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Par EROE le 28 Juillet 2020 à 07:00
Considéré comme gourou par les uns, libre penseur par d'autres, Jiddu Krishnamurti (1895-1986) est un philosophe spiritualiste d'origine indienne promoteur d'une éducation alternative. Apparue au sein de la théosophie et de la contre-culture des années 1960, sa pensée exerça une influence notable sur des auteurs et des personnalités de différentes disciplines. D'abord présenté dès son adolescence par la société théosophique de l'époque comme un messie potentiel, il a opéré un revirement un peu plus tard pour développer une thèse radicalement opposée, reposant principalement sur l'idée qu'une transformation de l'humain ne peut se faire qu'en se libérant de toute autorité. Sa conviction était qu'un tel changement devait passer par une transformation de ce qu'il appelait le « vieux cerveau conditionné de l'homme » (« mutation de la psyché ») afin d'accéder à une liberté que ni les religions, ni l'athéisme, ni les idéologies politiques ne seraient capables de produire, puisque, selon lui, elles ne font que perpétuer les conditionnements. « Ce dont nous devons nous rendre compte c’est que nous ne sommes pas seulement conditionnés par le milieu : nous “sommes” le milieu ; nous ne sommes pas une chose différente de lui. Nos pensées et nos réactions sont conditionnées par les valeurs que la société, dont nous sommes partie intégrante, nous a imposées. »
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Krishnamurti
Sous une forme réduite, le phénomène messianique n’est pas rare de nos jours, partout où l’on se met en quête de gourous ou d’êtres présumés tels. Dans la plupart des courants spiritualistes, lorsque ce ne sont pas l’étrangeté et le charme de doctrines “occultes” qui attirent les âmes, la même fonction est remplie par un vague désir messianique, qui se concentre sur des chefs de sectes et d’écoles et les enveloppe de l’auréole miraculeuse du “Maître” ou de “l’Adepte”. Ce phénomène était d’ailleurs devenu conscient et systématique dans le théosophisme. Convaincus de la nécessité d’un nouvel “Instructeur du Monde”, les théosophes s’étaient mis à en préparer l’avènement, créant à cette fin une association mondiale — l’Ordre de l’Étoile d’Orient —, laquelle, selon l’oracle d’Annie Besant, finit par désigner un jeune hindou capable d’incarner l’entité attendue.
Il s’agit de Krishnamurti, qui d’ailleurs, une fois adulte et pleinement conscient, prit résolument, avec une indéniable force de caractère, une nouvelle direction, provoquant ainsi un coup de théâtre. Cette nouvelle direction, typique du caractère ambigu du néo-spiritualisme, mérite d’être examinée ici brièvement.
À l’occasion d’un camp organisé à Ommen, en Hollande, en 1929, Krishnamurti décida de dissoudre l’Ordre de l’Étoile, tout en énonçant franchement son credo. Voici quelques-unes de ses paroles :
« Comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai qu’un but : rendre l’homme libre, l’inciter à la liberté, l’aider à s’affranchir de toutes les limitations, car cela seulement lui donnera le bonheur éternel, la réalisation inconditionnée du soi (…). Vous êtes habitués à l’autorité ou à l’atmosphère de l’autorité (…). Vous voulez avoir des Dieux : de nouveaux Dieux au lieu des anciens, de nouvelles religions au lieu des anciennes, de nouvelles formes au lieu des anciennes — tous également sans valeur, tous des barrières, des limitations, des béquilles (…). Vous dépendez tous, pour votre vie spirituelle, de quelqu’un d’autre et, bien que vous ayez tout préparé pour moi depuis dix-huit ans, lorsque je viens vous dire qu’il faut rejeter tout cela et chercher en vous-mêmes l’illumination, la gloire, la purification, l’incorruptibilité du soi, pas un de vous n’accepte de le faire (…). Alors, à quoi bon votre organisation ? (…). La Vérité est un pays sans chemins, que l’on ne peut atteindre par aucune route, quelle qu’elle soit : aucune religion, aucune secte (…). Mais ceux qui vraiment désirent comprendre, qui s’efforcent de trouver ce qui est éternel, sans commencement ni fin, ceux là marcheront ensemble avec une plus grande ardeur, une plus grande intensité, et seront un danger pour tout ce qui n’est pas essentiel, pour les irréalités, pour les ombres ».
