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Zen
• Recension : Brian VICTORIA , Le Zen en guerre 1868-1945, Seuil, 2001, 368 p.
[Ci-contre : prêtres bouddhistes du temple Asakusa, situé à Tokyo, se préparant à la Seconde Guerre sino-japonaise (1937-1945) en portant des masques à gaz durant un entraînement pour parer aux éventuelles attaques aériennes sur la capitale japonaise, 30 mai 1936]
Moine soto zen depuis 1964, Brian Victoria publie Le Zen en guerre. Ce livre est intéressant en dépit de sa tonalité politiquement trop correcte. J. P. Berthon écrit en préface : « L’une des caractéristiques du bouddhisme japonais concerne son étroite relation avec l’État. Ce dernier lui exprime souvent son soutien, tout en le contrôlant au niveau de son clergé et de ses organisations. En retour, le bouddhisme a toujours offert au pouvoir son support spirituel. Dans certains cas, comme celui de l’école de Nichiren et de sa revendication de “l’établissement de la Loi juste pour la paix dans le pays” au XIIIe siècle, le bouddhisme put même prendre à l’occasion des accents menaçants en demandant des réformes immédiates de la part de l’État. Ce que propose le bouddhisme de l’époque Meiji, ce sont, également, des "doctrines pour temps de guerre" qui entraînent l’ensemble des sectes dans le sillage du système impérial sans que les savants des études bouddhiques ne fassent entendre la moindre voix dissonante à l’encontre de ce choix pour le moins singulier. L’aventure militariste à laquelle fut associé le bouddhisme japonais au cours de la première moitié du XXe siècle ne manquera pas d’intriguer le lecteur occidental ».
► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°57-58, 2002.
♦ L’opinion de Jean Dessalle : Le découpage temporel est un exercice délicat. Le risque est toujours de construire un récit à partir d’une idéologie ou d’un savoir actuel qui amènent à opérer un tri regrettable parmi les documents. La dénonciation du bouddhisme en tant que moyen psychique de la plus efficace des cultures militaires, celle des bushis nippons, oublie la dimension d’experts martiaux à la limite des capacités humaines qu’ils ont incarnée. Parallèlement, le bouddhisme n’a-t-il pas porté, depuis vingt-trois siècles, l’expansion politique d’empires parmi les plus vastes qui aient jamais existé ? Comment l’auteur s’étonne-t-il que cette philosophie et cette psychologie aient si bien servi les arts de la politique, de la guerre, comme d’ailleurs ceux de l’esthétique, malgré la non-violence, le détachement et l’introspection de la pensée complète ? N’en est-il pas de même en Occident avec les monothéismes ? Il est normal que les philosophes bouddhistes se soient posées la question de la compatibilité avec les multiples dimensions de la vie sociale et aient apporté une réponse. D’autant que le bouddhisme n’est pas un dogme et n’en contient pas ; qu’il ne dispose même pas d’écritures saintes : tous les textes ne font que proposer et préconiser.
Pièces-jointes :
[Ci-contre : Maître Dogen, statue sur la route Koshu Kaido. Ce moine est le fondateur du Zen Sôto au Japon et l'auteur du Shobogenzo, joyau de la littérature japonaise]
On sait l’intérêt qu’a éveillé le Zen, même en dehors des cercles de spécialistes, depuis que D.T. Suzuki l’a fait connaître grâce à ses livres Introduction to Zen Buddhism [1934], Essays in Zen Buddhism [1926], traduits ensuite en français. Cet intérêt vient d’une espèce de rencontre paradoxale. Pour l’Occidental en crise, le Zen présente en effet quelque chose d’“existentialiste” et de surréaliste. La conception Zen d’une réalisation spirituelle libre de toute foi, de tout lien, ainsi que le mirage d’une “rupture de niveau” instantanée et, d’une certaine façon, gratuite — cependant susceptible de résoudre toute angoisse — ont aussi exercé, obligatoirement, une attirance particulière sur bien des gens. Mais cela ne concerne, pour une bonne part, que les apparences : la “philosophie de la crise” en Occident, qui est la conséquence de tout un processus matérialiste et nihiliste, et le Zen, qui a toujours pour antécédent la spiritualité de la tradition bouddhique, présentent des dimensions spirituelles bien distinctes. C’est pourquoi toute rencontre authentique suppose, chez un Occidental, soit une prédisposition exceptionnelle, soit la capacité d’une metanoïa, d’une “conversion” intérieure, qui ne regarde pas tant des “attitudes” intellectuelles que ce qu’on a conçu, en tout temps et en tout lieu, comme quelque chose de bien plus profond.
Le Zen est la doctrine secrète transmise, en dehors des Écritures, par le Bouddha lui-même à son disciple Mahâkâçyapa ; introduit en Chine vers le VIe siècle par Bodhidharma, s’étant continué ensuite à travers une lignée de Maîtres et de “patriarches”, tant en Chine qu’au Japon, où il vit toujours, le Zen a ses représentants et ses Zendo (ses “salles de méditation”).
En ce qui concerne son esprit, le Zen peut être considéré comme une reprise du bouddhisme originel. Le bouddhisme prit naissance en tant que réaction énergique contre la spéculation théologisante et le ritualisme vide qui n’avaient pas épargné l’ancienne caste sacerdotale hindoue, auparavant détentrice d’une sagesse sacrée et vivante. Le Bouddha fit table rase de tout cela ; il posa au contraire le problème pratique du dépassement de ce qui est présenté, dans les formulations populaires, comme “la souffrance de l’existence”, mais qui est plus généralement, dans l’enseignement interne, l’état de caducité, d’agitation, de “soif” et d’oubli des êtres humains. L’ayant lui-même parcourue sans l’aide de personne, le Bouddha indiqua à qui en ressentait la vocation la voie de l’Éveil, de l’immortalité. On sait que le mot “Bouddha” n’est pas un nom, mais un attribut, un titre ; il signifie “l’Éveillé”, “celui qui a atteint l’Éveil” ou “l’illumination”. Quant au contenu de son expérience, le Bouddha garda le silence, afin d’empêcher que, de nouveau, au lieu d’agir, on se mît à spéculer et à philosopher. Aussi bien ne parla-t-il pas, à la différence de ses prédécesseurs, du Brahman (de l’Absolu), ni de l’atmâ (le Soi transcendant) ; il utilisa simplement le terme négatif de nirvâna, au risque de fournir des prétextes à ceux qui, dans leur incompréhension, devaient identifier le nirvâna au “néant”, à une transcendance ineffable et évanescente pratiquement à la limite de l’inconscient et d’un aveugle non-être.
Or, dans le développement postérieur du bouddhisme, la situation contre laquelle le Bouddha avait précisément réagi, se répéta mutatis mutandis ; le bouddhisme devint une religion, avec ses dogmes, ses rituels, une scolastique et une mythologie propres. Il se différencia en deux écoles : l’une, le Mahâyâna, à la métaphysique foisonnante et se complaisant dans un symbolisme abstrus ; l’autre, le Hînayâna, plus sévère et plus dépouillée dans ses enseignements, mais trop préoccupée de la simple morale comprise dans une perspective plus ou moins monastique. Le noyau essentiel et originel, à savoir la doctrine ésotérique de l’Éveil, fut pratiquement perdu.
