisant face au château des Stauffenberg à Wilflingen, en Souabe).

    [ci-contre : Stauffenberg au 17ème Régiment de cavalerie à  Bamberg, 1929]

    StauffenbergDès sa prime jeunesse, Claus von Stauffenberg saura ce que les mots Noblesse, Honneur et Devoir veulent dire. Né au château de Greiffenstein à Jettingen (Franconie), le 15 novembre 1907, il est l'héritier d'une famille qui a servi les maisons royales de Württemberg et de Bavière.

    Son père, le comte Alfred Schenk von Stauffenberg, issu de la vieille noblesse catholique souabe (dont les origines remontent au XIVe siècle), capitaine de cavalerie, était le chambellan du roi de Württemberg ; et sa mère, Karoline von Uexhüll-Gyllenband, adepte passionnée de Rainer Maria Rilke, avait parmi ses ancêtres l'illustre Feldmarschall von Gneisenau (1760-1831), le théoricien prussien de la révolution armée du peuple, ainsi que Yorck von Wartenburg, tous deux héros de la guerre de libération allemande (Befreiungskriege) contre l'oppression napoléonienne.

    Évoluant dans les milieux catholiques et conservateurs, Claus von Stauffenberg se distingua, dès les premières années, par la quête d'une société bâtie sur un “socialisme aristocratique” (Stauffenberg a lu le Déclin de l'Occident ainsi que Prussianité et socialisme d'Oswald Spengler), allant à rebours de la république bourgeoise de Weimar, du collectivisme marxiste et du populisme raciste et grossier des nazis.

    Knight-BambergDe grande stature, svelte et racé, Claus von Stauffenberg fut comparé, dans sa jeunesse, au chevalier, figé dans la pierre, de la Cathédrale de Bamberg [ci-contre]. Avec ses frères, les jumeaux Berthold et Alexander (nés en 1905), il est un fervent disciple du poète Stefan George (1868-1933), qui annonce « face aux abîmes (…) le fracas des guerriers », l'avènement d'une ère d'airain, à laquelle doit répondre une humanité héroïque, forgée dans les valeurs antiques. Armé d'une solide culture, robuste et prêt à l'action, Claus a été nourri des vers éternels qui guideront dès lors sa vie, dans un rythme qui martèlera les étapes d'un destin tragique :

    « Vouant au devoir strict mes éperons, ma lance,
    Je serai le soldat qui fait les justes guerres.
    Rédempteur du monde,
    Je serai ton serviteur et ton soldat.
    Que nul autre désir ne s'éveille en mon âme ! ».

    Après avoir obtenu son Abitur [équivalent du baccalauréat] en 1926, Claus se destine au métier des Armes. Il entre dans la Reichswehr et intègre le 17e Reiterregiment (Régiment de cavalerie) de Bamberg. D'octobre 1927 à août 1929, il poursuit son instruction dans l'Infanterieschule de Dresde, puis dans la Kavallerieschule de Hanovre.

    En juillet 1929, il débute sa carrière d'officier, comme aspirant, en réintégrant le 17e Reiterregiment de Bamberg. Il est nommé Lieutenant (Oberleutnant) le 1er mai 1933. C'est en cette même année qu'il épouse Nina von Lerchenfeld. Il aura avec elle 2 filles (Valérie, née en 1940, et Konstanze, née en janvier 1945, six mois après la mort de son père) et 3 fils (Berthold, né en 1934 ; Heimeran, né en 1936 ; et Franz Ludwig, né en 1938).

    Le 4 décembre 1933, il assiste aux funérailles de Stefan George, mort dans sa 65ème année. Il participe à la veillée mortuaire et s'occupe par ailleurs de l'héritage du poète, dans la mesure où Stefan George l'a désigné, avec son frère Berthold, comme exécuteur testamentaire. Jusqu'aux dernières heures de sa vie, Claus von Stauffenberg ne cessera de cultiver fidèlement la mémoire de son maître spirituel en incarnant les figures héroïques et tragiques de son œuvre.

    La nomination d'Adolf Hitler au poste de chancelier du Reich, le 30 janvier 1933, ne semble pas, dans un premier temps, générer en lui une réaction. Stauffenberg n'éprouve aucune sympathie pour le caporal bohémien (der Böhmische Gefreiter) et sa clique populacière. Comme le précise Peter Hoffmann (in : La Résistance allemande contre Hitler, Balland. 1984) :

    « Stauffenberg n'a jamais été national-socialiste, ni au sens propre du terme, ni comme adepte converti au mouvement par idéalisme fourvoyé (…) Ce qu'avait apporté le nouveau régime ne correspondait en aucune façon à l'idée que Stauffenberg se faisait d'une nouvelle vie politique (…) Un homme tel que lui ne pouvait pas se méprendre sur la perversité des individus au pouvoir ».