En eux-mêmes, ces mots semblent l’expression d’une réaction salutaire non seulement contre le messianisme théosophiste, mais aussi, plus généralement, contre l’attitude extravertie dont nous avons parlé il y a peu. Deux points doivent cependant être soulignés.
Le premier point, c’est que, malgré tout, les choses n’ont guère changé après ces déclarations de Krishnamurti. Comme avant, il y a eu des congrès et de grands rassemblements de disciples enthousiastes, centrés sur sa personne. Une “Fondation Krishnamurti” fut créée, qui se proposa aussi d’acquérir un terrain en Angleterre afin d’y installer, selon le vœu de Krishnamurti lui-même, un centre destiné à diffuser ses idées. Des livres ont paru, portant des titres comme L’Instructeur du monde, Krishnamurti (L. Rehault), Krishnamurti, le miroir des hommes (Y. Achard), Krishnamurti, psychologue de l’ère nouvelle (R. Linssen), etc.
Le “mythe” s’est donc reconstitué, Krishnamurti a continué à jouer au “Maître” en tant qu’annonciateur d’une nouvelle vision de l’existence. On a dit que tout cela était faux, car le “nouveau” Krishnamurti ne prétend pas remplacer l’individu, mais l’inciter à prendre plus profondément conscience de soi, de manière autonome. Cet hindou ne se serait présenté que comme un exemple et n’aurait agi qu’en tant que “catalyseur spirituel” sur ceux qui venaient l’écouter. Or, on ne peut concevoir quelque chose de ce genre que dans le cas de centres restreints et à l’écart, tels certains ashrams hindous et certains groupes initiatiques dans lesquels une personnalité supérieure peut effectivement créer, sans prêcher, une atmosphère quasi magnétique. Cela est en revanche difficile à concevoir dans le cas d’un homme qui se met à prononcer des conférences aux quatre coins du monde profane et devant un large public, même et y compris dans des théâtres et des universités. En dernier lieu, Krishnamurti a fini par attirer l’attention d’un public de snobs, quelque part entre l’intellectualisme et les mondanités. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Krishnamurti s’est prêté à ce jeu, tenant le rôle habituel du “Maître” tout en étant celui qui proclame qu’il ne faut pas chercher de Maître.
Le second point à souligner, c’est que Krishnamurti, malgré tout, expose un enseignement, une doctrine, laquelle n’a guère été modifiée depuis le début et qui se caractérise par des ambiguïtés très dangereuses.
Libérer la Vie de la prison du Moi — voilà en résumé ce que Krishnamurti annonce. La Vérité, pour lui, c’est la Vie, et la Vie est aussi Félicité, Pureté, Éternité et plusieurs autres choses encore, présentées comme des quasi-synonymes. En outre, libérer la Vie et libérer le Moi, c’est tout un ou presque, car Krishnamurti, au fond, insiste sur la distinction entre un faux Moi personnel et un Moi éternel, lequel ne fait qu’un avec la Vie et, à travers elle, avec le principe de chaque chose. À ce Moi, c’est-à-dire à la Vie, l’homme a imposé toutes sortes de contraintes : croyances, préférences, habitudes ataviques du cœur et de l’esprit, attachements, conventions, scrupules religieux, craintes, préjugés, théories, liens et exclusivismes en tout genre. Autant de barrières à détruire pour se retrouver, pour réaliser ce que Krishnamurti appelle “l’unicité individuelle” — the individual uniqueness. Mais ce “soi-même”, qui équivaut d’ailleurs au “Moi de tout, à l’unité absolue avec toutes les choses, à la fin du sentiment de séparation” [1], se distingue-t-il vraiment de quelque chose comme l’élan vital de Bergson ou de l’objet des toutes nouvelles religions, plus ou moins panthéistes et naturalistes, de l’irrationnel et du devenir ? De quel droit l’appelle-t-on “Moi” ? Ce qu’on peut précisément qualifier de “Moi”, au fond, n’est peut-être, pour Krishnamurti, qu’un principe négatif, une superstructure qui, bâtie sur des préjugés, peurs et conventions, étouffe ce qui seul serait réel, la Vie. N’est-ce pas là exactement ce qu’enseignent la psychanalyse et l’irrationalisme ?