C’est alors qu’intervient le Zen, pour faire de nouveau table rase, déclarer l’inutilité de tous ces sous-produits, proclamer une doctrine du satori. Le satori est un événement intérieur fondamental, une brusque rupture de niveau existentielle, correspondant pour l’essentiel à ce que nous avons appelé “l’Éveil”. Mais il y eut une formulation nouvelle, originale, en même temps qu’un renversement de perspective. La condition du nirvâna — le présumé néant, l’extinction, autrefois considérée comme le lointain objectif d’un effort de libération qui, d’après certains, pourrait même réclamer plusieurs existences — est désormais désigné comme l’état normal de l’homme. Chaque homme a une nature de Bouddha. Chaque homme est déjà un “Libéré”, supérieur à la naissance et à la mort. Il s’agit seulement de s’en apercevoir, de le réaliser, de “voir dans sa propre nature”, formule fondamentale du Zen. Une espèce d’ouverture intemporelle : tel est le satori. D’un côté, il est quelque chose d’imprévu et de radicalement différent de tous les états auxquels sont habitués les hommes, une sorte de transformation catastrophique de la conscience ordinaire ; mais il est en même temps ce qui reconduit à ce qu’il faut considérer comme normal et naturel dans un sens supérieur. Il est donc le contraire d’une extase ou d’une transe. Retrouver sa propre nature et en prendre possession : illumination, ou lumière, qui arrache à l’ignorance ou à la subconscience la réalité profonde de ce qu’on est, depuis toujours, et qu’on ne cessera jamais d’être, quelle que soit la condition de chacun.
Le satori aurait pour conséquence de faire voir le monde et la vie d’une manière complètement inédite. Pour celui qui en a fait l’expérience, tout est pareil — les choses, les autres êtres, soi-même, “le ciel, les fleuves et la vaste terre” — et pourtant tout est fondamentalement différent : comme si une dimension nouvelle s’était ajoutée à la réalité et en avait totalement changé le sens et la valeur. Selon ce que disent les maîtres Zen, le trait essentiel de la nouvelle expérience, c’est le dépassement de tout dualisme : dualisme entre intérieur et extérieur, entre Moi et non-Moi, entre fini et infini, être et non-être, apparence et réalité, “vide” et “plein”, substance et accidents — ainsi que le caractère indiscernable de toute valeur posée de manière dualiste par la conscience finie et obscurcie de l’individu, jusqu’à des limites paradoxales : le Libéré et le non-Libéré, l’Éveillé et le non-Éveillé, ce monde et l’autre monde, la faute et la vertu, ne font qu’un. Le Zen reprend en effet l’équation paradoxale du bouddhisme Mahâyâna : nirvâna = samsâra, et celle du taoïsme : “infiniment lointain est le retour”. Cela signifie qu’il ne faut pas chercher la Libération dam un au-delà ; que ce monde-ci est l’au-delà, la Libération, et que nul n’a besoin d’être libéré. C’est là le point de vue du satori, de l’Éveil parfait, de la “connaissance transcendante” (prajnâpâramitâ).
Fondamentalement, il s’agit d’un déplacement du centre de l’être humain. Dans n’importe quelle situation et dans n’importe quel événement de la vie ordinaire, y compris les plus banals, le lieu de la perception de soi, dualisante et intellectualiste, est occupé par un être qui ne connaît plus un Moi opposé à un non-Moi, qui transcende et englobe les termes de toute antithèse, au point de jouir d’une liberté parfaite et irrépressible : comme celle du vent, qui souffle où il veut, et aussi comme celle de l’être nu qui, précisément parce qu’il a “lâché prise” (autre expression technique du Zen), tout abandonné (“pauvreté”), est tout et possède tout.
Le Zen — ou du moins son principal courant — insiste sur le caractère discontinu, imprévu et imprévisible de l’ouverture qu’est le satori. S’appuyant sur ce point, Suzuki avait fini par aller trop loin, polémiquant contre les techniques utilisées dans les écoles hindoues, dans le Sâmkhya et le Yoga, mais également enseignées dans quelques-uns des textes originels du bouddhisme. Par analogie, on propose l’image de l’eau qui, à un moment donné, se change en glace. Il y a aussi l’image d’une sonnerie qui se déclenche tout à coup à cause d’une secousse. Aucun effort, aucune discipline, aucune technique ne pourrait mener, en soi, au satori. Il est même dit qu’il survient parfois brutalement, lorsqu’on a épuisé toutes ses ressources, surtout celles de l’intellect et de la capacité logique de compréhension. En d’autres circonstances, des sensations violentes, et même une douleur physique, peuvent le favoriser. Mais la cause peut également être la simple perception d’un objet, un événement quelconque de la vie ordinaire, en fonction d’une certaine disposition latente de l’âme.
Cela peut donner lieu toutefois à des équivoques. Le fait est que, comme le reconnut Suzuki lui-même, « en général les indications sur le travail intérieur qui précède le satori n’ont pas été fournies ». Cet auteur parle quand même de la nécessité de recevoir un véritable « baptême de feu ». Du reste, l’institution même des “salles de méditation”, où ceux qui veulent réaliser le satori s’astreignent à un régime de vie analogue, en partie, à celui de certains Ordres catholiques, montre qu’on ne saurait faire abstraction d’une période préparatoire, laquelle peut même s’étendre sur de nombreuses années. Il semble que l’essentiel consiste en un processus de maturation, identique au rapprochement d’un état d’extrême instabilité existentielle : alors un choc léger peut suffire à produire le changement d’état, la rupture de niveau, l’ouverture qui mène à la « vision fulgurante de sa propre nature ». Les Maîtres savent à quel moment l’esprit du disciple est mûr, à quel moment l’ouverture est sur le point de se produire ; ils donnent alors, éventuellement, la poussée décisive. Ce peut être parfois un simple geste, une exclamation, quelque chose d’apparemment dérisoire, et même d’illogique, d’absurde. Cela suffit à provoquer l’écroulement de toute la fausse individualité : avec le satori s’installe “l’état normal”, on assume son “visage originel”, “celui qu’on avait avant de naître”. On cesse d’être un “chasseur d’échos” et un “poursuivant d’ombres”. Cela fait penser, dans certains cas, à quelque chose d’analogue au thème existentialiste de “l’échec” ou “naufrage” (das Scheitern — Kierkegaard, Jaspers). En effet, comme on l’a indiqué, souvent l’ouverture se fait lorsqu’on a précisément épuisé toutes ses ressources, lorsqu’on s’est placé, pour ainsi dire, le dos au mur. Cela ressort de certains enseignements pratiques du Zen. Les moyens les plus utilisés sur le plan intellectuel sont les kôan et les mondo ; le disciple est placé devant des “dits” ou des réponses d’un genre paradoxal, absurde, parfois grotesque ou “surréaliste”. Il doit user son “mental”, si nécessaire pendant des années, jusqu’à l’extrême limite de toute faculté normale de compréhension. Alors, s’il a encore le courage de faire un pas de plus, la catastrophe, le renversement, la metanoïa peuvent se produire. Il a atteint le satori.
En même temps, la norme du Zen est celle d’une autonomie absolue. Ni dieux, ni cultes, ni idoles. Se libérer de tout, même de Dieu. “Sur la voie, si tu rencontres le Bouddha, tue-le” — dit un Maître. Il faut tout quitter, ne s’appuyer sur rien, aller droit devant soi, avec sa seule essence, jusqu’au moment de crise. Il est très difficile d’en dire plus sur le satori et de le comparer à différentes formes de l’expérience mystique et initiatique d’Orient et d’Occident. Puisque nous avons fait allusion aux monastères Zen, il nous faut préciser qu’on n’y passe que la période préparatoire. Celui qui a réalisé le satori quitte le couvent et la “salle de méditation”, rentre dans le monde, choisissant la voie qui lui convient le mieux. On pourrait penser que le satori est une espèce de transcendance qui se porte alors dans l’immanence, comme état naturel, dans chaque aspect de la vie.