    Son indifférence se mue bientôt en répulsion, et il entretiendra dès lors une opposition latente qui s'accentuera avec le temps.

    Ainsi, le 16 septembre 1934, requis pour représenter son régiment à une journée du NSDAP à Bamberg, il est contraint d'assister au discours délirant du pornographe nazi Julius Streicher, qui se lance dans l'une de ses habituelles tirades contre les Juifs. Écœuré par tant de brutalité et de bassesse d'âme, Stauffenberg, exaspéré, se lève, quitte sa place devant toute l'assistance, et se dirige vers la sortie. Il est intercepté par 2 officiers SS. Après un bref échange verbal, il parvient à quitter le hall où se tenait le rassemblement.

    En 1934, il est officier-instructeur dans la Kavallerieschule de Hanovre. De 1936 à 1938, il fréquente l’École supérieure de guerre (Kriegsakademie) à Berlin. De l'avis de plusieurs de ses supérieurs et camarades, Stauffenberg était le plus doué de sa promotion, destin, à un brillant avenir. On l'appelle “le nouveau Schlieffen”. À Berlin, pendant sa formation, il fait la connaissance du Chevalier Albrecht Mertz von Quirnheim (l'un des futurs organisateurs de la conjuration du 20 juillet 1944). À l’École de Guerre, Stauffenberg dévoile sa vive intelligence, son charisme, une grande intrépidité, le goût du risque, ainsi que le sens du commandement et un don remarquable pour l'organisation.

    Toute sa vie durant, il laissera une vive impression à tous ceux qui l'auront côtoyé : une prestance inoubliable, un rire franc et communicatif, une grande générosité ; autant de qualités vivantes chez un homme en proie à une profonde mélancolie et à de violents accès de colère.

    Pétri dans les valeurs aristocratiques et pénétré de son devoir, en tant que protecteur de la nation allemande, gardien de ses lois ancestrales et de ses traditions contre l'injustice et la tyrannie, Stauffenberg sera profondément affecté par l'outrage que les nazis feront subir à l'Allemagne, une Allemagne dont ils feront le champ d'expérimentation de leurs fantasmes criminels, emportant dans leur folie meurtrière les Allemands, leur passé, leur présent et leur avenir.

    Pour Stauffenberg, les nazis sont undeutsch, étrangers au génie allemand. Ils servent une funeste idéologie, et non l'Allemagne.

    Capitaine de cavalerie (Rittmeister) au sortir de la Kriegsakademie, en 1938, Stauffenberg est affecté à la 1ère Division légère (Leichten Division) de Wuppertal, commandée par le général de division (Generalleutnant) Erich Hoepner, qui sera un opposant actif au régime hitlérien.

    En tant qu'officier d'état-major (Generalstabsoffizier), Stauffenberg est responsable de l'organisation des services logistiques de la division. Il acquiert à ce poste une compétence reconnue qui le fait considérer comme « le seul officier d'état-major allemand génial ». Menant un travail rigoureux et méthodique, il se confronte aux problématiques nouvelles nées de l'apparition de l'arme blindée sur le champ de bataille terrestre et sa complémentarité avec l'infanterie, elle-même en pleine mutation [cf. L’infanterie attaque : Enseignements et expérience vécue, Erwin Rommel, Le Polémarque, 2012].

    Participant aux opérations militaires dans les Sudètes, il se signale par un souci extrême des populations civiles (allemandes et tchèques), faisant condamner sévèrement tout acte coupable commis à leur égard, par des soldats allemands, sous son commandement.

    Les pogroms antisémites de la Kristallnacht, le 9 novembre 1938, constituent pour Stauffenberg un véritable choc. Devant l'impunité des hordes brunes, l'immobilisme et le mutisme observés par la Wehrmacht — armée nationale dont la création est officialisée en 1935, succédant ainsi à la Reichswehr, armée de métier — face à de telles violences exercées contre des civils innocents, il éprouve un profond malaise.

    Stauffenberg mesure à quel point ces forfaits, ces exactions, entachent l'honneur de l'Allemagne et portent atteinte à la réputation de son pays, aux yeux du monde.

    Dès cet instant, il s'interroge sur une alternative conservatrice à un régime nazi qui mène, à l'évidence, l'Allemagne au bord du précipice. Hélas, le projet du général Ludwig Beck (chef d'état-major de la Heer), soutenu par le général Halder et l'amiral Wilhelm Canaris (Abwehr), visant à destituer Hitler, est rendu impossible après les accords de Munich (les émissaires de l'opposition national-conservatrice au régime hitlérien, envoyés à Londres, sont éconduits).

