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Thule-Gesellschaft
La Société Thulé : légende, mythe et réalité
[ci-contre : Emblème de l'organisation paramaçonnique munichoise Société Thulé (fondée en 1918) représentant le svatiska dextrogyre aux branches recourbées, rayonnant et surplombant un poignard. La date du dessin est indiquée : 1919. Le svastika, courant dans l'iconographie aryosophiste de l'époque, sera repris comme croix gammée par le NSDAP. Peut-on considérer l'ésotérisme nordiciste comme préfigurant le régime hitlérien qui en serait le versant exotérique ? Une étude récente aide à faire la part du mythe et de la réalité sur ce sujet. En voici la recension]
Il n'y a pas une organisation qui a autant fait spéculer et autant alimenter les imaginations fertiles que la “Thule-Gesellschaft”. Selon leur provenance politique ou idéologique, les auteurs, qui en traitent, disent tantôt qu'elle est un ordre occulte, une secte, tantôt qu'elle a été l'avant-garde intellectuelle, voire le moteur secret qui téléguidait en coulisses la marche en avant de la NSDAP hitlérienne. La littérature consacrée à cette organisation est désormais assez importante, mais, malgré cette ampleur relative, on peut dire que le mystère et/ou le flou qui entourent cette organisation défunte n'ont pas été dissipés. Les affects des auteurs (favorables ou défavorables) oblitèrent encore et toujours la recherche sur cette question et empêchent tout jugement serein.
Detlev Rose, auteur du livre Legende, Mythos und Wirklichkeit der Thule-Gesellschaft (Grabert Verlag, 1994), peut revendiquer, pour lui-même, d'avoir enfin comblé, de manière convaincante, une lacune dans l'historiographie contemporaine relative à ces questions. Son écriture est analytique et précise, ses jugements sur les faits sont prudents, on ne peut pas lui reprocher de prendre parti ou de fantasmer.
Pour ce que l'on allait appeler plus tard la “Société Thulé”, un homme revêt une importance capitale : Theodor Fritsch, que l'on décrit généralement comme « le principal antisémite allemand avant Hitler ». Il fait irruption sur la scène politico-intellectuelle de son pays à une époque que Detlev Rose décrit comme « le début d'un tournant stratégique définitif » pour le mouvement nationaliste et folciste (völkisch) en Allemagne. Concrètement, Rose désigne l'année 1912, où les sociaux-démocrates deviennent la faction la plus forte du Reichstag et où les premiers symptômes d'une grave crise internationale pointent à l'horizon. Cette époque est celle où l'Allemagne se sent menacée et encerclée par les puissances voisines.
“Un puissant mouvement extra-parlementaire”
Cette constellation crée un climat propice à l'éclosion de toutes sortes de théories du complot, qui ont dès lors connu une haute conjoncture. Du point de vue folciste (völkisch), ce sont surtout les francs-maçons et les juifs qui auraient supposément comploté contre l'Allemagne. Fritsch, dans ce contexte, était un élément moteur de l'antisémitisme. Son objectif était d'établir l'antisémitisme comme « un puissant mouvement extra-parlementaire ». Il voulait réformer la société allemande en se basant sur les données raciales. Concrètement, cela signifiait que les Juifs ne pouvaient plus avoir de place dans la vie publique allemande. La pensée de Fritsch était influencée par les théories biologiques sur les races, notamment celles que propageait le philosophe Houston Stewart Chamberlain.
Logique avec lui-même, Fritsch a tenté de rassembler en un seul mouvement tous les activistes antisémites. Ce projet, le maître ès-étalonnage Hermann Pohl de Magdebourg le réalisera. L'objectif principal du programme du Germanen-Orde (L'Ordre des Germains), qu'il avait fondé, était de surveiller et de combattre les Juifs en Allemagne. Seules des “natures germaniques” pouvaient être acceptées comme membres au sein de cet Ordre, c'est-à-dire des hommes et des femmes que la nature avait pourvu d'yeux bleus et de cheveux blonds. La situation de l'Ordre est vite devenue problématique pendant la Première Guerre mondiale, lorsque la moitié des membres sont mobilisés et envoyés à la guerre. L'Ordre a connu dès 1914 de sérieuses difficultés financières. Le Grand-Maître Pohl, vu cette situation financière déplorable, subit des critiques de plus en plus sévères et finit par être démis de ses fonctions.