La nouvelle dimension qui, à la suite du satori, vient s’ajouter à la réalité, induit un comportement qui pourrait être résumé par cette maxime de Lao-tseu : “être entier dans le fragment”. Cela n’est pas sans rapport avec l’influence exercée par le Zen sur le mode de vie extrême-oriental. Le Zen a notamment été appelé “la philosophie des samouraïs”, et l’on a pu affirmer que “la voie du Zen est identique à la voie de l’arc” ou “du sabre”. On veut indiquer par là que toutes les activités humaines peuvent être “imprégnées de Zen” et élevées ainsi à une signification supérieure, à une “intégrité” et à une “impersonnalité active”. Ici, la conscience du caractère insignifiant de l’individu ne paralyse pas, mais assure au contraire un calme et un détachement qui permettent une approbation absolue et “pure” de la vie, dans certains cas jusqu’à des formes extrêmes et typiques d’héroïsme et de sacrifice, qui sont quasiment inconcevables pour la majorité des Occidentaux (voir le cas des kamikazes durant la Deuxième Guerre mondiale).
Selon Jung, c’est la psychanalyse, plus que tout autre courant occidental, qui pourrait comprendre le Zen. Pour conforter cette plaisanterie, Jung affirme que le satori aurait pour effet “l’intégrité” privée de complexes et de déchirements à laquelle est censé mener le traitement psychanalytique, lorsqu’il rejette les obstructions de l’intellect et ses prétentions à la suprématie, lorsqu’il réunit la partie consciente de l’âme à l’inconscient et à la “Vie”. Jung ne s’est pas rendu compte que, dans le Zen, les prémisses comme les méthodes sont à l’opposé des siennes : il n’y a pas d’“inconscient” en tant qu’entité autonome, auquel le conscient doit s’ouvrir, il s’agit au contraire d’une vision supraconsciente (la bodhi, l’illumination ou “Éveil”) qui fait passer de la puissance à l’acte la “nature originelle” lumineuse et détruit, par là, l’inconscient. Ce qui n’empêche pas d’éprouver un sentiment de “totalité” et de liberté qui va se manifester dans chaque acte de l’existence. Mais il sera bon de préciser le niveau auquel cela se rapporte.
En effet, dans le cadre de l’exportation du Zen en Occident, on a vu apparaître des tendances visant à le “domestiquer” ou à le moraliser, à en cacher, y compris sur le plan de la simple conduite de vie, les possibles conséquences radicales et “antinomistes” (donc d’opposition aux normes en vigueur). Ces tendances ont au contraire mis l’accent sur les ingrédients obligatoires des “spiritualistes” : l’amour et le service du prochain, fussent-ils purifiés sous une forme impersonnelle et non sentimentale. En règle générale, on ne peut que nourrir des doutes sur le caractère “praticable” du Zen, puisque la “doctrine de l’Éveil” se présente essentiellement comme une doctrine initiatique. Elle ne pourra donc jamais s’adresser qu’à une minorité, contrairement au bouddhisme plus tardif, qui prit la forme d’une religion ouverte à tous ou bien la forme d’un simple code moral. En tant que restauration de l’esprit du bouddhisme originel, le Zen devait se développer à l’intérieur d’un ésotérisme.
C’est ce qui s’est passé, en partie, comme l’attestent ses origines légendaires. Nous voyons toutefois que Suzuki lui-même a été tenté de présenter les choses autrement et a fait ressortir les aspects du Mahâyâna qui “démocratisent” le bouddhisme (au demeurant, la dénomination Mahâyâna, “Grand Véhicule”, a été interprétée aussi comme moyen destiné à de grandes foules de gens, non à un petit nombre). S’il fallait suivre Suzuki, on ne pourrait qu’être perplexe sur la nature et la portée du satori. C’est-à-dire qu’il faudrait se demander si une telle expérience concerne simplement le domaine psychologique, moral ou mental ou si elle investit le domaine ontologique, comme dans le cas de toute initiation authentique ; mais il ne saurait être question de celle-ci que pour un très petit nombre.
► Julius Evola, in : Explorations, Hommes et problèmes, Pardès, 1989. (trad. P. Baillet)
* Cet article a déjà paru, sous le titre « Sens et climat du Zen » (trad. de Pierre Pascal), dans les Cahiers de l’Herméneutique n°1 / 1973, p. 17-23 [NDT].
Nous avons déjà fait remarquer plus d’une fois qu’au fond nous nous référons toujours, dans l’étude des problèmes d’orientation intérieure qui se posent à l’époque actuelle, à des idées que l’on peut retrouver dans les “doctrines internes” traditionnelles. Ceci s’applique aussi à ce que nous venons de dire. Une des caractéristiques de l’homme qui tourne à son avantage les processus objectifs de destruction du monde moderne, c’est que pour lui la nature est libérée de l’humain, et s’ouvre au langage du silence et de l’inanimé. Mais certaines écoles de sagesse traditionnelle comme le Zen suivirent une voie semblable, à laquelle elles donnèrent le sens d’un lavage réel, d’un éclaircissement du regard ou d’une ouverture de l’œil, d’une ouverture illuminant la conscience qui a vaincu le lien du moi physique : le lien de la “personne” et de ses “valeurs”.
Ceci conduit à une expérience qui se place déjà sur un autre plan que celui de la conscience ordinaire et ne fait pas, à proprement parler, partie du sujet de ce livre ; il est intéressant toutefois d’indiquer le rapport qu'elle offre avec la vision du monde centrée sur la libre immanence dont nous avons parlé dans un précédent chapitre (à propos de laquelle nous avions déjà fait une rapide allusion au Zen) et qui, à l’occasion de considérations d’un autre ordre, se présente encore une fois comme la limite d’un nouveau réalisme. Une vieille tradition disait déjà : “Infiniment lointain est le retour”. Parmi les maximes du Zen qui indiquent la direction dont il s’agit, nous citerons celles-ci : la “grande révélation”, que l’on atteint après une série de crises mentales et spirituelles, consiste à reconnaître qu’il “n’existe aucun au-delà, rien d’“extraordinaire” que seul existe le réel. Mais le réel est perçu dans un état où “il n’y a pas de sujet de l’expérience ni d’objet expérimenté”, un état caractérisé par une sorte de présence absolue, où “l’immanent se fait transcendant, et le transcendant immanent”. On enseigne que dans la mesure où l’on cherche la Voie, on s’éloigne d’elle, ce qui vaut aussi pour la recherche de la perfection et la “réalisation” de soi-même. Le cyprès dans la cour, un nuage qui projette son ombre sur la colline, la pluie qui tombe, une fleur qui s’ouvre, la monotone rumeur du ressac : tous ces faits “naturels” et banals peuvent provoquer l’illumination absolue, le satori : ces faits, précisément en tant qu’ils n’ont pas de signification, de finalité ni d’intention, ont un sens absolu. C’est ainsi qu’apparaît la réalité, dans la qualité pure de “choses-qui-sont-comme-elles-sont”. La contrepartie morale est évoquée par des formules comme celles-ci : “L’ascète pur et incontaminé n’entre pas dans le nirvana et le moine qui viole les préceptes ne va pas en enfer” ou : “Tu n’as pas besoin de chercher à te libérer des liens car tu n’as jamais été lié”. Dans quelle mesure on peut atteindre à ces sommets de la vie intérieure dans le cadre défini plus haut, cela reste indéterminé. Nous n’avons voulu signaler que la convergence des tendances de certains thèmes et une direction.
► Julius Evola, extrait de : Chevaucher le tigre, Trédaniel/La Maisnie, 1982.