Krishnamurti ne nous dit rien qui nous permettrait de saisir ce qu’il entend par “être soi-même”, par “unicité individuelle”, alors même que la perfection et le but sont conçus comme simple vie indifférenciée, protéiforme, semblable, selon les mots mêmes de l’auteur hindou, à l’eau courante qui coule toujours et n’est jamais tranquille, à une flamme sans forme définie, évanescente, changeante d’instant en instant, donc indescriptible, impossible à circonscrire, fuyante. À partir de là, conférer à la Vie l’attribut de Félicité, de joie libre et extatique lorsque toute opposition est surmontée, lorsqu’aucune limite, aucune digue n’entrave plus rien, de sorte que la Vie peut se manifester et se répandre sans effort comme pure spontanéité — voilà qui peut se justifier.
Mais alors on ne peut pas parler aussi d’incorruptibilité, d’éternité, d’authentique libération par rapport à la loi du temps. On ne peut pas vouloir simultanément ce qui devient et ce qui est, ce qui se modifie sans cesse et ce qui est éternel et invariable. Depuis toujours, toutes les sagesses traditionnelles ont indiqué qu’il existe deux régions, deux états : le monde et le supramonde, la vie et ce qui est au-delà de la vie, le flux et la fuite des formes (samsâra) et la permanence du centre. Krishnamurti mélange les deux dans une curieuse pâte, dans une espèce de traduction de l’enseignement hindou Âtman = Brahman [pure conscience d'être = Absolu divin] qui reprendrait les termes d’une philosophie occidentale et irrationaliste du devenir. Et dire que, si telle a été sa quête la plus profonde, il aurait pu trouver dans une des traditions de son pays, dans le bouddhisme mahâyâna, de quoi pressentir en quel sens quelque chose de supérieur à cette opposition peut effectivement exister !
Krishnamurti a raison de dire que l’homme doit abolir la distance entre lui-même et le but, devenant lui-même ce but, sans plus laisser lui échapper, comme s’il s’agissait d’une ombre située entre passé et avenir, ce qui seul est réel et ce en quoi seulement il peut trouver la possession de soi et s’éveiller : l’instant présent, l’instant dont, en fait, on ne sort jamais. Cela pourrait même être considéré comme une réaction salutaire contre l’illusion évolutionniste que nous avons déjà dénoncée, illusion qui renvoie dans un temps encore à venir l’accomplissement, alors que celui-ci ne peut être réalisé que méta-historiquement, au-delà du temps. Mais ne pourrait-il pas s’agir aussi d’une réduction extatique à l’instantanéité pure, à l’ivresse d’une identification qui abolit toute distinction et toute “essentialité” spirituelle ?
Affirmer le principe selon lequel on ne doit dépendre de rien situé hors de soi, ce n’est pas assez. Il faut expliquer dans quel rapport on se tient avec ce “soi” ; il faut établir si l’on est capable, par rapport à soi-même, de dominer et de diriger librement, consciemment, ou bien si l’on est incapable d’être autre que ce que veut, réalise et crée en nous, instant après instant, selon la spontanéité pure, la “Vie Libérée”, même si l’on choisit cette condition comme idéal de vie. Car si l’on se réfère à la tâche consistant à se donner une forme et une loi dans un être personnel, il peut même arriver que, sur un certain plan, ce soit la limite qui atteste la liberté.
Krishnamurti, il est vrai, parle de cette révolte qui est illusoire parce qu’elle exprime une complaisance cachée envers soi-même et l’incapacité de supporter une discipline [2]. Il dit que pour comprendre ce qu’il entend par liberté de la vie il faut se fixer un but qui soit aussi libération par rapport à la vie. Il souligne que si la vraie perfection n’a pas de lois, elle ne doit pas pour autant être interprétée comme un état chaotique, mais comme une supériorité à la loi et au chaos, comme convergence vers le germe de tout, d’où naît chaque transformation et dont dépendent toutes choses.
Enfin, il affirme que nous devons créer un miracle d’ordre dans ce siècle de désordre et de superstition, mais sur la base d’un ordre intérieur, d’un ordre en nous, et non sur la base d’une autorité, d’une crainte ou d’une tradition. Ces remarques, qui en principe pourraient renvoyer à une juste direction spirituelle, sont néanmoins peu convaincantes, étant donné l’esprit de l’ensemble dans lequel elles s’insèrent.
En outre, elles ne sont confortées par aucune indication concrète concernant la méthode et la discipline, car, on l’a vu, Krishnamurti est hostile à toute voie préétablie : il estime qu’il n’y a pas de sentier menant à la réalisation de la Vérité, à savoir de la Vie ; il pense qu’un désir et une aspiration au bonheur si intenses qu’ils éliminent un à un tout objet particulier, qu’un amour supra-individuel illimité non pour une vie, mais pour la vie, non pour un être précis, mais pour n’importe quel être, suffisent à conduire au but.