    La politique étrangère agressive du caporal bohémien entre dans sa phase offensive. Stauffenberg murmure : « Der Narr macht Krieg » (le fou va faire la guerre).

    En 1939, au début de la guerre, Stauffenberg, fidèle à l'Allemagne, sert dans un régiment de cavalerie bavaroise puis dans la 6ème Panzerdivision. Il prend part aux campagnes de Pologne et de France. Bien qu'engagé pleinement dans les combats, en première ligne, Stauffenberg n'oublie pas ses valeurs aristocratiques, des valeurs qui obligent une attitude irréprochable et un sens aigu de l'honneur. En Pologne, il fait arrêter et traduire devant une cour martiale un officier allemand qui avait donné l'ordre d'exécuter sommairement 2 femmes polonaises. Par ailleurs, il s'opposera fermement à l'application de l'ordre d'Hitler selon lequel tout aviateur allié, capturé (anglais ou américain), devait être systématiquement passé par les armes. Aussi bien son éthique aristocratique, sa conscience, que les lois de la guerre, lui interdisent de violer le respect qui s'attache aux prisonniers et aux blessés de guerre, ainsi qu'aux femmes et aux enfants, quelles que soient leurs origines.

    En mai 1940, Stauffenberg est nommé à la section Organisation (Organisationsabteilung) de l'état-major de l'armée de Terre (Generalstab des Heeres). Il y demeurera jusqu'en 1943. En avril 1941, Stauffenberg devient Commandant (Major). Après les premiers succès militaires éphémères, il réalise l'inefficacité du commandement de la Wehrmacht, entièrement soumise aux diktats idéologiques des nazis. Envoyé en mission en Ukraine et en Russie, Stauffenberg est confronté à l'horreur des exactions des Einsatzgruppen. Au faîte de sa puissance, l'ex-caporal Hitler se veut être “un grand stratège militaire”, persuadé de son infaillibilité. Il n'associe plus les généraux à l'élaboration de ses plans. Son mépris pour la “caste militaire”, et la refonte du Haut-Commandement (Oberkommando der Wehrmacht) provoqueront une situation de crise dès les premiers revers militaires. Après la reddition de Stalingrad, en février 1943, le fanatisme politico-idéologique deviendra le principal critère de promotion au sein de la Wehrmacht. Partout le reflux des armées allemandes entraînera des combats défensifs coûteux en vies humaines, ne faisant qu'ajouter à la confusion générale et à la terreur de la population civile, entraînée dans la débâcle. Pour Hitler, le chaos et la destruction de l'Allemagne sont considérés comme l'unique alternative à la victoire finale. Le peuple allemand devient l'otage des projets apocalyptiques de la clique nazie.

    En février 1943, Stauffenberg est envoyé en Tunisie où il intègre la 10ème Panzerdivision comme officier d'état-major général. Il participe aux campagnes de l'Afrika Korps, et rencontre le Feldmarschall Erwin Rommel, le “Renard du Désert” (impliqué lui aussi, plus tard, dans la conjuration de juillet 1944).

    Le 17 avril 1943 marque un tournant décisif dans l'existence de Claus von Stauffenberg. En reconnaissance dans le désert, son véhicule est pris sous le feu d'un chasseur-bombardier anglais. Grièvement blessé, Stauffenberg perdit l'œil gauche et dut être amputé de l'avant-bras droit et de 2 doigts de la main gauche. Il subit en outre de graves séquelles au genou.

    Transféré d'urgence à l'hôpital militaire de Carthage, il crut pendant de longues journées qu'il allait devenir complètement aveugle. Rapatrié en Allemagne, il reste hospitalisé pendant 5 semaines à Munich. Sujet à de violents accès de fièvre et à de terribles douleurs, Stauffenberg refuse la morphine qu'on lui propose afin d'apaiser ses souffrances, suscitant l'admiration de tout son entourage. Il apprend à écrire avec les 3 doigts de la main gauche et réussit à s'habiller seul.

    Sur son lit de douleur, il écrit à sa femme Nina : « Je sens que je dois faire quelque chose pour sauver l'Allemagne. Même si l'entreprise est vouée à l'échec, il faut la tenter. L'essentiel est de prouver au monde et à l'histoire que le mouvement de résistance existe, et qu'il a osé passer aux actes, au prix de sa vie ». Contraint à une longue convalescence, seul son indestructible courage lui permit de rester dans l'armée.

    Dès 1942, Stauffenberg avait pris contact avec le Cercle de Kreisau, un cercle aristocratique et populaire de résistance où se côtoient les représentants de la tradition prussienne — les comtes Helmuth James von Moltke, et Peter Yorck von Wartenburg (c'est avec lui que Stauffenberg aura les premières rencontres, en raison de leur lien de parenté ; Claus est le cousin de Peter Yorck), inspirés par un “christianisme organique”, s'opposant à une modernité qui prive la personne humaine des valeurs et des liens traditionnels, religieux et familiaux — et les militants syndicalistes et socialistes Wilhelm Leuschner et Julius Leber.

