• Spengler

    SpenglerHommage à Oswald Spengler

    Il y a plusieurs façons d’ignorer les pensées des grands hommes et de vivre comme si ces pensées n’avaient jamais été émises. En 1980, c’est ce que tout observateur a pu constater en Allemagne Fédérale. On y célébrait le centenaire de la naissance d’Oswald Spengler. Même dans les hommages rendus au philosophe, on doit, objectivement, constater des lacunes. Les uns ont souligné l’importance de la philosophie spenglérienne de l’Histoire, dont les prophéties auraient été confirmées par les événements ; mais, ainsi, ils ont évité d’aborder les affirmations politiques de l’auteur du Déclin de l’Occident. D’autres ont voulu “sauver” le Spengler politicien, en faisant de lui un antifasciste et en n’étudiant que très superficiellement les liens qui ont existé entre Spengler, Hitler et le national-socialisme. Je ne dirais rien des “brillants” essayistes, qui se sont prodigieusement acharné à l’étude de Spengler pour en tirer très peu de choses.

    Le Spengler total

    Ce fut un autre vénérable grand homme, Herbert Cysarz (né 16 ans après Spengler) qui put vraiment saisir l’œuvre de Spengler dans sa totalité. L’hommage qu’il lui rend, dans le numéro de janvier 1980 de la revue Aula, éditée à Graz en Autriche, commence par ces mots : « Aucun historien contemporain n’a connu une aussi grande gloire qu’Oswald Spengler. Aucun n’a été, de son vivant, aussi incontestablement original. Cet homme, hostile à toute littérature et à tout idéalisme, totalement étranger au monde abstrait des livres, a fait entrevoir les grands thèmes et les multiples imbrications de l’Histoire et a souligné, comme cela n’avait jamais auparavant été fait, l’intensité qui réside dans le vouloir et l’agir. Il a donné au monde une nouvelle manière de concevoir la politique, ainsi qu’un style particulier de voir, de penser et de présenter l’Histoire ». Bien évidemment, Cysarz sait que Spengler est plus qu’un historien ; à propos de son œuvre, il écrit qu’elle reste un signe du destin qui s’est manifesté au tournant de notre temps.

    Un homme de la même génération que Cysarz, Ernst Jünger avait déjà écrit des choses de ce genre dans les années vingt, même si le ton était plus mesuré, moins pathétique. Dans un très important article politique de l’époque (dont, bien entendu, on ne prévoit pas la réédition dans les œuvres complètes de Jünger), il exprimait une opinion partagée par beaucoup de contemporains : pour un cerveau de la trempe de celui de Spengler, ils donneraient bien tout un Parlement.

    Les faiblesses de l’œuvre de Spengler

    Une acceptation aussi enthousiaste de la totalité de l’œuvre de Spengler ne signifie toutefois pas qu’on en avalise tous les détails, sans formuler aucune critique. Spengler n’est pas un surhomme ; il a, lui aussi, ses faiblesses. À coté des prophéties qui se sont effectivement réalisées, il y a celles qui n’ont eu aucune suite. Les études approfondies de Spengler sur les diverses cultures de l’Histoire, nous obligent à constater que tous les domaines de l’activité créatrice de l’homme ne lui sont pas également familiers. Par exemple, le style littéraire de Spengler n’est pas toujours à la hauteur de ses sujets ; il n’y a pas lieu de s’en étonner, car ces textes suscitent de trop fortes émotions. Les ennemis de Spengler se plaisent d’ailleurs à citer les phrases où transparaît un certain “kitsch”. De plus, Spengler accuse une faiblesse, comme bon nombre de visionnaires : ce qui est tout immédiat lui échappe. Ainsi, selon lui, le grand poète de sa génération n’est ni Stefan George ni Rainer Maria Rilke, mais Ernst Droem, qui est, à juste titre, resté inconnu.

    Très révélatrice est la réaction de l’auteur du Déclin de l’Occident à l’envoi, par un jeune écrivain, d’un livre capital de notre siècle. En 1932, en effet, Ernst Jünger fit envoyer à Spengler, accompagné de tous ses respects, son livre intitulé Der Arbeiter (Le Travailleur). Spengler s’est contenté de feuilleter le livre et écrivit : « En Allemagne, la paysannerie est encore une force politique. Et lorsque l’on oppose à la paysannerie — prétendument moribonde — le “Travailleur”, c’est-à-dire l’ouvrier des fabriques, on s’éloigne de la réalité et l’on s’interdit toute influence sur l’avenir… ». Comme Spengler n’a pas lu le livre, il ne peut savoir que Jünger ne parle pas de l’ouvrier des fabriques. Mais il est fort étonnant qu’il surévalue les potentialités politiques d’une paysannerie qui, quelques années plus tard, allait être complètement annihilée.

    Le barrage intérieur

    Ni ces quelques aveuglements ni les aspects bizarres de la vie de Spengler ne doivent détourner notre attention de l’ensemble de son œuvre. Cet homme susceptible se mit un masque, prit un style qu’il ne faut pas prendre tel quel. Ainsi, les admirateurs de Spengler éviteront de confondre sa personnalité véritable avec ce “masque césarien” qu’il affichait lors de ses nombreuses apparitions publiques (1).

    Les détracteurs de Spengler, de leur côté, s’efforceront de ne pas le décrire, à la lumière de sa vie privée, comme une sorte de totem bizarre de la bourgeoisie déclinante.

    Bien sûr, la vie recluse de Spengler permet de telles suppositions. Il est né le 29 mai 1880, fils d’un haut fonctionnaire des postes, à Blankenburg dans le Harz (2). Ce n’était pas le père, homme paisible, qui dominait la vie familiale mais la mère, une créature à moitié folle, dévorée d’ambitions pseudo-artistiques. Elle remplissait leur grand appartement d’une telle quantité de meubles que le jeune Oswald et ses trois sœurs devaient loger dans des débarras, sous le toit !

    Après avoir soutenu une dissertation sur Héraclite, Spengler devint professeur de mathématiques et de sciences naturelles, dans un lycée (Gymnasium). Ensuite, le décès de sa mère ne lui laissa pas d’héritage consistant, mais lui permit quand même de vivre sans travailler ; de 1911 à la mortelle crise cardiaque du 7 mai 1936, il vivra retiré, en chercheur indépendant, à Munich, dans un appartement immense de style “Gründerzeit” (le style des années 1870-1880), bourré de meubles massifs et situé dans la Widenmayerstraße. Une des ses sœurs le soignait.

    Il voyageait peu et n’entretenait qu’un cercle restreint de relations. Il a refusé les postes de professeur qu’on lui offrait. Il a été réformé lors de la Première Guerre mondiale. Cette vie semble dominée par un refus farouche de tous contacts humains. On ne sait rien d’éventuelles relations érotiques. Dès le départ, il y a repli vers l’intériorité. Et seul, chez Spengler, nous intéresse le résultat qu’a produit cet isolement dès 1917. La chasteté de cette existence n’est nullement un argument contre l’œuvre de Spengler. Comme, du reste, l’isolement dans une cellule monacale ne saurait être un argument contre Augustin.

    Au-delà de l’optimisme et du pessimisme

    Dans l’histoire des idées, la signification de l’œuvre de Spengler réside en ceci que, dans une situation de crise, il ramène à la conscience les fondements “souterrains” de la pensée, avec une vigueur qui rappelle celle d’un Georges Sorel. Mais quel fut cette situation de crise ? L’effondrement, à cause de la Première Guerre mondiale, du Reich allemand qui, pendant des siècles, avait été le centre de l’Europe. Et quels sont ces fondements “souterrains” ? C’est la pensée résolument réaliste amorcée par Héraclite et l’école du Portique (Stoa). C’est une pensée qui renonce, depuis toujours, aux fausses consolations et aux mirages des systèmes fondés sur de pseudo-ordres cosmiques. De manière magistrale, Spengler confronte la génération de la guerre à cette pensée. Son style était un curieux mélange de “monumentalité” classique et d’expressionnisme, fait de couleurs criardes. Et ce sont précisément ceux qui, le plus profondément, avaient expérimenté l’effondrement du monde bourgeois (celui de la “Maison de Poupée”) (3), qui entendirent son appel.

    Cette pensée se situe au-delà de l’optimisme et du pessimisme. Le titre que l’éditeur choisit pour l’œuvre majeure de Spengler (Le Déclin de l’Occident) trompe. Il est possible, qu’en privé, Spengler ait déploré l’effondrement d’un monde qui lui était cher. Mais son œuvre ne déplore rien ; elle nous apprend bien plutôt que l’Histoire est un unique mouvement d’émergence et de déclin et qu’il ne reste rien d’autre à l’homme que de faire face, avec contenance, à cette réalité, dans le lieu que le destin lui a désigné. C’est ce qui a empêché Spengler de s’identifier au IIIe Reich et qui l’a amené, en 1933, dans son dernier ouvrage, Jahre der Entscheidung (Années décisives), à reprocher au NSDAP son aveuglement en politique extérieure. Pour Spengler, la politique extérieure, parce qu’elle est combat, est primordiale par rapport à la politique intérieure qui, elle, insiste davantage sur le bien-être. Ainsi le caractère hybride du national-socialisme apparaît clairement : en tant que socialisme, il recèle une forte tendance à l’utopie, même s’il connaît aussi la fascination de la mélodie héraclitéenne.

    Sans doute, aucune praxis politique n’est possible sans une certaine dose d’espérance et sans allusions à un ordre (cosmique) doté de sens (téléologique). Seule une minorité d’individus soutient le regard de la Gorgone. Dans cette minorité, le pourcentage des hommes d’action est plus élevé que celui des intellectuels, des prêtres et des autres fabricants d’opinions. De toutes façons, les disciples d’Héraclite disposent de leur propre consolation, qu’ils tirent précisément de ce qui constitue, pour les autres, une source de terreur. La lecture de Spengler nous démontre le double aspect de la pensée héraclitéenne.

    L’inflexibilité

    C’est avec pertinence que Herbert Cysarz a cité les deux phrases qui montrent le plus implacablement ce qui sépare Oswald Spengler tant de la société libérale que de toute espèce de dictature du bien-être (qu’elle soit rouge ou brune) (4). La première de ces phrases dit : « Les faits sont plus importants que les vérités ». La seconde : « La vie n’est pas sainte ». C’est là le rude côté de la philosophie spenglérienne et c’est dans L’Homme et la Technique (1931), un livre épuré de toute ambiguïté, que Spengler la souligne tout particulièrement, par défi contre tous les bavardages de notre siècle.

    Heinz Friedrich, dans son article de Die Welt, rédigé pour le centenaire du philosophe, a eu des formules plus concises encore. Il part du fait que Spengler lui-même se déclare disciple de Goethe et de Nietzsche. Cysarz, lui, disait que la notion spenglérienne de destin révélait davantage d’affinités électives avec les sagas germaniques et l’héroïsme tragique de Shakespeare qu’avec l’humanisme classique. Heinz Friedrich écrit, dans un langage qui n’a rien de spenglérien (il parle des “vérités” !) : « À la fin de ce siècle de chaos, les citoyens doivent s’habituer à ne pas seulement prendre connaissances des vérités, mais aussi à les vivre et à vivre avec elles. Comme le disait Goethe, il n’y a pas que la Nature qui soit insensible, il y a aussi l’Histoire car, pour paraphraser Spengler, on peut dire qu’elle détient plus de caractéristiques naturelles que nous voulons bien l’admettre. En conséquence, c’est avec indifférence qu’elle ignore nos espoirs et nos craintes ».

    Pour Heinz Friedrich, ce qu’il y a de nietzschéen dans cela, c’est le diagnostic qui pose la décadence comme faiblesse vitale : « L’agent de la vie, le facteur favorisant l’éternel devenir, c’est, pour Nietzsche, la Volonté de Puissance ». Friedrich ajoute un avertissement : « La Volonté de Puissance, reconnue par Nietzsche comme principe vital, est tout autre chose que l’orgueil biologique et musculaire qu’aujourd’hui encore, l’on veut entendre par là ». Cette conception vulgaire des choses est partagée par les adeptes de Nietzsche comme par ses adversaires). Cela signifie tout simplement que toute vie a la pulsion de s’affirmer. Spengler est plus qu’un disciple de Nietzsche : il le complète et le transforme. La contribution personnelle de Spengler à cette école de pensée est qu’il réalise quelque chose, qu’il a trouvé, chez Nietzsche, sous la forme d’un appel.

    Les couleurs de la vie

    Celui qui résiste au regard de la Gorgone, n’est pas détourné du monde. Bien au contraire, il voit le monde de manière plus intense, plus plastique, plus colorée. C’est cela la réalité paradoxale. Le regard des espérances, en revanche, ne veut voir que des cohérences, des lois et, de ce fait, détourne l’attention du particulier pour se perdre dans le général : il désenchante le monde.

    Il faut se rendre compte combien les Weltanschauungen dominantes, qui sont un piètre mélange de la fade idéologie des Lumières et de christianisme sécularisé, ont, pour l’homme moyen, transformé le monde en un ensemble de schémas tristes. C’est le résultat d’une vision bien déterminée de l’Histoire (dans l’Histoire, l’homme décrypte le monde pour le comprendre). Dans cette vision, d’où la vie tient-elle sa valeur ? De quelque chose qui sera atteint dans un lointain futur après une longue évolution et après notre mort. Rien n’est soi-même ; chaque chose n’existe qu’à partir du moment où elle signifie quelque chose d’autre, qui se trouve “derrière” elle.

    La vie se voit alors réduite à une rationalité moyenne, qui interdit toutes ces grandes effervescences qui entraînent soit vers le haut soit vers le bas ; l’homme se meut alors dans un cadre étroit qui ne lui propose rien de plus que la satisfaction de ses besoins physiques. Au-dessus de ce cadre, souffle un tiède ventelet d’éthique behavioriste. Arnold Gehlen appelait cela « l’eudémonisme de masse ». Les masses sont constituées d’individus isolés, qui ne s’enracinent dans rien de solide, qui ne sont insérés dans aucune structure concrète, qui errent sans but dans le “général”.

    C’est placé devant un tel arrière-plan que le cyclone spenglérien doit être compris : il brise la monotonie de ce qui prétend s’appeler “moderne” et réinjecte, dans le monde, de vibrantes tonalités. Dans la vision spenglérienne, l’homme n’incarne plus une quelconque “généralité”, qu’il partageait avec tous ses semblables. Bien au contraire, il appartient à une culture spécifique, qui ne peut être ramenée à quelque chose d’autre mais qui a son propre sens. Chaque culture est de nature totalement cultuelle, parce que, dans tout ce qu’elle produit, ressort le symbole particulier auquel elle s’identifie et par lequel elle se distingue. Spengler voit vivre ces cultures comme vivent des plantes, avec leurs phases de croissance et de décomposition. Chacune de ces phases de croissance occupe son propre rang. Quelle puissante mélodie résonne dans son évocation de la fin d’une culture ou du césarisme ! On citerait à plaisir des pages entières du premier volume du Déclin :

    « Une vie véritable se mène. Elle ne se détermine pas par l’intellect. Les vérités se situent au-delà de l’Histoire et de la vie. (…) Les peuples de culture sont des formes jaillies du fleuve de l’existence. (…) Pour moi, le peuple (Volk) est une unité d’âme (Seele). (…) Le regard libère des limites de l’éveil. (…) Ce qui confère de la valeur a un fait singulier, est tout simplement la grande ou la faible puissance ce son langage formel, la force de ses symboles. Au-delà du bien et du mal, du supérieur et de l’inférieur, du nécessaire et de l’idéal ».

    Il faut encore ajouter un dernier mot à propos de l’Allemand que fut Oswald Spengler. Celui-ci n’a pas évoqué la pluralité des cultures pour se sublimer dans l’exotisme. Il a écrit ses livres pour les Allemands qui vivaient l’effondrement du Reich. Spengler ne traîne pas les Allemands devant un quelconque tribunal de la “généralité”, mais les confronte à leur spécificité, dans le miroir de leur histoire. Dans tous les écrits de Spengler, on sent sa conviction que les Allemands ont joué, dans le passé, un rôle particulier et que les Prussiens en joueront un, dans l’avenir. Ces convictions de Spengler dérangent évidemment tous ceux qui veulent maintenir la mentalité de frustrés qui règne aujourd’hui.

    ► Armin Mohler, Orientations n°1, 1982.

    (traduction française : Robert Steuckers)

    Cet article d’Armin Mohler a paru dans Criticón n°60-61, octobre 1980. Ce numéro était intégralement consacré à la question allemande. Il célébrait également le dixième anniversaire de la revue et voulait, de ce fait, axer ses réflexions sur l’histoire nationale.

    ◘ Sur l’auteur : Armin Mohler est l’auteur d’un ouvrage capital : Die Konservative Révolution in Deutschland, 1918-1932 (2ème édition, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1972). Il a été le secrétaire de l’écrivain Ernst Jünger et correspondant de plusieurs journaux allemands ou suisses alémaniques à Paris. Né à Bâle en 1920, il s’est fixé à Munich en 1961 (où il décède le 4 juillet 2003). À partir de 1964, il dirige la Fondation Friedrich von Siemens de Munich et, en tant que tel, organise plusieurs colloques dont les actes ont été publiés. En outre, Armin Mohler est l’auteur de plusieurs livres sur la politique allemande. Armin Mohler morigène sans cesse nos voisins de l’Est, à cause de leur défaitisme politique. Nous ne saurions achever cette introduction au dossier Spengler sans mentionner un ouvrage récent et remarquablement bien fait sur sa pensée. Il s’agit de Spengler heute, Sechs Essays (Spengler aujourd’hui, six essais), préfacé par Hermann Lübbe, sous la direction de Peter Christian Ludz. Cet ouvrage est paru aux éditions CH Beck de Munich. Il comprend des textes de Hermann Lübbe (Historisch-politische Exaltationen : Spengler wiedergelesen = Exaltations historico-politiques : Une relecture de S.), d’Alexander Demandt (Spengler und die Spätantike = Spengler et la Haute-Antiquité), de Horst Möller (Oswald Spengler : Geschichte im Dienste der Zeitkritik = O.S. : L’Histoire au service de la critique du temps), de Tracy B. Strong (O.S. : Ontologie, Kritik und Enttäuschung = S. : Ontologie, critique et déception), du spécialiste français Gilbert Merlio (S. und die Technik = S. et la technique) et de G.L. Ulmen (Metaphysik des Morgenlandes - S. über Russland = Métaphysique de l’Orient, S. et la Russie). La lecture de cet ouvrage est indispensable pour pouvoir comprendre et utiliser Spengler aujourd’hui.

    • Notes :

    1. On pourra, bien sûr, discuter du bon goût de publier la photo de Spengler sur son lit de mort. Cette photo prouve toutefois que ce masque n’a pas, de façon durable, imprégné la physionomie de Spengler.

    2. Un autre protagoniste de la Konservative Révolution, issu de cette ville, est August Winnig. Il est né deux ans avant Spengler, en 1878, et est le fils du fossoyeur.

    3. Puppenspiel, le mot qu’employé Armin Mohler, signifie “guignol”, “théâtre de marionnettes”. Nous avons traduit par “Maison de Poupées”, en voulant faire allusion à la pièce d’Ibsen. Cet auteur norvégien ne s’est jamais lassé de critiquer le monde bourgeois. Et dire du monde bourgeois qu’il est une “Maison de Poupées”, c’est souligner son souci d’échapper aux vicissitudes du monde et de l’Histoire. (n.d.t.)

    4. En Allemagne, la couleur rouge, en politique, est attribuée aux partis d’inspiration marxiste, communiste ou sociale-démocrate. La couleur brune aux nationaux-socialistes. La couleur noire aux partis confessionnels. Elle symbolise la soutane des prêtres. Aujourd’hui, une nouvelle couleur politique est née : la verte des écologistes. Le bleu est attribué aux libéraux. (n.d.t.)

     

    ◘ Liens :

    • Karl Kraus & Spengler
    • Rosenzweig & Spengler
    • Gabrielle Roy & Spengler
    • Critique de Heidegger envers la morphologie des cultures
    • Oswald Spengler (Encyclopédie de L'Agora) cf. La conception de Spengler
    • Déclin de l'Occident ou débâcle de l'Europe ?
    • La vengeance de Spengler (J. Bouveresse, 1983)
    • « Ce que des auteurs infréquentables ont à dire à ceux qui ne veulent pas leur ressembler » (J. Bouveresse, Agône n°48, 2012)
    • « Spengler l'infréquenté » [JL Evard, traducteur et documentaliste, est intéressant en ce qu'il montre également — à son insu — ce qu'il en est d'une certaine réception de Spengler. Voué à la manie comparatiste comme nombre d'auto-proclamés historiens des idées qui sont de fait des (bien souvent mauvais) idéologues masqués (avec l'habituel souci d'objectivité comme cache-sexe d'une dépolitisation égotiste), il ne peut saisir ce qu'implique véritablement l'intempestivité (Unzeitgemäss) au sens nietzschéen, à savoir en quoi un enjeu civilisationnel fait historicité (bien qu'ayant pourtant traduit un court texte de G. Simmel dans la RMM rappelant la nécessité de construire un cadre historique pour contextualiser et expliciter son approche). L'auteur des Années décisives n'est pas interrogé quant à ce que recèle sa stratégie d'écriture, autrement dit sa volonté de destin devant rompre avec la logique d'un Occident malade en stade final, mais est momifié comme vieux réactionnaire atrabilaire prussien (en somme une icône néo-droitière), échappant de peu aux déjà menés procès inquisitoriaux estampillant de préfascisme, comme du temps de l'Allemagne années 50, Jünger pourtant en prise avec la question du nihilisme ou bien Klages mû par un romantisme anti-capitaliste faisant chair avec le cauchemar de l'histoire et en prise avec la question de l'aliénation posée vivement par un processus d'industrialisation déshumanisant, conforté alors par le mythe du Progrès]
    • « Déclin de l’Occident : les 100 ans du maître-ouvrage de Spengler » (D. Engels, éléments n°175, 2018)
    • Sur les pas de Spengler (Les Idées à l’endroit, 2018)
    • Divers articles (plusieurs langues)
    • Aphorismes
    • Articles en anglais

     

    ◘ Études critiques :


    ◘ Sur notre site  :


     

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    SpenglerQuoi de neuf ? Oswald Spengler

    « Quoi de neuf ? Oswald Spengler ! ». C’est sous ce titre que le journaliste français Alain de Benoist a consacré quelques colonnes au grand philosophe allemand de l’Histoire. On avait considérablement négligé son œuvre. Il fallait donc combler une lacune. Rejeté des programmes universitaires, en même temps que bon nombre d’autres “irrationalistes”, Oswald Spengler a été officieusement redécouvert par Henry Kissinger qui, écrit Alain de Benoist, aurait conseillé au président américain Richard Nixon de lire le monumental Déclin de l’Occident. Ainsi, même aux États-Unis, ce pays où la conception linéaire de l’Histoire, héritée d’une connaissance généralisée de la vulgate biblique, où tous imaginent vivre un état de fin d’Histoire, on cherchait désormais à comprendre la polyphonie de l’Histoire. En effet, pour Spengler, les civilisations ont chacune leur propre modèle de développement et ne suivent, en conséquence, pas le schéma européen qui pose une succession linéaire qui va d’une Antiquité à des Temps Modernes, en passant par un Moyen Âge. Le Moyen Âge russe, par exemple, se situe, selon l’auteur du Déclin de l’Occident, aux XVIe et XVIIe siècles. Ces dissonances ont leurs retombées aujourd’hui et expliquent les différentes réactions, en politique internationale, des différents peuples ou ensembles, politiquement unis, de peuples.