La seule voie qui soit indiquée, c’est la suspension des automatismes du Moi et de son contenu, l’arrêt du flux mental dans une espèce de “solution de continuité” spirituelle. Quand il n’y a plus de barrières, quand en nous il n’y a plus rien qui soit déterminé par le passé et par ce que nous connaissons déjà, quand rien ne tend vers quelque chose — alors, en cet instant pourrait éclore la connaissance du vrai Soi, pourrait se produire l’apparition de ce que Krishnamurti appelle parfois, de façon mystique, “l’inconnu”. Celui-ci surgirait comme un phénomène spontané, à l’improviste, et ne serait pas le “résultat” d’une discipline, d’une méthode et d’une initiative du Moi, car il serait absurde que le même Moi puisse aussi se “suspendre” et se “tuer”, chacun de ses efforts ne faisant que renforcer son enfermement. Après cet Éveil hypothétique, le Moi disparaît, n’est plus un Moi, “devient la Vie”.
Ces perspectives paraissent présenter des analogies avec le quiétisme chrétien (où la notion de grâce joue cependant un rôle essentiel), avec le taoïsme et avec les perspectives d’une des deux principales écoles du Zen. Krishnamurti semble pourtant bien mal connaître le Zen, puisque dans une déclaration récente il l’a rangé (avec l’hindouisme, la méthode chrétienne et “tous les systèmes”) parmi les “boniments”, répétant qu’un esprit qui s’exerce dans le cadre d’un système ou d’une méthode quelconque “est incapable de comprendre ce qui est vrai”. De fait, les analogies en question sont relatives, le taoïsme et le Zen ayant un arrière-plan et des implications historico-existentielles très différents. Mais peut-être faut-il tenir compte, dans le cas de Krishnamurti, du caractère excessif, en partie explicable, d’une réaction contre les confuses spéculations théosophistes et tout leur bagage de croyances, d’“initiations”, d’“exercices”, de “plans”, de “corps” et ainsi de suite.
En ce qui concerne les confusions rappelées plus haut, il est possible également que les mots trahissent la pensée de Krishnamurti et que le caractère même de son expérience spirituelle, de concert avec l’absence d’une solide formation doctrinale, ait empêché des formulations plus adéquates. Mais les confusions formelles pourraient aussi refléter l’ambiguïté de cette expérience, avec pour effet le manque de toute véritable orientation.
D’une manière générale, on retrouve chez Krishnamurti les caractéristiques suivantes : refus absolu et aveugle de toute autorité (ce qui pourrait peut-être s’expliquer de façon psychanalytique, Krishnamurti ayant eu à subir dans sa famille un despotisme paternel imbécile) ; négation de toute tradition — donc individualisme et anarchisme dans le domaine spirituel, mais aussi, en même temps, une espèce d’acharnement contre tout ce qui relève du “Moi”. L’auteur hindou met la construction du Moi, de “cette illusion qu’est le Moi”, sur le même plan que le “péché originel” dont parlent les chrétiens. Or, à ce sujet, il s’agit de s’entendre. On pourrait prendre comme point d’appui la maxime initiatique : “Demande-toi si tu as un Moi ou si c’est le Moi qui te possède”.
Il est incontestable qu’il existe un certain Moi dont il faut se libérer : la via remotionis [voie négative], la destruction du “vieil homme” (qui d’ailleurs, considéré d’un autre point de vue, n’est que “l’homme nouveau”, l’homme moderne), a toujours été reconnue comme une condition de la réintégration spirituelle. Mais il faut en même temps souligner une continuité fondamentale et ne pas insister sur des oppositions rigides. Il serait pertinent de se référer à l’enseignement hermétique : celui-ci, certes, parle d’un bain dans une “Eau de Vie” qui détruit et dissout, mais avertit que les substances auxquelles il faut faire subir ce bain doivent contenir un grain d’Or indestructible (le symbole de l’Or désigne le principe du Moi) destiné à reprendre l’avantage sur ce qui l’a dissous et à se retrouver dans une condition de puissance supérieure. Sans cela, il est impossible de parvenir à la perfection du “Grand Œuvre” ; on s’arrête alors à la phase de l’albedo, qui est sous le signe de la femme, et même de la domination du féminin sur le masculin. Ce schéma est beaucoup plus clair et permet de saisir ce qu’il y a de confus dans les idées de Krishnamurti, notamment sa négation du Moi, qui s’expliquerait par le fait que le Moi serait un élément statique, un “paquet inerte” s’opposant à ce changement incessant et à cette transformation continue qui constitueraient le fond toujours neuf et incoercible du Réel.