    Le Kreisauerkreis veut édifier les bases d'une Allemagne et d'une Europe post-hitlériennes, libérées du totalitarisme, s'épanouissant dans de « petites communautés autonomes » (kleine Gemeinschaften) s'articulant autour d'un lien fédéral (l'union économique et une monnaie unique — Einheitswöhrung — à l'échelle de l'Europe sont envisagées) qui respecte les peuples, les minorités, les libertés locales, par l'instauration d'une démocratie solidariste et personnaliste. L'impératif éthique sous-tend le projet des Kreisauer qui luttent contre la dégradation physique et spirituelle de la personne sous le joug hitlérien.

    L'ancien ambassadeur d'Allemagne à Rome, Ulrich von Hassell, chef civil de la résistance conservatrice avec Karl Goerdeler, ancien Bürgermeister [maire] de Leipzig, dira : « Hitler a fait de l'homme allemand une bête sauvage exécrée dans le monde entier ». On n'ignore plus à cette époque les massacres de masse du régime hitlérien et les persécutions anti-juives transformées en un objectif idéologique, celui de la destruction planifiée (Vernichtung) de tout un peuple.

    Le 1er octobre 1943, Stauffenberg prend ses fonctions de chef d'état-major général (Chef des Stabes) à la Direction générale de l'armée de Terre (Allgemeinen Heeresamt) sous les ordres du général Friedrich Olbricht, à Berlin, au Bendlerblock. Depuis le début de l'année 1943, il a le grade de lieutenant-colonel (Oberstleutnant).

    Olbricht met Stauffenberg en rapport avec tous les opposants civils et militaires du régime nazi. Inlassablement, Stauffenberg rassemble, motive, et le cercle des conjurés s'élargit progressivement dans l'armée. Il noue des contacts avec les généraux Ludwig Beck, Karl-Heinrich von Stülpnagel, Helmuth Stieff, Henning von Tresckow, ainsi que le lieutenant-colonel Fritz-Dietlof Graf von der Schulenburg, tous décidés à renverser Hitler et ses sbires. Soutenue par le Feldmarschall Erwin von Witzleben ainsi que par l'amial Canaris et le colonel Hans Oster, la conjuration rassemble également le Cercle de Kreisau et l'opposition civile national-conservatrice (menée par von Hassell et Goerdeler) autour d'un projet politique devant être instauré après la chute du national-socialisme, suite à la mort d'Hitler.

    Le projet des conjurés est notamment de mettre un terme à la guerre (le diplomate Adam von Trott zu Solz, du Cercle de Kreisau, doit être l'intermédiaire entre la conjuration et les Alliés. Hélas, l'intransigeance méprisante de ceux-ci à l'égard de la résistance conservatrice allemande, refusant la perspective d'une paix négociée en préférant l'humiliation d'une capitulation sans conditions, aura son importance dans l'échec de la conjuration. Écœuré par tant d'intransigeance, Stauffenberg se dit d'ailleurs prêt à traiter, s'il le faut, avec les soviétiques), d'œuvrer à la reconstruction spirituelle et physique de la société allemande libérée de l'emprise totalitaire, de châtier les responsables des crimes commis à l'égard de la communauté juive et des peuples d'Europe de l'Est, tout en réparant les dommages causés.

    Stauffenberg est partisan d'une prise de contact avec les dirigeants du parti communiste clandestin (ex-KPD) du groupe Saefkow-Jakob, dans le même temps où il est soucieux de fournir une base populaire à la conjuration. Karl Goerdeler se méfie de l'impétuosité du jeune comte qu'il considére comme « un agité mystique d'extrême-gauche » (sic). Malgré ces réticences, Stauffenberg veut imposer Julius Leber (natif de Biesheim, en Haute-Alsace), militant historique du Sozial demokratische Partei Deutschlands (SPD), comme vice-chancelier dans le futur gouvernement provisoire, issu de la conjuration.

    Face aux tergiversations des autres conjurés, et notamment ceux qui soulèvent l'objection du serment militaire prêt, à Hitler, Stauffenberg fait preuve d'une grande détermination. Pour lui, un officier est délié de toutes obligations, à l'égard d'un homme qui mène « une politique moitié démente, moitié meurtrière », compromettant la Wehrmacht dans un système idéologique funeste et une guerre atroce qui conduisent l'Allemagne à sa perte (« Le véritable honneur militaire réside dans le fait qu'aucune force, qu'aucun pouvoir ne puisse contraindre un homme noble et libre à accomplir ou à aider à accomplir un acte ignoble ou inique », écrit le poète et patriote allemand Arndt dans Glucke der Stunde).