[Ci-contre : couverture de Miyamoto Musashi, guerrier de la transcendance, Tadao Takemoto, Signatura, 2019. À travers la figure de Musashi, samouraï, peintre zen et expert de la double voie des arts et du sabre, l'auteur fait dialoguer bushido japonais et chevalerie française, deux systèmes codifiés alliant la valeur guerrière à la transcendance, dont il compare les évolutions historiques étrangement similaires]
Le concept de samouraï, de l'aristocratie guerrière japonaise, est déjà bien connu en Occident, et le sacrifice de Yukio Mishima, qui s'est tué récemment pour rappeler son peuple à sa tradition séculaire et à l'honneur national, a réveillé l'attention sur elle. On ne sait pas grand chose, toutefois, sur la tradition interne de ces samouraï. Ce qui découle aussi du fait que les Japonais sont particulièrement réservés en ce qui concerne leur vie spirituelle. S'entretenir sur un semblable propos est considéré, par ces derniers, comme un manque de discrétion et de tact. De plus, ils sont des maîtres dans l'art de détourner la conversation avec beaucoup de politesse. Le croissant modernisme actuel, qui s'exprime dans l'insipide américanisation du Japonais, est, d'autre part, à cet égard, un facteur négatif supplémentaire.
L'allusion faite ici à la religion et la “voie du samouraï” pourra avoir quelque intérêt. La source de renseignements la plus sérieuse et la plus étayée étant un vieil ouvrage de Kaiten Mukariya, qui s'intitule précisément The religion of the Samouraï (London-Tokyo, 1913).
La religion officielle du Japon est ce que l'on appelle le Shintoïsme, terme composé de shin, divinité, et de to, voie ou doctrine, signifiant ainsi doctrine ou voie du divin. Sa base est la foi dans l'origine et dans le mandat divin du Japon et de sa race. La tradition japonaise tiendrait son origine d'en haut. Cela vaut, de façon éminente, pour la dynastie impériale nippone, revêtant un caractère divin (selon une croyance séculaire solidement établie, qui a été ébranlée seulement après la défaite de la dernière guerre), parce qu'elle serait directement liée à une divinité solaire, Amaterasu-o-Mikani. À partir de cette base, la fidélité au souverain et à la patrie est identifiée à l'acte religieux : patrie et dynastie ont constitué les points concrets de référence pour chaque sacrifice transfiguré, pour chaque élan de l'individu vers ce qui se situe au-delà de sa simple existence mortelle et finie.
Le terme matsurigoto signifie soit gouvernement dans un sens restreint, c'est-à-dire en tant que pouvoir temporel, soit culte, “exercice des pratiques religieuses”. En correspondance, chaque délit et tout acte déshonorant pour le Japon a fini par avoir une signification d'impiété : il dépasse le domaine juridique et social pour passer dans le domaine religieux.
La fidélité et la loyauté ont été, au Japon, des concepts qui ne concernaient pas seulement le milieu guerrier et chevaleresque d'une élite, mais qui reprenaient le respect envers les parents, la solidarité entre parents et amis, la pratique de la vertu, le respect des lois, l'harmonie entre les époux dans le juste rapport hiérarchique entre les sexes, la productivité dans le domaine de l'industrie et de l'économie, le travail et l'étude, le devoir de former son propre caractère, la défense du sang et de la race. Tout est “fidélité”, et, en dernier lieu, fidélité face aux Souverains. Tout acte anti-social, immoral, criminel, ne signifie pas, à partir d'une telle base, une transgression d'une norme abstraite, d'une loi “sociale”, plus ou moins anodine ou conventionnelle, mais plutôt trahison, déloyauté, ignominie, comparables à celles du guerrier qui déserte ou qui trahit l'engagement qu'il avait conclu avec son chef. Il n'y a donc pas des “coupables”, mais plutôt des “traîtres”, des êtres sans mérite. D'où le sens de l'expression connue “perdre la face”, comme quelque chose d'insupportable. Telle est l'atmosphère générale du Japon traditionnel. À présent, nous devons considérer la doctrine qui a formé, spécifiquement, l'âme intérieure à la caste, justement, des samouraïs, la noblesse guerrière féodale. Il s'agit essentiellement du Zen-shû, ou, plus simplement, du Zen. Le pouvoir formateur de cette doctrine a été universellement reconnu.
Ses origines renvoient, en dernière analyse, au Bouddhisme. Le Bouddhisme s'est différencié entre l'école de ce que l'on appelle “Petit Véhicule” (Hinayâna), et dans celle du “Grand Véhicule” (Mahâyâna), la première ayant un caractère plus pratique et ascétique, la seconde ayant, par contre, un caractère plus métaphysique. Le Zen peut être considéré comme une formulation particulière de la seconde école, à savoir de l'école du Mahâyânâ, qui, des régions septentrionales de l'Inde, passa en Chine, puis au Japon, où elle prit résolument racine vers 1190. Dès lors, le Zen n'a pas cessé d'exercer son influence sur l'âme japonaise dans son ensemble, mais surtout sur la caste guerrière. Cette influence s'est accentuée à partir des années de la guerre russo-japonaise, si bien que, jusqu'à hier, il aurait été difficile de trouver une personne de bonne naissance qui n'avait pas reçu les idées du Zen, ou au moins une partie, dans son éducation. Il est attesté qu'un entraînement ascétique, lié à de telles idées, était considéré comme une préparation naturelle, pour qui aspirait à entrer dans les cadres du corps des officiers de l'armée impériale.
Ayant fait allusion à la liaison du Zen et du Bouddhisme, il est possible de rester perplexe, parce que l'on croit, chez nous, que le Bouddhisme est synonyme d'aliénation existentielle, que le nirvâna bouddhiste est la forme suprême d'une évasion, d'un retranchement du monde conçu comme douleur, et d'un refuge dans une transcendance informe. Il n'est pas nécessaire de s'arrêter ici sur ce qu'a été le Bouddhisme dans sa véritable substance. Nous montrerons seulement que le Bouddhisme des origines, mettant à part les spéculations abstraites et le ritualisme dans lequel était tombé la caste brahmane hindoue, a posé simplement le problème de la “libération”. La vérité, que le vieux monde romain connut aussi avec les mots de Salluste : omnia orta occidunt et aucta senescunt [tout ce qui a pris naissance doit mourir, tout ce qui croît déclinera], est aussi le point de départ de la doctrine bouddhiste originelle. À savoir qu'il existe un monde dont la loi est la caducité et l'impermanence. Il est possible de s'y soustraire et de participer à une existence supérieure, placée au-delà même de la vie et de la mort. Bouddha a toujours évité de parler et de “philosopher”. Il l'a désigné par le mot nirvâna, lequel n'est pas une désignation positive, mais seulement une indication négative, exprimant que, pour atteindre cet état, la conditio sine qua non est la destruction de la “convoitise” ou “soif”, du “désir”, de la “fièvre”, de “l'agitation” humaine, du terme vâna qui renferme un peu toutes ces significations, et du préfixe nir, exprimant l'absence de cette condition. Toutefois, dire qu'une telle condition est absente, ne veut. Certainement pas dire sombrer dans le “néant” ; seul peut le penser celui qui identifie la vie à ce qui du point de vue supérieur de “l'éveillé” apparaît, au fond, comme une fièvre et une manie.
La doctrine Zen reprend, dans son essence, cette orientation, en la faisant valoir dans un domaine adéquat. Elle ne veut rien savoir des spéculations, des écritures et des textes. D'où aussi un style d'une simplicité extrême et taciturne. Selon une image connue, toute théorie n'a de valeur que si elle possède la signification d'un panneau indicateur d'un chemin, sur lequel on doit évoluer avec ses propres forces. L'autodiscipline, en termes presque ascétiques, mais actifs, non pénitentiaux, est le noyau fondamental du Zen et l'aspect grâce auquel il a pu particulièrement intéresser une caste guerrière. Il s'agit cependant d'une autodiscipline subtile et avant tout intérieure. En elle sont distincts les degrés suivants.