Sur un plan plus contingent, Krishnamurti a eu tort d’oublier une maxime de la tradition de sa terre natale, tradition qu’il veut jeter à la mer avec toutes les autres : “Que le sage ne trouble pas avec sa sagesse ceux qui ne savent pas”. Prêcher des idées qui sont vraies, éventuellement, au niveau d’un authentique “Libéré vivant”, à des êtres déviés comme les hommes modernes, qui ne sont déjà que trop encouragés à adopter un comportement chaotique et aveuglément anarchique, n’est à coup sûr pas très sage. Le fait que des traditions spirituelles, des sagesses, des symboles, des structures rituelles et ascétiques ne soient plus, souvent, que de simples survivances vidées de leur contenu, ne devrait pas interdire de reconnaître le rôle positif qu’ils peuvent avoir joué dans le cadre d’une civilisation plus normale et en songeant au petit nombre de ceux qui peuvent encore comprendre. En effet, il n’y a que pour ceux-là, pour ceux qui peuvent aussi concevoir une autorité qui n’est en rien principe de répression et d’aliénation, qu’il vaut la peine de parler. Seul peut faire sauter les superstructures, les appuis et les liens (destinés, dans la plupart des cas, seulement à soutenir), celui qui est déjà capable de se tenir debout. Krishnamurti ne semble pas se soucier de tout cela : il incite démocratiquement tout un chacun à la grande révolte, et non le petit nombre de ceux pour lesquels seuls elle peut s’avérer salutaire et vraiment libératrice.
Il est assez parlant qu’on ait observé aux lendemains de l’année 1968 une réceptivité particulière aux idées de Krishnamurti dans les milieux estudiantins de bon nombre de grandes universités, milieux passés à la “contestation”, au refus de toutes les valeurs et de tous les systèmes traditionnels, au nom d’une “libre affirmation de leur être” [3]. Nous avions déjà insisté aussi sur le phénomène des beats ou des mystic beats attirés par le Zen, en raison des aspects irrationnels et des formes de négation quasi nihilistes et iconoclastes que présente cette doctrine initiatique. Cela confirme le fait que certaines idées, quand le plan qui conditionne chacune de leurs formulations légitimes n’est pas compris, peuvent aujourd’hui agir dans une direction préoccupante et déviée. […]
► Julius Evola, Masques et visages du spiritualisme contemporain, extrait ch. VI, 1971.
1. La Vie libérée, 1928. Traduction italienne : La Vita Liberata, 1931.
2. Revue Ananda, I, p. 5.
3. Robert Linssen, Krishnamurti, psychologue de l’ère nouvelle, 1971, p. 41. On peut également consulter un ouvrage d’André Niel intitulé Krishnamurti et la révolte, 1953.
• Recension : Krishnamurti et l'éducation, Louis Nduwumwami, Rocher, 1991.
Ce livre, publication d'une thèse pour le doctorat d'État en philosophie, a pour nous l'intérêt de situer Krishnamurti dans les chemins du colloque consacré aux postérités de la théosophie. Certes, Krishnamurti désigné en 1910 pour jouer un rôle messianique et nommé président de l'Ordre de l’Étoile d’Orient, décide sa dissolution le 3 août 1929 et cette date ressemble à la date d’une rupture. Et l’auteur commente ainsi : « réponse… aux exigences des théosophes, bien dans la logique de son désaccord avec les institutions spirituelles qui font obstacle à l'accueil de la vérité » (p. 137).
Et « le rejet de l’autorité » (p. 105) occupe une place centrale dans cet enseignement qui est invitation à « se connaître soi-même et découvrir la vérité directement » (p. 539). D'ailleurs, grâce à cette thèse consacrée à une pédagogie prenant en charge la personne entière et la vie sociale, Krishnamurti est la référence toujours proposée à ceux qui ont connu et les multiples errances et la déception auprès des « maîtres à penser cupides et prétentieux » (p. 539). Après avoir développé les différents aspects de l'éducation l'auteur intitule un chapitre de cette seconde partie « Des écoles nouvelles pour un monde nouveau » (p. 393), et cite des textes où la politeia est un souci de la païdeia : « c'est vous qui devrez créer un monde nouveau… et c’est vous qui pouvez le faire si vous recevez l'éducation qu'il faut… » (p. 451, tiré de Face à la Vie, 1979, Adyar, pp. 199-200). « L’éducation est intimement reliée à la crise mondiale actuelle et l’éducateur qui perçoit les causes de cet universel chaos devrait se demander comment éveiller l’intelligence des jeunes et aider ainsi la nouvelle génération à circonscrire les conflits et les désastres » (pp. 451 - 452, tiré de De l'éducation, 1980, Delachaux et Niestlé, p. 18).