    Toujours dans son article du Figaro-Magazine (n°86, 13-19/IX/1980), Alain de Benoist estime que les travaux de Spengler annoncent, en bien des points, l’étude moderne des structures et des mentalités. Ces travaux — il faut impérativement le souligner — ne sauraient être pure contemplation : ils doivent servir l’homme d’État. Aujourd’hui, où l’Occident paye son aveuglement, la diplomatie européenne ne saurait se contenter de gérer les affaires en cours, selon les critères de fonctionnement en vigueur dans nos pays. Il faut que chaque diplomate puisse jeter un regard autre que moral (et, de ce fait, tristement unilatéral) sur les nations qui troublent actuellement l’ordre international établi depuis une trentaine d’années. Ces “turbulences” ont des racines qu’il faut connaître.

    Des ressortissants de ce que l’on appelle — souvent erronément — le “Tiers-Monde”, ont souligné la fécondité des analyses spenglériennes pour l’étude des cultures arabes. Ainsi, Hichem Djaït, professeur à l’Université de Tunis et auteur d’un remarquable ouvrage intitulé L’Europe et l’Islam (Seuil, 1978) [recension] [trad. angl.], écrit :

    « Le phénomène capital de l’histoire de l’Orient contemporain est que ce monde, unanime, s’identifie à l’arabo-islamisme, alors que d’autres phases de son passé si riche pourraient lui offrir d’autres schémas d’identification. Pourquoi pas, en effet, Babylone, la Phénicie, l’Égypte pharaonique, l’Orient en tant qu’Orient avec ses fastes et ses splendeurs ? C’est qu’il [l’Orient] est vivant et que ce monde est mort, qu’il est moderne et que ce monde est archaïque, qu’il a représenté enfin un moment de grandeur, d’authenticité et de créativité exceptionnelles. Ainsi Spengler a raison d’insister sur cette identification et tort de la limiter dans le temps : car c’est maintenant que ce domaine de l’humanité “magique” de Spengler prend conscience de son caractère arabo-islamique et choisit de lui sacrifier tout le reste de son histoire. (…) La pensée de Spengler a le grand mérite de vouloir sortir de ses ornières spatio-temporelles, ce que Marx n’a pas fait, qui identifie la civilisation occidentale à la Civilisation en général, rejetant presque dans la barbarie le monde oriental. (…) Spengler a donc vu juste en diagnostiquant le déclin de l’Occident mais il n’a pas vu que ce déclin était beaucoup moins celui des forces créatrices qu’une perte du monopole de l’universel ou de l’historique dont l’envers est sa concrétisation dans le réel mondial. Dans la mesure où Spengler a confondu les deux plans de l’universel et du particulier en niant simplement le premier, il en est venu à affirmer l’idée de ce déclin comme celui d’une civilisation particulière alors qu’il n’y avait que glissement d’un plan à un autre plan. (…) L’opposition culture-civilisation est valable en tant qu’elle attire l’attention sur la retombée de l’énergie intérieure d’une société donnée. Mais pourquoi poser une époque héroïque en époque indépassable ? La rupture placée vers 1815, qui accable de tout le poids du mépris le XIXe siècle, nous paraît devoir être retardée d’un siècle. Certes le XVIIIe siècle reste celui des créations les plus vigoureuses et les plus hautes, en musique, en philosophie, dans les domaines de la science et de la politique. De lui est sorti le monde nouveau, c’est lui qui a jeté les bases de la civilisation moderne. (…) Ce long XIXe siècle se clôt avec la Seconde Guerre mondiale. C’est, depuis lors, que la culture occidentale vit extensivement et, qu’essoufflée, elle a perdu toute visée de grandeur » (op.cit., pp. 92 à 103).

    Ce grand hommage — non exempt de critiques judicieuses — fait réfléchir. Le monde, en effet, n’est plus européocentrique ni bipolaire. Il a plusieurs centres et il est multipolaire. Il y a un point de vue biblico-américain, un point de vue islamique, un point de vue romano-catholique, un point de vue germano-luthérien, un autre russe, encore un autre chinois sur l’histoire passée et actuelle du monde. Chacun de ces points de vue s’axe sur un système de valeurs et l’Histoire naît du choc de ces valeurs. Max Weber, le sociologue allemand du début de notre siècle, expliquait ainsi les mécanismes du politique. Dans son pays comme dans le nôtre et en Italie (la France est, elle, isolée de ce jeu et, de ce fait, un peu en dehors de l’actualité européenne), plusieurs de ces valeurs se heurtaient et se heurtent encore aujourd’hui. Les partis confessionnels ont leur centre spirituel à Rome (CDU/CSU/CVP/PSC/ÖVP autrichienne/DC, etc.) ; les partis libéraux à New York et à Washington (surtout depuis l’accession de Reagan à la présidence). Les partis communistes hésitent à se déclarer favorables à Moscou et, en conséquence, acceptent dans leurs rangs des individus qui poussent l’humanitarisme anarcho-libéral d’un Godwin ou d’un Shelley dans ses conséquences les plus ultimes. La veine utopique portera, à l’avenir, de tels individus à tourner leurs regards vers Washington plutôt que vers Moscou. Le communisme se neutralise comme force politique en Occident, quoiqu’en pensent les fausses Cassandres de l’extrême-droite, pour lesquelles le temps s’est arrêté à un moment quelconque — arbitrairement choisi selon les fantasmes (Toynbee appellerait cela la “fossilisation”) — de l’Histoire. Le monde germano-luthérien a perdu son centre qui était Berlin. S’alliera-t-il un jour au monde russe ? Et, de cette éventuelle synthèse, que sortira-t-il ?

    Nos Pays-Bas avaient opté pour un monde germano-luthérien, lors de la Réforme, et ont été, du moins leur partie méridionale, réintégrés de force dans l’orbite catholique romaine. Ces quelques provinces ont été, depuis lors, totalement déculturées. Les saines réactions romantiques ou symbolistes de la fin du XIXe et du début du XXe n’ont rien modifié de la situation effective et n’ont pas encore réussi à sécréter de système politique. Les ayant-droits du Duc d’Albe gouvernent toujours. Et la gauche qui dénonce “l’État-CVP” ne réussira pas, tant qu’elle ne sera pas vraiment consciente de l’héritage qu’elle peut faire revivre.

    Pour saisir l’histoire aussi globalement qu’il le fit, Spengler a dû se servir d’une méthode. Dès la parution de son monumental ouvrage, August Messer s’est attelé à la tâche de synthétiser cette méthode. Dans un livre intitulé Oswald Spengler als Philosoph (Stuttgart, Verlag von Strecker und Schröder, 1922), il présente les thèses du philosophe et les critique. Dans la présentation de notre dossier, nous choisirons quelques chapitres de cet ouvrage. Un de ces chapitres analyse les concepts de “culture” et de “civilisation” chez Spengler.

    La dernière phase dans la vie de toute culture est ce que Spengler appelle la “civilisation”. Il attribue à ce mot une signification particulière, différente de l’usage, qu’avant lui, on avait l’habitude de faire de ce terme. Le terme “culture”, lui, désigne tous les efforts des sociétés humaines pour achever les potentialités qui dorment en elles. Le mot culture est, par suite, plus “englobant”, parce qu’il contient aussi la “civilisation”, qui est son stade ultime, un stade où plus aucune créativité ne s’exerce.

    Cette distinction, opérée par Spengler, enrichit le vocabulaire ; auparavant, culture et civilisation étaient synonymes. Maintenant, la “culture” est plutôt ce qui est intérieur et spirituel, tandis que la civilisation est seulement l’aspect extérieur. La civilisation est donc le destin inéluctable de toute culture. Elle advient quand, seul, l’intellect règne encore. Les mondes humains naissent d’un paysage, organiquement, et se pétrifient dans le mécanisme. L’homme historique est l’homme qui vit une culture en devenir, qui marque des étapes dans l’accomplissement d’une culture. Quand une telle évolution n’est pas encore commencée ou quand elle s’est achevée, l’homme est anhistorique. L’Histoire, pour Spengler, est la réalisation de quelque chose de Seelenhaft, de quelque chose qui relève de l’âme, au sens du mot allemand Seele. L’Histoire est la transposition d’une idée dans une forme historique vivante. Cette tension disparaît lorsque s’épuisent les dernières possibilités d’un Dasein doté de sens.

    Pour comprendre complètement la méthode spenglérienne, il faut savoir à quelles philosophies et à quels philosophes se réfère l’auteur du Déclin de l’Occident. Pour ce dernier, la grande époque de la philosophie, celle qui a produit les grands systèmes métaphysiques, s’est terminée à la fin du XVIIIe siècle. C’est Kant qui a été, en quelque sorte, la conclusion de la philosophie. Après lui, le monde philosophique a connu une “période éthique”, marquée par une philosophie spécifiquement “urbaine” (groszstädtisch), non spéculative, pragmatique, irréligieuse, éthico-sociale. Les porteurs de cette philosophie sont, selon Spengler, Schopenhauer et Nietzsche, Darwin et Marx, Richard Wagner, Hebbel et Ibsen. Mais cette période arrive, elle aussi, à sa fin.

    Spengler méprisait les philosophes de son temps. « Quelle petitesse de personnalité ! Quelle banalité dans les horizons spirituels et pratiques ! Comment cela se fait-il que l’idée qu’un homme de ce type prouverait sa valeur spirituelle en tant qu’homme d’État, que diplomate, qu’organisateur, que directeur d’une quelconque entreprise coloniale, commerciale ou industrielle, suscite la pitié ». Spengler se demandait ce que les philosophes et les professeurs de son temps pensaient des réalités de la politique internationale, des grands problèmes de l’urbanisme des mégalopoles, du capitalisme, de l’avenir de l’institution étatique, du rôle de la technique à la fin d’une civilisation, de la Russie, de la science. La vague éthique sociale du XIXe siècle voulait se faire passer pour l’héritière des grands systèmes philosophiques.

    À l’avenir, il faudra songer à élaborer une méthode de morphologie historique comparée. Une telle méthode correspond au scepticisme de la période hellénistique. Ce scepticisme de l’Antiquité était anhistorique : il doutait en niant. Le scepticisme occidental (européen) de l’avenir devra être historico-psychologique. Il niera en posant toute chose comme relative, en comprenant toute chose comme un phénomène historique. Ainsi l’histoire de la philosophie est le dernier thème sérieux de la philosophie : « On renonce aux points de vue absolus ; le Grec, en souriant du passé de sa pensée et nous, en le comprenant comme organisme ».

    Cette philosophie non philosophique est la dernière d’Europe occidentale. C’est la philosophie de Spengler. Son scepticisme est l’expression d’une pure civilisation ; il détruit l’image du monde que se donnait la culture qui précédait cette civilisation. Il dissout tous les problèmes anciens dans une vision “généalogique”. La morphologie de l’Histoire universelle deviendra, par nécessité, une symbolologie universelle parce que l’on ne se préoccupera plus de l’homme en tant qu’être relevant d’une généralité philosophique mais qu’on considérera l’image de notre environnement comme une fonction de la vie elle-même, comme le miroir, l’expression, le symbole (Sinnbild) d’une âme vivante. On renoncera ainsi aux valeurs prétendument universelles et éternelles : « Il n’existe des vérités que par rapport a un type d’humanité particulier ».

    Spengler cherche à fonder son scepticisme historico-psychologique sur une idée que Kant et Schopenhauer ont donnée à la philosophie occidentale : sans sujet, il n’y a pas d’objet. La Terre et le soleil, l’espace, le cosmos sont des expériences personnelles. Dans leur être-ainsi-et-pas-autrement, ces choses dépendent de la conscience humaine. Cela vaut également pour l’Histoire. La conception spenglérienne de la connaissance est donc “idéaliste”. Il se réclame du principe de Berkeley, esse est percipi (l’être est l’être perçu).

    La dualité de l’âme et du monde, c’est pour Spengler un fondement ultime. Cette dualité est identique à la conscience humaine en éveil. Les deux aspects de cette dualité — qui ne peuvent être séparés qu’artificiellement, par un jeu de langage — sont toujours là, liés (miteinander) et imbriqués l’un dans l’autre (durcheinander). Le degré de clarté et de conscience, avec lequel ces aspects se manifestent, peut être très différent : l’homme primitif ou l’enfant accéderont à la conscience par une pensée de type mythique et un Kant, par exemple, par un éveil philosophique extraordinairement précis.

    La précision de la pensée spenglérienne tient compte des mythes fondateurs de civilisations et cherche à cerner leur devenir ; avec Spengler, l’on apprend ce que les mythes suscitent comme potentialités. Connaître la Russie ou l’Islam signifie connaître les intentions déjà secrètement présentes, à l’origine, dans leurs mythes. Aujourd’hui, la pensée linéaire biblico-occidentale est obligée de constater ses erreurs dans l’évaluation de la Russie (donc de l’Union Soviétique) et de l’Islam. Si Spengler avait été lu et médité, le monde aurait un visage très différent. Son pessimisme, quant à l’inéluctabilité de l’effondrement de notre civilisation christiano-rationaliste, se confirme. Plus aucun espoir ne peut intelligemment s’investir dans les systèmes politiques traditionnels de l’Occident. L’american way of life, qui est son aboutissement logique, est la fin d’une civilisation, donc une impasse. Les peuples se bousculent encore vers ce chemin sans issue et qu’on croit être celui du paradis.

    On a longtemps cru que le marxisme allait conduire la Russie vers une société de type américain ; l’exilé Alexandre Yanov (in : The Russian New Right : Right-wing ideologies in the contemporary USSR, University of California Press, Berkeley, 1978) signale le discret retour des idéologèmes nationalistes, panslavistes et russophiles en URSS. Comme l’avait prévu Spengler, la rigueur de Dostoïevski a triomphé du pastoralisme de Tolstoï. Pour les protagonistes de cette néo-slavophilie, l’URSS, en tant qu’héritière de la Vieille Russie, est une nouvelle Sparte, étrangère aux corruptions de l’Occident capitaliste. Ce terme capitalisme est, en quelque sorte, le cheval de Troie du nationalisme dans le monde marxiste, parce qu’il sert à designer tout ce qui n’est pas russe ou national, tout ce qui est cosmopolite.

    ► Robert Steuckers, Orientations n°1, 1982.

    Outre les deux livres parus aux éditions Copernic [Écrits historiques et philosophiques ; Années décisives], on lira, de Spengler, en français, Le Déclin de l’Occident, Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, en deux volumes, publiés par Gallimard, dans la bibliothèque des Idées. Gallimard a également publié L’Homme et la Technique, dans la collection de poche “Idées” (n° 194). En allemand, Le Déclin de l’Occident et Années décisives (Jahre der Entscheidung) sont disponibles dans la collection de poche “DTV”.

    Le journaliste Alain de Benoist, penseur du courant d’idées baptisé “Nouvelle Droite”, s’est intéressé à Spengler et a fait paraître des articles sur cet auteur dans les revues Nouvelle École et Éléments. Anne-Manie Cabrini, pour sa part, a fait paraître un étude très synthétique sur le sens de l’œuvre de Spengler dans Totalité (n°3, 1977). Dans cette même revue, le rédacteur en chef, Georges Gondinet, a recensé l’édition française des Années décisives (Totalité n°12, été 1981) ; ce fut l’occasion pour lui de jeter un regard “évolien” sur l’œuvre de Spengler. Cette démarche est philologiquement intéressante lorsque l’on sait que Julius Evola préfaça une des éditions italiennes d’Années décisives et traduisit le Déclin. Dans ses préfaces, Evola critiquait plusieurs idées de Spengler et notamment la fameuse “impulsion faustienne”. Evola a ainsi fait remarquer que cette impulsion faustienne était liée aux explorations et à l’expansion illimitée, contemporaines de l’humanisme et de la Renaissance. C’est à cette époque, écrit Georges Gondinet, que le conquistador se substitua au chevalier. À l’éthique médiévale de qualité succède l’éthique moderne de quantité. Evola reproche à Spengler d’avoir trop bien décrit les phénomènes de décadence ou l’inorganicité du stade de la Zivilisation et de n’avoir pas suffisamment décrit la Kultur, réceptacle de toutes les valeurs positives. Deux points des Années décisives intéressent tout particulièrement l’évolien Gondinet : la relation incestueuse qui relie démocratie et communisme et la ressemblance que Spengler introduit entre l’Union Soviétique et les États-Unis. En Italie, Adriano Romualdi, dans un ouvrage publié après sa mort accidentelle, Correnti politiche ed ideologiche della destra tedesca del 1918 al 1932 (L’Italiano-Edizioni, 1981), insiste sur la comparaison qu’opère Spengler entre la Rome antique et l’Allemagne prussienne. Il cite, à ce propos, une lettre de Spengler à son ami Hans Klöres (mai 1918) : « L’Allemagne a une mission semblable à celle de Rome. Il faut considérer nos soldats comme les représentants d’un type qui entre dans l’histoire mondiale ». Il compare ensuite la sobriété des légionnaires romains à celle des soldats allemands. À son avis, l’élément vieux-prussien allait dominer le socialisme en marche après la défaite de 1918 ; riche d’un immense trésor de discipline et de force organisatrice, le socialisme marqué d’éthique prussienne était destiné à récupérer les travailleurs honnêtes. Les spartakistes, selon Spengler, avaient une idéologie trop anarchique, trop dérivée des vaticinations de quelques intellectuels. Toutes ces approches de Spengler prouvent l’inépuisable richesse de son œuvre. On peut, pour de très diverses raisons, ne pas partager tous ces points de vue — et c’est notre cas — mais le considérer comme le fondateur d’une école historique qui n’a pas encore trouvé d’expression concrète dans notre société. On n’en sait que trop les motifs.

     

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    Spengler aujourd’hui

    À notre époque, on ne s’imagine plus l’effet qu’eut, sur le public allemand, la parution, en 1918, du premier volume de l’ouvrage magistral d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident. Paru presqu’au moment de la défaite allemande, ce livre fournissait, dans le climat de dépression qui régnait à cette époque, une explication profonde, philosophique et historique. Globalement, les deux événements présentaient les analogies suivantes : le hasard de leur coïncidence (abstraction faite des retards d’impression dus à la guerre) ; ils suscitaient la tentative d’une nouvelle explication morphologique de l’Histoire universelle, c’est-à-dire d’une présentation de l’histoire des diverses cultures qui, à l’instar des végétaux, croissent et disparaissent.

    Certes, ce type d’interprétation des faits historiques n’est pas neuf. Déjà, à l’époque de la Renaissance, l’Italien Vico, dans sa philosophie de l’Histoire, avait défendu des idées semblables, mais, avant Spengler, personne n’avait soutenu ce principe d’une façon aussi conséquente et tracé, jusque dans les détails, un tableau comparatif de l’évolution des grandes cultures du passé. On pouvait dès lors tirer des parallèles pour évaluer l’avenir de notre culture occidentale ou, comme Spengler aimait la nommer, la culture faustienne : une longue agonie de ses forces, un vieillissement progressif et, tout au bout, la fin, la conquête par des peuples jeunes et incultes, le déclin dans le désert gris d’une existence de fellah sans histoire.

    C’était la première fois qu’un penseur d’avant-garde déclarait la guerre à la foi optimiste occidentale en un progrès éternel et irréversible. En outre, Spengler développait une interprétation tout à fait pessimiste du phénomène historique. Pourtant, Spengler s’est toujours inscrit en faux contre l’accusation de pessimisme absolu ; il se moquait de la comparaison, souvent opérée, entre le déclin de l’Occident et le naufrage d’un navire. Il prônait bien plutôt un pessimisme héroïque, à l’exemple du légionnaire romain qui, sous la pluie de lave de Pompéi, resta inébranlable, à son poste. Mais le titre sensationnel de son livre, inconcevable avant 1914, fut, dans les jours sombres de l’effondrement de l’Allemagne, la cause du succès de l’ouvrage qui, pourtant, exigeait beaucoup de connaissances de la part de ses lecteurs. Rares sont ceux qui, avant et après Spengler, ont ressenti, de façon aussi vivante, la passion de cet érudit doublé d’un écrivain politique.

    Tandis que, inspiré par sa grandiose philosophie de l’histoire, il achevait le second volume de son Déclin de l’Occident, il chercha à conseiller politiquement le Forstrat [administrateur forestier] Escherich et son groupe de radicaux de droite, l’Orgesch (Organisation Escherich). Il tenta également d’apporter un changement d’orientation dans le journal Münchener Neuesten Nachrichten. Plus tard, tout en correspondant avec le conseiller de commerce Reusch de la GHH et avec Roderich Schlubach, président de la Patriotische Gesellschaft de Hambourg, au sujet des questions politiques du jour, il travaillait à un livre demeuré inachevé, Urfragen, et recueillait des documents sur l’histoire universelle d’avant 2.000 ans avant notre ère. Au cours des années, son travail scientifiques s’attacha, de plus en plus, à l’histoire des anciennes cultures : l’Antiquité chinoise, l’Orient ancien, l’Amérique pré-colombienne et les cultures préhistoriques du bassin méditerranéen.