Tout d'abord, il faut se rendre maître des objets extérieurs, c'est-à-dire des impressions et des impulsions qui émanent d'eux, substituant à une condition de passivité une attitude active. Le disciple est exhorté à se rendre compte que là où un désir le pousse vers une chose, ce n'est pas lui qui la possède, mais la chose qui le possède. « Qui aime une liqueur, croit boire une liqueur, alors que c'est la liqueur qui le boit ». Donc, se détacher. Trouver en soi son propre seigneur. L'éthique occidentale des stoïciens n'était pas tellement différente. Mais, ici intervient la doctrine mahâyânique du “vide”, affirmant que tous les objets extérieurs sont, du point de vue métaphysique (nous pourrions dire : sub specie aeternitatis), des projections illusoires auxquelles seul le désir confère une apparence de réalité et un pouvoir.
Second stade : la maîtrise de son corps. Affirmer sa propre autorité sur l'organisme entier. « Imaginez votre corps comme détaché de vous. S'il crie, faites le taire de suite, comme le fait une mère sévère avec son enfant. S'il fait des caprices, reprenez-le, comme le fait un cavalier avec son cheval qu'il tient au mors. S'il est malade, donnez-lui des prescriptions, comme un docteur à son patient. S'il désobéit, punissez-le, comme le maître agit avec son élève ». Cela doit devenir une discipline habituelle : non une théorie, mais une pratique. L'exercice spirituel intervient souvent ici avec l'entraînement guerrier. En des temps passés, des “concours de fermeté” furent institués pour établir lesquels des élèves savaient le mieux supporter la chaleur la plus torride en été et le froid le plus glacial en hiver. En outre, le Zen en général est vraiment considéré comme une sorte de contre-partie spirituelle et même initiatique par les différents “arts martiaux”, et aussi par certaines activités artisanales, où la maîtrise dans une branche professionnelle est conçue comme une sorte de signe extérieur d'une réalisation intérieure correspondante.
Le troisième degré est le contrôle de la vie passionnelle et émotive, et la réalisation d'un équilibre interne. Ainsi est perçue l'irrationalité de toute crainte vaine et de tout espoir vain, de toute agitation, au point d'avoir “son cœur sous sa propre domination”. À cet égard, on se souvient d'une anecdote relative à O-yô-mei. Commandant en chef d'une armée qui menait une lutte décisive contre une tentative d'usurpation, il ne négligeait pas, durant sa campagne, la pratique du Zen dans son propre quartier général. À l'annonce que ses troupes avaient été mises en déroute, ceux qui étaient près de lui furent pris de terreur, mais lui ne se troubla pas le moins du monde : il donna seulement de brèves instructions. Peu après arriva la nouvelle que dans le déroulement de la bataille la victoire avait été remportée. Le chef resta calme comme avant et n'interrompit pas non plus l'état zen. Il faut cependant souligner qu'il ne s'agit pas de réaliser une insensibilité rigide, mais plutôt d'éloigner chaque sentiment inutile, chaque trouble vain. Un autre exemple : celui des kamikaze, les pilotes suicides de la dernière guerre mondiale. Ces derniers, qui pratiquaient presque tous le Zen, étaient capables de vaquer régulièrement à leurs occupations, même de se divertir, tout en sachant qu'à tout moment l'appel pour le vol sans retour pouvait leur arriver.
Le quatrième degré implique ce que l'on appelle le “rejet du Moi”. Il faut cesser non seulement de se sentir stupidement “important”, mais aussi de croire que l'existence individuelle a une véritable réalité. L'attachement au Moi serait le plus grand lien à couper. Alors, on sera déjà sur le seuil de la “conscience illuminée”, synonyme d'un état de super-individualité, d'impersonnalité active. En fait, cette dimension supérieure, qui, dans un sens spécial, pourrait être de “contemplation”, comme nous l'avons dit, n'est pas associée à une vie séparée et claustrale, mais elle est comprise comme un état de conscience qui devrait être permanent, de façon à accompagner chaque expérience et toute activité. Cette phrase est citée : « N'être attaché à rien, c'est la contemplation ; si vous avez compris cela, dans la façon d'aller, de vous tenir, de vous asseoir et d'être couché vous ne cesserez jamais d'être en contemplation ».
Parallèlement à cela, sont bien distingués cinq degrés de la discipline, appelés kô-kun-go-i, soit les “cinq degrés du mérite”.
Le premier est le “rang de la révulsion”, correspondant au disciple qui, du monde extérieur, se tourne vers celui de l'intérieur en se soustrayant à la domination du premier. On emploie une allégorie spéciale : le Moi supérieur auquel on tend est figuré comme un souverain, vers lequel on se tourne, comme si on était son peuple. Puis vient le “rang du service”, caractérisé par le loyalisme envers ce souverain intérieur, par un “service” constant pénétré par l'obéissance, par l'affection, par la crainte d'offenser, comme se comporte une personne admise à la suite d'un roi. Puis vient le “rang de la valeur” que démontre le combat, la déroute et la soumission de l'armée rebelle des passions et des instincts insurgée contre le souverain, avec lequel on passe du rang de personne de sa suite royale à celui d'un de ses généraux. Le quatrième degré est le “mérite de la coopération”, semblable au degré de celui qui n'est pas simplement voué à combattre et à “défendre le Centre”, mais qui est admis dans le groupe de ceux qui conseillent pour le bon ordre et la puissance de l’État. Le dernier rang est appelé “mérite suprême” — kô-kô —, c'est le rang même du souverain avec lequel on s'est identifié. Ici, l'action cesse.
La souveraineté spirituelle, l'état de la conscience douée d'une liberté supérieure, est réalisée. Cette figuration symbolique ou allégorique des divers états de la discipline spirituelle selon le Zen est très importante, parce que c'est justement elle qui peut servir d'intermédiaire entre le domaine intérieur et le domaine extérieur ; à savoir, qu'elle indique comment le Zen a pu se rattacher au système de la religion officielle shintoïste dans l’État nippon, laquelle avait, comme nous l'avons déjà précisé au début, le culte de !'Empereur en tant que fondement. On peut dire que le samouraï projetait dans le souverain le même idéal spirituel qu'il reconnaissait en lui, le “Roi” symbolique dont on vient de parier dans l'allégorie des cinq rangs du mérite. Ainsi, il pouvait, à partir de ce principe, établir un parallélisme effectif entre la discipline spirituelle et la discipline supérieure d'une élite, au point d'éclairer d'une signification supérieure tout ce qui est dévouement actif, service, lutte, sacrifice, connaissance et sapience pour le bien et la puissance de la communauté dont l'Empereur — le Tenno — était le sommet.
Pour le samouraï, tout cela allait donc assumer une valeur “rituelle”, et ce, par une voie de réalisation intérieure. Par conséquent, pour le samouraï le sacrifice suprême pour la patrie équivalait au sacrifice de la partie caduque et éphémère de soi-même face à un “Moi supérieur” participant à ce qu'on appelle la “Grande Libération”.
Ces aperçus pourront peut-être suffire, afin de donner un sens à la “voie du samouraï”. Quelques correspondances avec l'orientation que l'Occident a connue, à d'autres époques, n'échappent pas, même si ce fut dans des formes d'expression différentes. Il suffit de se remémorer l'idéal ascétique et guerrier des grands Ordres chevaleresques médiévaux, de la valeur donnée à la “fidélité”, jusqu'à faire d'elle une sorte de sacrement et de critère pour une distinction presque ontologique parmi les êtres humains, des justifications transcendantes et sacrées données par les gibelins à la même idée impériale, en se référant à une mystérieuse “religion royale de Melchisedeck”.