    Résolu à débarrasser l'Allemagne de la dictature, Stauffenberg voit dans Hitler « un homme que Satan possède tout entier » [« Nous avons procédé à un examen général devant Dieu et devant notre conscience. Il faut que nous réalisions nos plans, car cet homme (Hitler) est le mal en soi »]. Il dit à Jakob Kaiser, syndicaliste engagé dans la conjuration : « Nous nous sommes assurés devant Dieu et devant notre conscience que cela doit se passer (es muss geschehen), car cet homme est un démon ».

    Comme le note Renate Böschenstein :

    « Formé à l'image du vrai héros, en homme de haute culture, Stauffenberg a bien vu que les nazis n'étaient qu'une contrefaçon du modèle et dès lors, c'était à lui de jouer le rôle que Hölderlin a toujours imparti à ses héros grecs : le tyrannicide » (in : République Internationale des Lettres n°6, 1994).

    Ainsi, c'est cet homme mutilé, un bandeau noir sur l'œil, qui va insuffler une énergie nouvelle à la résistance civile et militaire, en organisant la mise en œuvre des projets de la conjuration. Dans les semaines qui précèdent l'opération “Walküre”, Stauffenberg prend le temps de rédiger le texte d'un credo politique qui, sous la forme d'un serment, devait servir de base politique sur laquelle se fédèrent la vieille Allemagne et l'Allemagne post-hitlérienne :

    « Nous voulons un ordre nouveau qui fasse de tous les Allemands le support de l’État et qui soit le garant du droit et de la justice (…) Nous voulons un peuple qui plongeant ses racines dans la terre de la patrie, ne s'éloigne pas des forces naturelles, qui trouve son bonheur et sa satisfaction en agissant dans le cadre de vie donné et qui, fier et libre, surmonte les penchants méprisables à l'envie et à la malveillance. Nous voulons des dirigeants qui, issus de toutes les couches du peuple, et unis aux puissances divines, soient placés à la tête des autres par leur générosité, leur sens du sacrifice et de la discipline ».

    [ci-dessous : Stauffenberg (à g.) et AH (à d.) à Wolfsschanze (Tanière du Loup), QG du chancelier en Prusse-Orientale, le 15 juillet 1944]

    WolfsschanzeLe 1er juillet 1944, Claus von Stauffenberg devient colonel (Oberst). Le général Olbricht le fait nommer dans l'état-major de l'armée de réserve (Ersatzheer), auprès du général Fromm, à Berlin. Stauffenberg devient, parmi les officiers conjurés, la principale personnalité de l'opposition anti-hitlérienne. Son poste lui permet d'assister aux conférences du haut état-major de la Wehrmacht (OKW = OberKommando der Wehrmacht), auxquelles Hitler participe, à Rastenburg (Prusse-Orientale) [à 500 km de Berlin]. Ainsi, Stauffenberg peut fixer, avec le colonel Albrecht Mertz von Quirnheim, les modalités de l'opération “Walküre” (Plan officiel, établi à l'origine en cas de désordres à l'intérieur du Reich — révoltes dans les camps de prisonniers et dans les camps de concentration, séditions, mutineries… — entraînant la mise en alerte de toutes les troupes stationnées en Allemagne, en court-circuitant l'OKW, les instances exécutives du NSDAP et de l’État). Les conjurés souhaitaient ainsi user d'un dispositif légal, prévu pour les situations de crise, afin de renverser le régime nazi. Chaque membre de la conjuration a un rôle imparti, à son niveau de responsabilité ; le dispositif et les explosifs sont prêts.

    Le 5 juillet 1944, lorsque Julius Leber, qui était devenu un ami de confiance, est arrêté, Stauffenberg fit transmettre un message à Frau Leber : « Nous sommes conscients de notre devoir ».

    Sans illusions sur la valeur des autres conjurés, il confiera à son épouse, peu avant la date fatidique de l'attentat : « Ce qu'il y a de plus terrible, c'est de savoir que cela ne peut réussir, mais qu'il faut néanmoins le faire pour notre pays et pour nos enfants ». Pour Stauffenberg, subir passivement la honte et l'oppression est pire que l'échec. L'action seule engendre la liberté intérieure et extérieure. La date de l'opération est fixée, après plusieurs contre-temps, le 20 juillet 1944. Stauffenberg est chargé de placer, à Rastenburg, la bombe destinée à tuer Hitler. En lui résonnent, la veille de ce jour décisif, les hymnes tragiques du poète Stefan George : « Il faut seller les chevaux noirs ; galoper aux champs d'épouvante jusqu'à nous perdre en marécages ou mourir frappés de la foudre ».