    S’il lui fut refusé d’exercer, dans la pratique, une activité politique réelle, Spengler, néanmoins, se décernait volontiers le rôle d’un maître politique du peuple allemand. Parmi ceux qui ne s’accommodaient pas de la nouvelle réalité politique de la période entre 1919 et 1933, beaucoup le considéraient comme tel. Sans aucun doute, il aurait pu, à ce moment, être le grand maître spirituel des conservateurs antidémocratiques en Allemagne. Son influence, grâce à son talent et à ses formulations expressives et fascinantes, dépassa celle de Moeller van der Bruck, auteur d’un ouvrage fort lu, Le Troisième Reich.

    Parmi ses écrits politiques de l’époque, plusieurs sont de nature violemment polémique (sans beaucoup d’objectivité) et, trente-huit ans après la mort de l’auteur, résolument dépassés. La République de Weimar trouva en lui un critique impitoyable et un adversaire irréductible. Il n’a pas vu ou n’a pas voulu voir les possibilités qui s’offraient d’une évolution de la pensée politique conservatrice sur base démocratique.

    Cependant, il faut savoir et estimer le fait que Spengler a toujours rejeté Hitler et le national-socialisme, malgré les efforts déployés pour le gagner à cette cause. Le fameux “jour de Potsdam”, il déclina une invitation de Goebbels à parler à la radio. Il semble avoir eu le pressentiment de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’il montrait un mépris égal pour la démocratie et le national-socialisme démagogique et raciste, il louait Mussolini et développait une conception d’un César s’appuyant exclusivement sur l’armée et dédaigneux de la foule. Lors de la crise de l’automne 1923, il aurait approché, dans ce sens, le général von Seeckt ; mais, quand ce dernier écarta prudemment sa proposition, Spengler s’exprima, à son sujet, avec surprise et mépris.

    Deux écrits de Spengler sont encore, aujourd’hui, d’actualité et valent la peine d’être relus. Le premier de ces ouvrages est un écrit politique de 1919, intitulé Preussentum und Sozialismus (Prussianisme et socialisme). Dans cet ouvrage, Spengler a tenté de dépasser les controverses — qui faisaient alors l’actualité — entre capitalisme et socialisme (version marxiste) ; Spengler voulait revoir cette problématique à la lumière de prémisses totalement neuves. Pour lui, cette opposition réside dans le fait que le libéralisme est une idéologie d’essence anglaise, tandis que le socialisme est d’essence prussienne. La société anglaise est basée sur les différences entre riches et pauvres alors que la société prussienne est basée sur les principes de commandement et d’obéissance. La philosophie de l’État britannique remonte, selon Spengler, aux Vikings et celle de l’État prussien, aux ordres de chevalerie. Pour les premiers, c’est le gain qui importe, pour les autres, le service. Karl Marx, cependant, a négligé ces différences de base ou n’a pas voulu les admettre ; il a, de ce fait, dégradé le socialisme au rang d’un capitalisme de la classe inférieure. Spengler, lui, prônait le socialisme en tant qu’éthique et non en tant que principe économique matérialiste.

    Bien sûr, les thèses de Spengler sont quelque peu exagérées ; pourtant, elles étaient peut-être moins étrangères à la réalité que la réduction marxienne au contraste bourgeoisie/prolétariat, où la réalité se voit comprimée dans un rigide corset théorique. En 1919, l’ouvrage, qui paraissait à un moment de renouveau spirituel, fut accueilli avec enthousiasme dans les cercles de la jeunesse intellectuelle. Plus tard, la dichotomie gauche/droite conventionnelle foula ces thèses à l’arrière-plan des débats idéologiques. Spengler lui-même, sous l’influence d’amis tels le grand industriel Paul Reusch, renonça prudemment à quelques points de sa théorie. À présent, après un demi-siècle de règne de la devise libérale “Enrichissez-vous !” et après le mouvement de contestation anarchiste et le marxisme tardif, on retrouvera, dans cet écrit, des préceptes pour vivre un avenir qui s’orientera selon les meilleurs idéaux du passé.

    La deuxième œuvre de Spengler, qui pourrait servir d’orientation aujourd’hui, est parue en été 1933 et s’intitule Deutschland und die weltgeschichtliche Entwicklung (L’Allemagne et l’évolution de l’Histoire universelle). Ce texte devait être le premier tome des Années décisives. Le second n’a jamais paru. La publication de ce livre, marqué par les circonstances du moment (quelques mois après la prise du pouvoir par Hitler), fit sensation. Il fut première — et durant douze ans la seule — critique sans détours et sans ménagements du régime hitlérien.

    En fait, Spengler approuvait, en principe, le changement de régime. Il n’a versé aucune larme lors de la disparition de la République de Weimar. Mais il réprouva âprement la célébration bruyante et exubérante de la victoire ; il affirma que les vrais problèmes n’étaient pas pour autant résolus et, aussi, que les anciennes divisions de la société, sous la forme du contraste entre aile gauche et aile droite, se perpétuaient au sein du parti vainqueur. Spengler semble avoir pressenti l’affaire Röhm qui survint un an plus tard. Il mit la nation en garde contre la “garde prétorienne” qui, généralement, s’élève à la suite de la victoire et, après celle-ci, devient inutile et doit être mise à l’écart.

    Les événements ont démenti maintes considérations de cette œuvre. Spengler, par exemple, surestimait le Japon et sous-estimait les États-Unis qui seraient, selon lui, en bonne voie de décadence. En revanche, deux de ses prophéties se sont réalisées et sont, de nos jours, d’une brûlante actualité : la révolution mondiale des gens de couleur, le grand combat des races de couleur contre la domination coloniale blanche et, partiellement associée à cette lutte, la révolution mondiale des Blancs, c’est-à-dire du prolétariat blanc contre ses couches dirigeantes, porteuses de “culture”.

    Les formulations très exagérées de Spengler peuvent sembler inadaptées à leur époque, où l’Allemagne comptait six millions de chômeurs et où le prolétariat était réduit à une franche misère. Mais, dans ces affirmations, on découvre une surprenante clairvoyance politique parce qu’elles sont déroutantes pour le présent et le proche avenir mais deviennent des prophéties valables pour le long terme.

    Spengler est resté longtemps à l’ombre derrière son œuvre, il refusa les fonctions que lui proposaient les universités et mena une existence de chercheur solitaire, indépendant et célibataire. Ainsi se dessine la figure d’un homme timide, hostile au monde, surtout lorsqu’il se sentit encore plus isolé, suite à son attitude critique envers le régime national-socialiste. L’édition de son importante correspondance des années 1913-1936, aux éditions C.H. Beck de Munich en 1963, nous a débarrassé de l’image d’un philosophe coupé du monde, enfermé dans sa tour d’ivoire. Beaucoup de personnalités intéressantes furent les correspondants de Spengler. Parmi elles, nous avons déjà cité Paul Reusch, le président de la GHH (Gutehoffnungshütte) ; il y avait aussi l’historien de l’Antiquité Eduard Meyer, le Kulturphilosoph Leo Frobenius et Elisabeth Förster-Nietzsche, la sœur du philosophe (avec qui Spengler rompit, à cause de l’enthousiasme fanatique qu’elle manifesta pour Hitler). Spengler voyageait chaque fois que sa position financière le lui permettait. Presque chaque année, il se rendait en Italie. Il allait aussi en Espagne, dans le Sud de la France, en Scandinavie et en Finlande. On n’a jamais su exactement si un projet de voyage en Russie fut effectivement mis à exécution. Il s’intéressa beaucoup plus aux autres que l’on ne serait tenté de le croire : il encouragea des talents, conseilla de jeunes érudits et, dans sa correspondance personnelle, il se révèle comme un homme plein d’humour et d’esprit.

    Le tragique ne lui fut pas épargné. Tandis qu’il écrivait son livre qui bouleversa le monde, il fut maintes fois dégoûté du papier et ressentit une profonde aversion pour son existence de forçat de l’écriture. Il avait soif d’actions et d’activité pratique. Plusieurs aspects rudes de sa personnalité proviennent d’un sentiment de frustration. En outre, depuis sa jeunesse, Spengler avait une santé faible. Jamais, dans ses lettres, ne s’interrompaient les plaintes à propos de migraines insupportables, de névralgies, de maux d’estomac, d’opérations à la mâchoire… Il dut sacrifier bien des voyages et des visites à cause de ces incessantes maladies. À peine âgé de 56 ans, il mourut subitement, le 8 mai 1936, d’une crise cardiaque. Le nom de Spengler a été oublié. Mais beaucoup de choses appellent son retour.

    ► Wilhelm Duden, Orientations n°1, 1982.

    (traduction française : Elfrieda Popelier)

    Ce texte de Wilhelm Duden a été publié dans la revue Criticón en avril 1974. Criticón était une revue qui se voulait le forum de toutes les formes de l’idéologie conservatrice. Dans ses colonnes s’expriment catholiques, protestants, libéraux, nationaux-conservateurs, nominalistes ou universalistes. C’est précisément grâce à ces polémiques que la revue trouve sa raison d’être. On croit trop souvent qu’il n’existe qu’une et une seule idéologie conservatrice, ayant pour dénominateur commun un anti-communisme primaire. Rien n’est plus faux. Toutes les querelles de l’Histoire sont potentiellement présentes dans toutes les idéologies. Le communisme, même dans ses formes apparemment les plus rigides, n’échappe pas à cette règle. Il est temps que les hommes, qui s’intéressent aux idées politiques, sachent que les -ismes précédés du préfixe anti- ne sont que les expressions d’une volonté de préserver les statu quo. Et cela signifie sortir du jeu de la vie.

     

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    Oswald Spengler et l’idée de déclin

    Oswald Spengler est né le 29 mai 1880. Il a connu la célébrité immédiatement après la Première Guerre mondiale. Il mourut en 1936, trois ans après la prise du pouvoir par Hitler et trois avant le début de la Seconde Guerre mondiale.

    La pensée de cet homme, qui fut à la fois Kulturphilosoph et écrivain politique, qui élabora une théorie de l’Histoire, se situe entre le XIXe et le XXe siècles. Il est, d’une part, l’héritier des Romantiques, l’un des derniers descendants spirituels des métaphysiciens et fait figure de visionnaire et de rêveur irrationnel, dans l’orbite du mouvement de protestation contre l’Aufklärung rationaliste, qui a déçu parce qu’il minimisait le rôle de la “Nature”. Spengler s’apparente, par la pensée, à Schelling, Görres, Bachofen et Nietzsche. Par ailleurs, il apparaît comme un prophète qui voit l’avenir lointain, comme un “futurologue” qui dresse froidement le diagnostic de la civilisation technique, dont il affirme résolument le caractère inévitable.

    Spengler a toujours écrit qu’il devait beaucoup à Goethe et, jusque vers quarante ans, il s’est senti une vocation de poète. Il nous a légué des œuvres lyriques et des essais dramatiques. Il eut même l’intention de créer une tragédie sur Tibère. Fasciné par les figures de César et de Jésus, il les imaginait comme les personnages d’une pièce de théâtre historique. Pendant toute sa vie, Spengler fut un rêveur et s’efforça de représenter ses visions dans des créations artistiques. Parmi ses ascendants maternels, on compte des danseurs, des maîtres de ballet et des ballerines. Une de ses sœurs composa des pièces de piano et essaya, toutefois sans succès, de se produire comme pianiste. Spengler aimait la musique et le théâtre. Lors de représentations, telles Stella de Goethe ou La force du destin de Verdi, il pleurait !

    Des photos de sa jeunesse nous montrent un homme élégant, au front mince et droit, portant la moustache. Le visage, le regard et l’attitude font penser à Hugo von Hofmannstahl, à Rilke, voire à Nietzsche, au temps où celui-ci écrivait La Naissance de la tragédie. Sensible comme un artiste, romantique attardé, rêveur, poète et visionnaire, voilà un pôle de sa nature d’esthète et d’“intuitif”. C’est ce qui lui inspirera cette profession de foi étonnante : « Vouloir traiter l’Histoire au moyen d’une méthode scientifique, c’est, en fin de compte, produire chaque fois une œuvre contradictoire. La nature doit être traitée scientifiquement, mais l’Histoire doit s’exprimer en poésie ». L’autre pôle de Spengler se révèle sur des photos ultérieures : on y aperçoit un type d’agent de change au crâne dénudé, à la stature trapue mais qui pourrait aussi être pris pour un capitaine d’industrie regardant le monde avec froideur, scepticisme voire avec une certaine rudesse. Ce pôle-là est celui de l’écrivain politique, avec sa désillusion exagérée et son cynisme exacerbé jusqu’à la brutalité, celui qui l’incite à l’action politique : c’est ainsi qu’il fera l’éloge de Mussolini et affichera un profond mépris à l’égard de la République de Weimar.

    L’esthète aux nerfs fragiles, à la sensibilité farouche, à la santé chancelante, cachait un dictateur potentiel qui considérait l’État démocratique des partis comme le type d’un nouvel impérialisme “césarien”. Ce Spengler-là cherchait plus volontiers la fréquentation des “managers” de consortiums, des haut gradés de l’armée et des diplomates que celle des philosophes, des poètes et des humanistes. Il cultivait, à plaisir, l’image de l’homme dominateur, qui détient le pouvoir entre les mains, dont le visage demeure glacial en toutes circonstances. Cette image est celle du politicien “réaliste” qui rejette d’emblée littérateurs et idéologues. C’est le Spengler qui écrivait : « Dominer la réalité est plus important pour nous que de servir des valeurs idéales ». Ou encore : « Seuls les rêveurs croient aux échappatoires… L’optimisme est lâcheté… Les idéaux sont lâchetés… S’il se trouve des hommes de la jeune génération qui, un jour, sous l’influence de ce livre [il s’agit du Déclin de l’Occident], se tourneront vers la technique au lieu du lyrisme, vers la marine plutôt que vers la peinture, vers la politique plutôt que vers la philosophie spéculative, alors ils auront agi selon mes vœux et rien de meilleur ne peut leur être souhaité ».

    Il faut tenir compte de ces deux pôles radicalement différents, si l’on veut rendre justice à l’œuvre de Spengler, surtout à sa monumentale interprétation de l’Histoire, contenue dans Le Déclin de l’Occident. Les deux volumes de cet ouvrage, parus en 1918 et en 1922, forment une sorte de centre autour duquel gravitent ses écrits politiques qui sont un jugement sur son époque. Il s’agit principalement de Prussianisme et Socialisme (1919), Années décisives (1933), d’un essai d’anthropologie L’Homme et la Technique (1931) et de “fragments” sur l’Histoire universelle qui seront publiés après sa mort, en 1965 (Urfragen) et en 1966 (Urzeiten der Weltgeschichte). Il faudrait encore citer sa correspondance éditée en 1963, divers discours, des conférences, des études, comprenant notamment une dissertation sur Héraclite et une réponse â la question que lui posait une revue américaine, “La paix mondiale est-elle possible ?”.

    Spengler donc, en esthète romantique, dépasse les limites traditionnellement assignées à l’histoire nationale des États et rejette le schéma européocentriste qui voit l’Histoire universelle se dérouler, en tout lieu, en trois temps : Antiquité, Moyen Âge, Temps Modernes. Il refuse aussi d’avaliser l’idée qui postule un “progrès” qui serait soit linéaire soit dialectique.

    Devant son regard d’artiste, s’étale le spectacle d’une multitude de cultures indépendantes les unes des autres : chacune a sa vie propre, sa volonté, son destin et sa sensibilité. Chacune de ces cultures, jaillies de paysages bien définis, est comme un grand organisme végétal, vigoureux quand il est jeune et qui, avec une “sublime gratuité”, éclot, mûrit, se fane ou se fige pour ne jamais revenir.

    La Terre apparaît comme un immense parc, où, sur toute l’étendue de ses parterres, croissent et passent diverses cultures qui s’avoisinent ou se succèdent. Spengler en distingue huit :

    • L’Égypte avec la Crète minoenne.
    • Babylone.
    • L’Inde.
    • La Chine.
    • La Grèce et Rome.
    • La civilisation arabe.
    • L’Amérique et le Mexique pré-colombien.
    • L’Occident.


    Dans le “russianisme” de Dostoïevski, Spengler perçoit la base potentielle d’une nouvelle culture à la recherche de sa forme et de son expression et qui la trouvera, pour autant qu’elle réussisse à secouer la domination du marxisme importé de l’Ouest.

    Chaque culture est un “tout” renfermé sur soi-même, semblable à une monade sans accès vers l’extérieur et dans laquelle toutes les zones sont morphologiquement cohérentes. Elles sont l’expression d’une “âme” imperturbable. Les institutions, les inventions et découvertes les plus prosaïques ont, outre leur valeur pratique, également une signification symbolique. Elles témoignent, autant que le mythe, la religion, l’art et la philosophie, d’un sentiment de la vie supra-individuel, d’une attitude fondamentale envers l’espace et le temps, le présent et le futur, l’en-deçà et l’au-delà. C’est ainsi que dans la culture occidentale, le téléphone, l’arme à longue portée, le chèque, la comptabilité et le calcul différentiel ne sont pas d’un rang symbolique inférieur à celui de la cathédrale gothique, de la musique instrumentale contrapuntique, la Madone de la Chapelle Sixtine et le château de Versailles. Spengler nomme les cultures grecque et romaine “apollinienne”. Elles sont tournées vers le présent, anhistoriques, vouées au génie de la sculpture, “somatiques”.

    La culture arabe, à laquelle Spengler rattache, outre le “rameau” islamique, les mondes perse, proto-chrétien et byzantin, est appelée “magique”. Son symbole originel (Ur-symbol) est la forme concave. Le sentiment “magique” de cette concavité s’exprime dans l’architecture de la coupole centrale et dans l’Apocalypse, l’alchimie et les fonds dorés des mosaïques byzantines.

    L’ancienne culture égyptienne est, pour Spengler, une « incarnation de la vigilance ». L’expression symbolique de cette attitude fondamentale, c’est les canaux d’irrigation et les hiérarchies de fonctionnaires tout autant que le culte des momies, les hiéroglyphes, l’usage du basalte et du granit dans la sculpture.

    Enfin, Spengler qualifie de “faustienne” la culture occidentale, seul grand corps encore vivant de l’Histoire, arrivé toutefois à la phase de déclin, qu’il nomme Zivilisation. Cette culture compte mille ans d’existence et s’éteindra un jour comme toutes les autres.

    Les spécialistes ont reproché à la morphologie visionnaire de la culture, établie par Spengler, ses erreurs, ses défauts et sa partialité. Bon nombre de ces reproches sont d’importance. Thomas Mann a nommé Le Déclin de l’Occident un “roman intellectuel” et son auteur un “défaitiste de l’humanité”. Le rationaliste libéral Theodor Geiger dit de ce livre qu’il est un des plus néfastes de notre millénaire. Selon Geiger, à peu près chaque affirmation serait contestable et ne résisterait pas à la critique. Dans son ouvrage Die Zerstörung der Vernunft (La destruction de la raison), le théoricien marxiste Georg Lukács consacre une quinzaine de pages à Oswald Spengler. Il le couvre d’invectives comme, par exemple : « Prélude immédiat à la philosophie du fascisme (…) Abaissement du niveau philosophique (…) Dégradation de l’esprit scientifique (…) Dilettantisme (…) Badinage avec les analogies (…) Cynisme et absence de scrupules (…) Absence d’esprit critique (…) Légèreté dans les généralisations (…) Primitif (…) Mystique (…) Absurde (…) Vue-du-monde d’un réactionnaire militant (…) Faux combats… ».

    Une polémique d’une telle ampleur à l’encontre d’un penseur permet de supposer que les arguments qu’on avance contre lui sont faibles. C’est vrai dans la plupart des cas. Les critiques adressées tant à l’ensemble de l’œuvre qu’aux détails ne change rien au fait que Spengler, en solitaire, à l’écart des courants universitaires, confessionnels et politiques, a vu beaucoup de choses que ses adversaires n’avaient jamais perçues. Theodor W. Adorno avoue que Spengler n’a, jusqu’ici, trouvé aucun adversaire à sa taille.

    Celui qui voudra connaître fondamentalement la pensée de Spengler ne commencera pas par lire le monumental Déclin de l’Occident. Avec Spengler, il faut procéder comme un alpiniste débutant qui évite l’ascension des plus hauts sommets. Il faut tenter son premier essai avec les Années Décisives ou L’Homme et la Technique, deux ouvrages de volume modeste qui s’adressent à un cercle plus étendu de lecteurs et offrent un résumé judicieux des thèses et des perspectives de l’auteur qui, visionnaire romantique, est capable d’un diagnostic réaliste et d’évaluer impitoyablement son époque, d’en peindre sans illusions le déclin. Oswald Spengler a été jusqu’à sa mort un pessimiste. Nul, avant lui, n’a reconnu avec autant de pertinence le caractère périssable et non téléologique de toute culture. Il ne s’est toutefois pas prononcé pour une “évasion” résignée ou une désertion affolée, loin du monde. Il écrit :

    « Chaque grande culture est une tragédie ; l’histoire de l’homme, dans son ensemble, est tragique. Mais la faute et la chute de l’homme faustien prennent une dimension plus grande que ce qu’Eschyle et Shakespeare ont jamais vu. Le seigneur du monde devient l’esclave de la machine. C’est le tragique de notre temps. que la pensée humaine dans son déchaînement n’est plut à même de contrôler ses conséquences ».

    « Les peuples blancs dominateurs sont descendus du rang qu’ils occupaient jadis. À présent, ils négocient là où hier ils commandaient et, demain, ils devront user de flatteries pour pouvoir négocier. Ils ont perdu conscience de l’évidence de leur pouvoir et ne le remarquent même pas ».

    « Le socialisme actuel est au début de sa croissance et s’oppose à toute expansion; un jour, il en deviendra le principal protagoniste ».

    « Un démocrate de la vieille école n’exigera plus la liberté de la presse, mais la réclamera à la presse ».

    « Il fut un temps où l’on ne se risquait pas à penser librement ; actuellement, on le peut, mais on n’en est plus capable. On se contente d’essayer de penser à ce qu’il faudrait vouloir et c’est cela que l’on ressent comme liberté ».