Et pourtant la dissolution du 3 août 1929, diffère des autres aventures qui suscitèrent les multiples postérités de la théosophie. Tantôt il y a scission, par exemple après le désaccord entre Annie Besam et Rudolf Steiner qui alors fonde l’anthroposophie. Tantôt il y a une filiation avec intervention d'une “fidélité créatrice”, et c'est le cas d'Alice Bailey dont nous avons connu une disciple à Nancy, Anne-Marie Jamar qui fut, par sa présence et son rayonnement, une référence pour tous ceux qui maintiennent ouverte la recherche d'une sagesse. Avec Krishnamurti il s'agit d’une aventure paradoxale.
“Rupture”… et pourtant ! Et grâce aussi à ce livre d'un jeune docteur devenu conseiller du ministre de l’Intérieur du Burundi, puis professeur de philosophie de l'éducation et d'anthropologie culturelle à l'université du Burundi et membre du Conseil National de l’Enfance et de la Jeunesse, il est possible à la faveur des matériaux fournis, de poser la question d'une continuité. D’abord, ce que l'on a toujours su, les amitiés nouées demeurèrent. Ensuite, lorsque la troisième partie de la thèse expose ce qui concerne les traditions et les convergences avec la perspective scientifique (pp. 489- 494 et pp. 495-504) il faut constater d'une part, que l’ambition de la théosophie avait été de réunifier science, philosophie et religions et que d'autre part, si Krishnamurti libère de toute tradition, la théosophie se proposait de rassembler toutes les traditions… la position commune étant, on le devine, qu'aucune des traditions ne fait l’objet d'un choix préférentiel. Simplement là où un savoir total d'une histoire totale semblait être la médiation d'une connaissance adéquate aujourd'hui, Krishnamurti enseignait que chacun porte en lui son “chemin” vers la “voie” — pour reprendre ici la terminologie de Mouravieff dans Gnosis.
Alors la thèse ici évoquée cite de nombreux textes où dès la période théosophique apparaît le message poétique et métaphysique que Krishna- murti propose à l'homme du XXe siècle et que je formulerais ainsi : l'intuition d'un itinéraire initiatique, donnée immédiate de toute conscience, de toute liberté, avant toute dépendance à l'égard de médiations culturelles, de manifestations institutionnelles. D'ailleurs, le chapitre « Le monde nouveau » (p. 442) laisse apparaître ces aspects. La référence à David Bohm permet à l’auteur d'écrire « la physique actuelle reconnaît une certaine convergence avec Krishnamurti et les religions traditionnelles d’Orient quand elle traite du vide et de l'énergie » (p. 454). Mais il n’y a pas que cette reprise de l'ambition théosophique. Lorsque l'auteur de la thèse rencontre la question du pessimisme et de l’optimisme, il rapproche Krishnamurti et Cioran. Lucidité sans utopie ni désespérance et à cause de cela l’action responsable et non « la pseudo-religion ».
« En voyant le chaos destructeur, la misère, la souffrance, j’ai la conviction qu'il ne reste qu’une seule réponse à cet état de choses et c'est la création d’un nouveau type d'esprit » (p. 443. tiré de Réponses sur l'éducation, Stock, 1982, p. 192).
Mais n'y avait-il pas un souci messianique chez Helena Petrovna Blavatsky et Annie Besant ? Lorsque la thèse se termine sur l’évocation de la solitude, il y a en même temps l'appel à une connaissance. « En acceptant la solitude on devient sa propre lumière… La connaissance de soi dissipe les ténèbres intérieures. Par elle nous découvrons l'unité de la vie, sa beauté et son harmonie ». N’était-ce pas aussi la secrète espérance de la théosophie ? Par sa rupture avec la “lettre” du mouvement théosophique Krishnamurti n'a-t-il pas répondu à l'attente d’Annie Besant le concernant ?
► Jean-Pierre Laurant, Politica Hermetica n°7, 1993.
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