    Le matin du 20 juillet, vers 6 heures, Claus von Stauffenberg quitte son domicile de Wannsee (Berlin), embrassant, pour la dernière fois, Nina et ses enfants. Rejoint par son officier d'ordonnance, Werner von Haeften, il se dirige vers l'aéroport de Rangsdorff où il prend l'avion en direction du Quartier-Général d'Hitler, en Prusse-Orientale. Stauffenberg emporte avec lui les explosifs et 2 détonateurs.

    [ci-dessous : schéma de la salle, mesurant 9 m sur 4.5 m. le jour de l'attentat.  Hitler a réuni son état-major autour d'une longue table ovale reposant sur 2 supports massifs. Lorsque von Stauffenberg s'assoit à 12h37, le général Adolf Heusinger, chef d'état-major adjoint de la Wehrmacht, parle de la situation militaire sur le front soviétique, en se penchant fréquemment sur la carte géographique placée sur la table. À 12h40, von Stauffenberg se glisse hors de la pièce sans être remarqué. Heinz Brandt se penche sur la table pour mieux voir la carte, et heurte du pied la serviette piégée, puis se baisse et la pousse contre le bord extrême du socle droit. C'est ce geste qui a probablement sauvé la vie de Hitler, ce dernier confiant un peu plus tard à Mussolini en visite que c'est là un signe du Destin]

    Geheimes DeutschlandParvenu à Rastenburg vers 10h30, il se restaure au mess des officiers, puis rencontre le commandant en chef de la Wehrmacht, le Feldmarschall Wilhelm Keitel. Il est midi. La conférence journalière doit débuter à 12h30 [au lieu de 13 h, et, en raison de la chaleur, dans un baraquement en bois au lieu du bunker]. Arrivé à 12h35 devant la salle où se tient la réunion, Stauffenberg s'isole quelques instants dans une pièce annexe du baraquement. Là, aidé par [Werner von Haeften] son officier d'ordonnance, il amorce le détonateur de l'une des 2 bombes qu'il place dans sa sacoche. Il entre alors dans la salle de conférences à 12h37. Keitel le présente à Hitler [en tant que chef d'état-major du général Fritz Fromm], entouré d'une vingtaine d'officiers. Tenant sa serviette piégée avec son bras valide, Stauffenberg la dépose discrètement contre un pied de la table autour de laquelle a lieu la conférence, à proximité du dictateur (la serviette sera déplacée malencontreusement par un officier, après le départ de Stauffenberg, qui la placera contre l'extérieur du pied de la table, l'éloignant ainsi d'Hitler), et, peu après, prétexte un appel téléphonique important de Berlin pour sortir du baraquement et rejoindre Werner von Haeften.

    À 12 h 42, une forte explosion dévaste la salle de conférences. Le plafond est crevé, le plancher enfoncé, les fenêtres pulvérisées [amortissant ainsi l'effet de souffle] et la table brisée. Les hommes sont projetés au sol, au milieu des flammes et des décombres (Hitler n'est que légèrement blessé : brûlures superficielles, quelques contusions et les tympans déchirés ; le pied de la table l'a protégé).

    Certains ont prétendu que Stauffenberg aurait dû se sacrifier lui-même, en tuant Hitler directement. Mais, n'ayant plus que 3 doigts, il ne pouvait l'abattre avec un revolver. Il fallait donc recourir à une bombe à retardement, d'autant que la présence de Stauffenberg, après l'attentat, était cruciale pour mener à bien l'opération “Walküre”.

    Convaincus qu'il n'y a pas de survivants, Stauffenberg et Haeften gagnent en voiture la sortie du périmètre de sécurité de Rastenburg. Lors des contrôles pour la sortie, ils réussissent l'exploit de passer en faisant valoir une mission urgente. À 12h44, le seuil du Quartier-Général est franchi, et la voiture de Stauffenberg se dirige vers l'aérodrome. Le processus qui suit l'attentat doit être déclenché afin de lancer l'exécution du coup d'état. Arrivé à l'aérodrome à 13h15, Stauffenberg délivre le message codé “Walküre” au Bendlerblock (le quartier-général des conjurés au ministère de la guerre), à Berlin, au général Olbricht, puis s'envole vers la capitale. Pendant son voyage, il ne peut être informé de l'échec de l'attentat. À Rastenburg, le général conjuré Fellgiebel est bloqué par l'arrêt de toutes communications (les transmissions reprennent vers 16 h) entre le QG et l'extérieur.

    À 15h30, Stauffenberg arrive à Berlin, au Bendlerblock. Il apprend que l'opération “Walküre” est au point mort. Les officiers conjurés (Olbricht, von Quirnheim, Hoepner, Beck) n'ont pas agi. Le commandant en chef de l'armée de réserve, Friedrich Fromm, seul habilité à lancer l'ordre officiel de mobilisation des troupes stationnées en Allemagne, a reçu un message de Keitel qui lui apprend que Hitler a survécu à l'attentat, et refuse en conséquence d'entrer dans la conjuration. Stauffenberg le fait arrêter.