    « Le bolchevisme n’est mort nulle part, sauf en Russie. Si l’on détruit sa formation de combat, il se perpétue sous des formes nouvelles : comme “aile gauche” du parti qui croit l’avoir vaincu ; en tant qu’opinion présente, à leur insu, dans l’esprit des individus et de la masse qu’il leurre ; comme mouvement qui, un jour, se manifestera en formations organisées. Quel parti ose encore déclarer qu’il représente d’autres intérêts dans la nation que ceux du travailleur ? Celui-ci, presque sans exception, fait comme partie d’une classe privilégiée, que ce soit par lâcheté ou dans l’espoir d’un succès électoral… ».

    Ces considérations, aussi actuelles que provocantes, ne datent pas de 1980 ; elles ont été formulées il y a 50 ou 60 ans par cet isolé que fut Oswald Spengler. Il appartient sans aucun doute aux écrivains dont le langage est des plus suggestifs.

    ► Gerd-Klaus Kaltenbrunner, Orientations n°1, 1982.

    (traduction française : Elfrieda Popelier)

    Ce texte de G.-K. Kaltenbrunner est extrait de la revue Fragmente (n°61, sept. 1980). Fragmente s’intéresseait principalement aux questions d’éducation, à l’écologie et aux problèmes démographiques.

    ◘ Sur l’auteur :  Gerd-Klaus Kaltenbrunner est né le 23 février 1939 à Vienne [† 12 avril 2011 à Lörrach]. Il étudia le Droit, la Philosophie et la Sociologie. Installé en Allemagne Fédérale en 1962, il édite plusieurs ouvrages collectifs sur la théorie du conservatisme. Tous les deux mois, avec une régularité d’horloge, il publie un livre de poche, où sont rassemblés plusieurs textes sur un sujet donné. Cette collection s’appelle Herderbücherei Initiative. Les thèmes les plus divers y sont abordés : le rôle de la raison en politique, l’émancipation des femmes, la censure, la faiblesse de l’État, l’économie, l’urbanisme, etc. Kurt Sontheimer, un spécialiste de la Konservative Revolution, écrit, à son sujet, dans la revue Merkur : « Son exégèse du conservatisme s’avère une tentative particulièrement intelligente de nous éviter les séductions de l’utopisme et de l’extrémisme ».

     

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    Réflexions d’un lecteur du “Déclin”

    SpenglerL’ouvrage principal d’Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes, était, après la Première Guerre mondiale, le livre théorique qui devait rendre compréhensibles, aux conservateurs allemands, les événements contemporains. Pour beaucoup de conservateurs, en effet, cet ouvrage prit la même place que Das Kapital de Marx pour la gauche. Der Untergang des Abendlandes décrypte, d’une façon semblable, les événements politiques et sociaux mais, cette fois, sur la base d’une conception cyclique des cultures, propre au conservatisme.

    Face à une idéologie de “gauche”, représentée par le matérialisme historique et sa conception linéaire du temps, se dressait désormais une idéologie de “droite”, exprimée par une saisie organique et cyclique du devenir et du déclin des cultures humaines. Ce qui est fascinant dans cet ouvrage de Spengler est la logique simple par laquelle on pouvait expliquer le marxisme comme un phénomène de déclin, propre à un Occident qui se désintégrait. Quand une culture est arrivée à l’automne de ses valeurs, la forme césarienne doit dominer l’esprit conservateur, esthétiquement et politiquement. Ainsi, l’hiver [historique] pourra être supporté avec hauteur et dignité. Dans la logique d’une telle interprétation de l’Histoire, sommeille un fascisme de droite tout autant qu’un fascisme de gauche. Ernst Jünger nous a rendu cette logique plus évidente en nous décrivant ce qu’il entendait par la Figure du Travailleur et du Soldat.

    La mégalomanie césarienne de la civilisation technique de notre temps débouche sur la prolifération folle de l’économique. Les hommes sont dès lors condamnés à vivre dans une Tour de Babel que nous abandonnent les États d’idéologie droitière ou gauchiste parce qu’ils sont animés d’une volonté de forme. C’est là l’hypothèque du technocratisme. Ces formes se pétrifient et ce nouvel état de chose, déterminé par un industrialisme totalitaire, menace l’Occident de disparition, en tant que monde de peuples.

    Le conservateur (l’homme de droite) est, aujourd’hui, déchiré par ses contradictions. Il vit la rébellion, principalement portée par les idéologies de gauche, qui s’alluma partout et se dresse contre les formes anciennes. Il sait qu’aussi longtemps que la substance des peuples de culture demeure vivante, il y aura, après l’hiver des formes totalitaires, le printemps du combat pour de nouvelles valeurs. Mais la rébellion se dresse contre la forme ! Le conservateur devra inévitablement devenir un révolutionnaire car il s’agira de lutter pour la conservation des valeurs vitales et éternelles. Tout ce qui restera attaché “conservativement” (et peureusement) aux vieilles formes est condamné à périr avec le vieil Occident. Tel sera le sort des réactionnaires, qu’ils soient de droite ou de gauche.

    Il faut donc tirer la conclusion de notre expérience historique et dire qu’un ensemble de peuples, qui serait intérieurement resté vivant, est capable, aujourd’hui, de commencer un nouveau cycle de culture, s’il s’est conservé la force d’entreprendre un combat pour de nouvelles valeurs. Un essor du nouvel Occident serait la déduction logique de la doctrine spenglérienne des cycles de culture. Une telle expérience historique s’avérerait d’autant plus possible que notre niveau de connaissances empiriques est élevé.

    Le conservateur devra se réorienter. Il devra surmonter son aversion à l’égard de “l’informalité” de la gauche. Le nouveau front révolutionnaire court entre les vieilles délimitations partisanes de la droite et de la gauche. Ce n’est d’ailleurs que dans la destruction de ces formes sociales, qui, aujourd’hui, menacent existentiellement les valeurs vitales, que le révolutionnaire conservateur pourra donner de nouvelles formes aux valeurs telles le peuple et la patrie, la dignité humaine et l’humanité globale. Et c’est au nom de ces nouvelles valeurs (qui sont en même temps anciennes) qu’il faut combattre pour l’existence et la forme d’une nouvelle Europe. Pour le conservateur capable de dépasser ses a priori intellectuels, Oswald Spengler est plus actuel que jamais.

    ► Lothar Penz, Orientations n°1, 1982.

    (traduction française : Robert Steuckers)

    Ce texte de Lothar Penz parut dans sa revue, aujourd'hui disparue, Sol (n°3, 1980), dans laquelle il exprimait ses idées solidaristes. Il devait celles-ci à Konrad Lorenz et aux initiatives de l’industriel Diesel. Dans les colonnes de cette revue, on trouvait également des textes sur l’écologie et sur les mouvements politiques qui se réclamaient de l’écologisme.

    ◘ Sur l’auteur :  Lothar Penz, est né en 1921 et a reçu une rude éducation prussienne et protestante. Il vécut sa jeunesse à Berlin et à Landsberg-sur-Warthe. En 1945, lors de la chute de Berlin, il était dans la ville. Il se réfugia à Hambourg et y vit depuis. Il y apprit le métier de mécanicien et travailla sur les chantiers navals. Il finit par s’intéresser à la philosophie contemporaine et fut particulièrement fasciné par Nietzsche (La naissance de la tragédie), par Kolbenheyer (Bauhütte) et par Spengler (surtout Preussentum und Sozialismus). Il participa à la création, en 1964, du groupe de travail Junges Forum qui s’intéresse principalement aux minorités nationales, à l’écologie, aux problèmes de l’Europe orientale. Sa philosophie se base sur une conception solidariste de la société.

     

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    oswald-spenglerOswald Spengler et l’âge des “Césars”

    Fonctionnaires globaux, négociants libre-échangistes, milliardaires : les questions essentielles posées par Spengler et ses sombres prophéties sont d’une étonnante actualité

    Il y a 75 ans, le 8 mai 1936, Oswald Spengler, philosophe des cultures et esprit universel, est mort. Si l’on lit aujourd’hui les pronostics qu’il a formulés en 1918 pour la fin du XXe siècle, on est frappé de découvrir ce que ce penseur isolé a entrevu, seul, dans son cabinet d’études, alors que le siècle venait à peine de commencer et que l’Allemagne était encore un sujet souverain sur l’échiquier mondial et dans l’histoire vivante, qui était en train de se faire.

    L’épopée monumentale de Spengler, son Déclin de l’Occident, dont le premier volume était paru en 1918, a fait d’emblée de ce savant isolé et sans chaire une célébrité internationale. Malgré le titre du livre, qui est clair mais peut aisément induire en erreur, Spengler ne se préoccupait pas seulement du déclin de l’Occident. Plus précisément, il analysait les dernières étapes de la civilisation occidentale et réfléchissait à son “accomplissement” ; selon lui, cet “accomplissement” aurait lieu dans le futur. C’est pourquoi il a développé une théorie grandiose sur le devenir de la culture, de l’histoire, de l’art et des sciences.

    Pour élaborer cette théorie, il rompt avec le schéma classique qui divise le temps historique entre une antiquité, un moyen âge et des temps modernes et veut inaugurer rien moins qu’une “révolution copernicienne” dans les sciences historiques. Les cultures, pour Spengler, sont des organismes supra-personnels, nés d’idées matricielles et primordiales (Urideen) auxquelles ils demeurent fidèles dans toutes leurs formes et expressions, que ce soit en art, en diplomatie, en politique ou en économie. Mais lorsque le temps de ces organismes est révolu, ceux-ci se figent, se rigidifient et tombent en déliquescence.

    Sur le plan de sa conception de la science, Spengler se réclame de Goethe : « Une forme forgée / façonnée (geprägt), qui se développe en vivant » (Geprägte Form, die lebend sich entwickelt). Dans le germe d’une plante se trouve déjà tout le devenir ultérieur de cette plante : selon la même analogie, l’Uridee (l’idée matricielle et primordiale) de la culture occidentale a émergé il y a 1.000 ans en Europe ; celle de la culture antique, il y a environ 3.000 ans dans l’espace méditerranéen. Toutes les cultures ont un passé ancien, primordial, qui est villageois et religieux, puis elle développent l’équivalent de notre gothique, de notre renaissance, de notre baroque et de nos époques tardives et (hyper)-urbanisées ; ces dernières époques, Spengler les qualifie de “civilisation”. Le symbole originel (Ursymbol) de la culture occidentale est pour Spengler la dynamique illimitée des forces, des puissances et de l’espace, comme on le perçoit dans les cathédrales gothiques, dans le calcul différentiel, dans l’imprimerie, dans les symphonies de Beethoven, dans les armes capables de frapper loin et dans les explorations et conquêtes des Vikings. La culture chinoise a, elle aussi, construit des navires capables d’affronter la haute mer ainsi que la poudre à canon, mais elle avait une autre “âme”. L’idée matricielle et primordiale de la Chine, c’est pour Spengler, le « sentier » (der Pfad). Jamais la culture chinoise n’a imaginé de conquérir la planète.

    Dans toutes les cultures, on trouve la juxtaposition d’une volonté de puissance et d’un espace spirituel et religieux, qui se repère d’abord dans l’opposition entre aristocratie et hiérocratie (entre la classe aristocratique et les prêtres), ensuite dans l’opposition politique / économie ou celle qu’il y a entre philosophie et sciences. Et, en fin de compte, au moment où elles atteignent leur point d’accomplissement, les civilisations sombrent dans ce que Spengler appelle la Spätzeit, « l’ère tardive », où règne une « seconde religiosité » (eine zweite Religiosität). Les masses sortent alors du flux de l’histoire et se vautrent dans le cycle répétitif et éternel de la nature : elles ne mènent plus qu’une existence simple.

    La Spätzeit des masses scelle aussi la fin de la démocratie, elle-même phase tardive dans toutes les cultures. C’est à ce moment-là que commence l’ère du césarisme. Il n’y a alors « plus de problèmes politiques. On se débrouille avec les situations et les pouvoirs qui sont en place (…). Déjà au temps de César les strates convenables et honnêtes de la population ne se préoccupaient plus des élections. (…) À la place des armées permanentes, on a vu apparaître progressivement des armées de métier (…). À la place des millions, on a à nouveau eu affaire aux “centaines de milliers” (…) ». Pourtant, Spengler est très éloigné de toute position déterministe : « À la surface des événements mondiaux règne toutefois l’imprévu (…). Personne n’avait pu envisager l’émergence de Mohammed et le déferlement de l’islam et personne n’avait prévu, à la chute de Robespierre, l’avènement de Napoléon ».

    La guerre dans la phase finale de la civilisation occidentale

    La vie d’Oswald Spengler peut se raconter en peu de mots : né en 1880 à Blankenburg dans le Harz, il a eu une enfance malheureuse ; le mariage de ses parents n’avait pas été un mariage heureux : il n’a généré que problèmes ; trop de femmes difficiles dans une famille où il était le seul garçon ; il a fréquenté les “Fondations Francke” à Halle ; il n’avait pas d’amis : il lisait, il méditait, il élaborait ses visions. Il était loin du monde. Ses études couvrent un vaste champs d’investigation : il voulait devenir professeur et a abordé la physique, les sciences de la nature, la philosophie, l’histoire… Et était aussi un autodidacte accompli. « Il n’y avait aucune personnalité à laquelle je pouvais me référer ». Il ne fréquentait que rarement les salles de conférence ou de cours. Il a abandonné la carrière d’enseignant dès qu’un héritage lui a permis de mener une existence indépendante et modeste. Il n’eut que de très rares amis et levait de temps à autre une fille dans la rue. On ne s’étonnera dès lors pas que Spengler ait choisi comme deuxième mentor, après Goethe, ce célibataire ultra-sensible que fut Friedrich Nietzsche. Celui-ci exercera une profonde influence sur l’auteur du “déclin de l’Occident” : « De Goethe, j’ai repris la méthode ; de Nietzsche, les questions ».

    L’influence politique de Spengler ne s’est déployée que sur peu d’années. Dans Preussentum und Sozialismus (Prussianité et socialisme), un livre paru en 1919, il esquisse la différence qui existe entre l’esprit allemand et l’esprit anglais, une différence qui s’avère fondamentale pour comprendre la « phase tardive » du monde occidental. Pour Spengler, il faut le rappeler, les cultures n’ont rien d’homogène : partout, en leur sein, on repère une dialectique entre forces et contre-forces, lesquelles sont toujours suscitées par la volonté de puissance que manifeste toute forme de vie. Pour Spengler, ce qui est spécifiquement allemand, ou prussien, ce sont les idées de communauté, de devoir et de solidarité, assorties du primat du politique ; ces idées ont été façonnées, au fil du temps, par les Chevaliers de l’Ordre Teutonique, qui colonisèrent l’espace prussien au moyen âge. Ce qui est spécifiquement anglais, c’est le primat de la richesse matérielle, c’est la liberté de rafler du butin et c’est l’idéal du Non-État, inspiré par les Vikings et les pirates de la Manche.

    « C’est ainsi que s’opposent aujourd’hui deux grands principes économiques : le Viking a donné à terme le libre-échangiste ; le Chevalier teutonique a donné le fonctionnaire administratif. Il n’y a pas de réconciliation possible entre ces deux attitudes et toutes deux ne reconnaissent aucune limite à leur volonté, elles ne croiront avoir atteint leur but que lorsque le monde entier sera soumis à leur idée ; il y aura donc la guerre jusqu’à ce que l’une de ces deux idées aura totalement vaincu ».

    Cette opposition irréconciliable implique de poser la question décisive : laquelle de ces deux idées dominera la phase finale de la civilisation occidentale ?

    « L’économie planétaire prendra-t-elle la forme d’une exploitation générale et totale de la planète ou impliquera-t-elle l’organisation totale du monde ? Les Césars de cet imperium futur seront-ils des milliardaires ou des fonctionnaires globaux ? (…) la population du monde sera-t-elle l’objet de la politique de trusts ou l’objet de la politique d’hommes, tels qu’ils sont évoqués à la fin du Second Faust de Goethe ? ».

    Lorsque, armés du savoir dont nous disposons aujourd’hui, nous jetons un regard rétrospectif sur ces questions soulevées jadis par Spengler, lorsque nous constatons que les lobbies imposent des lois, pour qu’elles servent leurs propres intérêts économiques, lorsque nous voyons les hommes politiques entrer au service de consortiums, lorsque des fonds quelconques, de pension ou de logement, avides comme des sauterelles affamées, ruinent des pans entiers de l’industrie, lorsque nous constatons que le patrimoine génétique se voit désormais privatisé et, enfin, lorsque toutes les initiatives publiques se réduisent comme peau de chagrin, les questions posées par Spengler regagnent une formidable pertinence et accusent une cruelle actualité. En effet, les nouveaux dominateurs du monde sont des milliardaires et les hommes politiques ne sont plus que des pions ou des figures marginalisées.

    Spengler a rejeté les propositions de Goebbels

    Spengler espérait que le Reich allemand allait retrouver sa vigueur et sa fonction, comme l’atteste son écrit de 1924, Neubau des Deutschen Reiches (Pour une reconstruction du Reich allemand). Dans cet écrit, il exprimait son désir de voir « la partie la plus valable du monde allemand des travailleurs s’unir aux meilleurs porteurs du sentiment d’État vieux-prussien (…) pour réaliser ensemble une démocratisation au sens prussien du terme, en soudant leurs efforts communs par une adhésion déterminée au sentiment du devoir ». Spengler utilise souvent le terme “Rasse” (race) dans cet écrit. Mais ce terme, chez lui, signifie « mode de comportement avéré, qui va de soi sans remise en question aucune » ; en fait, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui une “culture d’organisation” (Organisationskultur). Spengler rejetait nettement la théorie folciste (völkisch) de la race. Lorsqu’il parlait de “race”, il entendait « la race que l’on possédait, et non pas la race à laquelle on appartient. La première relève de l’éthique, la seconde de la zoologie ».

    À la fin des années 20, Spengler se retire du monde et adopte la vie du savant sans chaire. Il ne reprendra la parole qu’en 1933, en publiant Jahre der Entscheidung (Années décisives). En quelques mois, le livre atteint les ventes exceptionnelles de 160.000 exemplaires. On le considère à juste titre comme le manifeste de la résistance conservatrice.

    Spengler lance un avertissement : « Nous ne vivons pas une époque où il y a lieu de s’enthousiasmer ou de triompher (…). Des fanatiques exagèrent des idées justes au point de procéder à la propre annulation de celles-ci. Ce qui promettait grandeur au départ, se termine en tragédie ou en comédie ». Goebbels a demandé à Spengler de collaborer à ses publications : il refuse. Il s’enfonce dans la solitude. Il avait déjà conçu un second volume aux Années décisives mais il ne le couche pas sur le papier car, dit-il, « je n’écris pas pour me faire interdire ».

    Au début du XXIe siècle, l’esprit viking semble avoir définitivement triompher de l’esprit d’ordre. Le monde entier et ses patrimoines culturels sont de plus en plus considérés comme des propriétés privées. La conscience du devoir, la conscience d’appartenir à une histoire, les multiples formes de loyauté, le sens de la communauté, le sentiment d’appartenir à un État sont houspillés hors des cœurs et des esprits au bénéfice d’une liberté que l’on pose comme sans limites, comme dépourvue d’histoire et uniquement vouée à la jouissance. La politique est devenue une marchandise que l’on achète. Le savoir de l’humanité est entreposé sur le site “Google”, qui s’en est généralement emparé de manière illégitime ; la conquête de l’espace n’est plus qu’un amusement privé.

    Mais :

    « Le temps n’autorise pas qu’on le retourne ; il n’y aurait d’ailleurs aucune sagesse dans un quelconque retournement du temps comme il n’y a pas de renoncement qui serait indice d’intelligence. Nous sommes nés à cette époque-ci et nous devons courageusement emprunter le chemin qui nous a été tracé (…). Il faut se maintenir, tenir bon, comme ce soldat romain, dont on a retrouvé les ossements devant une porte de Pompéi ; cet homme est mort, parce qu’au moment de l’éruption du Vésuve, on n’a pas pensé à le relever. Ça, c’est de la grandeur. Cette fin honnête est la seule chose qu’on ne peut pas retirer à un homme ».

    Et nous ? Nous qui croyons à l’État et au sens de la communauté, nous qui sentons au-dessus de nous la présence d’un ciel étoilé et au-dedans de nous la présence de la loi morale, nous qui aimons les symphonies de Beethoven et les paysages de Caspar David Friedrich, va-t-on nous octroyer une fin digne ? On peut le supposer. S’il doit en être ainsi, qu’il en soit ainsi.

    ► Max Otte, Junge Freiheit n°19/2011. (tr. fr. : RS)

    • Max Otte est professeur d’économie (économie de l’entreprise) à Worms en Allemagne. Dans son ouvrage Der Crash kommt (Le crash arrive), il a annoncé très exactement, dès 2006, l’éclatement de la crise financière qui nous a frappés en 2008 et dont les conséquences sont loin d’avoir été éliminées.

     

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    lastof10.jpgLes matrices préhistoriques des civilisations antiques dans l'œuvre posthume de Spengler :

    Atlantis, Kasch et Turan

     

    Généralement, les morphologies de cultures et de civilisations proposées par Spengler dans son ouvrage le plus célèbre, Le Déclin de l'Occident, sont les seules à être connues. Pourtant, ses positions ont changé après l'édition de cette somme. Le germaniste italien Domenico Conte en fait état dans son ouvrage récent sur Spengler [Catene di civiltà : Studi su Spengler, ed. Scientifiche Italiane, Napoli, 1994, 394 p. ; du même auteur : Introduzione a Spengler, Laterza, 1997]. En effet, une étude plus approfondie des textes posthumes édités par Anton Mirko Koktanek, not. Frühzeit der Weltgeschichte, qui rassemble les fragments d'une œuvre projetée mais jamais achevée, L'épopée de l'Homme.

    Dans la phase de ses réflexions qui a immédiatement suivi la parution du Déclin de l'Occident, Spengler distinguait 4 stades dans l'histoire de l'humanité, qu'il désignait tout simplement par les 4 premières lettres de l'alphabet : a, b, c et d. Le stade “a” aurait ainsi duré une centaine de milliers d'années, aurait recouvert le paléolithique inférieur et accompagné les premières phases de l'hominisation. C'est au cours de ce stade qu'apparaît l'importance de la “main” pour l'homme. C'est, pour Spengler, l'âge du Granit.