Il y a peu de temps encore, le Japon pouvait se présenter comme l'exemple unique, dans le monde moderne et anesthésiant, d'une civilisation dans laquelle la conservation jalouse des idées traditionnelles séculaires allait de pair avec un haut degré de modernisation de ses structures extérieures. Malheureusement, depuis la défaite de la Seconde Guerre mondiale cet équilibre est rompu, les énergies spirituelles de la race Yamato, c'est-à-dire nippone, se sont appliquées au monde extérieur, produisant un “miracle économique” et plaçant le Japon parmi les premières puissances industrielles et économiques du monde ; mais, dans le même temps, et en particulier dans les plus grandes villes, la vie et les mœurs se sont laissées intoxiquer de bon gré et avec raffinement par les influences de l'Occident moderne, en particulier par les États-Unis, ainsi que nous pouvons le constater facilement dans les documentaires, dans les films, les reportages. Le geste cruel, l’hara kiri, de Yukio Mishima aurait voulu avoir la signification d'un “Japon, réveille-toi !”, analogue au “Deutschland, erwache !” lancé après la Première Guerre mondiale en Europe centrale. Il ne semble pas avoir été remarqué si ce n'est comme une singularité, et certains sont allés jusqu'à le qualifier de pure “théâtralité”. Si ces développements suivent la même direction, un exemple presque unique de haute valeur paradigmatique n'existera plus que sous la forme d'un souvenir. Et cela pourra faire partie de tous les signes de l'avènement général et irrépressible de cette époque qui, déjà depuis des temps très reculés, avait été prévue et décrite dans les termes d'un “âge obscur” : kali-yuga.
► Julius Evola, Kalki n°1, 1985.
[Texte paru dans Vie della Tradizione n° 2, 1971, traduit de l'italien par Sylvie Rongiéras]
[Ci-contre : couverture de la première édition française, Dervy, 1970]
Chez Rigois, de Turin, nouvelle maison d'édition, est récemment sorti un petit livre sous le titre de Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. C'est une petite œuvre unique en son genre, dans sa façon de nous révéler le fond spirituel des formes, des disciplines et des comportements fondamentaux de la civilisation extrême-orientale, et surtout de la civilisation japonaise. L'auteur en est Eugen Herrigel, un Allemand qui, appelé à enseigner la philosophie dans une université japonaise, se proposa d'étudier l'esprit traditionnel du pays dans ses formes vivantes les plus typiques. Pour lui, il s'agissait, de façon particulière, du Zen, qui est un courant extrême-oriental de métaphysique et d'initiation bouddhique. Chose singulière, en apparence, le chemin qui lui fut montré pour parvenir à la compréhension du Zen fut l'apprentissage de l'art traditionnel du tir à l'arc. Herrigel étudia donc, infatigablement, cet art auprès d'un maître, pendant cinq bonnes années. Et le livre nous décrit de quelle façon les progrès dans cet art et la pénétration graduelle et vivante de l'essence du Zen allèrent de pair et se conditionnèrent réciproquement, ayant pour effet une profonde transformation intérieure de l'auteur.
Il n'est pas facile de se référer brièvement et grossièrement à ce dont il s'agit. Le Zen, tradition qui a eu et qui a une fonction essentielle dans la formation de l'homme japonais, et en particulier de la noblesse guerrière, des samouraïs, est, comme nous l'avons dit, d'origine bouddhiste. Le Bouddhisme fait tout de suite penser au nirvâna, et le nirvâna a un état de béatitude ascétique et évanescente. Mais ici les choses sont différentes. Le nirvâna, selon le Zen, est un état de libération intérieure, un état libre de toute fièvre, des angoisses et des liens du Moi, qui peut se conserver dans chaque activité et dans chaque forme de la vie ordinaire. C'est une dimension différente que la vie acquiert dans son ensemble, elle est assurée et vécue d'une façon différente. L'« absence du Moi» sur laquelle insiste le Zen, n'équivaut pas toutefois à l'apathie et à l'atonie. Elle donne lieu à une forme supérieure de spontanéité, de sécurité, de liberté et de calme dans l'action. C'est comme celui qui, s'accrochant spasmodiquement à quelque chose, lâche prise et dispose alors d'un calme supérieur, d'une liberté et d'une sécurité supérieures.
En Extrême-Orient, il existe des arts traditionnels qui, tandis que, d'un côté, ils tirent leur origine de cette liberté du Zen, de l'autre côté, présentent autant de voies pour l'obtenir à partir de leur propre entraînement. Aussi singulier que cela puisse sembler, il y a du “Zen” dans l'art extrême-oriental des maîtres de la peinture, de ceux du thé, de la disposition des fleurs, du tir à l'arc, de la lutte (le judo), du maniement de l'épée, et ainsi de suite. Tous ces arts ont un aspect rituel. En outre, il existe des rapports insaisissables, par l'entremise desquels la véritable maîtrise dans un de ces arts ne peut s'obtenir si l'illumination intérieure et la transformation du sens de soi, auxquelles nous avons déjà fait allusion, ne sont pas réalisées au point de représenter une sorte de chrême tangible.
Ainsi Herrigel nous raconte comment, en apprenant le tir à l'arc progressivement, et à travers les problèmes spécifiques que cet art, selon les manières dont il est toujours enseigné au Japon, lui posait, il est parvenu à la connaissance et à la clarification intérieure qu'il recherchait. Il s'aperçut que cet art n'était pas un sport, mais plutôt un acte rituel et une méditation. Pour l'approfondir vraiment, il devait parvenir à l'élimination de son propre Moi, au dépassement de chaque tension, à une spontanéité supérieure. C'était seulement à ce moment-là que sa force maximum devait correspondre, effectivement et énigmatiquement, à un relâchement musculaire. L'individu, l'arc, la cible ne faisaient qu'un, le coup partait de lui-même et, presque sans viser, il était infaillible. En de telles conditions, la constatation de la maîtrise obtenue était aussi celle d'un degré de spiritualité, de “Zen”, non en tant que théorie et philosophie, mais en tant qu'expérience effective, comme une manière plus profonde d'être.
Le livre d'Herrigel peut nous sembler précieux, dans sa façon de nous éclairer par des situations de ce genre, parce que non seulement il nous introduit dans l'esprit d'une civilisation exotique, mais aussi parce qu'il nous permet de voir sous un nouveau jour quelques-unes de nos traditions. On sait comment, dans l’Antiquité et, en partie, encore au Moyen-Âge, s'associèrent aux différents arts des traditions jalousement gardées, des éléments de culte, des rites et même des mystères. Il existait des “dieux” des différents arts, et il y avait des rites d'admission à ceux-ci. L'initiation artisanale et professionnelle, dans certaines corporations et associations, était parallèle à une initiation spirituelle. En dernier ressort, par le biais du symbolisme qui lui était propre, l'art des constructeurs médiévaux put servir de base à la première Franc-Maçonnerie, laquelle en traça les allégories de la “Grande Œuvre”.
Il s'avère donc possible que l'Occident ait connu quelque chose de semblable à tout cela, quant à ce qui s'est conservé jusqu'à présent en Extrême-Orient, dans les disciplines telles que la “voie de l'arc” ou “de l'épée”, jugée identique à la “voie du Zen”, sous le signe d'un Bouddhisme singulièrement positif. Peut-être l'Occident, compte tenu des prémisses différentes, en fait de traditions religieuses, ne l'a-t-il pas connu avec la même intensité, mais il l'a certainement connu avec la même distance par rapport à ce niveau à partir duquel tout devait devenir travail gris, métier industrialisé, activité dépourvue de sens, jusqu'au sport sans âme poussé au maximum et plus exercé pour renforcer que pour soulager l'endurcissement et la fermeture du “Moi physique” de l'homme moderne.
► Julius Evola, Kalki n°1, 1985.