Glauer, alias “Sebottendorf”
Pohl réagit à cette exclusion en provoquant une scission dans l'Ordre. À cette époque, survient un homme qui se fera un nom en tant que président et fondateur de la Société Thulé : Rudolf von Sebottendorf [ci-contre], né Adam Glauer (1875-1945). La place nous manque, dans le cadre de ce bref article, pour évoquer toutes les vicissitudes de la vie mouvementée de cet homme. En résumé : Sebottendorf se met à déployer un zèle étonnant dans ses activités au bénéfice de l'aile demeurée fidèle à Pohl dans le Germanen-Orde. Cette aile acquiert dès lors une importance sans cesse croissante.
À la fin de la Première Guerre mondiale, la situation devient critique : la révolution spartakiste provoque une hémorragie de membres. Dans cette situation, Sebottendorf décide, pour des raisons de camouflage, de prendre le nom de “Société Thulé”. L'emblème de cette “nouvelle” société est une croix gammée aux branches arrondies avec épée.
Fer de lance d'une “contre-révolution” ?
Pour l'extérieur, on essayait de donner l'impression que la société existait uniquement pour favoriser des recherches scientifiques sur l'histoire allemande et pour promouvoir de toutes manières jugées opportunes le peuple allemand (la race germanique) en tant que tel. En réalité, cette Société Thulé se concevait comme le fer de lance d'une contre-révolution, qui, aux yeux de ses membres, s'avérait nécessaire, car la situation sociale et politique, dans l'Allemagne vaincue de 1918 et 1919, s'éloignait de jour en jour des objectifs jadis fixés par le Germanen-Orde.
Quand le publiciste israélite Kurt Eisner devient Premier ministre de Bavière pour le compte de l'USPD (les sociaux-démocrates radicaux qui s'étaient désolidarisés de la SPD), et cherche à fusionner système parlementaire classique et républicanisme des conseils de facture bolchevique, en coulisses, la faction des “ennemis du peuple”, appartenant à la Société Thulé, semblaient prendre le contrôle de la situation. En effet, les efforts de la société pour abattre la république des conseils de Munich avaient été considérables ; sa stratégie n'était toutefois pas la « terreur à objectif précis », comme le constate Rose. Malgré toutes les suppositions qui ont été énoncées, rien de clair ne peut être dit sur la participation éventuelle de la Société Thulé dans l'attentat qui a coûté la vie à Kurt Eisner [le 21 février 1919].
Une fois la république des conseils de Munich abattue, la Société Thulé semble effectivement avoir atteint son objectif, accomplie la mission qu'elle s'était donnée, et ne s'occupe plus que d'activités fort modestes. Ce qui permet d'affirmer que le développement ultérieur du national-socialisme ne lui doit vraiment pas grand chose et que ce mouvement politique a suivi sa logique et ses dynamiques propres, sans la tutelle d'une société à vocation ésotérique.
Une signification marginale
Dès lors, pour en arriver au cœur de la problématique et du “mythe” qui s'y accroche, posons la question : quel rôle cette Société a-t-elle joué en tant qu'élément précurseur du national-socialisme ? Rose nous brosse un tableau bien moins coloré et fantasmagorique que celui que nous font miroiter les interprétations habituelles (ndlr : néo-nazies exaltées ou anti-fascistes tourmentées par de nouvelles théories du complot) . Il constate : « Nous ne pouvons parler ni d'une idéologie unitaire ni d'une Weltanschauung originale dans le cas de la Société Thulé ». Pour Rose, la Société Thulé ne revêt qu'une signification marginale dans le processus général d'émergence du national-socialisme. (*)
À propos de la Société Thulé, on ne peut nullement parler d'une « influence téléguidée, dûment planifiée, aux objectifs précis, visant à piloter la NSDAP ». Bon nombre d'auteurs se sont laissé piéger par Sebottendorf [ci-haut], qui a donné trop d'importance à la Société Thulé dans son livre Bevor Hitler kam (tr. fr. : Avant que Hitler ne vienne) [1933]. Sebottendorf, notamment, exagère et extrapole en écrivant que certains membres en vue de la NSDAP, comme Rudolf Hess ou Hans Frank, étaient membres de la Société Thulé.