    Le stade “b” aurait duré une dizaine de milliers d'années et se situerait au paléolithique inférieur, entre 20.000 et 7.000/6.000 av. n. è. C'est au cours de cet âge que naît la notion de vie intérieure ;  apparaît « alors la véritable âme, inconnue des hommes du stade “a” tout comme elle est inconnue du nouveau-né ». C'est à partir de ce moment-là de son histoire que l'homme « est capable de produire des traces/souvenirs » et de comprendre le phénomène de la mort. Pour Spengler, c'est l'âge du Cristal. Les stades “a” et “b” sont anorganiques.

    Le stade “c” a une durée de 3.500 années : il commence avec le néolithique, à partir du VIe millénaire et  se poursuit jusqu'au IIIe. C'est le stade où la pensée commence à s'articuler sur le langage et où les réalisations techniques les plus complexes deviennent possibles. Naissent alors les « cultures » dont les structures sont de type « amibien ». Le stade “d” est celui de « l'histoire mondiale » au sens conventionnel du terme. C'est celui des « grandes civilisations », dont chacune dure environ 1.000 ans. Ces civilisations ont des structures de type “végétal”. Les stades “c” et “d” sont organiques.

    Spengler préférait cette classification psychologique-morphologique aux classifications imposées par les directeurs de musée qui subdivisaient les ères préhistoriques et historiques selon les matériaux utilisés pour la fabrication d'outils (pierre, bronze, fer). Spengler rejette aussi, à la suite de cette classification psychologique-morphologique, les visions trop évolutionnistes de l'histoire humaine : celles-ci, trop tributaires des idéaux faibles du XVIIIe siècle, induisaient l'idée « d'une transformation lente, flegmatique » du donné naturel, qui était peut-être évidente pour l'Anglais (du XVIIIe), mais incompatible avec la nature.

    L'évolution, pour Spengler, se fait à coup de catastrophes, d'irruptions soudaines, de mutations inattendues. « L'histoire du monde procède de catastrophes en catastrophes, sans se soucier de savoir si nous sommes en mesure de les comprendre. Aujourd'hui, avec H. de Vries, nous les appelons « mutations ». Il s'agit d'une transformation interne, qui affecte à l'improviste tous les exemplaires d'une espèce, sans “causes”, naturellement, comme pour toutes les choses dans la réalité. Tel est le rythme mystérieux du réel » (L'homme et la technique). Il n'y a donc pas d'évolution lente mais des transformations brusques, « épocales ». Natura facit saltus.

    Trois cultures-amibes

    Dans le stade “c”, où émergent véritablement les matrices de la civilisation humaine, Spengler distingue 3 « cultures-amibes » : Atlantis, Kasch et Turan. Cette terminologie n'apparaît que dans ses écrits posthumes et dans ses lettres. Les matrices civilisationnelles sont « amibes », et non « plantes », parce que les amibes sont mobiles, ne sont pas ancrées dans une terre précise. L'amibe est un organisme qui émet continuellement ses pseudopodes dans sa périphérie, en changeant sans cesse de forme. Ensuite, l'amibe se subdivise justement à la façon des amibes, produisant de nouvelles individualités qui s'éloignent de l'amibe-mère. Cette analogie implique que l'on ne peut pas délimiter avec précision le territoire d'une civilisation du stade “c”, parce que ses émanations de mode amibien peuvent être fort dispersées dans l'espace, fort éloignées de l'amibe-mère.

    « Atlantis » est « l'Ouest » et s'étend de l'Irlande à l'Égypte. « Kasch » est le « Sud-Est », une région comprise entre l'Inde et la Mer Rouge. « Turan » est le « Nord », s'étendant de l'Europe centrale à la Chine. Spengler, explique Conte, a choisi cette terminologie rappelant d'« anciens noms mythologiques » afin de ne pas les confondre avec des espaces historiques ultérieurs, de type « végétal », bien situés et circonscrits dans la géographie, alors qu'eux-mêmes sont dispersés et non localisables précisément.

    Spengler ne croit pas au mythe platonicien de l'Atlantide, en un continent englouti, mais constate qu'un ensemble de sédiments civilisationnels sont repérables à l'Ouest, de l'Irlande à l'Égypte. « Kasch » est un nom que l'on retrouve dans l'Ancien Testament pour désigner le territoire de l'antique Nubie, région habitée par les Kaschites. Mais Spengler place la culture-amibe « Kasch » plus à l'Est, dans une région s'articulant entre le Turkestan, la Perse et l'Inde, sans doute en s'inspirant de l'anthropologue Frobenius. Quant à « Turan », c'est le « Nord », le haut-plateau touranique, qu'il pensait être le berceau des langues indo-européennes et ouralo-altaïques. C'est de là que sont parties les migrations de peuples « nordiques » (il n'y a nulle connotation racialisante chez Spengler) qui ont déboulé sur l'Europe, l'Inde et la Chine.

    Atlantis : chaude et mobile ; Kasch : tropicale et repue

    Atlantis, Kasch et Turan sont des cultures porteuses de principes morphologiques, émergeant principalement dans les sphères de la religion et des arts. La religiosité d’Atlantis est « chaude et mobile », centrée sur le culte des morts et sur la prééminence de la sphère ultra-tellurique. Les formes de sépultures, note Conte, témoignent du rapport intense avec le monde des morts : les tombes accusent toujours un fort relief, ou sont monumentales ; les défunts sont embaumés et momifiés ; on leur laisse ou apporte de la nourriture. Ce rapport obsessionnel avec la chaîne des ancêtres porte Spengler à théoriser la présence d'un principe « généalogique ». Les expressions artistiques d’Atlantis, ajoute Conte, sont centrées sur les constructions de pierre, gigantesques dans la mesure du possible, faites pour l'éternité, signes d'un sentiment de la vie qui n'est pas tourné vers un dépassement héroïque des limites, mais vers une sorte de « complaisance inerte ».

    Kasch développe une religion « tropicale » et « repue ». Le problème de la vie ultra-tellurique est appréhendé avec une angoisse nettement moindre que dans Atlantis, car, dans la culture-amibe de Kasch domine une mathématique du cosmos (dont Babylone sera l'expression la plus grandiose), où les choses sont d'avance « rigidement déterminées ». La vie d'après la mort suscite l'indifférence. Si Atlantis est une « culture des tombes », en Kasch, les tombes n'ont aucune signification. On y vit et on y procrée mais on y oublie les morts. Le symbole central de Kasch est le temple, d'où les prêtres scrutent la mathématique céleste. Si en Atlantis domine le principe généalogique, si les dieux et les déesses d'Atlantis sont père, mère, fils, fille, en Kasch, les divinités sont des astres. Y domine un principe cosmologique.

    Turan : la civilisation des héros

    Turan est la civilisation des héros, animée par une religiosité “froide”, axée sur le sens mystérieux de l'existence. La nature y est emplie de puissances impersonnelles. Pour la culture-amibe de Turan, la vie est un champ de bataille : « pour l'homme de ce Nord (Achille, Siegfried), écrit Spengler, seule compte la vie avant la mort, la lutte contre le destin ». Le rapport hommes/divin n'est plus un rapport de dépendance : « la prostration cesse, la tête reste droite et haute ; il y a “moi” (homme) et vous (les dieux) ».

    Les fils sont appelés à garder la mémoire de leurs pères mais ne laissent pas de nourriture à leurs cadavres. Pas d'embaumement ni de momification dans cette culture, mais incinération : les corps disparaissent, sont cachés dans des sépultures souterraines sans relief ou dispersés aux quatre vents. Seul demeure le sang du défunt, qui coule dans les veines de ses descendants. Turan est donc une culture sans architecture, où temples et sépultures n'ont pas d'importance et où seul compte un sens terrestre de l'existence. L'homme vit seul, confronté à lui-même, dans sa maison de bois ou de torchis ou dans sa tente de nomade.

    Le char de combat

    Spengler porte toute sa sympathie à cette culture-amibe de Turan, dont les porteurs aiment la vie aventureuse, sont animés par une volonté implacable, sont violents et dépourvus de sentimentalité vaine. Ils sont des « hommes de faits ». Les divers peuples de Turan ne sont pas liés par des liens de sang, ni par une langue commune. Spengler n'a cure des recherches archéologiques et linguistiques visant à retrouver la patrie originelle des Indo-Européens ou à reconstituer la langue-source de tous les idiomes indo-européens actuels : le lien qui unit les peuples de Turan est technique, c'est l'utilisation du char de combat.

    Dans une conférence prononcée à Munich le 6 février 1934, et intitulée Der Streitwagen und seine Bedeutung für den Gang der Weltgeschichte (Le char de combat et sa signification pour le cours de l'histoire mondiale), Spengler explique que cette arme constitue la clef pour comprendre l'histoire du second millénaire av. JC. C'est, dit-il, la première arme complexe : il faut un char (à 2 roues et non un chariot à 4 roues moins mobile), un animal domestiqué et attelé, une préparation minutieuse du guerrier qui frappera désormais ses ennemis de haut en bas. Avec le char naît un type d'homme nouveau. Le char de combat est une invention révolutionnaire sur le plan militaire, mais aussi le principe formateur d'une humanité nouvelle. Les guerriers deviennent professionnels, tant les techiques qu'ils sont appelés à manier sont complexes, et se rassemblent au sein d'une caste qui aime le risque et l'aventure ; ils font de la guerre le sens de leur vie.

    L'arrivée de ces castes de « charistes » impétueux bouleversent l'ordre de cette très haute antiquité : en Grèce, ils bousculent les Achéens, s'installent à Mycène ; en Égypte, ce sont les Hyksos qui déferlent. Plus à l'Est, les Cassites se jettent sur Babylone. En Inde, les Aryens déboulent dans le sous-continent, « détruisent les cités » et s'installent sur les débris des civilisations dites de Mohenjo Daro et d'Harappa. En Chine, les Tchou arrivent au nord, montés sur leurs chars, comme leurs homologues grecs et hyksos.

    À partir de 1.200, les principes guerriers règnent en Chine, en Inde et dans le monde antique de la Méditerranée. Les Hyksos et les Kassites détruisent les deux plus vieilles civilisations du Sud. Émergent alors trois nouvelles civilisations portées par les « charistes dominateurs » : la civilisation greco-romaine, la civilisation aryenne d'Inde et la civilisation chinoise issue des Tchou. Ces nouvelles civilisations, dont le principe est venu du Nord, de Turan, sont « plus viriles et énergiques que celles nées sur les rives du Nil et de l'Euphrate ». Mais les guerriers charistes succomberont aux séductions du Sud amollissant, déplore Spengler.

    Un substrat héroïque commun

    Cette théorie, Spengler l'a élaborée en accord avec le sinologue Gustav Haloun : il y a eu quasi simultanéité entre les invasions de Grèce, des Hyksos, de l'Inde et de la Chine. Tous deux estiment donc qu'il y a un substrat commun, guerrier et chariste, aux civilisations méditerranéenne, indienne et chinoise. Celui-ci est « héroïque », comme le prouve les armes de Turan. Elles sont différentes de celles d'Atlantis : ce sont, outre le char, l'épée ou la hache, impliquant des duels entre combattants, alors qu'en Atlantis, les armes sont l'arc et la flèche, que Spengler juge « viles » car elles permettent d'éviter la confrontation physique directe avec l'adversaire, « de le regarder droit dans les yeux ».

    Dans la mythologie grecque, estime Spengler, arc et flèches sont autant d'indices d'un passé et d'influences pré-helléniques : Apollon-archer est originaire d'Asie Mineure, Artémis est libyque, tout comme Héraklès, etc. Le javelot est également “atlante”, tandis que la lance de choc est « touranique ». Pour comprendre ces époques éloignées, l'étude des armes est plus instructive que celle des ustensiles de cuisine ou des bijoux, conclut Spengler.

    L'âme touranique dérive aussi d'un climat particulier et d'un paysage hostile : l'homme doit lutter sans cesse contre les éléments, devient ainsi plus dur, plus froid et plus hivernal. L'homme n'est pas seulement le produit d'une « chaîne généalogique », il l'est tout autant d'un « paysage ». La rigueur climatique développe la « force de l'âme ». Les tropiques amollissent les caractères, les rapprochent d'une nature perçue comme plus maternante, favorisent les valeurs féminines.

    Les écrits tardifs de Spengler et sa correspondance indiquent donc que ses positions ont changé après la parution du Déclin de l'Occident, où il survalorisait la civilisation faustienne, au détriment notamment de la civilisation antique. La focalisation de sa pensée sur le « char de combat » donne une dimension nouvelle à sa vision de l'histoire : l'homme grec et l'homme romain, l'homme indien-aryen et l'homme chinois, retrouvent tous grâce à ses yeux.

    La momification des pharaons était considérée dans Le Déclin de l'Occident, comme l'expression égyptienne d'une volonté de durée, qu'il opposait à l'oubli impliqué par l'incinération indienne. Plus tard, la momification « atlante » déchoit à ses yeux au rang d'une obsession de l'au-delà, signalant une incapacité à affronter la vie terrestre. L'incinération « touranique », en revanche, indique alors une volonté de concentrer ses efforts sur la vie réelle.

    Un changement d'optique dicté par les circonstances ?

    La conception polycentrique, relativiste, non-eurocentrique et non-évolutionniste de l'histoire chez le Spengler du Déclin de l'Occident a fasciné des chercheurs et des anthropologues n'appartenant pas aux milieux de la droite allemande, notamment Alfred Kroeber ou Ruth Benedict. L'insistance sur le rôle historique majeur des castes de charistes de combat donne à l'œuvre tardive de Spengler une dimension plus guerrière, plus violente, plus mobile que ne recelait pas encore son Déclin.

    Doit-on attribuer ce changement de perspective à la situation de l'Allemagne vaincue, qui cherche à s'allier avec la jeune URSS (dans une perspective eurasienne-touranienne ?), avec l'Inde en révolte contre la Grande-Bretagne (qu'il incluait auparavant dans la « civilisation faustienne », à laquelle il donnera ensuite beaucoup moins d'importance), avec la Chine des « grands chefs de guerre », parfois armés et encadrés par des officiers allemands ?

    Spengler, par le biais de sa conférence, a-t-il cherché à donner une mythologie commune aux officiers ou aux révolutionnaires allemands, russes, chinois, mongols, indiens, afin de forger une prochaine fraternité d'arme, tout comme les “eurasistes” russes tentaient de donner à la nouvelle Russie soviétique une mythologie similaire, impliquant la réconciliation des Turco-Touraniens et des Slaves ? La valorisation radicale du corps-à-corps « touranique » est-elle un écho au culte de « l'assaut » que l'on retrouvait dans le « nationalisme soldatique », not. celui des frères Jünger et de Schauwecker ?

    Enfin, pourquoi n'a-t-il rien écrit sur les Scythes, peuples de guerriers intrépides, maîtres des techniques équestres, qui fascinaient les Russes et sans doute, parmi eux, les théoriciens de l'eurasisme ? Dernière question : le peu d'insistance sur les facteurs raciaux dans ce Spengler tardif est-il dû à un sentiment rancunier à l'égard des cousins anglais qui avaient trahi la solidarité germanique et à une mythologie nouvelle, où les peuples cavaliers du continent, toutes ethnies confondues (Mongols, Turco-Touraniens, descendants des Scythes, Cosaques et uhlans germaniques), devaient conjuguer leurs efforts contre les civilisations corrompues de l'Ouest et du Sud et contre les thalassocraties anglo-saxonnes ? Les parallèles évident entre la mise en exergue du “char de combat” et certaines thèses de L'homme et la technique, ne sont-ils pas une concession à l'idéologie futuriste ambiante, dans la mesure où elle donne une explication technique et non plus religieuse à la culture-amibe touranienne ? Autant de thèmes que l'histoire des idées devra clarifier en profondeur…

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies européennes n°21, 1996.

    [version anglaise]

     

     

    Considérations sur Spengler

     

     

    PHILOSOPHES MÉCONNUS :

    Oswald Spengler : Le « Copernic de l'Histoire »

     

    Le penseur conservateur allemand a anticipé nombre de nos conceptions actuelles

    spengl10.jpgL'Allemand Oswald Spengler (1880-1936) pâtit, de nos jours, d'une réputation détestable. Parce que Hitler lui reprit, non sans les schématiser, plusieurs de ses idées forces, l'auteur du Déclin de l'Occident passe pour un “infréquentable”. Certains colportent même encore la fausse légende, selon laquelle il aurait été un des premiers adhérents du NSDAP, le parti nazi. Or, si Spengler éprouva effectivement, au début, une relative sympathie pour le mouvement représenté par le nazisme, il s'en détourna radicalement après 1933, et traitait, en privé, Hitler de « rêveur funeste » et de « tête creuse ». On ne trouve, en outre, aucune trace dans son œuvre d'un quelconque racisme biologique, ni des préjugés en cours, à son époque, sur les Juifs.

    Adversaire résolu de la République de Weimar, ce n'était, il est vrai, pas vraiment un démocrate. Appartenant à la génération de la guerre de 14-18, cet essayiste indépendant fut de ceux à prôner, dans les années 20, avec Ernst Jünger et Moeller van der Bruck, la recherche d'une “troisième voie”. Rejetant aussi bien le libéralisme anglais que le bolchevisme russe, celle-ci résidait, selon lui, dans l'instauration d'un “socialisme prussien”, soit dans l'enrégimentement de l'Allemagne au service d'un État national fort, sinon “total”. Considéré, par ailleurs, comme un des pères spirituels de la Révolution conservatrice, il opposait, à la “société” prosaïque issue de la “civilisation”, la force de la “communauté du peuple” rassemblée autour de ses valeurs historiques fondamentales, la Kultur.

    C'est ce qui l'amena à agiter, dans son monumental best-seller en 2 tomes, paru en 1918-1922 et vendu à 600.000 exemplaires, le spectre d'un « déclin de l'Occident » : parce qu'il s'était coupé de ses valeurs, celui-ci avait, soutenait-il, « épuisé les possibilités de son développement ». Une réflexion qui mésestimait le renouvellement apporté par la modernité, mais qui reposait sur des postulats tout sauf ineptes. En particulier, celui que nous ne pouvons sortir des partis pris fondamentaux, qui, aussi bien par le langage que par la logique que nous utilisons, “fondent” notre culture, et nous avec. Quoiqu'on puisse en contester les conclusions, les conceptions de Spengler partaient donc d'un raisonnement rigoureux. Et un penseur est-il responsable de l'usage que font de ses thèses certains de ses lecteurs ?

    C'est toute la question que posent Spengler et son Déclin de l'Occident. Ample fresque brassant des aperçus sur les sciences, l'histoire et les arts de toutes les époques, le livre dépasse de loin l'étroite mentalité “décadentiste”, à laquelle ceux qui ne l'ont pas lu s'acharnent à le réduire. Certes, bien des pages en sont devenues illisibles. Et n'y manquent ni les concepts fumeux ni l'érudition approximative. En même temps, cet ouvrage un peu monstrueux et inégal fourmille d'extraordinaires intuitions parfois très visionnaires.

    L'idée, développée par Spengler dans le premier tome du Déclin, qu'à la base de notre science dite “objective” gisent des concepts non tirés de l'expérience et donc proprement métaphysiques, tels ceux de force ou de masse, rejoint l'analyse que fera plus tard Michel Foucault, dans Les Mots et les Choses, des « épistémè » * changeantes des diverses époques. Sa réflexion sur la signification de l'apparition de la perspective en peinture anticipe la thèse, désormais classique, d'Erwin Panofski (La Perspective comme forme symbolique), sur le côté “construit”, arbitraire, de celle-ci : là où nous voyons une “avancée” par rapport à une représentation en deux dimensions, il n'y aurait que l'expression d'une autre « vision du monde ». Quant à l'opposition, inspirée de Nietzsche, qu'il traçait entre une pensée antique “apollinienne”, ne s'attachant qu'à ce qui est clairement circonscrit, et un esprit occidental “faustien”, marqué par la quête folle de l'illimité, on la retrouvera, développée, à la fin des années 50, dans le chef-d'œuvre de philosophie des sciences d'Alexandre Koyré, qui taira d'ailleurs prudemment son origine, Du monde clos à l'univers infini.

    Le « Copernic de l'Histoire », ainsi qu'il aimait à s'appeler de façon pompeuse, parce qu'à l'ancienne vision « ptolémaïque » d'une histoire universelle centrée sur l'Occident et ordonnée par un vecteur de progrès, il entendait substituer une autre, respectueuse du développement singulier des grandes cultures concurrentes à partir de leurs normes propres, pourrait même passer pour un des plus sûrs ancêtres des structuralistes. Il fut, en effet, le premier à avancer que les civilisations forment des “systèmes” cohérents, dont tous les éléments entretiennent entre eux des liens de nécessité.

    Son idée, enfin, que tout ensemble culturel prend ses racines dans une « image symbolique originelle », accessible aux seuls individus de cette culture, parce que relevant de leur “fonds mythique” peut sembler étrange et ouvrir la porte à la notion honnie de “choc des civilisations” ; elle mérite néanmoins un examen. Elle pourrait nous faire comprendre que, lorsque nous interprétons les grands concepts des autres cultures, nous péchons souvent, parfois à notre insu, par “occidentalo-centrisme”. La traduction des valeurs d'une culture en celles d'une autre, que nous assurons toujours possible, trouve, autrement dit, peut-être sa limite dans l'irréductibilité de leurs socles symboliques. Les relations aujourd'hui si tendues entre l'Occident et l'Islam ne s'expliquent-elles pas, en partie du moins, par cette difficulté, dont il nous arrange de nier l'existence ?

    Si l'on peut critiquer Spengler pour son relativisme, il nous introduit, en bref, à des interrogations parmi les plus vitales qui se posent à nous. Wittgenstein, qui le relut sa vie entière, le voyait bien ainsi. Il parlait du Déclin de l'Occident comme d'un « vaste capharnaüm d'hypothèses en tout genre », certaines dépassées ou aberrantes, d'autres, au contraire, éclairantes et fécondes. De combien d'ouvrages, loués par ceux-là mêmes qui le rejettent pour de fausses raisons politico-morales, pourrait-on en dire autant ?