    Les ordres “Walküre” sont émis, mais les messages envoyés aux unités de réserve (portant notamment sur le désarmement des unités de Waffen SS, l'arrestation de tous les Gauleiter, préfets de police, chefs de la Gestapo et des camps de concentration et d'extermination) restent lettre morte. Tout le monde est dans l'expectative, dans l'attente de nouvelles définitives de Rastenburg (en France, à Paris, le général von Stülpnagel prend l'initiative de faire emprisonner les membres de la Gestapo et de neutraliser les bataillons SS, avant de les relâcher à l'annonce de Rastenburg).

    À 17 heures, la confusion règne à la Bendlerstrasse. L'opération “Walküre” s'enlise. Stauffenberg tente de faire parvenir des ordres aux commandants des régions militaires, sans résultats.

    À 18h45, un premier bulletin d'information passe à la radio : « Le Führer a échappé à un attentat ». Les conjurés ne se sont pas occupés de la Maison de la Radio à Berlin, tandis que les communications sont rétablies à Rastenburg. Les troupes de la garnison de Berlin — le Wachbataillon “Grossdeutschland” — commandé par le Major Otto-Ernst Remmer, contrôle le quartier gouvernemental dans le cadre du plan officiel “Walküre”. Remmer ignore tout de la conjuration. Alerté par l'annonce de l'attentat raté, il fait stopper l'avancée de ses troupes et se présente chez Goebbels (que les conjurés n'ont pas pensé à arrêter !), au Ministère de la Propagande. Celui-ci fait appeler Rastenburg, et Remmer parle à Hitler en personne. Il a ordre de diriger son bataillon vers le Bendlerblock et d'arrêter les conjurés.

    Entre-temps, von Quirnheim a eu la confirmation de l'échec de l'attentat, et le Feldmarschall von Witzleben s'est brièvement entretenu avec le général Beck, comprenant que l'opération “Walküre” est un fiasco. Vers 20h35, un télex de Keitel fait savoir que Himmler, Reichsführer SS, vient d'être nommé, avec effet immédiat, chef de l'Ersatzheer. Les ordres signés von Witzleben ou Hoepner (devenu chef de l'armée de réserve) doivent être ignorés.

    Si Olbricht et Stauffenberg tentent l'impossible pour sauver la situation, Beck est résigné : la conjuration a échoué. Les hésitations, les improvisations ont rendu vaine l'opération ; les conspirateurs n'ont pu tirer profit de la neutralisation, pendant quelques heures, des structures hiérarchiques du régime. Stauffenberg fut le seul qui était à la hauteur de ce jour fatidique.

    Les officiers et les soldats réticents qui ignoraient le double sens de l'opération “Walküre” se procurent des armes et prennent d'assaut les bureaux où sont rassemblés les conjurés : éclats de voix, coups de feu et confusion ; tous les conjurés sont arrêtés, tandis que Fromm est libéré. Bien que blessé au bras pendant son arrestation, Stauffenberg n'en garde pas moins son flegme (il empêche notamment Werner von Haeften d'abattre, dans un sursaut de désespoir, le général Fromm, en dépit du dégoût que lui inspire ce personnage lâche et servile). Fromm [pour se débarrasser de ces témoins dangereux] fait condamner à mort, sur le champ, Stauffenberg et les 3 officiers qui dirigeaient les opérations à la Bendlerstrasse — Olbricht, Haeften et Quimheim. Beck est contraint au suicide.

    Stauffenberg est conduit, avec les 3 autres officiers conjurés, dans la cour du Bendlerblock. Vers 23h50, le peloton d'exécution se met en place, à la lumière des phares des véhicules blindés du Wachbataillon qui stationnent dans l'enceinte du ministère.

    Une dernière fois, avant que ne retentisse la salve meurtrière, Stauffenberg rassemble toutes ses forces puis s'écrie : « Es lebe das heilige Deutschland ! » (Vive la Sainte Allemagne !). Puis le héros s'effondre sous les balles de ses assassins.