[Texte paru dans Il Roma du 27-8-1956, traduit de l'italien par Sylvie Rongiéras]
[Ci-contre : statue du moine zen Takuan (1573 - 1645). Il porta l'esprit du bouddhisme zen dans de nombreux aspects de la culture japonaise, comme l'éthique des samouraïs avec Mushashi. Il est l'auteur des Mystères de la sagesse immobile]
Dans plusieurs ouvrages Evola étudie le Zen, se sert de poèmes, de textes, de phrases des maîtres Zen pour exprimer ses idées. Toutefois, la plupart du temps il ne s'étend guère sur le sujet. L'auteur de Révolte contre le monde moderne a davantage écrit sur le Tantrisme ou l'Alchimie, par exemple, que sur le Zen. Sur ce sujet, il existe quelques articles, des textes assez courts dont quelques uns ont été traduits en français. Pour Evola, le Zen représente, aujourd'hui, le Bouddhisme originel :
« Le Zen ne constitue pas une “anomalie extrême-orientale” du Bouddhisme, comme certains l'ont prétendu à tort, mais il constitue fondamentalement une reprise de l'exigence qui donna vie au Bouddhisme des origines ».
Il précise également :
« Il est suffisamment notoire que le Zen, dans son esprit, peut être considéré comme un retour au Bouddhisme des origines. Le Bouddhisme est né d'une réaction vigoureuse contre les spéculations et les ritualismes vides dans lesquels l'ancienne caste sacerdotale de l'Inde était tombée. Le Bouddha fit table rase de tout cela. (…) Or, dans les développements subséquents du Bouddhisme, la situation même contre laquelle le Bouddhisme avait réagi, devait se reproduire. Le Bouddhisme devint une religion avec ses dogmes, son rituel, sa scolastique, ses minutieuses règles morales. Le Zen intervint à nouveau pour faire table rase de tout cela, pour mettre à la première place ce qui avait constitué le noyau vital du Bouddhisme dans sa forme originelle, à savoir la conquête de l'illumination, de l'éveil intérieur ».
Evola emploie parfois l'expression de “Bouddhisme ésotérique” pour désigner le Zen. Selon la tradition, le Bouddha l'aurait transmis à un seul de ses disciples, Mahakâçyapa, qui a inauguré une lignée de patriarches et maitres détenteurs de cette connaissance ayant reçu une investiture légitime. Au Ve siècle, Bodhidharma apporta cet enseignement en Chine ou il se développa sous le nom de Tch'an, lequel subit une très forte Influence du Taoïsme, transcription du mot sanskrit Dhyana (contemplation), puis passa au Japon fin XIIe - début XIIIe siècle, grâce à Yôsai (Esai, en japonais) et surtout Dôgen.
Par son caractère abrupt, dénué de tout sentimentalisme, de toute dévotion, son rejet du formalisme, du conformisme, le Zen apparaît comme une voie difficile, réservée à une élite. « Le Zen doit être considéré sous son aspect absolu comme une doctrine d'initiés, indique Evola, c'est-à-dire valable pour des personnes déjà bien engagées sur la voie qui mené à l’éveil (…). “La doctrine de l'éveil” possède un caractère essentiellement initiatique. C'est pourquoi elle ne pourra jamais concerner qu'une minorité, au contraire du Bouddhisme le plus tardif, lequel prit la forme d’une religion ouverte à tous ou encore d'un code de moralité pure et simple ». De fait, l’essence et le but du Zen, le satori, l'illumination, l'éveil, ne peuvent pas être exprimés. Les koans — sorte d'énigmes ne pouvant être résolus par la raison — sont à cet égard caractéristiques. Le disciple doit dépasser tout ce qui est forme, préjugés, habitudes, classifications, croyances, etc., pour trouver une réponse. Le Zen est sans concessions, ne promet rien ; les maîtres disent juste : “Pratiquez”, et ne parlent guère de l'éveil si ce n'est sous une forme voilée. « Quant au contenu de son expérience, le Bouddha garde le silence, pour empêcher que, de nouveau, au lieu d’agir, on ne s'adonne au goût de spéculer et de philosopher », explique Evola. Toute parole, tout écrit, toute description, sont limités car « selon ce que disent les maîtres du Zen, le trait essentiel de la nouvelle expérience est le surmontement de tout dualisme : dualisme entre le dedans-dehors, entre le moi et le non-moi, entre le fini et l'infini, entre l'être et le non-être, entre l'apparence et la réalité, entre le Vide et le plein, entre la substance et les accidents — et, pareillement, l'impossibilité de discerner toute valeur posée dualistiquement par la conscience finie et offusquée par le particulier, jusqu’à des limites paradoxales : le libéré et le non-libéré, l'illuminé et le non-illuminé, ce monde et l'autre monde, la faute et la vertu, ne sont qu'une seule et même chose ». Aussi « l'état d'un bouddha ne peut être compris que par celui qui est lui-même un bouddha ».
Cette apparence irrationnelle, rebelle à toute forme, séduisit beaucoup certains contestataires comme les beatniks, dans les années cinquante. « On peut comprendre que tout cela attire beaucoup le jeune Occidental déraciné qui ne supporte aucune discipline, qui vit à l'aventure et se révolte ». Evola écarte toute équivoque : « Celui qui pense qu'il peut trouver dans le Zen la confirmation d'une forme d'éthique qui pourrait équivaloir à la liberté, mais qui soit intolérante à toute discipline intérieure, à toute direction émanant des parties supérieures de son propre être, sera grandement déçu ». De même, pour ce qui est de la tentative de récupération du Zen par la psychanalyse, opérée par C.G. Jung, Evola observe : « Selon Jung, la signification vraie et positive, non seulement des religions mais aussi du mysticisme et des doctrines initiatiques, serait de guérir l'âme déchirée et torturée par les complexes ; en d’autres termes, ce serait changer un homme anormal et névropathe en un homme normal… Or ce que nous trouvons dans toutes les doctrines spirituelles et traditionnelles est quelque chose de tout à fait différent. L'homme sain et normal n'est pas ici le point d'arrivée mais le point de départ, et sont fournis le moyens par lesquels celui qui le désire, s'il a la vocation vraie, peut tenter l'aventure de dépasser effectivement la condition humaine ». Remarques en forme de couperet, nettes, sans équivoques pour la psychanalyse et tous les charlatans pseudo spiritualistes manipulant une clientèle de tarés.
Il ne faut pas croire que le zéniste fuit le monde, cherche à s'en évader. Au contraire, il s'agit de retrouver son “visage originel”, la “condition normale”. Dans l'allégorie de la capture du buffle, l'intéressé est, dans les premières images, entièrement occupé à trouver, puis amadouer et enfin monter l'animal. Une fois cela réalisé, le buffle disparaît, l’homme également ; à la place, occupant toute l’image, un cercle. Dernière image, l'éveillé discute avec des gens dans un marché, retourne au monde. Evola, dans La Doctrine de l’Éveil, reprend cette explication de Seigen-Ishin :
« Avant qu'un homme se mette à l'étude du Zen, pour lui les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux. Lorsque, grâce aux enseignements d'un maître qualifié, il a eu la vision intérieure de la vérité du Zen, pour lui les montagnes ne sont plus des montagnes, et les eaux ne sont plus des eaux. Mais, ensuite, lorsqu'il a rejoint réellement l'asile du calme, de nouveau, les montagnes sont des montagnes, et les eaux sont des eaux, pour lui ».
« La vie au Japon fut pénétrée par l'esprit du Zen, que ce soit la voie de l'épée, Kendô, la voie du guerrier, Bushidô, la voie du thé, des fleurs, du tir à l'arc, de la poésie. (…) Toutes les activités de la vie peuvent être imprégnées de Zen et, de la sorte, élevées à une signification supérieure, à une “totalité” et à une “impersonnalité active” : un sens d'insignifiance de l'individu qui ne paralyse pas, mais qui assure un calme et un détachement, permettent une assomption absolue et “pure” de la vie ». « Le Zen tend à apporter une stabilité intérieure (…) permettant, comme le dit Lao-Tseu, d’être un tout dans un fragment ».