    ► Patrice Bollon, Le Figaro (18 août 2005).

    [ * nota bene : Un des fils directeurs qui parcourt l'œuvre de Foucault concerne les questions suivantes : comment un savoir peut-il se constituer à une époque et en un lieu déterminés ? Quels rapports pensée, vérité et histoire entretiennent-elles entre elles ? Foucault nomme épistémè les cadres de pensée qui forment le soubassement des discours sur le savoir, au sein d’une communauté humaine à une période donnée. Ceux-ci aident à mettre en relief la configuration du savoir articulé au pouvoir]

     

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    « Mais, parmi les auteurs méconnus ou sous-estimés qui m'ont impressionné, je dois avouer un coup de cœur pour Oswald Spengler, et plus particulièrement pour son grand livre, Le Déclin de l'Occident. Dans ce gros traité, ce philosophe allemand du début du XXe siècle développe toute une théorie de l'Histoire. Selon Spengler, les cultures ne sont pas le fruit d'une longue évolution divisible en périodes. Au contraire, l'Histoire n'est qu'une suite de cultures différentes qui naissent, vivent et meurent, comme des organismes biologiques. Leur existence est constituée de cycles, qui se répètent et qu'il faut repérer afin de prédire l'avenir. Il n'y a aucune interdépendance d'une culture sur l'autre. Et le stade ultime de développement, le dépérissement, est ce qu'Oswald Spengler appelle la civilisation, dont il tente de déterminer les traits caractéristiques, notamment dans la création artistique. » (Gus Van Sant)

    « Car finalement, au terme d'une succession réglée de siècles, toute culture devient civilisation. Ce qui était vivant devient rigide et froid. Les espaces intérieurs de l'âme s'extériorisent dans la réalité corporelle, la vie au sens de Maître Eckhart devient vie au sens d'économie politique, la puissance des idées devient impérialisme » (Prussianité et Socialisme, VIII)

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    ◘ Le rapport culture/civilisation

    ospe10.jpgLa triple opposition culture-âme-vie / civilisation-intellect-raison rebondit chez O. Spengler (Le Déclin de l'Occident, 1918-1922). Celui-ci traite en effet de la culture aussi bien que des cultures. En outre, il pose, entre “culture” et “civilisation”, un rapport non plus seulement conceptuel, mais de filiation (c-à-d. génétique) et même de finalité. Entre les grandes cultures historiques (il en distingue 8), Spengler constate, non de superficielles analogies, mais bien des “homologies” au sens biologique du terme. Il affirme : « Les cultures sont des organismes ; l'histoire universelle est leur biographie générale ». Une culture se définit comme l'ensemble des manifestations humaines à une série de moments donnés dans l'histoire (à cet égard, Spengler n'est pas très éloigné de la définition moderne du couple culture/nature).

    Cette conception est à la fois diachronique et synchronique. Diachronique : toute culture passe par les mêmes étapes, à la façon d'un organisme qui naît, grandit, atteint sa maturité, décline et meurt. Synchronique : on constate d'une culture à l'autre, et, au sein d'une même culture, entre ses différentes formes (artistiques, guerrières, scientifiques, étatiques, etc.), une « affinité profonde entre les figures politiques et artistiques, entre les intuitions religieuses et techniques, entre la mathématique, la musique et la plastique, entre les formes économiques et celles de la connaissance ».

    « J'appelle contemporains, écrit Spengler, deux faits historiques qui, chacun dans sa culture, se manifestent exactement dans la même situation relative et qui ont par conséquent un sens exactement correspondant ». Et de signaler « la profonde interdépendance psychique entre les théories physico-chimiques les plus modernes et les représentations mythologiques ancestrales des Germains ; la concordance parfaite entre le style de la tragédie, la technique dynamique et la circulation monétaire de nos jours ; l'identité d'abord bizarre, puis évidente, entre la perspective de la peinture à l'huile, l'imprimerie, le système de crédit, les armes à feu, la musique contrapontique, et d'autre part, entre la statue nue, la polis, la monnaie grecque d'argent, en tant qu'expressions diverses d'un seul et même principe psychique… »

    Dans une telle perspective, les civilisations ne sont que les formes ultimes, décadentes, des cultures ; elles n'en sont que le dernier moment, celui qui précède la fin. « La civilisation est le destin inéluctable de toute culture » écrit Spengler. M. Tazerout précise : « La culture a pour fin la civilisation et la civilisation ne possède pas d'autre finalité que la mort, qui était impliquée dans sa naissance puisque chaque civilisation tue sa culture comme le ver à soie ronge son cocon avant d'en sortir » (op. cit.). L'opposition entre les deux notions n'est donc pas seulement “spatiale” mais aussi “temporelle”. L'évolution de l'humanité n'a pas de sens ni de but : c'est seulement au sein des cultures particulières que des buts peuvent être distingués et appréciés. Les périodes de plus haute culture (de véritable culture) sont celles de la naissance, de la croissance et de la maturité. À ce moment-là, la sève de l'invention et de l'innovation à l'intérieur de la tradition initiale se manifeste avec une irrésistible énergie.

    Au contraire, le nom de “civilisation” doit être réservé à la période finale, au moment où, par déperdition de l'énergie d'origine, l'entropie commence à gagner l'organisme, où le progrès scientifique et technologique prend le pas sur les créations spirituelles, où ces créations elles-mêmes disparaissent peu à peu, où les arts et la littérature deviennent des passe-temps ou des excitants sociaux (panem et circenses), où les artistes se perdent en subtiles variations dans le déjà-vu sans jamais retrouver de nouvelles sources d'inspiration, où la mode sécrète les nostalgies les plus baroques, les fantaisies les plus exotiques, où se produisent les pseudomorphoses, c-à-d. les mélanges de culture, où seules les valeurs marchandes, quantifiables, sont partout reconnues, où l'argent symbole abstrait de l'interchangeable, comme le disait Simmel, domine toutes choses, où la morale de l'« efficacité » devient pur alibi, facilite toutes les trahisons (sans même, à terme, être efficace), où le souci de sécurité prime toute autre préoccupation, où les structures s’effondrent, où les autorités sont remises en cause, où le plus grand nombre aspire à l'homogénéité sociale et à la réduction des différences, où la société perd son caractère organique et sa “souplesse”, tandis que disparaît tout ce que les ancêtres ont créé de vigoureux et de grand, que tout se matérialise et se pétrifie, et que, bientôt, tout éclate et se dissout.

    Spengler oppose donc la notion organique de “culture” à l’abstraction de la “civilisation”, la seconde étant comme la cristallisation (au sens de matérialisation) de la première. La culture est alors la manifestation originale/originelle, libre et spirituelle, d'une communauté historique de vie ; la civilisation, la manifestation d'ordre intellectuel et impersonnel qui aboutit au machinisme et à la mécanisation totale de la vie humaine. Entre les cultures, il y a à la fois discontinuité (principe spatial inter-culturel) et irréversibilité (principe temporel intra-culturel).

    « Une culture, explique Spengler, naît au moment où une grande âme se réveille, se détache de l'état psychique primaire d'éternelle enfance humaine (…) Une culture meurt quand l'âme a réalisé la somme entière de ses possibilités sous la forme de peuples, de langues, de doctrines religieuses, d'arts, d'États, de sciences, et qu'elle retourne à l'état psychique primaire… Quand le but est atteint et l'idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s'est réalisée au-dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent : elle devient civilisation. »

    ► A. de Benoist, extrait de Les idées à l'endroit (ch. 6), 1979.

     

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    ♦ Œuvres ♦

     

    • Le Déclin de l'Occident

    book110.gifLe Déclin de l'Occident est un livre dont on parle plus qu'on ne le lit. Il n'en a pas toujours été ainsi. Au cours des dix dernières années qui suivirent la Première Guerre Mondiale, l'ouvrage principal de Spengler était lu et discuté par les intellectuels les plus éminents d'Allemagne, de Grande-Bretagne et d'Amérique. Aujourd'hui, une nouvelle génération de lecteurs découvre à son tour l'homme et l'œuvre qui captivèrent l'imagination de l'intelligentsia entre 1918 et 1928.

    La biographie de Spengler tient en quelques lignes. O. Spengler naquit à Blankenburg, en Allemagne, le 29 mai 1880. Son père était un technicien des mines, devenu plus tard un petit employé des postes. Peu après sa naissance, la famille Spengler alla s'installer à Halle, où le jeune Oswald passa sa jeunesse. Après avoir fréquenté les universités de Munich et de Berlin, il retourna à l'université de Halle où il obtint son doctorat en 1903. À cette époque, il s'intéressait surtout aux mathématiques et aux sciences naturelles, mais aussi à la philosophie, comme en témoigne sa dissertation de doctorat consacrée à Héraclite.

    D'abord nommé professeur à Saarbrücken, puis à Düsseldorf, on lui confia en 1908 un poste dans un Realgymnasium de Hambourg, où il enseigna les sciences, l'histoire et la géographie. En 1910, Spengler demanda et obtint un congé qui lui permit de quitter l'enseignement. Il ne devait jamais y revenir. Il passa tout le reste de son existence à Munich, à lire et à écrire sur l'histoire et la philosophie. II vécut grâce à un petit revenu personnel, hérité de sa mère. Du fait de sa myopie et de l'état de son cœur, Spengler ne fut jamais appelé au service militaire. Il mourut à Munich le 8 mai 1936 d'un accident cardiaque, et fut enterré là par ses sœurs.

    Le Déclin de l'Occident n'est pas une œuvre de recherche historique ; c'est une philosophie spéculative de l’histoire. La cible principale des attaques de Spengler est la prétendue conception linéaire de l'histoire, interprétation qui, à son avis, donne une place privilégiée à la culture de l'Europe occidentale et de l'Amérique. Les partisans de cette conception soutiennent que l'histoire de l'humanité est l'histoire d'un progrès continu, aboutissant à l'élimination de la pauvreté et de la maladie grâce aux techniques scientifiques, et à la résolution de l’instabilité politique par la démocratie mondiale. C'est une conception de l'histoire qu'acceptent sans mot dire la plupart des Américains et nombre d'Européens.

    Mais, pour Spengler, cette conception est à la fois “provinciale” et erronée. Il lui substitue donc une conception cyclique de l'histoire, dans laquelle les unités historiques individuelles sont des cultures séparées et distinctes, possédant chacune un cycle de vie spécifique, semblable aux cycles biologiques des organismes vivants, et dont aucune n'est sur aucun plan supérieure aux autres.

    Chaque culture connaît une période de naissance, de croissance, de maturité et de déclin, ou, si l'on préfère, un printemps, un été, un automne et un hiver. Parvenue à maturité, chaque culture a une “âme” ou caractère particulier, qui se manifeste aussi bien dans l'art, la littérature, la philosophie, la politique ou la science. Chaque culture apparaît indépendamment et se développe dans un isolement total par rapport aux autres cultures. Chaque culture, à sa naissance, se voit assigner une période de temps bien précise avant sa mort. Toutes les cultures sont identiques du point de vue morphologique, exactement comme les organismes humains sont morphologiquement les mêmes ; à chaque phase, par ex., de la culture classique grecque et romaine correspond une phase de la culture américaine et ouest-européenne.

    Et c'est parce que nous savons quelles sont les phases du développement de la culture classique grecque et romaine que nous pouvons aussi savoir où notre propre culture en est aujourd'hui, et que nous pouvons prévoir avec une certaine exactitude où elle en sera d'ici à une centaine d'années, voire à quel moment elle mourra. Spengler, pour sa part, pense que l'Occident se meurt déjà. Quoique certaines précisions devraient encore être apportées, voilà pour l'essentiel le thème de l'interprétation faite par Spengler de l'histoire du monde.

    Spengler était complètement inconnu au moment où fut publié le premier volume du Déclin de l'Occident, c'est-à-dire en 1918. Pourtant, la première édition fut presque épuisée du jour au lendemain. Il y en eut une seconde, puis une troisième. Dans les dix années qui suivirent plus de 100.000 exemplaires furent vendus. L'ouvrage fut traduit en français, en espagnol, en italien, en russe, en arabe et en anglais. À elles seules, les ventes de la traduction anglaise atteignirent plus de 25.000 exemplaires dans la période qui précéda la Seconde Guerre Mondiale, et l'on en est aujourd'hui à la cinquième édition. Ce succès remporté par un obscur professeur d'école supérieure allemande ne manque pas d'intriguer.

    Il faut évidemment distinguer les réactions du grand public et celles des historiens et des philosophes de profession. Bien des lecteurs “ordinaires” furent attirés par le livre de Spengler pour des raisons psychologiques plus que pour des raisons logiques. Certains furent tout simplement heureux d’être au fait d'une découverte nouvelle et excitante. Certains furent favorablement impressionnés par l’atmosphère de mystère qui s'ajoutait à la difficulté de lire et de comprendre ce professeur de philosophie allemand qui semblait avoir résolu les énigmes de l'histoire du monde. D'autres voulaient savoir ce que l'avenir leur réservait.

    D'autres encore espéraient trouver l'explication du grand conflit qui venait de déchirer le monde occidental tout entier ; les Allemands, en particulier, voyaient dans l'ouvrage de Spengler une explication rationnelle de la défaite qu'ils avaient subie, et prenaient comme une consolation le fait que tous les peuples européens fussent ensemble sur le même bateau en perdition. Et puis il y avait le pessimisme de l'auteur. Certains étaient fascinés par ce qu'ils pensaient être le pessimisme général de sa conception de la vie. En fait, de tels thèmes ne sont pas ceux qui comptent le plus dans l'œuvre de Spengler, mais, à l'époque, le grand public en était rarement conscient.

    Cet accueil enthousiaste contraste avec l'hostilité presque unanime manifestée par les universitaires. À propos de William James, on a dit que les psychologues le considéraient comme un bon philosophe tandis que les philosophes le prenaient pour un bon psychologue. Que ce soit exact ou non, il n'est pas exagéré de dire, en ce qui concerne Spengler, que la plupart des historiens et des philosophes le considéraient à la fois comme un mauvais historien et comme un mauvais philosophe. On lui reprocha d'avoir voulu chercher dans l'histoire de fausses analogies biologiques. On lui reprocha d'avoir énoncé des faits erronés à propos de presque toutes les cultures dont il avait traité. On lui reprocha de donner dans le spéculatif et l'irrationnel, c'est-à-dire de ne pas être un “scientifique”. Il fut aussi attaqué pour son déterminisme historique, doctrine que rejetaient pratiquement tous les philosophes de son temps.

    Spengler, bien entendu, était en mesure de réfuter ces objections et ne manqua pas de se défendre. Si les cultures se comportent comme des organismes, ce n'est certainement pas abuser de la comparaison que de les considérer effectivement comme tels ; c'est au contraire, tout simplement, décrire les cultures telles qu'elles sont. Quant à l'accusation que certaines de ses données étaient inexactes, Spengler la traita par le mépris. Quelle est l'œuvre historique ou philosophique qui n'a pas fait l'objet de telles critiques ? Se tromper sur tel ou tel détail n'invalide en rien, de toute façon, le genre d'interprétation générale de l'histoire présentée dans le livre. Spengler se rendit aussi volontiers à l'accusation qu'on lui faisait de n’être pas “scientifique”. Il entendait faire sienne la raison spéculative et intuitive du métaphysicien, non la raison inductive et discursive de l'historien scientiste ou positiviste (ce que même un critique aussi attentif que R. G. Collingwood n'a pas réalisé). Enfin, en ce qui concerne le déterminisme, Spengler insista sur le fait que le cycle de vie de chaque culture était déterminé, mais que l'action de tel ou tel individu ne l'était pas.

    Comme H. Stuart Hughes l'a fait remarquer dans un excellent petit ouvrage sur Spengler, l'année 1919 fut “l'année de Spengler”. En l'espace de quelques années, l’intérêt manifesté par le grand public commença à décroître. Vers 1924, la controverse universitaire était pratiquement éteinte. Le déclin de Spengler fut aussi rapide que son ascension l'avait été. Il n'en publia pas moins plusieurs autres livres, mais aucun ne fut accueilli avec la même attention que Le Déclin de l'Occident.

    Parmi les plus importants, il faut mentionner un recueil d'essais comprenant Prussianisme et socialisme (1919), La reconstruction de l'empire allemand (1924), L'homme et la technique (1931) et Années décisives (1933). Ce dernier essai fut le plus controversé des 4 et entraîna la censure officielle de Spengler par les nazis. Spengler publia encore une série de courts articles historiques dans un journal académique, Le monde en tant qu'histoire. L'édition allemande de ses pensées (Gedanken) fut publiée après sa mort, en 1941, par le Dr Hildegard Kornhardt, nièce et exécuteur testamentaire de Spengler. Elle comprend des extraits de la plupart des œuvres parues à ce jour, y compris Le Déclin de l'Occident, et quelques citations extraites de textes inédits.

    ► William Debbins (prof. au Cornell College, US), préface à l'édition américaine des pensées de Spengler (Aphorisms, GH Regnery Co., Chicago, 1967), tr. fr. :  A. de Benoist, Nouvelle école n°33, 1979.

     

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    • Les Années décisives

    Oswald Spengler a mis l’Europe face à son propre destin. Avec la force des « idées sans parole », il a indiqué à l’homme européen les directions de marche pour l’avenir, tout en le mettant en garde contre un aveuglement intellectuel et politique qui, à la longue, le rendrait esclave d’empires non encore nés, inconnus de lui.

    Recension : Oswald Spengler, Années décisives, Copernic, 256 p.

    alea10.jpg« Nous vivons une ère fatale » écrivait Spengler. Et qui donc, en 1933, pensait que ces paroles prononcées par un sévère professeur de Munich, déjà célébré comme “prophète” du déclin de l’Occident, se révéleraient peu de temps après si appropriées à la situation politique mondiale en général et à celle de l’Europe en particulier ? Personne, sauf peut-être ces « nouveaux Césars » que Spengler avait vu venir sur la scène de la Grosspolittk internationale, et qui avaient cru faire coïncider cette « ère fatale » avec leur entrée dans un monde qu’ils ambitionnaient de changer profondément, radicalement, inaugurant l’ère de la « politique intégrale », selon la célèbre définition de Carl Schmitt.

    Mais ce n’est pas seulement aux « nouveaux Césars » que Spengler avait voulu s’adresser, dans les années 30, et son but n’était certainement pas d’en devenir le conseiller. O. Spengler a voulu faire et voulu dire beaucoup plus que cela. Il a exhorté l’homme européen a adhérer à une Weltanschauung tout à fait particulière, qui n’est ni celle de l’homme américain, ni celle de l’homme bolchevique ; qui n’accorde aucun crédit aux mythes de l'économisme, du mercantilisme ou du collectivisme ; qui se fait histoire dans un continuel devenir, telle que l’homme faustien réussit à la prendre entre ses mains et à la jeter avec la force d’un authentique défi contre tout et contre tous.

    Le risque, bien sûr, c’est la catastrophe, mais aussi la possibilité de la totale résurrection. Il n’y a pas de juste milieu. N’offrant ni perspectives idéales pour l’avenir, ni programmes pour leur réalisation, Spengler décrit en des termes sans équivoque l’horizon politique dans lequel l’homme européen se trouve malgré lui obligé de vivre et d’agir. Et il le fait avec un livre, dans un moment particulier de l’histoire allemande. Le titre est plus qu’éloquent : Années décisives ; le moment extrêmement délicat : en plein dans le climat d’effervescence de la révolution de janvier-mars 1933. Il est né d’une conférence que Spengler avait prononcée en 1930 à Hambourg, et à travers laquelle il n’avait guère trouvé de compréhension. C’est peut-être la raison qui l’avait poussé, en novembre 1932, à entreprendre le travail qui allait devenir Années décisives.

    Ce livre, qui contribua à consolider sa réputation, lui procura d’autres ennemis : 100.000 exemplaires furent vendus en 3 mois, mais cela ne l’empêcha pas d’être attaqué, et parfois, violemment, par les nazis, à cause de certaines allusions ayant trait à leur récente prise de pouvoir. Tandis que Mussolini, lui, accueillait avec enthousiasme la parution de Jahre der Entscheidung et le faisait traduire l’année suivante par un professeur de l’université de Pavie, Beonio Brocchieri, on le lisait en Allemagne avec autant de suspicion que de curiosité. La raison et/ou les raisons ? Dans son excellent essai consacré à Spengler (Ombre sull’Occidente, Volpe, Rome, 1973), Adriano Romualdi écrivait :

    « On avait eu la Nuit des Longs Couteaux. Spengler aurait dû se réjouir parce que Hitler avait fait ce qu’il recommandait aux nouveaux Césars dans Années décisives : se débarrasser de leurs prétoriens. Mais la purge du 30 juin n’avait pas épargné non plus le camp des conservateurs. Des amis de Spengler, comme Edgar Jung, von Kahr, le compositeur Willy Schmidt (confondu avec une personne homonyme), avaient été tués. Sur la couverture des Politischen Schriften parus en 1932, trônait une phrase de Jung, justement, qui saluait en Spengler le plus grand écrivain politique de l’Allemagne. Désormais, une telle présentation et une telle signature étaient compromettantes ».

    Et la jeunesse ? Elle lui réserva beaucoup de déceptions. Face à un livre comme Années décisives, qui ne faisait aucune concession à la standardisation hitlérienne et qui était non pas un texte de combat, mais une tentative d’explication révolutionnaire conservatrice, les jeunes générations allemandes opposèrent un net refus, aveuglées qu’elles étaient par le régime à peine installé. Pour elles, l’année décisive était déjà venue ; il ne pouvait y en avoir d’autres : l’horizon présent de l’Allemagne et de l’Europe excluait une quelconque autre perspective. Le mythe du Dritte Reich les absorbait totalement : ils n’auraient su se préoccuper des « horizons politiques » spenglériens.