Les élucubrations de Rauschning
Rose a également abordé la question cruciale des racines prétendument occultes du national-socialisme ; évoquons rapidement ses arguments : avec des phrases claires, Detlev Rose écrit que les cent conversations que Hermann Rauschning aurait, paraît-il, eues avec Hitler, ne sont que des élucubrations, notamment quand Rauschning parle des “tendances occultistes” de Hitler (« Hitler aurait été l'instrument de “forces mystérieuses” »). Pourtant, ces conversations, vraisemblablement fausses, ont été décrites par l'historien Theodor Schieder, décédé en 1984, comme des « documents attestant de sources indubitables et de grande valeur ». À la lumière des recherches de Rose, on peut dire désormais que Schieder a malheureusement répandu et consolidé, par son autorité, une « grossière falsification de l'histoire ».
Tentons une synthèse : l'écriture claire et précise de Rose, qui évite toute jactance et toute grandiloquence, rend son livre indispensable pour tous ceux qui veulent jeter un regard critique ou s'informer sur les racines prétendument occultes ou ésotériques du national-socialisme.
► Michael Wiesberg, Nouvelles de Synergies Européennes n°44, 2000.
(article paru dans Junge Freiheit n°3/1995. Tr. fr. : RS)
* Nicholas Goordick-Clarke minimise également l’influence des cercles ésotériques dans l’essor du nazisme. Les Racines occultistes du Nazisme : Les Aryosophistes en Autriche et en Allemagne (1890-1935), Pardès, 1989. [analyse critique] [version anglaise].
◘ Pour prolonger :
- « Sur deux approches de l'idéologie nazie », P. Baillet, in : Catholica n°106
- « L’ésotérisme nazi : Entre pensée völkisch et phantasme », du doxographe S. François, 2013
◘ S'appuyant, entre autres, sur les travaux de Raoul Girardet, l'essayiste A. de Benoist se livre à une psychologie, pour ne pas dire à un psychologisme, du conspirationnisme. Extrait sur le thème de notre entrée :
« Un autre exemple que l’on peut encore citer concerne précisément le IIIe Reich. Il s'agit de cette littérature foisonnante, inaugurée dans une certaine mesure par Le matin des magiciens (1960), qui tend à représenter le régime hitlérien comme une entreprise manipulée en sous-main par des “supérieurs inconnus”, détenteurs de “pouvoirs magiques” (hérités, le cas échéant, de “maîtres tibétains” !). Cette thèse, sans cesse ressassée sous les variantes les plus diverses, a donné naissance à une multitude d'ouvrages dont les auteurs se recopient les uns les autres sans jamais vérifier leurs sources et relève elle aussi, sans conteste, du délire d'interprétation conspirationniste. On y fait en général grand cas des sectes ariosophiques (*) du début du siècle et des tendances les plus extravagantes de la mouvance völkisch. On y répète, par ex., que Hitler fut “initié” à la Société Thulé (Thule-Gesellschaft) par l'intermédiaire du géopoliticien Karl Haushofer, qui en aurait fait le “centre magique du nazisme”. Des auteurs plus rigoureux, comme Nicholas Goodrick-Clarke, ont fait justice de ces assertions plus sensationnelles les unes que les autres, qui n’ont que l’inconvénient d’être dépourvues de tout fondement. Indépendamment du fait que Hitler fit constamment preuve d’un méprisant dédain pour les illuminés völkisch, on sait aujourd'hui très bien que la Société Thulé fut un groupuscule munichois sans grande audience qui disparut dès 1925, et que Haushofer n'y appartint jamais ni de près ni de loin. Mais ces démentis n'ont évidemment pas suffi à mettre un terme à la spéculation. Comme toutes les théories conspirationnistes, la thèse du “nazisme magique” a probablement encore de beaux jours devant elle. »
► Alain de Benoist, extrait de : « Psychologie du conspirationnisme », in : Politica Hermetica n°6, 1992. Repris dans : Critiques - Théoriques, L'Âge d'Homme, 2002.
[addenda d'AdB, 2013] [critique du texte]
* ariosophique (ou aryosophiste, sur le modèle de gymnosophiste) signifie : concernant la connaissance secrète relative aux Aryens.