Il y a, dans le Zen, recherche de la simplicité, du naturel, évacuation du raisonnement abstrait, intellectuel :
« L'univers est la véritable écriture du Zen. (…) “Arbres, herbe, montagnes, courants, astres, mer, lune” — c'est avec cet alphabet que sont écrits les textes zéniques (…) Le soleil se lève. La lune décroît. Hauteur des montagnes. Profondeur de la mer. Fleurs printanières. Fraîche brise estivale. Automne de la vaste lune. Flocons de la neige hivernale. Ces choses, peut être trop simples pour qu'un observateur commun leur prête attention, possèdent pour le Zen une signification profonde ».
Le zéniste retrouve l'unité, l'intimité, avec la nature, ainsi que l'exprime ce koan de maître Taisen Deshimaru : « L’homme regarde la fleur, La fleur regarde l’homme ».
Ces différents aspects — anti-intellectualisme, absence de sentimentalisme, de dévotion, rejet des formes, abandon de l’individu, appel à l’intuition, exigence d’une discipline intérieure — ne pouvaient que séduire Evola. Cependant, celui-ci s’est toujours méfié du Zen occidentalisé, tel que les modernes le comprennent, souvent déprécié, ayant perdu sa force, sa hauteur, sa vertu. Auquel cas il devient une forme, une contrefaçon supplémentaire établie par le monde moderne.
► Christophe Levalois, L’Âge d’Or n°4, 1985.
Si l'influence grandissante du bouddhisme et l'extension de son aire géographique comme l'augmentation du nombre de ses fidèles conduisent à une théorisation et à l'apparition d'une morale contraignante, le Ch'an en Chine (1) ou le Zen au Japon (2) tentent, selon Evola, de retrouver la doctrine initiale en laissant prévaloir dans leurs enseignements une stratégie de la rupture basée sur des méthodes parfois violentes et destinées à désorienter l'individu en laissant s'écrouler son système de valeurs (3). Evola se montre d'autant plus favorable à cette relecture qu'il voit dans le Zen « la doctrine qui affirmé, spécifiquement, l'âme intérieure de la caste […] des samouraï, de la noblesse guerrière féodale. […] L'autodiscipline, en termes presque ascétiques, mais actifs, non pénitentiaux, est le noyau fondamental du Zen et l'aspect grâce auquel il a pu particulièrement intéresser une caste guerrière. Il s'agit cependant d'une auto-discipline subtile et avant tout intérieure » (4). C'est pour lui une preuve de plus de l'existence possible d'une réalisation spirituelle particulière aux kshatriyas d'une “voie héroïque”.
► Christophe Boutin, Politique et Tradition, Kimé, 1992.
Notes :
1. Le Ch'an ou Tch'an (630-960) s'éleva contre la méditation passive et négative, dite “assise”, en s'inspirant à la fois de la Voie Moyenne indienne et des textes anciens de la philosophie taoïste. Dans cette doctrine, le salut est une affaire de prise de conscience.
2. Le Zen est le nom japonais du Ch'an, apporté au Japon en 1191. Le Satori, le salut, est obtenu par l'illumination résultant de la prise de conscience de la vacuité du monde. Il s'oppose lui aussi à la contemplation assise, et repose sur une méthode initiatique et un enseignement ésotérique.
3. Un exemple caractéristique de ces méthodes est le koan, formule énigmatique qui ne peut être résolue par la raison. L'un des plus connus est le suivant : “La nature du Bouddha se trouve-t-elle aussi, ou non, dans un petit chien ? Rien”.
4. Julius Evola, « La Voie du samouraï », in : Kalki n°1, 1985.
Corps et esprit dans le Zen
Dans la vie courante le corps est donc l'objet de véritables rituels d'évitement, il ne doit pas transparaître comme “matérialité” sous peine de susciter la désapprobation ou le malaise. Il est frappant de constater que certaines techniques du corps bien enracinées dans des sociétés différentes de nos sociétés occidentales ont développé au contraire une extraordinaire lucidité du fait que l'homme habite aussi ses mouvements ou l'épaisseur de sa chair. Dans les arts martiaux japonais, par exemple, on trouve une attitude opposée à l'attitude occidentale, et qui consiste à faire de la conscience du corps une permanence, non seulement au cours du combat, mais aussi dans le déroulement même de la vie. L'esprit du budo, dont l’un des caractères est l'accent mis sur les fibres du vécu corporel, déborde l'espace du dojo et affecte toutes les actions de l'adepte.
Évoquant ainsi la démarche qui l'a amené à une pratique intensive du karaté, Kenji Tokitsu écrit de façon très éclairante : « Un jour en allant au lycée, dans la lumière du printemps, je marchais avec la tache noire de mon ombre sur le chemin de terre qui surplombe les champs de riz, j'ai essayé de marcher réellement, d'être présent dans chaque pas ; mais en vain. Cette sensation de ne pas être, cette tentative inaccomplie d'exister véritablement m'ont orienté vers une recherche de l'existence de soi par les arts martiaux » (1).
L'enseignement essentiel du budo consiste en effet dans cette recherche constante d'une adéquation sans faille du corps à la conscience. L'acte ne doit pas être précédé par la pensée : il est jaillissement immédiat de la pensée. L'intuition est exactement contemporaine au geste qu'elle implique. Un grand maître zen d'autrefois écrit que, « si deux actions sont distantes de l'épaisseur d'un cheveu, il y a interruption. Lorsque l'on tape les mains le son se dégage sans un instant d'hésitation. Le son n'attend pas, ni ne pense avant de sortir » (2). Grâce à l'affinement de ces techniques, l'articulation corps-pensée atteint son point extrême. « Au combat de budo, écrit K. Tokitsu, la présence de soi dans chaque geste devient vitale. Un décalage entre notre subjectivité et nos gestes constitue une faillite, un moment de vulnérabilité. L'adversaire qui attaque dès qu'il trouve un tel instant apporte dans les faits une critique immédiate » (3).
Cette espèce d'hyperconscience du corps se manifeste sous l'apparence paradoxale du retrait de la volonté, ou plus exactement de sa disparition dans l'immédiateté de l'acte. Cette dissolution de la conscience est possible grâce à une extraordinaire technicité du corps et à l'appel à un autre type de vigilance très éloigné de celui que nous connaissons dans la vie quotidienne. D. T. Suzuki nomme satori cette forme particulière de conscience qui est proche, en fait, de l'intuition, mais d'une intuition saisissant la globalité et la singularité des choses dans le même mouvement. La conscience est comme dissoute dans le corps, elle le baigne tout entier, et le cogito n'est plus son seul mode d'apparition.
Ce rapport au monde ne se limite pas seulement à l'affrontement avec un adversaire, il fonde aussi la socialité courante de l'adepte du budo. « Le comportement dans le dojo, écrit T. Deshimaru, rejaillira sur notre vie quotidienne. Chaque geste est important. Comment manger, comment s'habiller, comment se laver, aller aux toilettes, comment ranger, comment se conduire avec les autres, avec sa famille, sa femme, comment travailler, comment être complètement dans chaque geste » (4) ? Cette vigilance constante qui semble exclure toute hésitation, toute réflexion avant l'exécution de l'acte, cette fusion étonnante entre le corps et la conscience qui commande les gestes les plus infimes du sujet, montre en négatif à quel point l'homme occidental vit son corps dans une sorte d'oubli permanent.
► David Le Breton, extrait de « Effacement ritualisé du corps », in : Cahiers Internationaux de Sociologie, LXXVII, 1984.
1. K. Tokitsu, La voie du karaté, Seuil, 1979, p. 7.
2. Maître Takuan cité par D. T. Suzuki, Essais sur le bouddhisme Zen, Albin Michel, p. 362.
3. Kenji Tokitsu, op. cit., p. 9.
4. T. Deshimaru, Zen et arts martiaux, Seghers, 1977, p. 52.• Pour prolonger :
« L'homme intérieur dans le bouddhisme zen », Toshihiko Izutsu, Les Études philosophiques n°4/1983.
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