    Naturellement l’auteur du Déclin de l’Occident fut pesamment contesté. Même la sœur de Nietzsche lui exprima ses regrets pour les positions « peu nationales-socialistes » contenues dans Années décisives, tandis que Günther-Grundel, auteur de La mission de la nouvelle génération, se disait indigné de ce que le nom d’Adolf Hitler ne fût pas prononcé une seule fois dans le livre, Spengler prouvant par là qu’il tenait le Führer « pour quantité négligeable »… Tout cela n’était d’ailleurs pas tout à fait exact, mais la déception d’O. Spengler avait été à la mesure de ses espoirs, comme en témoigne clairement le premier paragraphe de l’avant-propos :

    « Personne ne pouvait désirer la révolution nationale de cette année avec plus d’ardeur que moi. Je haïssais, dès le premier jour, l’ignoble révolution de 1918 comme une trahison des éléments inférieurs de notre peuple envers ceux qui, jeunes et forts, se sont levés en 1914 parce qu’ils voulaient et pouvaient avoir un avenir » (p. 29).

    Aux mensonges et aux calomnies, Spengler ne devait dédaigneusement opposer aucune réponse. Ses pensées étaient déjà ailleurs : elles naviguaient vers des mondes lointains, éloignés des contingences politiques. Elles étaient tournées vers la préhistoire, la découverte de la tradition primordiale de l’homme européen, pour lequel et autour duquel il aurait voulu élaborer une philosophie cohérente. Les Urfragen (écrits posthumes recueillis et rassemblés organiquement par le professeur Anton Koktanek, disparu prématurément depuis peu) révèlent cette intention. Et Spengler ne parla plus de la suite qu’il avait promis de donner aux Années décisives. Les notes restèrent dans son tiroir, certainement chargées de pessimisme quant au futur de l’Allemagne et d’anxiété quant au rôle que serait sans doute appelée à jouer l’Union soviétique quelques années plus tard…

    Pour O. Spengler, l’ère fatale coïncide avec l’époque forte que l’Europe a commencé à vivre après la Première Guerre mondiale, mais il ne se fait pas d’illusions sur la volonté des hommes destinés à participer nécessairement, qu’ils le veuillent ou non, aux transformations dramatiques que le temps réclame.

    « L’époque est immense, écrit Spengler dans Années décisives, mais les hommes n’en sont que plus petits. Ils ne peuvent plus supporter de tragédies, ni sur la scène, ni dans la vie. Soucieux et fatigués, ils ne veulent que le happy end des stupides romans de chemin de fer. Mais le destin, qui les a jetés au milieu de ces années, les saisit au collet, et en fait ce qui doit être fait, qu’ils le veuillent ou non. La lâche sécurité de la fin du dernier siècle est finie. La vie de danger, la vraie vie de l’histoire entre de nouveau dans ses droits. Tout est devenu instable. Actuellement, seuls comptent les hommes qui osent, qui ont le courage de voir et de prendre les choses comme elles sont. Le temps viendra — non, il est venu ! — où il n’y aura plus de place pour les âmes tendres ni pour l’idéal des faibles » (p. 53).

    Quel est cet « idéal des faibles » pour Spengler ? Il est double : idéologie et religion de larmes. La première est le piteux mensonge de l’utopie comme défense contre la réalité, surtout quand celle-ci est tragique et difficile à affronter. La seconde, en substance, complète la première en ce qu’elle se déploie plus largement, qu’elle prend de la vigueur et s’impose de façon autoritaire quand les âmes faibles, devenues lâches et vieilles, ressentent le besoin de se réfugier en quelque chose qui leur donne confiance, qui les endorme dans l’oubli. Pour Spengler, la religion des larmes est avant tout la religion chrétienne, qui incarne et comprend la « douleur universelle » des hommes, en leur promettant le salut éternel.

    Spengler s’élève avec vigueur contre ces « maladies de l’esprit », en écrivant que l’histoire est fondamentalement tragique, brisée par le destin, et qu’elle doit être vécue comme telle, sous peine de sortir précisément de l’histoire. Voilà la nature de l’homme faustien, dont Spengler se réclame si fréquemment, même dans son œuvre politique. Il sait que la lutte est la plus ancienne réalité de la vie, qu’elle est la vie elle-même : et même le plus déterminé des pacifistes ne réussira jamais à l’extirper de l’âme humaine.

    Et à la place des pacifistes, Spengler voit venir ceux qui restaureront les droits éternels de la Grosspolitik, considérée comme art du possible, comme l’art d’utiliser ceux qui connaissent la réalité et de gouverner le monde par la force, ainsi que le fait, comme le dit Spengler, tout bon cavalier : par la pression des cuisses. Mais ce sont d’autres continents, d’autres puissances qui sont aujourd’hui là et qui donnent une leçon de Realpolitik à tous ceux qui, en Europe, n’ont pas cru opportun d’écouter Spengler, qui se sont réfugiés dans une assurance contre le destin, et qui feignent la mort face à la vie, dans le happy end d’une existence vide et anonyme : ce sont les autres qui ont jeté les dés du destin de l’Europe, et ils s’en sont réparti les habits. Mais les années décisives n’ont pas encore pris fin. Peut-être en vivons-nous les dernières, inconsciemment, et il se peut que l’Europe ait encore un avenir…

    ► Gennaro Malgieri, éléments n°35, 1980.

     

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    • À propos d'une réédition : L'homme et la technique.
    Considérations inactuelles sur les dernières œuvres de Spengler.

    hautle10.jpgIl y a des signes révélateurs. En s’efforçant d’imposer à une pensée dite d’avant-garde une “lecture” de Marx, Althusser (Pour Marx, Maspéro) nous ramène un siècle en arrière, sans même s'en apercevoir. La religion du progrès se confond en effet, dans sa réalité la plus profonde, avec la volonté d'arrêter l'Histoire sur un « instant dernier ». Et de son point de vue, Althusser a raison : Marx est effectivement l'aboutissement, ou du moins amorce-t-il l'aboutissement de la pensée égalitariste occidentale fondée par le christianisme. Ainsi, dans la mesure même où l'humanité contemporaine se déclare égalitariste en majorité, la pensée « moderne » est-elle condamnée à la rumination perpétuelle de Marx, et nos sociétés à répéter, en une sorte de jeu tragi-comique, les vicissitudes du XIXe siècle, et tout spécialement celles du XIXe siècle allemand.

    Le siècle dernier nous a pourtant légué une autre pensée, qui se situe, elle, au-delà de Marx, au-delà du discours bimillénaire de l'égalitarisme. L'œuvre phiiosophique de Nietzsche, l'œuvre artistique et métapolitique de Richard Wagner ont inauguré cette pensée nouvelle, la seule qui puisse se dire véritablement révolutionnaire puisqu'elle représente, dans la perspective cyclique de l'Histoire, le retour d'une première origine complètement oubliée, donc perdue, et par conséquent jamais donnée, mais aussi, dans la perspective linéaire, le dépassement, l'ouverture vers une destinée exaltante inconnue.

    Cette pensée, du fait qu'elle est Urdenken, pensée originelle, s'exprime sous des formes qui relèvent du mythe et, génératrice de mythes dans sa jeunesse historique, invite à une véritable création, nous fait accepter consciemment la possibilité d'une mutation de l'homme. Non-égalitariste, anti-égalitariste, elle est aujourd'hui mise au ben ou, lorsque cela s'avère impossible, délibérément abandonnée aux falsifications et aux interprétations abusives. Mais il est évident que notre époque ne pourra s'en tenir à Marx, à la simple répétition d'un instant dépassé, et qu'elle cherche à renouer déjà, plus ou moins consciemment, avec l'« ouverture » située dans le prolongement de la pensée de Nietzche et Wagner. On ne sera donc pas surpris outre-mesure par la parution d'une traduction française de L'Homme et la technique [Der Mensch und die Technik, 1931] d'O. Spengler, chez un éditeur (Gallimard) et dans une collection (Idées) qui se sont surtout faits, jusqu'ici, le véhicule de courants d'idées bien différents.

    En couverture, une notice de présentation attire d'ailleurs l'attention du lecteur sur le fait que Spengler « tente de montrer que les privilèges dont jouissent les Blancs vont leur être ravis par les peuples du Tiers-monde, qui se serviront de la technique camme d'une arme contre la civilisation occidentale ». Quos deus vult perdere… [expression latine tirée  des Fragments d'Euripide : Quos Deus vult perdere, prius dementat = celui que le Dieu veut perdre, il commence par le rendre fou]. Pessimiste, Spengler affirme en effet que la civilisation occidentale est fatalement condamnée. Pourtant, il ne nous invite point à renoncer, à accepter passivement une déchéance considérée comme inévitable, mais tout au contraire à tenir bon, « tenir, à l'exemple de ce soldat romain dont le squelette a été retrouvé devant une porte de Pompéi et qui, durant l'éruption du Vésuve, mourut à son poste parce qu'on avait omis de venir le relever ».

    ceux qui assument le déclin

    Pensée mythique, l'œuvre de Spengler prend toute son importante, non pas dans les énoncés immédiats que lui impose la forme logique, obligatoirement logique, de son discours, mais dans la position qu'il assume devant l'Histoìre, dans les jugements de valeur qui fondent sa vision. Cela ne veut pas dire que sa prophétie soit fausse. L'instant d'où il nous parle, tout au contraire, reste inexorablement ouvert sur le déclin de l'Occident. Mais l'attitude qu'il propose, si elle comporte le sacrifice héroïque de l'« occidental » qui est en nous, est aussi la garantie d'une aurore nouvelle concernant ce qui, en nous, est déjà au-delà de l'« Occident égalitaire ».

    Spengler lui-même ne cesse de rappeler que sa pensée se situe rigoureusement dans le cadre nietzschéen, ne veut que répondre à la Fragestellung, à la problématique posée par Nietzsche. Ce qu'il ne faut pas perdre de vue ici : c'est le fait que Spengler, à l'intérieur de ce cadre et placé devant cette problématique, n'assume et ne veut assumer conformément à son tempérament « prussien » que la prospective restreinte du moment vécu par lui, c'est-à-dire ces 3 premières décennies du XXe siècle qui, dans la vision millénaire de Nietzsche, ne représentent que le début d'un nihilisme européen où gît la condition sine qua non de la mutation de l'homme au surhomme. Nietzsche avait écrit : « J'aime celui qui vit pour connaître, et veut connaître pour que le surhomme soit. Et qui, partant, veut son propre déclin (Untergang) ». Spengler a sciemment voulu être de ces hommes, nécessaires, qui assument le déclin.

    Dans l'œuvre de Spengler, L'Homme et la technique correspond au début d'un aboutissement de sa pensée, lequel est très mal connu puisqu'il est surtout resté à l'état d'esquisse et de fragments publiés depuis 1966, en 2 volumes, par l'éditeur CH Beek (Urfragen : Problèmes des origines ; Frühzeit der Weltgeschichte : Premier temps de l'histoire universelle). Au premier abord, la vision que Spengler développe dans L'Homme et la technique peut surprendre ceux qui ne connaissent de lui que son Déclin de l'Occident. Il s'agit d'une vision « universelle », apparemment contradictoire par rapport à la vision anti-universaliste du Déclin, et qui propose plusieurs histoires spécifiques, chacune d'entre elles étant le fait d'une Hochkultur (grande « culture ») très particulière, expression d'un type d'homme faisant pour ainsi dire espèce-à-part. Mais cotte contradiction n'est qu'apparente. Spengler englobe clairement la première vision dans la seconde, l'inachèvement de l'englobement proposé n'étant dû qu'à l'inachèvement de l'ensemble de l'œuvre.

    deux caractérisations

    Selon le “second” Spengler, depuis ses origines, l'humanité a connu 4 grandes « mutations ». Son histoire est donc constituée par 4 moments essentiels : a, b, c, d. Mais Spengler ne précise pas toujours très nettement sa pensée, et ces 4 moments semblent parfois se réduire à trois seulement. C'est le cas précisément dans L'Homme et la technique, dont nous savons maintenant (grâce à l'édition des œuvres posthumes chez C. H. Beck) qu'il constitue la première esquisse d'une pensée en voie de développement.

    Dans ses Dispositions pour les “Urfragen”, Spengler caractérisait ainsi les 4 moments fondamentaux de l'Histoire :

    • a) Libération des contraintes de l'espèce/ apparition des races/ formation du type humain/ émergence de la conscience (Bewusstwerdung) ;
    • b) Crístallisations de population de faible densité en complexes locaux/à partir de - 15.000, baricentres culturels possédant leur champ d'action bien défini ;
    • c) « Cultures particu­lières » (Einzelkulturen ; Spengler emploie le terme de Kultur par opposition à celui de Zivilisation) dispersées dans un monde où l'homme s'est partout répandu/ « Amèbes » de structure organique à partir de – 5000 ;
    • d) Hochkulturen (grandes « cultures ») avec « périodes de vie » (Lebenslaufe) pleinement formées vers - 3000/ transformations des cultures dynamiques en civilisations figées (« les fellahs comme ruines »).


    Ce découpage est postérieur à celui de L'Homme et la technique en trois périodes, qu'on peut résumer ainsi :

    • 1) Origine de l'homme/la main et l'outil/ Schauen und Ahnen (formule que l'on pourrait traduire par « capacité d'anticipation, de vision divinatrice ») ;
    • 2) Langage et entreprise, celle-ci étant « l'action collective concertée »/ Sprechen und Denken, langue et pensée ;
    • 3) Dernier temps : avènement et dissolution de la culture machiniste.


    Il est difficile de situer les deux caractérisations l'une par rapport à l'autre. À première vue, elles paraissent se recouvrir : le moment 1 correspond, plus ou moins exactement, aux moments a et b, le moment 2 à la phase c et aux Hochkulturen de la phase d (voir Le Déclin de l’Occident), le moment 3 ne recouvrant que la phase ultime (de civilisation) de la culture faustienne occidentale. D'un autre côté, la correspondance n'est pas parfaite, car les perspectives sont différentes. Tout cela n'a d'ailleurs qu'une importance secondaire par rapport à l'essentiel : la finalité résolument anti-égalitariste de l'œuvre de Spengler.

    C'est pourquoi il est tout à fait inutile d'épiloguer sur certaines idées, dues au « langage scientifique » de l'époque de rédaction. Le fait, par ex., que Spengler mette en rapport l'« humanisation » et l'apparition du binôme main-outil, ne nous dit rien de sa conception de l'homme. Il faut donc porter notre regard ailleurs, là où l'auteur situe explicitement la valeur de l'homme par rapport au non-humain. Or Spengler est très clair, et très nietzschéen, sur ce point. L'homme, affirme-t-il, est « un animal de proie », mais un animal sui generis, generis unici, puisqu'il est le seul qui se soit « affranchi des contraintes de l'espèce ».

    L'homme peut être considéré comme tel lorsqu'à côté d’« un instinct de l'espèce se perpétuant toujours en pleine force », « la pensée et l'action réfléchie se détachent et prennent leur autonomie par rapport à l'espèce ». Chaque homme (il s'agit ici de l'homme-créateur) est une espèce à lui seul. L'âme de l'homme des origines « est plus profonde et passionnée que celle de n'importe quel autre animal » ; elle « se cantonne dans une attitude d'opposition intransigeante envers le monde entier, dont son propre pouvoir créateur l'a exclue ».

    Spengler ajoute : « Et cette âme va constamment de l'avant, dans une séparation toujours plus accentuée d'avec toute la Nature. Les armes des bêtes de proie sont naturelles, mais le poing armé de l'homme, avec son arme artificiellement fabriquée, imaginée et choisie, ne l'est pas. Ici commence l'art en tant que concept antinomique de la nature. Ici aussi commence la tragédie de l'homme : car des deux, la Nature est la plus forte… La lutte contre la Nature est sans espoir ; et pourtant, elle sera poursuivie jusqu'à la fin ».

    l’homme contre la nature

    Il découle clairement de ce qui précède que, pour Spengler, l’Histoire est fondée sur la révolte de l'homme contre la Nature, révolte toute entière contenue, déjà, dans son affranchissement des contraintes de l'espèce. C'est cette affirmation qui est fondamentale. En revanche, on peut, et l'on doit, considérer comme insuffisante l'explication donnée par Spengler de la cause de cet affranchissement (l'apparition du binôme main-outil), attitude d'autant plus légitime que Spengler fut le premier à douter de son « explication », pour n'y voir, très souvent, qu'une cause parmi d'autres, ou la condition matérielle préalable mais non suffisante de l'hominisation.

    En fait, comme le montrent ses écrits posthumes, Spengler fut préoccupé jusqu'à sa mort par le problème des origines de l'homme, par ce « premier moment » qu'il réussissait à deviner grâce à l'intuition fulgurante de son génie poétique, mais qui toujours échappait à ses efforts philosophiques. Dans L'Homme et la technique, la description de ce « premier moment » reste vague. Spengler nous parle de l’âme de ce premier homme « solitaire », affranchi des contraintes de l'espèce, mais sans jamais préciser les formes concrètes de cet affranchissement ; il fait état d'une « opposition totale » entre l'homme et la Nature, mais sans jamais indiquer par rapport à quelle Nature l'homme des origines se définit concrètement par son action, quel est l'objet concret de sa lutte et de sa domination.

    À nos yeux, il s'agit là d'une limitation inconsciemment voulue par Spengler lui-même, puisque c'est elle qui lui permet d'arrêter sa vision tragique de l'histoire, de « tenir bon » dans un présent restreint qu'il assume totalement. Conséquence inévitable, les éléments constituant l'ensemble de la définition de l'humain, au lieu d'être tous placés au moment du début de l'histoire, vont se trouver distribués dans toutes les phases indiquées plus haut. Car il est bien vrai que la révolte de l'homme contre la Nature ne petit être que catastrophique. Mais si cette révolte se trouve déjà, toute entière, au premier moment de l'histoire, dès le « premier acte historique », alors la destinée tragique de l'homme doit se retrouver, toute entière elle aussi, à chaque moment, comme portée par une volonté d'histoire éternellement réaffirmée, éternellement vouée dans le même geste à l'épopée de la création et à la catastrophe finale qui s'inscrit logiquement dans la réalisation du but.

    Au contraire, si la catastrophe n'est pas présente dès le premier moment, elle devient le propre d'un moment final, et c'est une parabole qui mène l'histoire à la tragédie dernière. Spengler veut la destinée tragique de l’humanité, mais, par un immense orgueil prométhéen, il ne revendique l'expérience et la passion de cette tragédie que pour sa civilisation, pour l'homme faustien, c'est-à-dire pour « les Vikings de l'esprit ». Il exprime implicitement cette opinion, peut-être sans s'en rendre compte, dans un passage dont les contradictions et les manques sont pleins de signification.

    « La culture faustienne, celle de l'Ouest européen, écrit-il, n'est probablement pas la dernière, mais elle est certainement la plus puissante, la plus véhémente et, conséquence du conflit intérieur entre son intellectualité compréhensive et son manque d'harmonie spirituelle, de toutes la plus tragique. Il est concevable qu'un épigone quelconque vienne à lui succéder (une culture peut voir le jour quelque part dans les plaines, entre la Vistule et l'Amour) dans le prochain millénaire. Mais c'est ici, dans notre culture à nous, que le combat entre la Nature et l'homme (dont la destinée historique l'a conduit à se dresser contre elle) s'achève une fois pour toutes ».

    La contradiction est très nette. Si la destinée historique de l'homme s'accomplit dans sa révolte contre la Nature, et si sette révolte doit s'achever dans notre culture faustienne, alors c'est avec elle aussi que l'histoire entière s'achèvera. Que serait donc cet « épigone », cette « culture entre la Vistule et l'Amour », sinon le retour de l'homme dans la Nature, sa retombée dans les contraintes de l'espèce, c'est-à-dire sa ré-animalisation ? Une histoire après l’histoire n'est plus de l'histoire.

    Revenons-en au deuxième moment décrit dans L’Homme et la technique, pour y relever les éléments appartenant de droit, contra Spengler, à la définition originelle de l'homme. Le premier est le « langage », qui intervient averc ce que nous appelons maintenant la « révolution néolithique ». Pour Spengler, le solitaire du premier moment, s'il disposait de mots et de gestes, ne possédait pas encore de langage au sens propre (ni grammaire, ni syntaxe). Le langage n'apparaît, en effet, que dans la mesure où il est objectivement imposé par l'« action collective concertée » (l'entreprise), dont les premières manifestations sont l'agriculture et l'élevage. Là encore, nous ne discuterons pas cette affirmation « conjoncturelle », et ferons plutôt porter notre attention sur la façon dont Spengler voit cet élément constitutif.

    le problème de l'aliénation

    Spengler fait une distinction fondamentale, dans l'entreprise, entre « création-planification » et « exécution », entre les créateurs-nés, qui sont les seuls vrais successeurs des solitaires du moment précédent, et les exécutants, les meneurs et les menés. Citant le Faust de Goethe, il indique même qu'à ses yeux les menés ne sont que l'outil dans la main pensante des créateurs-nés :

    « Quand à mon char
    Ma fortune attelle six coursiers,
    Leurs membres ne sont-ils pas miens ?
    Et n'est-ce pas moi qui foule
    Comme l'éclair la piste glorieuse ?
    Les vingt-quatre membres sont miens.
    Et mienne toutes les forces que j'ai unies. »

    [« Wenn ich sechs Hengste zahlen kann, / Sind ihre Kräfte nicht die meine ? / Ich renne zu und bin ein rechter Mann, / Als hätt' ich vierundzwanzig Beine. » - Faust I, 4. Szene (Studierzimmer) / Mephistopheles. Trad. Nerval (1828) : « Si tu possèdes six chevaux, leurs forces ne sont-elles pas les tiennes ? tu les montes, et te voici, homme ordinaire, comme si tu avais 24  jambes ».]

    L'homme domestique donc la nature, mais l'homme-créateur domestique aussi l'homme­me-né, qui est un morceau de Nature. On retrouve ici la distinction que fait Nietzsche entre Herrenmenschen et « esclaves », mais avec une précision essentielle : l'« esclave» ne relève pas tant de l'humain véritable, de l'humain historique, que de la Nature, à la fois instrument et objet de l'entreprise des créateurs. Le problème de l'alíénation, qui tourmente fort freudiens et marxistes, reçoit ici l'éclaírage qui peut en permettre la solution : l'aliénation est la nécessaire contrepartie de l'expansion du « créateur », animal de proie affranchi des contraintes de l'espèce, quand il organise et s'approprie en tant qu'outils et instruments, mais aussi comme partie de son corps, les hommes-menés qui sont, eux, partie intégrante de la Nature. Seul peut être libre l'homme qui s'exprime en créant. L'aliénation ne concerne jamais l'homme véritable, celui qui devient tel dans la mesure où il crée, mais seulement l'homme qui reste dans la Nature sans pouvoir s’en affranchir, et ne constitue dès lors qu'une espèce quelconque parmi les autres. Le fait historique par excellence n'est pas l'aliénation, mais le contraire de l'aliénation, c'est-à-dire l'appropriation de toute Nature, humaine y compris, par l'homme-créateur.