    Dès lors les nazis allaient exercer leur cruauté sur tous les proches des conjurés. Par ordre expresse d'Hitler, les représailles familiales sont instituées : la Sippenhaftung (arrestation des parents) et la Blutrache (vengeance du sang) sont mises en œuvre. Himmler annonce [le 3 août 1944] que « la famille Stauffenberg sera anéantie jusqu'à son dernier membre ». Le frère de Claus, Berthold, est pendu le 10 août 1944. Nina von Stauffenberg [1913-2006] est arrêtée et emprisonnée (elle met au monde son 5ème enfant, Konstanze, en prison [le 27 janvier 1945]). Ses enfants lui sont enlevés et transférés, sous un autre nom, dans un foyer d'éducation national-socialiste [elle les retrouvera après la guerre]. Toutes celles et tout ceux qui appartiennent à la famille Stauffenberg sont arrêtés et envoyés dans le camp de concentration de Stutthof (Prusse-Orientale) puis de Buchenwald (Thuringe). C'est notamment au cours de ces terribles évènements que le dernier frère de Claus en vie, Alexander, rencontrera la fille d'Ulrich von Hassell, Fey, qu'il soutiendra et protègera pendant toute leur captivité commune (Fey von Hassell, Les Jours sombres, Denoël, 1999).

    L'infamie et la perversité dans le crime seront poursuivies jusqu'à leur extrémité par l'ex-éleveur de poulets, Heinrich Himmler, archétype de l'être sadique et frustré, aux pathologies physiques et mentales évidentes, qui avait trouvé dans le régime hitlérien l'occasion d'assouvir ses fantasmes de domination. En effet, celui-ci ordonne que le corps du héros fusillé, sommairement inhumé la nuit du 20 au 21 juillet 1944, soit déterré et que le cadavre soit brûlé et les cendres dispersées au-dessus d'un champ d'épandage, quelque part en Allemagne. Jusque dans la mort, les nazis poursuivront de leur haine un homme qui incarnait l'exact contraire de leur sombre idéologie.

    [ci-dessous : le général Henning von Tresckowpour pour qui ce qui a compté « c'est que la résistance allemande ait osé aux yeux du monde le coup de dés décisif. (...) Maintenant tout le monde va nous tomber dessus et nous insulter. Mais je demeure fermement convaincu que nous avons bien agi. Pour moi, Hitler n'est pas seulement l'ennemi juré de l'Allemagne, mais aussi l'ennemi juré du monde. En entrant dans notre groupe, nous avons tous revêtu la tunique de Nessus. La valeur morale d'un homme ne commence que lorsqu'il est prêt à donner sa vie pour ses convictions », écrit dans son testament le conjuré, peu avant de se suicider, le 21 juillet 1944]

    Henning_v._TresckowTheodor Heuss écrit, à propos du 20 juillet 1944 : « En même temps où le déshonneur et le sens brutal, petit, lâche de la puissance avait souillé et sali le nom allemand », quelques hommes se sont sacrifiés par « volonté pure d'arracher l’État au mal meurtrier et de sauver le Vaterland [patrie] de l'anéantissement ». Ce fut l'effort héroïque de quelques uns pour briser les chaînes que le peuple allemand s'était donné. Gavées d'une propagande qui fermait hermétiquement la voie à la vérité, et soumises à un régime de terreur qui empêchait l'extension du mouvement de résistance, les masses ne se sont pas révoltées, tandis que l'élite de l'Allemagne rentrait en rébellion. Cette révolte de la conscience aura pour objectif de sauver de nombreuses vies humaines et l'honneur d'un pays compromis avec un ramassis de délinquants criminels. Le cauchemar hitlérien laisse comme bilan un peuple épuisé ; une Allemagne devenue champ de ruines ; un pays exsangue, occupé, démantelé, divisé et traumatisé par l'horreur d'une guerre apocalyptique.

    « Claus von Stauffenberg, disciple de Stefan George, le poète inspiré d'une nouvelle noblesse sacrifiée » (in : Dominique Venner, Histoire d'un fascisme allemand. Pygmalion. 1996 [du même auteur, cf. aussi L'imprévu dans l'histoire, PG de Roux, 2012, p. 194]) aura été jusqu'au terme de l'enseignement du poète et de son idéal. Il a offert sa vie pour la rédemption des générations futures, afin qu'elles puissent fonder leur existence non pas sur la négation de leur histoire et de leur origine, mais sur la voie de cette autre Allemagne, qui incarnait la légitimité et l'essence même du génie allemand, dans un monde en proie au Chaos.

    ► Jean-François Thull, Le Baucent n° 19, 2000.

    ◘ Sources :

    • Peter Steinbach, Gedenkstette Deutscher Widerstand (Hellmich, 1990)
    • Harald Steffahn, Claus Schenk Graf von Stauffenberg (Rowohlt, 1994)
    • Gérard Sandoz, Ces Allemands qui ont défié Hitler (Pygmalion, 1995)
    • Peter Steinbach, Johannes Tuchel, Widerstand in Deutschland 1933-1945 (Beck, 1997)
    • Christine Levisse-Touzé & Stefan Martens, Des Allemands contre le nazisme (Albin Michel, 1997  )      

     


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