    Considérant que les binômes langage-entreprise et meneurs-menés ne sont pas des éléments originels, Spengler associe l'avènement de la machine et le déclin des hommes-créateurs. Les créateurs, en effet, n'ont jamais vu dans la technique qu'un simple moyen. lls ont toujours voulu l'effort de création plus que le bénéfice de la création, la chasse plus que la proie. Mais la machine, une fois créée, paralyse l’inspiration créatrice. « La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines » ; « une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature (se généralise), la fuite du chef-né devant la machine est commencée ».

    Parallèlement, les menés « se mutinent contre leur destinée, contre la machine, contre la vie standardisée, contre tout et contre rien ». Une époque de masses se dessine, « mais la masse n'est rien de plus qu'un résidu négatif (spécifiquement, la négation du concept d'organisation) et non point quelque chose de viable en soi » ; « une armée sans officiers n'est jamais qu'une horde d'humains, désordonnée et inutile ». En outre, il y a eu « trahison de la technique » de la part des Blancs : ils l’ont donnée aux peuples de couleur, et ceux-ci en feront fatalement une arme contre eux, avant de la laisser tomber en ruines.

    Poussés jusque dans le détail, la prévision splenglérienne appliquée à notre époque est impressionnante d’exactitude. Comme celle de Nietzsche, elle ridiculise les prophéties “scientifiques”, mais toujours fausses, d’un Karl Marx. Pourtant Splengler ne sait pas, ne veut pas savoir, d'où vient son pouvoir d'anticipation. C'est ce qui l'amène à voir dans la machine la cause du déclin de l'Occident et, par là même, de toute l'humanité historique. Tout en faisant la part de l'époque à laquelle ce texte fut rédigé, nous ne partagerons pas son point de vue.

    La civilisation occidentale est condamnée, non pas à cause du progrès technique, mais parce que l'utopie égalitariste qui l'inspire depuis 2.000 ans est entrée en contradiction avec les exigences des sociétés modernes. Acquis à cette utopie, l'homme européen n'est plus en condition d'assumer la destinée du monde, d'être le « créateur » d'un avenir nouveau. Mais c'est aussi en Europe, et seulement en Europe, qu'une nouvelle mutation reste possible, que le refus de l'égalitarisme et du retour à l'espèce s'est manifesté, et se manifeste encore, au-delà de ce qui furent Bien et Mal durant deux millénaires de « décadence » spirituelle. La pensée de Spengler est une manifestation de ce refus.

    le “socialisme prussien”

    Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici quelle fut l'attitude de Spengler à l'égard du national-socialisme hitlérien. Elle fut franchement hostile, et parfois venimeuse, même si cette hostilité se situait à l'intérieur de la dialectique anti-égalitaire (dans sa Konservative Revolution, Armin Mohler place Spengler parmi les « trotskystes du national-socialísme »). Dans les écrits posthumes de l'auteur du Déclin, les allusions à la « stupidité » de certaines idées nationales-socialistes, sont fréquentes. Il se moque notamment de la notion de race, soulignant, contrairement à ce que l'on professait au NSDAP, que « race se confond toujours avec sélection, élite », et qu'elle est donc « le fait d'une classe », non d'un peuple.

    Ses réticences furent celles d'un social-aristocrate, partisan du « socialisme prussien », qui voyait dans le national-socialisme un mouvement de masse « démocratique » et plébéien. Il rejoignait là l'opinion des autres tenants de la Konservative Revolution, pour qui la “révolution anti-égalitaire” ne pouvait être le fait que d'une élite solitaire, résolument coupée des masses, et qui reprochèrent violemment à Hitler de s’être mis au service de la plèbe lorsqu'aux lendemains de la tragique expérience de novembre 1924, il décida, avec le NSDAP, de faire des masses son outil.

    ► Giorgio Locchi, Nouvelle École n°13, 1969.

    [version italienne]

     

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    ♦ Textes ♦

     

    Le regard historique

    « Oswald Spengler se moque des historiens professionnels, qui restent à la surface des choses et s'imaginent pouvoir déceler des causes et des effets. L'histoire ne saurait être comprise avec les outils du rationalisme. Il faut le coup d'œil de l'aigle, celui d'un Shakespeare, d'un Gœthe, d'un Nietzsche. Cette vision, qu'il nomme “physionomique”, déroule un paysage grandiose et déroutant. L'idée que l'histoire se développe sur un mode plus ou moins linéaire, allant de l'Antiquité aux Temps modernes, est une illusion née de l'ego dérisoire de l'homme occidental. Pour Spengler, au contraire, l'histoire connaît les cycles d'un organisme vivant, de la naissance à la maturité puis à la vieillesse et la mort. Ces cycles se retrouvent et se répètent, d'une “haute culture” à l'autre. » (O. Postel-Vinay)

    tremoi10.jpg(Le regard historique) veut dire qu’on est celui qui connaît, le connaisseur supérieur, assuré et froid. Mille années de pensée et de recherche historiques ont étalé à nos yeux un trésor incommensurable, non de savoir — cela n’aurait guère d’importance — mais d’expériences. Ce sont là des expériences vitales, en un sens tout nouveau, à condition qu’on les conçoive comme telles dans une perspective pareille à celle que je viens d’esquisser.

    Jusqu’à présent, nous avons vu — et les Allemands plus encore que les autres nations — dans le passé des modèles qu’il s’agirait de reproduire dans la vie. Mais il n’y a pas de modèles. Il n’y a que des exemples et des exemples de la manière dont la vie de l’individu, de peuples entiers, de cultures entières, se développe, atteint son achèvement, va sur son déclin, des relations du caractère et de la situation concrète, du rythme et de la durée. Nous ne voyons pas comment nous aussi, nous devons agir, mais bien comment s’est passé un quelque chose qui nous enseigne comment, à partir de nos conditions propres, naîtront nos propres résultats.

    Jusqu’à présent, bien des connaisseurs de l’âme humaine le savaient, mais ne le savaient qu’en rapport avec les disciples, les subordonnés, les collaborateurs, et bien des hommes d’État à l’esprit subtil, mais seulement par rapport à leur temps, ses personnalités et ses nations. Le grand art consistait à manipuler les forces de la vie, en démasquant leurs possibilités et en prévoyant leurs mutations. C’est ainsi qu’on dominait autrui. C’est ainsi qu’on devenait soi-même destin.

    Aujourd’hui, nous pouvons prévoir celui de la totalité de notre propre culture, à des siècles de distance, comme s’il s’agissait d’un être dont nous perçons à jour les profondeurs ultimes. Nous savons bien que tout fait est un hasard, imprévu et imprévisible, mais, avec devant nous l’image des autres cultures, nous savons de science tout aussi certaine que le cours et l’esprit de l’avenir ne sont pas un hasard, pas plus chez l’individu que dans la vie d’une culture, que, certes, la libre décision de l’homme agissant peut les mener, par une voie royale, jusqu’à l’achèvement, ou les mettre en péril, les faire avorter, les détruire, mais sans en pouvoir détourner le sens ni la direction. Ce qui permet de concevoir pour la première fois une éducation, au sens le plus vaste du terme, un discernement des possibilités internes et une fixation des tâches, un entraînement de l’individu et de générations entières en vue de ces tâches, circonscrites au moyen de la vue prospective de faits futurs et non en vertu de quelconques abstractions “idéales”.

    Pour la première fois, nous percevons, comme un fait, que toute la littérature des “vérités” idéales, toutes ces inspirations, ces projets, ces solutions nobles, bien intentionnés, imbéciles, tous ces livres, tous ces tracts et tous ces discours sont une manifestation utile, telle que l’ont connue toutes les autres cultures aux époques correspondantes à la nôtre, pour l’oublier bientôt, et dont tout l’effet a consisté à permettre à de petits érudits, dans un coin quelconque, de composer ensuite un livre sur le sujet. Et c’est pourquoi, répétons-le : pour qui se contente de la contemplation, il peut bien y avoir des vérités ; pour la vie, il n’y a pas de vérités, rien que des faits.

    ► O. Spengler, extrait des Écrits historiques et philosophiques, Copernic, 1979.

     

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    Oswald Spengler (1880-1936), mathématicien et théoricien de l’histoire, est l’auteur de la plus célèbre doctrine de la décadence de l’Europe. Dans Le Déclin de l’Occident, (1917-1922), il prend le risque d’une extrapolation à long terme en annonçant que la courbe d’évolution de ce que nous appelons “la civilisation” — mais qui n’est que la culture propre aux Occidentaux — nous conduit inévitablement à la catastrophe. Ce pessimisme historique radical s’explique aussi par l’interprétation très négative que donne Spengler d’éléments comme le rationalisme ou la démocratie que notre humanisme met traditionnellement au compte positif du progrès. Plus généralement, le mot même de Zivilisation (par opposition à Kultur) représente chez lui la limite d’une dégradation qui réduit progressivement (videlicet “régressivement”) une communauté (Gemeinschaft) à une simple société (Gesellschaft), disons, des relations humaines fondées par exemple sur une foi ou une vision esthétique commune à de simples rapports d’intérêt calculable (cf. les diverses théories du Contrat social). Les idéaux de Spengler sont évidemment “réactionnaires” à la lettre, mais il serait erroné d’y voir l’origine d’un mouvement de masse comme le nazisme (un problème comparable se pose pour Nietzsche). L’historicisme radical n’accorde aucune autre valeur qu’historique même aux résultats fondamentaux de la physique. Pour nous attacher à un cas-limite, nous présentons le paragraphe qui traite du 2ème principe de la thermodynamique (le principe dit de Carnot, ou de Carnot-Clausius pour sa généralisation — Clausius a créé le terme d’entropie en 1850). S’il ne nous dit rien sur la chose en soi naturelle, ce principe de “dégradation de l’énergie” exprime parfaitement en revanche la déchéance de la culture occidentale.

    ***

    C’est au nombre de ces symboles décadents qu’il faut compter maintenant avant tout l’entropie (1), thème connu depuis la deuxième proposition de la thermodynamique. La première proposition, principe de la conservation de l’énergie, formule simplement la nature de la dynamique, pour ne pas dire la structure de l’esprit ouest-européen, auquel seul la nature apparaît avec nécessité sous la forme d’une causalité contrapontique dynamique par opposition à la causalité statique plastique d’Aristote. L’élément fondateur de l’image cosmique faustienne (2) n’est pas l’attitude, mais l’action, mécaniquement parlant, le processus, et cette proposition fixe simplement le caractère mathématique de processus semblables sous forme de variantes et de constantes. Mais la deuxième proposition va plus loin et constate une tendance unilatérale du devenir naturel qui n’était en aucune manière conditionnée de prime abord par les fondements conceptuels de la dynamique.

    L’entropie est représentée mathématiquement par une grandeur qui est déterminée par l’état momentané d’un système de corps fermés en soi et qui, dans tous les changements d’ordre physique ou chimique possibles en général, ne peut qu’augmenter sans jamais diminuer. Dans le cas le plus favorable, cette grandeur reste invariable. Comme la forme et la volonté, l’entropie est quelque chose de parfaitement clair et distinct intérieurement, pour quiconque est en général capable de pénétrer dans la nature de ce monde formel mais que chacun formule différemment et, visiblement, de manière insuffisante. Là aussi l’esprit se montre inférieur au besoin d’expression de l’intuition cosmique.

    Suivant que l’entropie augmente ou non, on a réparti la totalité des processus naturels en irréversibles et réversibles. Dans chaque processus de la première espèce, l’énergie libre se change en énergie dissimulée ; pour que cette énergie morte redevienne vivante, il faut qu’en même temps, dans un second processus, un autre quantum d’énergie vivante soit dissimulé. L’exemple le plus connu est la combustion du charbon, c’est-à-dire la transformation de l’énergie vivante qu’il renferme en chaleur dissimulée par la forme gazeuse de l’acide carbonique, lorsque l’énergie latente de l’eau doit être transposée en tension de vapeur et ensuite en mouvement. Il en résulte que l’entropie augmente constamment dans tout le cosmique, de telle sorte que le système dynamique se rapproche toujours visiblement d’un état final de forme quelconque. Aux processus irréversibles appartiennent la transmission de la chaleur, la diffusion, le frottement, l’émission de lumière, les réactions chimiques ; au processus réversibles la gravitation, les vibrations électriques, les ondes sonores et électromagnétiques.

    Ce qu’on n’a jamais senti jusqu’à ce jour et qui me fait voir dans le principe de l’entropie (1850) le commencement de l’anéantissement de cette œuvre maîtresse de l’intelligence ouest-européenne authentique qu’est la physique de style dynamique, c’est l’opposition profonde entre la théorie et la réalité, qui est apportée expressément ici pour la première fois dans la théorie même. Après que la première proposition eut marqué l’image stricte d’un devenir naturel causal, la seconde fait apparaître par l’introduction de l’irréversibilité une tendance appartenant à la vie immédiate et foncièrement contradictoire à la nature du mécanique et du logique.

    En poursuivant les conséquences de la doctrine de l’entropie, on arrivera à ce résultat que, premièrement, tous les processus doivent être théoriquement réversibles. C’est là une des conséquences fondamentales de la dynamique et elle est imposée une fois de plus dans toute sa rigueur par la première proposition. Mais il en résulte aussi, deuxièmement, qu’en réalité tous les faits naturels sont irréversibles. Pas même sous les conditions artificielles de la méthode expérimentale, le processus le plus simple ne peut être réverti, c’est-à-dire qu’il est impossible de rétablir un état une fois dépassé. Rien de plus caractéristique pour la situation du système actuel que l’introduction de l’hypothèse du “désordre élémentaire” pour compenser la contradiction entre l’exigence spirituelle et l’expérience réelle : les “plus petites particules” des corps — une image, pas plus — exercent tout bonnement des processus réversibles ; dans les objets réels, les plus petites particules se trouvent en désordre et se gênent mutuellement ; par conséquent le processus naturel, vécu par le seul observateur irréversible, est lié, avec une probabilité moyenne, à une augmentation de l’entropie. La théorie devient ainsi un chapitre du calcul des probabilités, et au lieu de méthodes exactes, ce sont des statistiques qui entrent en action.

    On n’a pas remarqué, semble-t-il, ce que cela signifie. La statistique ressortit, comme la chronologie, au domaine de l’organique, à la vie changeante en mouvement, au destin et au hasard, non au monde des lois et de la causalité atemporelle. On sait qu’elle sert avant tout à caractériser les développements politiques et économiques, donc historiques. Dans la mécanique de Galilée et de Newton, elle n’aurait pas trouvé de place. Ce qui est saisi et saisissable ici, subitement, par la statistique, avec probabilité et non avec cette exactitude a priori réclamée à l’unanimité par tous les penseurs du baroque, c’est l’homme même, qui vit cette nature par la connaissance, qui se vit lui-même en elle. Ce que la théorie propose avec une nécessité intérieure, ces processus réversibles qui n’existent point dans la réalité, représente le fragment d’une forme strictement spirituelle, le reste de la grande tradition baroque, sœur du style contrapontique. Se réfugier dans la statistique, c’est prouver l’épuisement de la force ordonnatrice qui a été active dans cette tradition. Devenir et devenu, destin et causalité, éléments historiques et éléments naturels commencent à s’estomper. Les éléments formels de la vie : croissance, vieillissement, durée de la vie, direction, mort surgissent avec empressement.

    Tel est sous cet aspect le sens de l’irréversibilité des processus cosmiques. Opposée au temps t du physicien, elle exprime le temps authentique, historique, vécu intérieurement, qui est identique avec le destin.

    La physique baroque (3) était de part en part une systématique rigoureuse, tant que des théories de ce genre n’avaient pas encore le droit de l’ébranler dans ses fondements, tant qu’on ne pouvait rien rencontrer dans son image qui fût l’expression du hasard et de la simple probabilité. Mais avec cette théorie, elle est devenue une physionomique. On poursuit le “cours du monde”. L’idée de la fin du monde apparaît sous le couvert de formules qui au fond de leur nature ne sont plus des formules. Il rentre quelque chose de goethéen dans la physique et on mesurera tout le poids de ce fait si on sait ce que signifiait en fin de compte la polémique passionnée de Goethe contre Newton dans la théorie des couleurs C’est la vision qui argumentait ici contre l’intellect, la vie contre la mort, la forme créatrice contre la loi ordonnatrice. Le monde formel critique de la science naturelle est sorti du sentiment de la nature, du sentiment de Dieu, par contradiction. Ici, à l’issue de la période tardive, il a atteint le sommet de la distance et retourne aux origines.

    Et ainsi l’imagination active dans la dynamique évoque encore une fois les grands symboles de la passion historique de l’homme faustien, le souci éternel, le penchant aux horizons les plus lointains du passé et de l’avenir, la conception révisionniste de l’histoire et prévisionniste de l’État, les confessions et les examens de conscience, les clochers résonnant au lointain par-dessus tous les peuples dont ils mesurent la vie. L’éthos (4) du mot temps, tel que nous seuls le sentons et tel que l’exécute la musique instrumentale par opposition à la plastique statuaire, s’oriente vers un but. Il a été symbolisé dans toutes les images de la vie occidentale comme troisième royaume, comme ère nouvelle, comme rôle de l’humanité, comme fin d’une évolution. Et c’est le sens de l’entropie pour l’existence totale et le destin du monde faustien naturel.

    Dès le concept mythique de la force, fondement de ce monde formel dogmatique tout entier, on trouve implicitement un sentiment de la direction, une relation avec le passé et l’avenir ; plus nettement encore, dans les processus désignant les faits naturels. Il est donc permis de dire que l’entropie, comme forme spirituelle où se résume la somme infinie de tous les événements naturels en unité historique et physionomique, constitue dès le début la base insoupçonnée de toutes les conceptions de physicien et qu’il lui “découverte” par voie d’induction scientifique et être ensuite “confirmée absolument” par les autres éléments théoriques du système. Plus dynamique se rapproche du but par épuisement de ses possibilités intérieures, plus résolument surgiront les traits historiques de l’image, plus forte sera la nécessité organique du destin à côté de celle de la causalité, et à côté des facteurs de l’étendue pure — capacité et intensité — ceux de la direction. Cela a lieu par toute une série d’audacieuses hypothèses de structure identique qui ne sont imposées qu’en apparence par des constatations expérimentales, qui étaient toute en réalité anticipées par l’intuition cosmique et la mythologie dès l’époque gothique.

    De ce nombre est avant tout aussi l’hypothèse bizarre de la division de l’atome qui explique les phénomènes radioactifs – hypothèse des Uran-atomes, qui ont conservé leur nature intacte pendant des millions d’années en dépit des influences extérieures, qui explosent subitement et sans motif démontrable, et répandent ainsi dans l’espace cosmique leurs plus petites particules avec une vitesse de milliers de kilomètres à la seconde. Ce destin n’atteint toujours que quelques-uns parmi la foule des atomes radioactifs, tandis que leurs voisins en restent parfaitement indemnes. Cette image aussi est de l’histoire, non la nature, et si l’emploi de la statistique s’avérait nécessaire encore ici, on pourrait presque parler de la substitution du nombre chronologique en nombre mathématique.

    Avec ces représentations, la force créatrice mythique de l’âme faustienne revient au point de départ. Au moment précis où, au début du gothique, furent construites les premières horloges, symboles d’une intuition cosmique historique, naquit le mythe de Ragnarök (5), la fin du monde, le crépuscule des dieux. Cette représentation, que nous avons dans la Völuspa et, sous une formule chrétienne, dans le Muspilli, a beau être née, comme tous les mythes qu’on attribue aux anciens Germains, à l’instigation de motifs antiques et surtout christiano-apocalyptiques, sous cette forme elle est l’expression et le symbole de l’âme faustienne et d’aucune autre. Le monde des dieux olympiens est anhistorique. Il ignore le devenir, l’époque, le but. Mais l’élan passionné du lointain est faustien. La force, la volonté, a un but, et là où il y a un but, il y a aussi pour l’œil du chercheur une fin. Ce que la perspective de la grande peinture à l’huile a rendu par le point de convergence, le parc baroque par le “point de vue”, l’analyse mathématique par le membre restant des séries infinies, cette fin de la direction voulue est aussi ce qui ressort ici sous une forme conceptuelle. Le Faust de la deuxième partie de la tragédie est mort, parce qu’il a atteint son but. La fin du monde comme achèvement d’une évolution intérieure nécessaire — c’est le crépuscule des dieux ; c’est ce que signifie donc la doctrine de l’entropie comme conception dernière, comme conception irréligieuse du mythe.

    ► Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, Première partie, Gallimard, 1948, pp. 402 à 406, trad. M. Tazerout.

    Notes :

    • 1. Entropie : néologisme forgé par Emmanuel Clausius pour désigner la mesure de l’état d’un système qui tend irréversiblement vers sa stabilité.
    • 2. Faustienne : Allusion à la légende du Docteur Faust (dont le nom signifie “poing”). C’est notre culture occidentale, née aux environs de l’an mil, qui est “faustienne” par sa volonté de transformation du monde, par opposition à d’autres cultures, “apollinienne”, “magique”, etc.
    • 3 : Baroque : se dit d’un art théâtral, décoratif, recherchant la spirale, l’ellipse, l’effet de surprise… Mais un malentendu est possible du fait que les historiens allemands ont tendance à appeler “baroque” ce que nous nommons “classique” (l’art de Versailles, par ex.). Spengler reprend pour toute de l’histoire de la culture, y compris l’histoire des sciences, la périodisation de l’histoire de l’art (Kepler est un astronome “baroque”).
    • 4 : Éthos : caractère, manière d’être.
    • 5 : Ragnarök : crépuscule des dieux, dans la mythologie scandinave (d’après des “sagas” comme la Völuspa ou le Muspilli) ; le monde sort régénéré de cette période de destruction (comparable à l’ekpurosis, l’incendie universel des stoïciens qui termine chaque “grande année”).

     


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